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Chapitre 11 : La bagarre
Le poing massif du légionnaire se referme, comme s'il hésitait à la frapper. Ses yeux, rougis par l'abus d'alcool, sont rétrécis en deux petites fentes haineuses et son visage est crispé par la colère.
Elena sent les battements de son cœur s'accélérer, et elle se demande si sa dernière heure est venue.
- Tu m'as fait recracher ma bière, salope ! hurle-t-il avant de s'interrompre pour l'examiner plus attentivement. Je te reconnais. Oui, tu es la petite protégée d'Arthur, et c'est à cause de toi que je n'ai pas reçu la promotion que j'attendais depuis des mois.
Non, veut-elle hurler, ce n'est pas ma faute si tu es un sale pervers qui n'hésite pas à profiter des femmes.
Mais les mots restent coincés dans sa gorge, tant elle est effrayée par l'homme qui se tient devant elle.
- Tu vas me le payer !
Et c'est alors que le poing fuse. Le premier réflexe d'Elena est de se baisser et grâce au ciel, à sa bonne étoile ou autre idiotie, elle parvient à éviter le coup. Il faut dire aussi que les ivrognes, en général, ne sont pas exactement très précis ou rapides, et Tullus ne fait pas exception. Son poing va heurter la nuque de l'homme, peut-être un fermier, qui se trouve derrière elle et qui renverse sa chope à son tour. D'un bond il fait volte-face, et Elena s'empresse de se pousser du chemin.
- Toi, tu vas aller m'acheter une autre bière si tu ne veux pas que je te mette une dérouillée ! s'exclame-t-il.
Et comme pour étayer ses propos, son genou va heurter l'estomac de Tullus qui se plie en deux avec un grognement de douleur.
- Bâtard ! marmonne-t-il entre ses dents.
Juste à temps, Elena voit une chope voler dans leur direction, lancée par un inconnu éméché que la situation semble profondément amuser. Le récipient survole sa tête et va heurter le visage d'un type vêtu de guenilles qui n'a rien demandé. C'est alors que la situation, déjà bien compliquée, devient incontrôlable. Comme si cette chope était une sorte de signal, les coups commencent à fuser de tous les côtés et, effrayée et hébétée, la jeune fille réalise que les trois quarts des clients de la taverne ne savent même pas pourquoi ils ont commencé à se battre. Les choses ont dérapé si vite qu'elle n'a pas eu le temps de se mettre à l'abri et bientôt, la jeune fille se retrouve la victime de coups qui ne lui sont pas destinés, mais qui n'en sont pas moins douloureux.
Un poing vient lui ouvrir la lèvre, tandis qu'un coude la heurte violemment en plein dans les côtes. Le souffle coupé et la mâchoire douloureuse, Elena tente de battre en retraite vers le bar, avec l'intention de se mettre en sécurité dans l'arrière-salle. Cependant, elle ne peut pas faire un pas sans heurter le dos, le torse ou le poing d'un type furieux et éméché. C'est un peu comme jouer aux auto-tamponneuses, mais sans l'auto pour se protéger. Le sang lui bat violemment aux tempes et la peur anesthésie presque entièrement la douleur qu'elle devrait ressentir chaque fois qu'un assaillant se trompe de cible.
- Vanora ! appelle la jeune fille d'une voix désespérée.
Mais dans le brouhaha ambiant, sa voix peine à se faire entendre et personne ne lui répond. Des cris et des grognements emplissent la taverne et pendant un millième de seconde, consternée, Elena se demande comment les choses ont pu prendre une telle tournure. Tâtonnante et presque aveuglée, elle essaie tant bien que mal de se diriger vers un mur, dans l'espoir de réussir à se mettre à l'écart du gros de la bataille. Elle n'a aucune envie de mourir au beau milieu d'une taverne sale et puante.
Elena a presque atteint son objectif lorsque, bousculée par un légionnaire qui braille des insultes, elle est projetée contre une table en bois. Sa hanche entre en collision avec le rebord heureusement arrondi, et il ne fait aucun doute qu'elle aura une belle ecchymose multicolore à cet endroit-là. Profitant de l'occasion, la jeune fille se jette sous la table, évitant de peu un homme qui subit le même sort qu'elle, à ceci près que c'est sa tête qui va heurter le rebord de la table. Et lui, il ne s'en relève pas.
La bagarre commence à prendre des proportions épiques et bientôt, des tabourets se mettent à voler de toutes parts. En rampant, toujours dissimulée sous la table, Elena s'éloigne le plus possible de la mêlée. Elle tremble violemment et malgré tous ses efforts, la jeune fille n'a pas souvenir d'avoir un jour ressenti une telle terreur ou de s'être retrouvée à ce point en danger. À tout moment elle risque de se faire réduire en bouillie par un ivrogne qui ne serait même pas capable de la différencier de l'homme qu'il essayait de massacrer une seconde plus tôt.
Par hasard, la jeune fille repère Vanora un peu plus loin. La serveuse ne parait pas exactement à son aise mais il est clair qu'elle est bien moins effrayée qu'Elena et au lieu de se cacher, elle tente d'empêcher son amant de se jeter dans la bagarre.
La table chancèle au-dessus de sa tête. Un homme vient d'être projeté sur sa surface et quelques secondes plus tard, un autre s'y précipite, probablement dans l'intention d'ajouter aux dégâts qu'avait déjà dû causer le vol plané.
Soudain, la jeune fille sent une main se refermer sur le col de sa robe, lui arrachant un cri de surprise. On la tire de sous son abri, et elle se retrouve à nouveau au beau milieu de la mêlée. Les coups, les cris et les insultes fusent autour d'elle, et c'est avec panique qu'Elena se débat.
- Lâchez-moi ! hurle-t-elle, sa voix effrayée à peine audible.
- Arrête ! rugit son agresseur avant de la ceinturer d'un bras. Arrête, idiote ! Tu ne vois pas que j'essaie de t'aider ?
Toujours sans la lâcher, l'étranger envoie un ivrogne au pays des rêves d'un violent coup de tête avant d'éviter un poignard qui se dirige vers eux en plongeant à terre avec elle. Il se relève d'un bond tout en maintenant la jeune fille au sol et envoie son poing dans le visage de celui qui a essayé de les tuer. Complètement ahurie, Elena le regarde se battre. L'homme n'est pas très grand mais il est large d'épaules et elle n'a pas besoin de le voir torse nu pour deviner que sous sa chemise se cache une belle musculature. Il ne semble pas armé mais les coups qu'il porte sont incroyablement précis, et la jeune fille abandonne vite l'idée qu'il ne soit qu'un simple commerçant.
- Lève-toi ! lui crache-t-il. On se tire d'ici !
Hébétée, Elena se contente de le dévisager, les yeux écarquillés. Sans perdre de temps, l'homme la hisse sur ses pieds et commence à la tirer en direction de ce qu'elle espère être la sortie.
Attends, ça va pas la tête ? Tu vas suivre un homme que tu ne connais pas dans la rue, alors que tout le monde sera trop occupé à se bagarrer pour t'entendre crier s'il s'en prend à toi ?
Consternée et terrorisée par l'idée d'être agressée, peut-être même davantage que par celle d'être poignardée accidentellement, la jeune fille plante les pieds dans le sol, l'empêchant de l'entraîner on-ne-sait-où. L'homme tourne alors un regard incrédule dans sa direction, juste avant de se baisser pour éviter un tabouret qui apprend à voler. Profitant de l'occasion pour se dégager, elle lui envoie un coup de pied dans le mollet et décide aussitôt de retourner se cacher sous une table.
- Qu'est-ce que tu fiches ? grogne l'homme en la rattrapant par les cheveux.
Elena glapit de douleur.
- Lâchez-moi, sale pervers ! rétorque-t-elle en tentant de lui asséner une gifle.
- Arrête de te débattre, j'essaie de t'aider !
- Comment ? En m'entraînant dehors pour faire je-ne-sais-quoi ?
- Non, en te sortant d'ici en un seul morceau ! s'exclame-t-il avec exaspération. C'est Vanora qui m'a demandé de t'aider !
Vanora ?
Soulagée d'entendre un nom familier, la jeune fille ne fait pas mine de se débattre lorsqu'il l'attrape sans ménagement par le bras. À son grand embarras, c'est à peine si elle se retient de s'effondrer contre lui et c'est donc mollement qu'elle se laisse entraîner vers la sortie. Le chemin jusque là n'est pas des plus aisés et à plusieurs reprises, l'homme doit leur ouvrir le passage à l'aide de ses poings. Cependant, comme tout ce qu'Elena récolte sont quelques bleus supplémentaires, la jeune fille s'estime chanceuse. Enfin, l'air presque frais de la nuit vient frapper ses narines, et tous deux se retrouvent à l'extérieur. Presque frais, parce que l'arrière-cour dans laquelle ils se trouvent est jonchée ci et là de restes de vomi. On entend encore les braillements provenant de la taverne, mais ils sont nettement atténués, et le calme de la cour est presque assourdissant après tout ce brouhaha.
- Lâchez-moi, ordonne-t-elle une nouvelle fois, la gorge serrée.
L'homme ne se fait pas prier, et tandis qu'il se penche pour se frotter le mollet, la jeune fille se laisse tomber à genoux. Ses forces viennent de la quitter, complètement absorbées par le choc de ce qu'elle vient de vivre. Ses dents claquent incontrôlablement, une migraine atroce lui vrille les tempes et, fébrilement, elle commence à se tâter le corps, à la recherche d'éventuelles blessures sérieuses. Bilan de l'inspection ; un peu de sang coule de sa lèvre, la moindre respiration lui cause une intense douleur au niveau des côtes et le bleu que sa hanche arbore indubitablement ne supporte pas le moindre contact. Le reste de ses contusions est plus accessoire, mais elle ne doute pas de ressembler au drapeau Français. Et le pire, c'est qu'elle a eu de la chance.
- Hé, tout va bien maintenant, calme-toi, lui enjoint l'homme qui tente maladroitement de la rassurer.
Il a l'air aussi à l'aise dans ce rôle qu'un poisson à qui on aurait demandé d'apprendre à voler.
Tentant une autre approche, il vient se placer près d'elle et se met à lui tapoter gentiment le dos, un peu comme on apaise un cheval nerveux. Mais comme Elena n'est pas un cheval, cela n'a pas beaucoup d'effet, et elle se contente de l'ignorer.
Respire, Elena, respire.
Son cœur bat si fort dans sa poitrine que la sensation en est suffocante. La jeune fille s'efforce d'inspirer profondément. Elle est en vie. Elle n'a pas été poignardée, et Tullus n'a pas réellement eu l'occasion de s'en prendre à elle. Les choses pourraient être pires.
- Je m'appelle Perceval. Tu peux me faire confiance, je n'ai pas l'intention de te faire du mal. Tu es Elena, n'est-ce pas ?
Un autre des chevaliers d'Arthur.
J'aurais dû le deviner plus tôt. Ces chevaliers Sarmates ont un talent inné quand il s'agit de traîner les pauvres filles égarées comme des poupées de chiffons.
Dans tous les cas, Elena peut s'estimer heureuse. Quelle que soit son opinion sur les chevaliers et le métier qu'ils exercent, il ne fait aucun doute qu'elle ne craint rien en la présence de Perceval.
Ce dernier sent mauvais. La jeune fille en est parfaitement consciente, parce qu'il vient de s'agenouiller près d'elle et que son dos est désormais pressé contre sa chemise tâchée de sang frais. Il murmure des idioties comme quoi tout va bien se passer, et la jeune fille doit se mordre les lèvres pour ne pas hurler que rien ne pourrait aller plus mal, comme depuis six mois.
Comment peut-elle accepter de vivre à une époque où l'on risque à tout moment de se faire égorger pour quelque chose d'aussi trivial qu'une bière renversée ? Cela n'a aucun sens. Mais comme la jeune fille ne peut pas vraiment se permettre de justifier de tels propos, elle se contente de répondre d'une voix étouffée :
- Merci…
Se tournant pour faire face à son sauveur, Elena se retrouve nez à nez avec un visage dur mais pas antipathique, ni beau ni laid, à qui on a envie de se fier. Les cheveux mi-longs du chevalier sont d'un châtain un peu terne, et ses grands yeux d'un bleu azur semblent presque déplacés sur ses traits sévères. Légèrement plissés, ils la dévisagent d'un air inquiet, et on y lit une telle honnêteté qu'Elena décide aussitôt de réviser quelque peu son opinion sur les chevaliers Sarmates. Ou en tout cas, sur ce chevalier Sarmate en particulier.
- Merci, répète-t-elle plus fermement.
- Tout le plaisir est pour moi, répond Perceval avec un sourire fin. C'est la deuxième fois que nous nous rencontrons dans ce genre de circonstances. Tu sembles avoir besoin d'être secouru assez régulièrement.
- À qui le dites-vous, soupire la jeune fille en fermant les yeux. Je crois que ça fait longtemps que ma bonne étoile s'est tirée… là où les étoiles vont quand leur job les gonfle.
- Pardon ?
- Je ne sais pas, peut-être qu'il y a une sorte de paradis des étoiles, poursuit la jeune fille d'une voix songeuse, et qu'elles se sont toutes liguées contre moi pour faire de ma vie un enfer.
- Tu es une fille très étrange, déclare le chevalier en haussant un sourcil. Ne restons pas là. Je vais te raccompagner jusque chez Ioena. Après un tel sauvetage, il serait dommage de prendre le risque que tu te brises le cou en trébuchant sur une pierre ou qu'un indigène passant par là décide de te kidnapper.
- Vous vous moquez de moi ?
Tout en lui adressant un clin d'œil, il l'aide à se relever, mais la jeune fille a à peine le temps d'effectuer un pas en avant qu'elle trébuche déjà. Sa hanche lui fait un mal de chien, et une douleur brûlante se répand dans sa jambe entière. Sans lui demander la permission, Perceval la soulève dans ses bras comme si elle ne pesait rien.
Oh non, pense-t-elle, le visage écarlate. Le seul Sarmate possédant une once de galanterie ne peut pas s'empêcher de me sortir la panoplie entière du bon petit chevalier.
Mais Elena n'a pas la force de protester, et elle se contente d'espérer de toutes ses forces que personne ne la verra dans les bras de Perceval. Les rumeurs courent vite en ville, et la dernière chose dont elle a besoin c'est qu'on la prenne pour la maîtresse d'un des chevaliers.
Silencieusement, ils se mettent en route, et pas une seule fois l'homme ne lui demande d'indication sur la direction à suivre. Manifestement, Ioena est une intime des chevaliers. Elena ne s'est jamais vraiment posé de questions sur le lien qui unit la vieille dame à Arthur et à ses chevaliers, mais plus elle a de contacts avec eux, plus elle est curieuse d'en apprendre davantage sur leur passé. Aussi effrayants soient-ils, ils n'en demeurent pas moins fascinants.
- Que faisais-tu dans la taverne ?
La voix de Perceval, rompant le silence de la nuit, lui tire un tressaillement de surprise. Depuis le début, il la tutoie familièrement comme s'ils se connaissaient depuis des années, mais la jeune fille ne s'en offusque pas. Ici, à l'Antiquité, le vouvoiement est une marque de respect quasiment toujours employée et le tutoiement plutôt réservé aux relations intimes ou hiérarchiques comme des parents à l'enfant, des maîtres au domestique. Pourtant, elle ne perçoit rien de condescendant dans son ton. Il est peut-être juste plus enclin à s'ouvrir aux autres que la plupart des gens.
- J'étais là pour un entretien d'embauche. Si vous voulez tout savoir, avant de manquer d'être égorgée, j'ai même eu le travail, répond-elle en se passant une main lasse sur le visage.
Sa conversation avec Jols et Vanora lui paraît désormais bien lointaine.
- Tu vas être serveuse à la taverne ? s'enquiert-il d'un air qui se veut impassible.
Cependant, Elena n'a aucun mal à lire entre les lignes ; cette idée lui cause la même désapprobation qu'à Vanora, June et Ioena. Difficile de leur en vouloir. Après cette soirée, il n'est plus question d'envisager de mettre les pieds là-bas et encore moins d'y travailler. Et sa décision ne se limite à cet établissement en particulier. Elle n'est définitivement pas taillée pour ce milieu.
- Non. Même si le propriétaire avait eu la bêtise de m'engager et croyez-moi, ce n'est pas le cas, il ne m'aime pas du tout, il est clair que je ne tiendrais pas une soirée. Vanora m'a orientée vers quelque chose d'autre et même si ce ne sera pas tout rose, j'ai décidé de prendre ce qu'on me proposait.
- Sage décision, approuve le chevalier avec un hochement de tête. Je crois que tu es trop jeune pour travailler dans ce genre d'endroit et tu n'y gagnerais rien, si ce n'est la « chance » d'être harcelée par des hommes peu recommandables. Si Vanora peut se permettre de travailler à la taverne, c'est en partie grâce à son caractère bien trempé, mais aussi parce que tout le monde sait qu'elle est l'amante de Bors.
- Ça paraît logique. Je vois mal qui aurait envie de se le mettre à dos, grimace Elena en se remémorant la carrure de bœuf du chevalier Bors.
- Ne te laisse pas impressionner par son attitude, s'esclaffe Perceval, le visage joliment éclairé par un sourire. Si un petit bout de femme comme Vanora peut avoir raison de lui, c'est probablement parce qu'il n'est pas aussi dur à cuire qu'il aimerait le faire croire.
Elena ne peut s'empêcher de lui rendre son sourire. Perceval sent mauvais, et elle est loin d'être à l'aise ainsi pressée contre son torse, mais il n'en reste pas moins sympathique et elle sent naître en elle une véritable gratitude à son égard.
- Je crois que nous sommes arrivés, déclare-t-il au bout d'un moment.
Il la repose doucement sur ses pieds. Pressée de regagner la sécurité de la maisonnette, l'adolescente lui adresse un bref sourire timide avant de se précipiter jusqu'à la porte d'entrée. C'est en se tournant pour la refermer que la jeune fille s'aperçoit que Perceval n'a pas bougé de l'endroit où il se tenait, comme pour vérifier que rien ne lui arriverait le temps qu'elle verrouille la porte. C'est touchant, et en guise de remerciement, Elena lui fait un bref signe de la main.
Après avoir clos le battant, elle se laisse aller contre sa surface en bois, épuisée. Elle est presque trop fatiguée pour parcourir la minuscule distance qui la sépare de sa couchette. Ioena, qu'elle pensait endormie, se redresse sur l'unique matelas de la pièce. Avec exaspération mais aussi émotion, Elena réalise que la vieille femme a attendu son retour. Malgré la faible lueur diffusée par le feu presque éteint dans l'âtre, l'adolescente voit les yeux d'Ioena s'arrondir.
- Elena, que t'est-il arrivé ? Tu es dans un état ! s'exclame-t-elle d'un air inquiet, tout en se levant péniblement.
- Rien, Ioena, je vous assure, tente de la rassurer l'adolescente. Vous devriez rester couchée.
- Je vois bien qu'il s'est passé quelque chose, tu es partie en parfaite santé et tu me reviens couverte de bleus ! Est-ce qu'il y a eu un problème à la taverne ?
Sans attendre de réponse, la vieille femme la saisit par le bras et l'oblige à s'asseoir sur un tabouret. Lorsqu'Elena fait mine de protester, Ioena agite la main d'un air agacé, l'ignorant complètement.
- Raconte-moi tout pendant que je te soigne, ordonne-t-elle avec autorité.
Et après un court instant d'hésitation, l'adolescente décide de s'ouvrir à la vieille femme. Elle lui relate tous les événements de la soirée, sans rien omettre de son « entretien d'embauche » avec Vanora et Jols, de sa rencontre avec Tullus Horatius, de la bagarre dans la taverne et de son sauvetage par Perceval. Elle lui parle aussi de la peur qui l'a saisie, et à quel point elle a craint d'être poignardée ou tabassée à mort. Pendant ce temps, en silence, Ioena a tiré une petite bassine de sous la table, l'a remplie d'eau et éponge doucement le visage contusionné de la jeune fille à l'aide d'un chiffon propre. Ses lèvres sont pincées, un pli inquiet s'est formé sur son front, mais elle ne fait pas mine d'intervenir.
- Qui est Tullus Horatius ? interroge-t-elle lorsqu'Elena achève enfin son récit.
- Un garde. Je ne vous ai rien dit parce que je ne voulais pas vous inquiéter, mais… Il a déjà tenté de s'en prendre à moi, quand je suis allée au fort pour la chemise du chevalier Tristan.
- Saleté de romains, grogne Ioena d'un air si féroce que la jeune fille a un mouvement de recul. Depuis qu'ils ont envahi la Bretagne, rien ne va plus. Je parlerais à Arthur du comportement qu'il a eu envers toi.
- Il le sait déjà, répond Elena avec un pauvre sourire. Et il l'a sanctionné la première fois. C'est pour cette raison que Tullus était si en colère quand on s'est croisé à la taverne. Peut-être qu'il vaudrait mieux ne rien dire. Je préférerais éviter de m'attirer ses foudres…
- Crois-moi, quand Arthur entendra dire que ce Tullus a osé désobéir à ses ordres et qu'il s'en est de nouveau pris à une femme, cet idiot ne sera plus en état de faire du mal à quiconque. Je sais que tu te méfies des chevaliers, mais je t'assure qu'il y a certains comportements qu'ils ne tolèrent pas.
Elena grimace lorsque le chiffon entre en contact avec la plaie sur sa lèvre, mais cela n'empêche pas un petit sourire de venir éclairer son visage.
- J'admets que je les ai peut-être jugé un peu trop vite. Après tout, si Perceval n'était pas intervenu, je serais probablement toujours cachée sous cette table en ce moment même. Mais c'est dingue, ajoute-t-elle en se passant une main fébrile dans les cheveux. La situation a dérapé si vite ! Je vous jure, tout le monde buvait tranquillement en plaisantant et en bavardant et la seconde d'après, ils se mettaient tous dessus ! C'est hallucinant.
Ioena se contente de hocher les épaules, tout en essorant le chiffon.
- Ce genre d'altercation est courante dans les tavernes. Cela fait partie des incidents que les serveuses qui y travaillent doivent gérer.
- Je ne trouve pas ça très réconfortant, Ioena. Je n'avais jamais vu un truc pareil et à vrai dire, je m'en serais bien passée. Je n'ai pas envie d'avoir l'impression de vivre dans une ville où les gens sont capables de se transformer en meurtriers sanguinaires en un claquement de doigts.
- C'est comme ça partout, s'obstine Ioena. Il est dans la nature de l'homme d'avoir le sang chaud, surtout dans les endroits où l'alcool coule à flots.
Elena lève les yeux au ciel. Cela lui rappelle tous ces propos machistes selon lesquels les mâles seraient incapables de contrôler leurs instincts les plus primaires. Comme si seules les femmes étaient en mesure de se comporter convenablement.
Comme c'est pratique.
- Ce n'était pas comme ça chez moi.
- Tu évoques souvent ton ancien village, mais tu n'as jamais fait plus que d'effleurer le sujet. Il faudra que tu me racontes, un jour.
Les doigts d'Elena se perdent dans le col de sa robe, où ils rencontrent la surface polie et familière de son crucifix. Elle donnerait tout pour pouvoir rentrer chez elle et retrouver ses parents. C'est peut-être égoïste, mais si dans l'instant un génie apparaissait et lui proposait de la renvoyer au vingt-et-unième siècle, la jeune fille n'hésiterait pas une seconde à abandonner Ioena et June, à qui elle est pourtant extrêmement attachée.
- C'était différent. Ça me manque.
Haussant un sourcil, Ioena marque une pause pour l'observer. Parfois, Elena se demande si la vieille femme ne perçoit pas plus de choses qu'elle ne laisse paraître.
- Va dormir, Elena. Tu te sentiras mieux demain.
La jeune fille hoche la tête et, sans un mot, retire ses vieilles converses qui paraissent si déplacées ici avant d'aller se recroqueviller dans les fourrures qui lui font office de lit. Fermant les yeux, Elena écoute paisiblement les pas d'Ioena, qui se dirige à son tour vers sa couche.
- Ioena ?
- Oui, ma grande ? lui répond la voix fluette et âgée, tandis qu'un matelas grince.
- Malgré les circonstances, je suis contente de vous avoir rencontrée.
- Crois-moi, c'est plus que partagé.
Doucement, Elena referme la porte de la masure. Ioena n'est pas encore réveillée et comme toujours, la jeune fille fait bien attention de ne pas la priver de ses quelques heures de repos bien méritées. Elle-même n'a pas beaucoup dormi, en partie parce qu'elle s'est couchée tard et doit se rendre au fort à l'aurore, mais aussi parce que sa mésaventure de la veille l'a empêché de fermer l'œil un long moment. L'adolescente a passé une bonne partie de la nuit à se repasser les événements en mémoire et quand enfin la fatigue a eu raison d'elle, c'est un vilain cauchemar qui l'a réveillée en sursaut. Elle est même en avance pour son rendez-vous.
Et quand le rendez-vous a lieu avant même le lever du soleil, c'est quand même fort.
Il ne doit pas être plus de six heures ou six heures et demie du matin, mais la ville commence déjà à s'éveiller. D'ailleurs, comme le constate Elena avec une grimace, la plupart des tavernes n'ont pas encore fermé leurs portes. On est bien loin de l'ambiance de la petite ville d'Ashfield, où tout est clos à partir de vingt-deux heures.
La jeune fille a une pensée pour Vanora, qui doit certainement être épuisée après une telle nuit.
Il ne fait pas encore jour, mais les toutes premières lueurs du soleil levant commencent à percer le ciel d'encre. Quelque part au loin, le coq qui lui sert habituellement de réveil entonne son chant strident, et les premières forges et boulangeries se mettent en marche, dans de grandes volutes de fumée malodorantes. C'est peut-être le moment le plus calme de la journée, et Elena le savoure en remontant la rue d'un pas lent. Inutile de se presser, elle n'est pas en retard et compte bien mettre à profit ces quelques rares minutes de calme pour se détendre. Son premier emploi officiel l'attend, et la jeune fille est bien assez stressée comme ça.
Atteignant la place du marché, la jeune fille laisse son regard s'attarder sur les étals que les marchands réinstallent, après les avoir démontés pour la nuit. Le grand rassemblement prendra fin dans deux ou trois jours maximum, et Elena en est ravie. Elle déteste cet événement, qui ne manque jamais de lui rappeler l'ampleur du gouffre qui sépare son époque de l'Antiquité. En effet, à son grand dégoût, ici on ne se contente pas de vendre de la nourriture et des bibelots.
Un éclair roux attire son regard, et c'est avec surprise que la jeune fille repère June près d'une pâtisserie. La devanture de la boutique présente diverses galettes, choux et brioches, qu'Elena connaît bien pour les avoir fréquemment admiré la bave aux lèvres. C'est un peu le lieu de toutes les convoitises, réservé aux plus aisés, que les pauvres gens ne peuvent que contempler de loin. Les pâtisseries coûtent chers et sont loin d'être une priorité sur la liste des courses de la plupart des habitants du mur. Bien entendu, cela n'empêche personne de rêver de croquer dans leur brioche sucrée, et c'est un peu un cruel rappel de tout ce à quoi la jeune fille sera forcée de renoncer si elle doit rester coincée à l'Antiquité.
Hésitante, Elena se demande si elle doit rejoindre son amie. Elles ne se sont pas vus depuis le jour où June a amené Tristan à la masure et si officiellement elles ne se sont pas quittées en mauvais termes, l'adolescente ne peut s'empêcher de lui en vouloir de l'avoir laissée se débrouiller seule. Après tout, les choses ont bien failli dégénérer avec Tullus.
June ne pouvait pas savoir, se résonne-t-elle intérieurement tout en se dirigeant vers son amie.
- Tu as la même tête qu'un chien affamé devant des saucisses, plaisante Elena en tapant sur son épaule.
Avec un léger sursaut, cette June fait volte-face et recule d'un pas.
- Et toi, tu as l'air d'être passée dans une lessiveuse ! Tu vas bien ? Qu'est-ce qui s'est passé ?
- Oh, pas grand-chose, répond Elena avec un sourire nerveux. Je suis allée à mon rendez-vous à la taverne et j'y ai… accidentellement déclenché une bagarre.
Visiblement ébahie, son amie écarquille les yeux.
- Tu plaisantes ?
- Non.
- Et ça va ?
- Mis à part pour deux ou trois bleus, je m'en suis plutôt bien sortie. J'ai même été secourue par Messire Perceval. Dis comme ça, ça a de l'allure, non ?
- Carrément, tu vas finir par devenir la demoiselle en détresse attitrée des chevaliers, répond June avec un petit sourire. Et alors, ce fameux job ? Dis-moi que tu n'as pas risqué ta vie pour rien ?
- Non, rassure-toi, j'ai été embauchée. Enfin, je suis plutôt à l'essai pour le moment. Je vais travailler au fort, dans la blanchisserie. Celle des quartiers d'Arthur heureusement, parce que je n'ai aucune envie d'être au service des Romains. Je commence aujourd'hui.
- Félicitations ! s'exclame son amie, le visage éclairé par un large sourire. Je suis sûre que tu vas te débrouiller.
- On verra bien, de toute façon je n'ai pas exactement le choix. Et toi, qu'est-ce que tu fiches ici ?
Haussant les épaules, June détourne le regard.
- J'ai eu du mal à dormir cette nuit et du coup, je me suis levée plus tôt que d'habitude. Si tu veux savoir, il n'y avait carrément pas âme qui vive quand j'ai émergé. J'ai fait la tournée du foin toute seule, et je n'aurais rien d'autre à faire avant au moins une heure ou deux. Quand j'ai du temps libre, je viens ici au lieu de me tourner les pouces dans mon box. Ça m'occupe.
Pour la première fois, Elena remarque que son amie semble soucieuse. Il y a matière à s'inquiéter, parce que quels que soient ses ennuis, June n'est pas du genre à se plaindre ou à chercher de l'aide, même auprès d'une amie.
- Tu es sûre que ça va ?
- Oui, oui, c'est juste que… Oh, et puis rien. Les soucis habituels, tu vois.
Elena hausse un sourcil circonspect. Malgré son envie d'insister, la jeune fille sait par expérience que June ne lui révélera rien tant qu'elle ne l'aura pas décidé d'elle-même. C'est un peu l'inconvénient d'être l'amie d'une intello asociale et obstinée.
- Si tu le dis.
- Tu sais quoi ? lance June sur un ton un peu plus enthousiaste. Si tu es d'accord, je pense que je vais venir t'attendre aux portes du fort ce soir. Comme ça, on pourra rentrer ensemble et tu auras l'occasion de me raconter ton premier jour.
- Avec plaisir, sourit Elena. Mais c'est en quel honneur ?
- Ça va, je sais que tu boudes depuis l'autre jour. Disons que c'est ma façon à moi de me faire pardonner.
Indignée, l'adolescente pose les poings sur ses hanches.
- N'importe quoi ! Ce n'est pas vrai ! Je m'en suis très bien sortie toute seule.
- J'imagine, puisque tu es en seul morceau, rétorque June avec un sourire en coin. J'aurais été peinée de te retrouver découpée en tranches.
Bouche bée, Elena dévisage son amie d'un air offensé. Après avoir cherché, en vain, une réplique cinglante, la jeune fille tourne dignement les talons et s'éloigne d'un pas furieux.
- Alors à ce soir ! lance une voix hilare dans son dos.
Cause toujours.
Pour ceux qui s'interrogent sur l'apparition de Perceval : cette histoire a lieu plusieurs années avant le film, et Arthur mentionne dedans qu'il y avait d'autres chevaliers mais qu'ils sont morts durant leurs nombreuses missions.
