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Chapitre 12 : L'attaque
Elena pousse un soupir soulagé lorsque, sans mot dire, les deux gardes du fort s'écartent pour la laisser. Jols a tenu parole, ils ont visiblement été avertis de sa venue, et à son grand soulagement, il n'y a aucun signe de Tullus Horiatus. Brièvement, la jeune fille s'interroge sur son sort ; a t-il été relevé de ses fonctions ? Une autre hypothèse, en théorie bien moins réjouissante lui traverse l'esprit, et Elena se prend à espérer qu'il lui est arrivé quelque chose d'un peu plus… définitif. Elle ne l'aurait jamais avoué à voix haute, bien sûr, mais il n'empêche qu'elle ne parvient pas à éprouver la moindre pitié pour une telle brute.
Un Tullus Horiatus de moins sur la planète, c'est davantage de sécurité pour les femmes, conclut-elle mentalement.
Maintenant, il lui ne reste plus qu'à affronter sa première journée à la blanchisserie. Son estomac se serre à cette idée, et la jeune fille doit raffermir son pas pour s'empêcher de faire demi-tour. Elle sait déjà qu'on va la mettre à l'épreuve et qu'il n'est pas question de tolérer la moindre erreur. Jols le lui a bien fait comprendre, et l'adolescente ne doute pas que malgré son affection pour Ioena, il n'hésitera pas à la mettre à la porte si son travail n'est pas satisfaisant.
La cour qu'elle traverse est déjà en pleine ébullition, et divers soldats et servantes vaquent à leurs occupations. Probablement se fond-elle dans cette masse parce que peu de regards se tournent dans sa direction. Cela lui convient très bien ; à cette époque, mieux vaut-il être invisible. L'intérieur du fort semble calme, et Elena devine que contrairement aux domestiques, ses habitants n'ont pas encore démarré leur journée. Elle s'arrête à l'entrée, comme le lui a ordonné Jols. Une lingère est censée la conduire jusqu'à la blanchisserie, et elle n'a pas à attendre longtemps ; une grande fille dégingandée âgée d'une vingtaine d'années s'approche d'un pas pressé.
- Tu es Elena ? lance-t-elle d'une voix enjouée. Allez viens, nous avons du travail !
Sans attendre de réponse, la lingère lui adresse un grand sourire et lui fait signe de la suivre. Tout en lui emboîtant le pas, Elena se demande si les autres filles sont comme elle. Avec un peu de chance, leur compagnie ne sera pas si terrible. L'adolescente a encore en mémoire toutes les fois où sa mère lui a répété qu'il n'y a rien de pire qu'une mauvaise ambiance au travail, et elle n'a aucun mal à la croire.
- Je m'appelle Maellen. Si tu as besoin de quoi que ce soit, tu peux t'adresser à moi. Il faut se serrer les coudes, entre filles. Mais c'est drôle, je ne me rappelle pas t'avoir déjà vu dans le coin. Pourtant, je suis née au mur, je connais quasiment tous les habitants de la ville. Ma famille et moi vivons près de la grande forge dans le centre-ville. Oui, je sais, je suis trop âgée pour vivre avec mes parents mais je ne parviens pas à me résoudre à me marier. Les hommes ici sont si… immatures et volages. J'attends de trouver le bon, celui qui me pourra me procurer un vrai foyer et la sécurité. Il est hors de question que je passe ma vie à travailler dans une blanchisserie. Enfin, je dévie du sujet. Ma mère est tisserande, sa boutique se trouve près du fort. Ça te dit quelque chose ?
Elena secoue la tête, un peu dépassée par ce flot de paroles.
- C'est drôle. Tu ne sors jamais de chez toi ou bien ? Tu ne vois vraiment pas la boutique dont je parle ? Tout le monde la connaît, parce que rares sont les commerces tenus par des romains. Oh c'est vrai, j'ai oublié de te dire, mes parents sont romains. Mon père est un ancien légionnaire, mais il a été mis à la retraite suite à une blessure en service. Tu n'as rien contre les romains, j'espère ? ajoute Maellenn d'un air brusquement inquiet.
- Euh non, je ne crois pas.
Elena n'a pas le courage de lui révéler qu'elle s'en méfie comme de la peste.
- Tant mieux ! Tu sais, les gens d'ici ne nous porte pas dans leur cœur, et la situation n'est pas toujours facile à vivre.
- Maellen, ça ne ressemble pas à un prénom romain, constate l'adolescente.
- Oui, je sais. Cela fait si longtemps que mes parents vivent ici, presque depuis leur naissance en fait, qu'ils ont totalement adopté les coutumes de ce pays. Mon prénom devait leur plaire.
- Qu'est-ce qui les a amenés ici si jeunes ?
- Mes grands-pères, paternel et maternel, faisaient tous les deux partie de l'armée romaine. Quand on leur a proposé de venir s'installer en Bretagne et d'obtenir des postes gradés, ils ont sauté sur l'occasion et leurs familles les ont suivi, explique la lingère. Je suis romaine mais je n'ai encore jamais vu le Colisée, et honnêtement, je ne crois pas en avoir envie. Je suis bien ici.
Tandis qu'elles traversent le fort, Maellen continue de babiller joyeusement. Ainsi, Elena apprend que son interlocutrice a deux frères, un forgeron et un soldat, mais aussi une petite sœur qui est mariée et attend son premier enfant. Elle semble intarissable, et au bout de quelques minutes, l'adolescente se prend à espérer que la blanchisserie ne se trouve plus très loin. Depuis plusieurs mois, ses seuls véritables contacts humains sont June, Ioena et Padrig, et les deux premières sont plus silencieuses que bavardes, tandis que le troisième se fiche bien qu'elle l'écoute pérorer. La jeune fille a perdu l'habitude de faire la conversation avec des inconnus. Très vite, elle se retrouve à court de réponses un tant soit peu originales et décide de ponctuer les phrases de Maellen de hochements de tête réguliers. Heureusement, celle-ci ne semble pas s'en formaliser.
Enfin, la lingère lui fait passer une épaisse porte en bois et aussitôt, Elena devine qu'elle se trouve dans la blanchisserie. Au centre de la pièce, quatre tabourets sont placés de sorte à former un cercle, et trois sont déjà occupés par des femmes qui cousent en discutant. Il y a aussi des meubles en bois, sur lesquels trônent des panières en osier. Le linge sale et le linge propre sont soigneusement séparés, et c'est avec étonnement que la jeune fille remarque un système de conduite d'eau, régi par un robinet à l'aspect fragile et rouillé. Accroché au mur, il se déverse directement dans un grand baquet en fonte qui jouxte divers porte-savons. Ici, pas besoin d'aller chercher de l'eau au puits pour faire la lessive. C'est sans doute le dispositif le plus complexe qu'elle ait rencontré jusqu'à maintenant, et Elena ne peut s'empêcher de s'interroger sur son fonctionnement. Autre fait plutôt surprenant, l'endroit sent étonnamment bon. Ce n'est qu'un détail, mais l'odeur parfumée du linge embaume l'atmosphère et contraste avec les relents de sueur et de moisissure propres à l'Antiquité.
- Voici Elena. Elle est gentille, même si elle ne parle pas beaucoup, annonce Maellen, la tirant ainsi de ses pensées. À partir de maintenant, elle va travailler avec nous.
Un peu intimidée, l'adolescente adresse un rapide signe de tête aux trois inconnues, qui lui répondent par des sourires plus ou moins amicaux. Les regards curieux l'examinent de la tête aux pieds, tandis que Maellen tire un cinquième tabouret d'un coin de la pièce et l'immisce dans le cercle.
- Ravie de te rencontrer, lui lance enfin une des inconnues, une jeune fille à la longue chevelure noire. Viens t'asseoir avec nous. Il y a des aiguilles, du fil, des vêtements à rabibocher et du travail à ne plus savoir qu'en faire. Je suis Brianne.
Une autre, à qui les taches de rousseurs et les dents de devant écartées confèrent un charme particulier, se présente à son tour :
- Et moi c'est Ronane.
La dernière, qui ne doit pas avoir plus de quatorze ou quinze ans et dont les beaux cheveux châtains retombent librement, lui adresse un petit signe de la main.
- Adenor, fait-elle d'une jolie voix fluette. Tu vas voir, on rigole bien ici.
Charmée par la gentillesse de cette dernière, Elena lui répond par un sourire timide et prend place sur son tabouret, aussitôt rejointe par Maellen. Comme si son arrivée n'était déjà plus si intéressante, les quatre filles changent de sujet et se mettent à discuter de leur quotidien. Elena les écoute d'une oreille distraite, tout en essayant de se concentrer sur son travail de couture. Ses mains sont maladroites, et à plusieurs reprises elle doit retenir un petit cri douloureux lorsque l'aiguille vient piquer son doigt. Il lui faut plus d'une heure pour recoudre une simple déchirure sur une chemise tâchée de sang. Le vêtement doit certainement appartenir à un des chevaliers, parce que seule une lame affûtée peut causer une entaille si nette. De leur côté, les quatre filles progressent bien plus vite qu'elle, et Elena se mord la lèvre pour ne pas se laisser aller au découragement. À moins de s'améliorer drastiquement, la jeune fille voit bien qu'elle ne leur sera d'aucune utilité. Dans le même temps donné, elle fournit trois fois moins de travail que les autres lingères.
- Tu t'en sors bien, lui glisse gentiment Maellen qui semble avoir perçu sa tension. C'est toujours difficile au début. Nous autres, cela fait plusieurs années que nous travaillons ici.
- La rapidité s'acquiert avec le temps, acquiesce Ronane. Déjà, tu couds à peu près droit. Ce n'est pas un si mauvais début.
- J'espère juste ne pas perdre un doigt entre-temps, répond Elena avec un pauvre sourire. Ils me sont très utiles.
Sans se concerter, les quatre filles rapprochent leurs tabourets du sien pour lui donner des conseils. Elles connaissent bien leur travail et au bout de quelques heures, l'adolescente parvient enfin à prendre le coup de main, au grand soulagement de son index. Elle est toujours incroyablement lente et ses erreurs l'obligent régulièrement à recommencer son ouvrage, mais ses raccords se précisent et deviennent plus discrets. Ses quatre professeurs sont agréables et patientes, en particulier Adenor et Maellen, et Elena met tout son cœur à l'ouvrage. Cette partie de son nouveau travail ne l'enthousiasme pas particulièrement mais contrairement à ce qu'elle craignait, elle s'intégre bien à ce petit groupe de lingères.
En fin de compte, je crois que je pourrais apprécier de bosser ici.
Sa première journée de travail lui donne l'occasion d'en apprendre un peu plus sur ses nouvelles collègues. Brianne est la cadette de huit frères et sœurs, et vient d'une famille particulièrement pauvre. Cela ne l'empêche pas de rêver d'une vie meilleure, et elle est fervemment courtisée par un forgeron, qu'elle pense épouser lorsqu'il se décidera à faire sa demande. La jeune lingère, qui est du même âge qu'Elena, paraît sincèrement amoureuse. Adenor, à son tour, lui parle un peu de son triste quotidien ; elle est l'enfant du milieu de six frères et sœurs, sa mère est morte juste après la naissance du benjamin, et son frère aîné est atteint de la pneumonie. Craignant pour sa vie, presque toute la famille reste à son chevet. Du haut de ses quatorze ans, Adenor porte tout le poids du foyer sur ses frêles épaules, et son salaire est leur seul revenu. Le cœur serré, Elena écoute son récit en silence. Son histoire l'attriste, et elle se promet d'en toucher un mot à Ioena. Peut-être pourra-t-elle venir en aide à son frère.
Tout au long de la matinée, à chaque mention des chevaliers le visage d'Adenor s'éclaire, et bientôt, Elena comprend qu'elle a un faible pour l'un d'entre eux.
- Tu devrais te l'enlever de la tête, la sermonne fermement Ronane. Tu sais bien comment se terminent les relations avec les chevaliers. Tout le monde le sait.
- Et en particulier toi, pas vrai ? rétorque Adenor d'un air froid.
Le regard d'Elena va de l'une à l'autre.
- Ronane a couché avec le chevalier que convoite notre chère Adenor, lui explique Maellen en remarquant sa confusion.
- Et Ronane elle-même est verte de jalousie, poursuit Brianne avec un regard rieur, parce que messire le Noble Chevalier est déjà passée à autre chose. Avec une toute autre fille.
Ladite Ronane la fusille des yeux avec aigreur. Il est clair qu'elle n'a pas encore digéré le sale coup que lui a fait le Sarmate.
- De toute façon, il n'y a qu'une seule règle lorsque l'on fréquente les chevaliers ; il ne faut jamais en tomber amoureuse, déclare-t-elle. C'est peine perdu. Ils n'ont pas le droit de se marier, et de toute façon, ils ne vous aiment jamais plus d'une nuit.
Elena fronce les sourcils, désarçonnée. Pourquoi les chevaliers n'ont-ils pas le droit de se marier ? Maintenant que Ronane mentionne cet étrange fait, la jeune fille se souvient que Vanora et Bors, qui sont pourtant réputés pour être de fidèles amants, ne sont pas mariés. Peu après sa rencontre avec la serveuse, la jeune fille s'est brièvement interrogée sur leur couple, se demandant pourquoi, alors qu'ils ont déjà plusieurs enfants ensemble, ils n'ont jamais songé à officialiser leur union. Ce n'est certainement pas de l'initiative de Vanora qui, malgré sa force de caractère, doit parfois souffrir de sa condition de conjointe illégitime. Quant à leurs enfants, ils ne sont ni plus ni moins que des bâtards. La société de l'époque a plutôt tendance à réprouver ce mode de vie, et il est certain qu'aucune femme de l'Antiquité ne choisirait volontairement une telle situation. Elle s'est dit que Bors ne tenait peut-être pas à s'engager.
Mais ça semblait bizarre, ils paraissent tellement amoureux.
Si les chevaliers n'ont réellement pas le droit de se marier, tout s'explique. La question est ; pourquoi ? Sa curiosité est définitivement piquée.
- Les chevaliers ne peuvent pas se marier ? s'étonne Elena. Pour quelle raison ?
- Tout le monde le sait, réplique Maellen en la dévisageant avec surprise. C'est dans leur contrat. Tant qu'ils seront liés à Rome, ils ne pourront prendre aucune femme pour épouse.
Elena veut insister pour en apprendre plus, mais Adenor lui vole la parole :
- Je suis certaine qu'il ne souhaite pas passer sa vie à courir d'un lit à un autre. Quel homme ne voudrait pas qu'une épouse l'attende à son retour de mission, prête à l'accueillir dans ses bras ?
- Tu rêves, ma grande, la rabroue Ronane d'un ton sec. Ils n'ont peut-être pas le droit de se marier, mais cela n'a pas l'air de tant les désoler. En tout cas, je t'assure que ce n'était pas pour être réconforté que ton amoureux s'est jeté dans mes bras.
- De quel chevalier vous parlez, exactement ? intervient Elena.
Des questions sur les Sarmates continuent de la tourmenter, mais la jeune fille décide qu'elle s'en ouvrira plus tard à Ioena. Cette dernière étant une de leurs amies, de longue date qui est plus, elle en sait certainement davantage que les quatre lingères.
- Si ça ne vous dérange pas de me le dire, ajoute-t-elle en toute hâte.
- Oh ce n'est pas un secret, sourit gentiment Adenor. Nous parlons de Messire Perceval.
- Quoi ? s'exclame l'adolescente. Oh, mais… il a au moins trente-cinq ans !
Tandis qu'Adenor n'en a que quatorze, et Ronane pas plus de vingt-cinq.
- C'est l'âge parfait, intervient Maellen. Brianne veut absolument épouser ce forgeron, mais il a à peine vingt ans et il ne sera jamais en mesure de lui offrir un foyer et de le mener avec virilité.
- Hé !
- Non, elle a raison, glisse Ronane. Bien que je déteste l'idée d'être dépendante d'un homme, si tu veux avoir la chance de mener une vie confortable, mieux vaux épouser un bon parti qui sera capable de te protéger et de mettre de la nourriture dans ton assiette. Les mariages d'amour, cela ne dure jamais bien longtemps, parce qu'un homme trop romantique n'est souvent pas à la hauteur de ses responsabilités.
- Adrian est très bien, proteste Brianne, piquée au vif. Tu dis ça seulement parce que personne n'est amoureux de toi.
Sous le regard incrédule d'Elena, Maellen et Adenor éclatent de rire, tandis que Brianne et Ronane se dévisagent furieusement.
J'ai rarement entendu autant de propos débilitants et machistes à la fois.
Cette conversation réunit plus ou moins tout ce qu'elle abhorre à l'Antiquité. Tout d'abord, la quasi-obligation de se marier, une femme célibataire étant souvent considérée comme une ratée. Contrairement à une veuve, qui a donc déjà eu une vie conjugale, elle reste sous la tutelle de son père et n'a pas le droit de posséder la moindre propriété ou le moindre établissement en nom propre. Elle est donc particulièrement dépendante de sa famille. C'est tout juste si on ne lui crache pas dessus et gare à elle si elle se retrouve un jour complètement orpheline. Ensuite, il y a cet écart d'âge récurrent dans la plupart des mariages. Elena, qui ne tardera pas à avoir dix-huit ans, sait qu'elle commence déjà à atteindre un âge un peu trop avancé pour la plupart des hommes recherchant une épouse. En fait, c'est simple, plus une femme vieillit, plus elle doit se contenter de ce qui veut bien se présenter à elle.
Des quatre filles, Adenor est le meilleur parti. Elle est jeune, maniable et fertile. La compagne idéale à cette époque.
C'est culturel, comme dit June.
Pour le commun des mortels, les pauvres en résumé, qui sont sujets aux maladies et à la malnutrition, l'espérance de vie dépasse rarement les cinquante ans. Et quand on prend en compte le nombre de décès d'enfants, ainsi que les morts en couches, il vaut mieux s'assurer d'avoir une épouse jeune et en pleine forme si l'on veut pouvoir fonder une famille.
Mais aux yeux d'Elena, cela n'en reste pas moins de la pédophilie.
Super. J'ai peut-être été sauvé par le genre de type louche qui distribue des bonbons à la sortie des écoles.
- De toute façon, peu importe son âge, Perceval ne peut pas et ne veut sûrement pas se marier, conclut Ronane d'un air amer, son petit nez couvert de taches de rousseur se plissant.
- Toi aussi tu l'aimais, réalise l'adolescente avec une certaine tristesse.
- Pour tout le bien que cela m'a fait. J'ai dû me rendre chez cette vieille sorcière, Ioena, pour qu'elle me donne les herbes qui m'ont débarrassé du bébé. Ma mère était tellement furieuse. Quant à mon père, heureusement qu'il ne l'a jamais appris, il m'aurait battu à mort. Je n'ai pas eu d'autre choix que d'accepter d'épouser un vendeur de vêtements. Le seul profit que j'ai tiré de cette histoire, c'est cet emploi. Perceval me l'a obtenu.
Les mâchoires serrées, Elena fusille son interlocutrice du regard. Il est rare qu'elle prenne la mouche, mais elle supporte difficilement que l'on puisse critiquer Ioena, qui a été son ange gardien. Beaucoup de monde dans la ville pointe la vieille guérisseuse du doigt et il arrive qu'on la traite de « sorcière », ses remèdes à la fois traditionnels et innovants semblant effrayer les villageois. Pourtant, ils sont efficaces, et sa réputation n'est plus à faire.
- Je vis avec cette « sorcière », articule-t-elle difficilement. Et c'est une femme gentille et généreuse. Ne la critique plus en ma présence, s'il te plaît.
Ronane a la bonne grâce de rougir, alors que les trois autres filles se mettent à ricaner.
C'est le seul incident notable de la journée qui passe à toute allure. En fin d'après-midi, épuisée, Elena a les doigts en sang, sa vue est brouillée de s'être tant concentrée sur son aiguille, mais elle est contente d'elle. Contrairement à ce que la jeune fille redoutait, elle est parvenue à tenir le rythme et son travail est loin d'être mauvais, surtout si l'on tient compte de son inexpérience. Elle s'entend plutôt bien avec les autres lingères et acquiert bientôt la conviction que travailler à la blanchisserie ne sera pas une tannée. Une fois qu'elles ont achevé leurs tâches et rangé dans une panière le linge plié et rafistolé, Maellen se tourne vers la jeune fille et lui annonce, avec un sourire, qu'elle conseillera à Jols de l'embaucher définitivement. Les quatre lingères ont l'air ravi de cette décision, mais Brianne la met en garde :
- Tu n'as pas encore vu la partie la plus désagréable de notre travail. Demain, c'est la lessive que nous ferons et crois-moi, à peine rentrée chez toi tu t'effondreras de fatigue.
Mais Elena hausse les épaules et lui assure qu'elle se sent de taille. Elle n'a jamais travaillé de sa vie mais à sa grande surprise, c'est plutôt gratifiant. Elle s'est rendue utile, même si recoudre des vêtements est une tâche insignifiante.
Il vaut mieux que je profite de ce sentiment, pense-t-elle, amusée, parce que quelque chose me dit qu'il ne va pas durer.
En effet, tout comme ses quatre acolytes, l'adolescente finira certainement par se lasser de ce nouvel emploi mais ce n'est pas encore le cas, et c'est tant mieux. De plus, Elena a désormais plus ou moins l'assurance de recevoir un salaire régulier pendant l'hiver. Le poids qui pesait sur son estomac, à l'idée de mourir de faim dans la vieille masure, s'allège déjà, et l'avenir semble se parer de couleurs rassurantes. Elle n'est pas exactement ravie de se retrouver dans cette situation, loin de là en fait, mais elle est fière de parvenir à en tirer le meilleur parti. Petit à petit, elle a conscience de s'éloigner de l'adolescente rêveuse et quelque peu marginale qu'elle était autrefois, et de devenir chaque jour un peu plus une femme indépendante. Pour la féministe qu'elle est, c'est des plus gratifiants.
Comme j'aimerais que mes parents puissent me voir.
La jeune fille regrette amèrement de ne pas avoir eu l'occasion de leur prouver qu'elle est capable de se montrer courageuse et productive, et que ses valeurs morales ne se résument pas à des discours en l'air.
Tout en passant les grandes portes du fort, Elena décide de chasser ces pensées douloureuses de son esprit. Les choses sont ce qu'elles sont, impossible de faire machine arrière. Peut-être qu'un jour ses prières seront exaucées, et peut-être qu'elle aura la chance de revoir sa famille. En attendant, la jeune fille doit veiller à ce qu'Ioena et elle aient de quoi traverser l'hiver qui se profile à l'horizon.
C'est ça, ma réalité.
La main posée sur le ventre gonflé de la jument, June retient sa respiration. Elle attend quelques secondes et lorsqu'enfin quelque chose vient heurter sa paume à travers le poil duveteux, elle ne peut retenir un petit cri excité. D'autres coups se succèdent, et la jument tourne la tête en direction de la gênante. Ses grands yeux bruns délicats la contemplent avec indulgence et la jeune fille ne peut s'empêcher de sourire d'une oreille à l'autre. Brusquement consciente du ridicule de son attitude, elle lance un regard rapide vers la porte du box. À son grand désarroi, Brivel, le palefrenier, a passé la tête dans l'ouverture du battant.
Il va me prendre pour une dingue, pense-t-elle en rougissant.
Il est rare que la jeune fille se laisse aller à de tels élans d'affection, et elle se sent idiote.
- C'est adorable, hein ? lance Brivel qui ne semble pas avoir remarqué sa gêne. Ça, c'est un des bons côtés de notre métier.
- Euh, oui, bafouille June. Je voulais juste vérifier que tout allait bien.
Avec un petit rire, le palefrenier hausse les sourcils.
- Dites plutôt que vous jouiez avec le poulain lové bien au chaud dans le ventre de sa mère. Ne vous inquiétez pas, votre réputation est sauve, tout le monde fait ça.
June s'autorise un petit sourire avant de flatter l'encolure de la jument. En effet, depuis que les flans de celle-ci s'arrondissent visiblement, la jeune fille ne peut s'empêcher d'aller lui rendre visite. Ces derniers jours, elle délaisse même Pilgrim, qui est de loin son compagnon à quatre pattes favori, au profit de Mistrig, la délicate jument au poil d'argent. Son nom signifie « précieuse » en Celte, et il ne pourrait être plus adapté. Elle a une allure racée, des yeux bien dessinés, des naseaux noirs et soyeux, et les membres fins. Pour ne rien gâcher, la petite jument est d'une étonnante gentillesse et d'une patience sans limites. Elle ne bronche jamais, même lorsque June passe de longues minutes à ennuyer le poulain pour qu'il remue dans son ventre. Pourtant, au vu de la force des coups de sabots, celui-ci semble déjà bien vigoureux.
- D'accord, je l'admets, rit la jeune fille. Mistrig et moi rentrons de balade. Je suis allée la faire brouter dans le petit champ de derrière. Avec tout le poids qu'elle supporte, je me suis dit qu'elle devait avoir bien besoin de se dégourdir les pattes.
Habituellement, c'est son petit rituel hebdomadaire avec Pilgrim, qu'elle effectue à la fois pour se détendre et faire plaisir à l'animal, mais Mistrig semblait quelque peu agitée. La naissance aura lieu dans deux mois tout au plus, et cette dernière doit le sentir.
Les dames enceintes d'abord.
- Espérons qu'elle ne nous fera pas de blague et que tout se passera bien, fait Brivel d'une voix songeuse. Ce sera sa première mise bas, et c'est toujours un moment délicat.
- Bien sûr que tout se passera bien, proteste June en posant sa joue contre l'encolure de Mistrig. Dans deux mois, nous aurons un beau poulain en pleine santé. Il gambadera partout et nous donneras deux fois plus de travail à lui tout seul, mais je suis impatiente.
La jeune fille n'a assisté qu'une fois à la naissance d'un cheval, et c'était peu après son arrivée à cette époque. Elle débutait tout juste son travail en tant que palefrenière, au plus bas des échelons, et ne comprenait presque rien à la langue Celte. De plus, elle était encore très impressionnée par les pensionnaires à poils de l'écurie et n'y était donc pas très attachée. Une des poulinières, c'est-à-dire une jument destinée à la reproduction, avait mis bas à un joli poulain noir, ce qui avait été un spectacle à la fois repoussant et émouvant. La naissance s'était produite sous le regard attentif de plusieurs spectateurs, prêts à intervenir au moindre problème, mais tout s'était bien déroulé et la nature avait fait son travail.
Désormais, le poulain est sevré et a perdu ses allures de petit animal frêle et maladroit. Quant à June, elle trépigne d'impatience à l'idée d'assister une seconde fois au processus. Elle s'est attachée à Mistrig, et bien que la petite jument ne lui appartienne pas réellement, la jeune fille a parfois l'impression d'en être responsable autant que son propriétaire.
- À qui appartient Mistrig ? interroge-t-elle, brusquement curieuse.
- Vous ne le savez pas ? s'étonne Brivel. Elle est la jument du seigneur Arthur.
Surprise, June fronce les sourcils.
- Vraiment ? Je pensais que tous les chevaliers possédaient des étalons. Pourquoi la fait-il reproduire ?
- Ils sont très attachés à leurs montures, explique Brivel en haussant les épaules. Il y a toutes sortes de mythes sur le lien qui les unis à leurs chevaux. On dit notamment qu'ils sont les deux moitiés d'une même âme.
- Comme c'est mignon, ricane la jeune fille. Et très poétique. Dommage que la majorité des chevaliers soient des bourrins, parce que je suis certaine qu'autrement ils seraient très émus par ce genre de bêtises. Quoi qu'il en soit, cela ne répond pas à ma question.
Brivel lève les yeux au ciel en soupirant.
- J'y viens. Oui, les chevaliers ne montent que des étalons mais lorsque ceux-ci deviennent trop âgés, ils ne se contentent pas de les abandonner dans un box et de s'en procurer un autre. Ils les font reproduire, jusqu'à obtenir un mâle. C'est un peu une façon d'honorer leur précédente monture, ainsi qu'un moyen de conserver la même lignée.
Songeuse, June contemple le ventre de la jument, sans trop savoir quoi penser de cette nouvelle information. Contrairement à Elena, qui semble à la fois fascinée et révulsée par leurs sauveurs, elle se moque bien des chevaliers et des rumeurs qui courent sur eux en ville. En effet, elle estime avoir déjà assez de soucis dans sa vie sans se préoccuper des leurs, mais ce que son interlocuteur vient de lui expliquer la surprend. Leur activité principale, qui est de massacrer les ennemis de Rome, ne la dégoûte pas autant qu'elle dégoûte Elena, mais elle ne les imagine pas d'une finesse extraordinaire. Il lui est difficile de concevoir que ces hommes, probablement capables de la plus grande férocité, puissent être tant attachés à leurs compagnons équidés.
Toujours en méditant sur cette pensée, June offre une dernière caresse à Mistrig et fait ses adieux à Brivel. Elle a promis à Elena de l'attendre devant le fort et sera en retard si elle ne se met pas en route immédiatement.
Déjà qu'elle fait la tête. Elle est bien capable de bouder pendant un mois si je ne suis pas là pour l'écouter raconter sa journée.
Amusée, June ne peut s'empêcher de lever les yeux au ciel.
Avec impatience et désormais un peu d'inquiétude, Elena tape du pied sur le sol pavé. Le soleil a depuis bien longtemps disparu dans le ciel nocturne et le froid, glacial, s'est installé. Cela doit bien faire une heure que la jeune fille attend June, et cette dernière ne fait pas mine de pointer le bout de son nez. Son amie, qui est toujours débordée par le travail aux écuries, n'est pas des plus ponctuelles, mais l'adolescente sait qu'elle a proposé de la raccompagner pour se faire pardonner de lui avoir fait faux bond l'autre fois avec Tristan. Il est étrange, et même alarmant, qu'elle ait tant de retard. Impossible aussi qu'elle ait oublié. June a le don étrange d'être toujours impeccablement organisée, comme si elle avait un agenda dans la tête.
Non. Il se trame quelque chose.
June traverse la ville d'un pas tranquille, tout en tentant d'ignorer son estomac qui gargouille désagréablement. La jeune fille n'a rien avalé depuis la veille, et la fatigue commence déjà se faire ressentir. Le froid, la faim, et le travail dévorent toutes ses réserves d'énergie, et elle se demande bien comment elle va pouvoir tenir jusqu'à la semaine prochaine, quand son salaire lui sera versé. Pour se changer les idées, June pense à tout ce qu'elle a appris depuis son arrivée à l'Antiquité. Rien dans les bouquins ne l'a préparé à cette nouvelle vie et pour peu, la jeune fille regretterait presque de ne pas pouvoir retourner au vingt-et-unième pour faire part de ses découvertes au monde moderne. Cependant, à choisir, elle préfère nettement sa vie ici. Elle aime tout de son nouveau quotidien et parfois, June se demande si son arrivée à l'Antiquité est réellement un hasard.
Peut-être que c'était mon destin, pense-t-elle rêveusement.
Elle longe le mur d'une grande bâtisse lorsqu'un bruit de pas la fait sursauter. Quelque peu anxieusement, la jeune fille jette un regard par-dessus son épaule. Elle se trouve dans une petite allée vide de monde, surplombée par de hauts bâtiments en pierre dont les ombres miroitent sur le sol dallé. Il fait déjà nuit, et le faible clair de lune n'éclaire que piètrement la ville. Le regard plissé, la jeune fille examine la ruelle sans parvenir à distinguer l'origine du bruit. De grands containers en bois remplis de divers déchets bloquent une partie du passage, et c'est avec inquiétude que June se demande s'ils ont la capacité de dissimuler une ou plusieurs personnes.
Il n'est pas des plus prudents d'errer seule le soir dans les rues de la ville, mais June en a désormais l'habitude. Elle évite soigneusement de passer devant les tavernes ou pire encore, devant les casernes romaines, et préfère emprunter des passages discrets et rapides. Seul inconvénient, à la nuit tombée ils sont très peu fréquentés et au moindre problème, vous couriez le risque d'être hors de portée de tout secours. C'est un peu comme avoir à choisir entre le marteau et l'enclume ; l'agitation des grandes avenues et le risque démultiplié de tomber sur un groupe d'hommes ivres en chasse ou la solitude des petites ruelles et l'absence du moindre refuge.
Pressant le pas, June tourne résolument son regard devant elle. Sa main a glissé jusqu'au petit couteau dissimulé dans la ceinture tressée de sa robe, s'y agrippant avec fébrilité. Hormis la nourriture, c'est l'une des premières choses qu'elle s'est offerte avec son salaire, et maintenant plus que jamais, la jeune fille s'en félicite. Le petit objet ne vaut pas grand-chose et son acier est de mauvaise qualité, mais c'est mieux que rien. Jamais il ne traversera le plastron d'une armure mais au contact direct de la chair, il pourrait faire assez de dégâts pour lui offrir une chance de s'enfuir. Elle a conseillé à Elena de s'en procurer un mais son amie a refusé, avec pour prétexte son dégoût pour les armes et son refus de laisser l'Antiquité la changer.
Quelle stupidité. On n'a pas idée de risquer sa vie pour d'impossibles principes utopistes.
Elle est sur le point d'atteindre l'extrémité de la ruelle lorsqu'une silhouette apparaît à quelques mètres d'elle, lui bloquant le passage. Figée par la crainte, June tente de discerner le visage de l'inconnu, mais c'est peine perdu. Dans l'obscurité de la nuit, il n'est qu'une ombre silencieuse et indubitablement menaçante, et la jeune fille ne doit qu'à ses meilleurs réflexes de ne pas se mettre à courir. Mieux vaut-il faire demi-tour calmement. C'est bien connu, laisser un prédateur flairer votre angoisse revient à vous coller l'étiquette « proie » sur le front.
Faites-lui savoir que vous le craignez, et il vous attaquera à coup sûr.
Lui tourner le dos est une véritable torture, mais June retient son souffle.
Les yeux mi-clos, elle fait un pas en avant. Puis un deuxième. Et un troisième. Contrairement à ce qu'elle craignait, aucune main ne vient se refermer sur son cou et on ne se jette pas sur elle. Seul un ricanement glaçant vient rompre le silence de la nuit.
Son cœur manque un battement lorsqu'elle heurte le torse d'un deuxième homme.
Fébrilement, June fait un pas en arrière et jette un regard par-dessus son épaule. L'autre se tient toujours quelques mètres derrière, telle une barrière humaine l'empêchant de rebrousser chemin et d'atteindre la sécurité d'une plus grande artère. Voilà pourquoi il n'a pas tenté de l'arrêter ; il sait que son complice se dissimule de l'autre côté. Parce qu'il n'y a aucun doute, ces deux-là travaillent ensemble.
Elle est cernée.
- Qu'est-ce que vous me voulez ? interroge June d'une voix plus ferme qu'elle ne l'aurait imaginé.
La jeune fille n'a pas encore cédé à la panique. Elle scrute le visage fermé du deuxième homme, qui lui renvoit un regard froid. Comme par instinct, sans se retourner, June pressent que son comparse s'est rapproché et qu'il ne se trouve plus qu'à quelques centimètres d'elle. Que vont-ils lui faire ? Comptent-ils l'agresser ? Bizarrement, elle pourrait jurer que ce n'est pas leur intention. Ils sont trop distants, leur assaut est trop soigneusement calculé, et surtout, il n'émane d'eux aucun relent d'alcool. Ils n'ont rien des brutes épaisses qui s'en prennent habituellement aux femmes à la sortie des tavernes.
- Vous êtes June ? lui répond une voix distante.
Comment peut-il connaître mon nom ?
Une lame chuinte en quittant son fourreau et, frénétiquement, la jeune fille la cherche des yeux.
Je ne vais même pas voir venir le coup qui va me tuer.
Bizarrement, à cet instant, cette pensée l'effraie plus que l'idée de mourir en elle-même.
- Oui, murmure la jeune fille d'une voix blanche.
Un formidable instinct de survie qu'elle ignorait posséder la projette à terre, et quelque chose vient effleurer son oreille dans un sifflement. Avec un cri, June atterrit douloureusement sur les genoux avant de se relever d'un bond. L'adrénaline se déversant à grands flots dans ses veines, la jeune fille tire le petit couteau de sa ceinture et le brandit devant elle. Le premier homme, qui a tenté de l'égorger à l'aide d'un long poignard à la lame recourbé, fait un pas dans sa direction. Il a un sourire sinistre sur le visage mais son regard est concentré, et dans le brouillard terrifié de son esprit, la jeune fille comprend qu'il guette la moindre opportunité pour porter le coup fatal. L'autre agresseur, visiblement très amusé par les bravades de leur jeune adversaire, s'est adossé au bâtiment, les bras croisés contre son torse.
En se maudissant de sa propre faiblesse, June fait un pas en arrière. Elle ne se fait pas d'illusions, même si par un quelconque miracle elle parvient à mettre hors d'état de nuire l'homme au poignard recourbé, son acolyte n'aura aucun mal à profiter de sa distraction pour la tuer.
C'est quand même pas de chance, s'indigne-t-elle intérieurement. Pour une fois que je me sens bien quelque part, je vais finir comme un rat crevé au fin fond d'une ruelle.
C'est presque comme si son cerveau tentait d'occulter la réalité de la situation.
Dans un mouvement si rapide qu'il en devient flou, la lame de son assaillant jaillit vers son ventre et cette fois, June a à peine le temps de l'esquiver ; l'acier vient cruellement mordre sa chair, tranchant net la laine de sa robe. Un liquide chaud et poisseux coule sur son abdomen, mais la jeune fille n'a pas le temps d'enregistrer la douleur. Le poignard s'élève à nouveau, en direction de sa gorge cette fois, et June agite son petit couteau inutilement.
Elle s'efforçait de ne pas se laisser aller au désespoir lorsqu'un rugissement à vous exploser les tympans vient interrompre le combat.
Ses assaillants sursautent violemment quand deux colosses se jettent sur eux. Précipitamment, les mains plaquées sur son ventre, June recule jusqu'à que son dos aille heurter le mur en pierre. Il y a des cris, des poignards et des épées s'entrechoquent dans une mêlée sanglante, et les quatre hommes sont si déchaînés qu'ils ressemblent à des démons venus tout droit des entrailles de l'enfer. Pendant une seconde, en voyant un des colosses essuyer un vilain coup d'estoc, la jeune fille craint que ses agresseurs prennent le dessus. Son cerveau lui hurle de s'enfuir mais ses jambes la clouent sur place, et elle a tout le loisir d'observer le visage de son sauveur prendre une teinte violacée tant il est furieux. Jetant sa courte épée à terre, il assène un violent coup de tête dans le nez de celui qui a tenté de le blesser et le saisit par la gorge, le soulevant de terre. Sa victime, que June ne parvient définitivement pas à plaindre, possède une belle musculature, mais ce n'est rien en comparaison de son adversaire. Ce dernier doit bien peser deux ou trois fois le poids de June, et il n'a rien à envier aux agents de sécurité dans les boutiques de luxe.
- Je suis Bors ! hurle-t-il d'une voix étranglée par la colère. Je vais te faire avaler tes entrailles puis je laisserai ta carcasse pourrir ici pour le plus grand plaisir des rats et des asticots !
Il pousse son adversaire contre le mur avant de le bourrer de coups de poing. Le visage de l'homme craque à chaque heurt, et c'est un bruit si écœurant que June doit fermer les yeux et se boucher les oreilles pour ne pas vomir. Quand elle se décide enfin à les rouvrir, le faciès de son agresseur n'est plus qu'une bouillie sanguinolente et son corps est inerte. À quelques pas de là, l'autre colosse, qui est encore plus impressionnant que le premier, évite le coutelas qui fuse vers son torse avant de porter un coup droit dans la gorge de son adversaire. Le souffle totalement coupé, ce dernier se plie en deux et reçoit un violent coup de genou dans le nez. Un râle lui échappe, et il titube en arrière. Le colosse-montagne s'apprête à l'achever avec son épée lorsque Bors intervient :
- Non, attends !
Son acolyte interrompt son geste, qui aurait décapité l'adversaire.
- Je veux savoir ce qu'il voulait à cette fille.
Bors, que June reconnait enfin comme un des chevaliers d'Arthur, se tourne dans sa direction. Le mouvement est si brusque que la jeune fille sursaute. Elle aurait volontiers reculé d'un pas, ou même de plusieurs, mais le mur l'en empêche.
- Je sais qui tu es, dit-il d'une voix bourrue. Tu connais cet homme ?
Rendue muette par la terreur, June se contente de secouer la tête.
- Lui, en tout cas, il te connaît. Ou du moins, celui qui l'a engagé te connaît.
- Quoi ? bafouille-t-elle.
Sans plus lui prêter attention, Bors se dirige vers son agresseur et l'empoigne par le col.
- Qui es-tu ? le questionne-t-il d'une voix autoritaire. Qui t'a payé pour l'assassiner ?
On a engagé quelqu'un pour l'assassiner ? Les deux hommes sont donc des tueurs à gages ?
Muré dans le silence, le mercenaire toujours en vie se penche et crache à ses pieds. Furieusement, Bors empoigne son nez brisé et le tord de toutes ses forces. June, choquée par ce qu'elle vient d'apprendre, pousse une exclamation horrifiée, couverte par le hurlement d'agonie de son agresseur. Le contrecoup de ce qu'elle vient de vivre commence à se faire sentir, et le sol se met à vibrer sous ses pieds. Quant à ses jambes, elles lui donnent la désagréable impression d'être en coton.
Je n'ai rien avalé depuis vingt-quatre heures, se rappelle-t-elle. Je vais finir par tourner de l'œil.
L'autre colosse, qui est certainement aussi un chevalier, semble avoir remarqué son état. Il repousse Bors sans ménagement et saisit le tueur à gages par l'épaule.
- Regarde-moi, ordonne-t-il d'une voix grondante.
Même le taciturne mercenaire ne peut résister à cet ordre.
- Tu vas aller dire à celui qui t'a engagé que la fille est sous la protection personnelle du seigneur Arthur, de Dagonnet et des autres chevaliers. Tu vas lui raconter ce qui est arrivé à ton ami, dans le détail, et lui dire que le même sort l'attend s'il tente encore quoi quoi ce soit. Quant à toi, tu as ma parole, sache qu'au moindre problème je saurais te retrouver.
Le colosse a prononcé ces mots sur un ton calme mais son discours, moins coloré que celui de Bors, est au moins dix fois plus effrayant. Le mercenaire écarquille les yeux et titube en arrière lorsqu'il est relâché. Après un court instant d'hésitation, il prend ses jambes à son cou, quittant la ruelle à toute allure.
- Va-t-en ! rugit Bors. Cours, pleutre, avant que je ne te fasse regretter de t'en être pris à plus faible que toi !
Brusquement, c'est comme si un poids était retiré des épaules de June. Elle prend une profonde inspiration et fait un pas en avant, avec l'intention sincère de remercier ses sauveurs, mais manque de s'écrouler. La jeune fille est littéralement épuisée, mentalement comme physiquement. Tout ce qu'elle veut à cet instant, c'est se rouler en boule dans son box et dormir jusqu'à ce que le souvenir de cette horrible soirée disparaisse.
Et si je pouvais me réveiller sans avoir l'estomac dans les talons, je m'estimerai la plus heureuse du monde…
- Elle n'a pas l'air bien, commente le colosse. Pourtant, sa blessure me semble superficielle.
- Regarde-la, elle est maigre comme un clou ! réplique Bors. Un peu plus, et on pourrait voir les os à travers sa peau. Oh mais, ce ne serait pas une des filles de la plaine ? Le village massacré, tu te souviens ?
- Ça va, articule June d'une voix pâteuse. Merci pour tout.
Les deux hommes échangent un regard.
- C'est ton jour de chance, reprend Bors. On va même te payer un repas dans une auberge.
- Non, ce n'est pas la peine, décline la jeune fille. Si vous pouviez simplement me raccompagner jusqu'aux écuries… Je ne me sens pas très bien.
- J'insiste. De toute façon, nous comptions y aller. Vanora m'a interdit de mettre les pieds à la taverne, soi-disant que je boirais trop. Je ne comprends pas d'où elle sort ça.
L'autre chevalier lui lance un regard en biais.
En dépit de ses protestations, les deux hommes traînent la jeune fille dans une auberge. Ils ne rencontrent aucune véritable résistance, parce que June est trop épuisée pour dégager son bras de la poigne de Bors et rentrer seule aux écuries. Par ailleurs, intérieurement, elle se réjouit de pouvoir avaler un repas chaud, bien qu'elle soit trop fière pour l'admettre. En chemin, le deuxième chevalier se présente, et elle apprend qu'il se prénomme Dagonnet.
L'établissement dans lequel elle est conduite est relativement propre et son ambiance est bien plus feutrée que celle des tavernes. Il y règne une bonne odeur de viande fumée, et June se met aussitôt à saliver. Cela fait bien trop longtemps qu'elle n'a pas croqué dans un steak. Bors, qui semble se moquer des agréables relents de nourriture, beugle à l'aubergiste de lui apporter une pinte de bière fissa. Les trois compagnons prennent place à une table, un peu à l'écart des autres clients, et c'est avec soulagement que la jeune fille se laisse tomber sur la banquette. Elle ferme les yeux et tente de se relaxer, laissant les deux chevaliers commander à sa place. Quelques minutes plus tard, les assiettes sont déposées sur la table, et June manque de s'évanouir tant l'odeur qui vient frapper ses narines est…
Jouissive.
Avant, au vingt-et-unième siècle, la jeune fille n'a jamais connu la faim. La vraie faim, celle que l'on ressent lorsque l'on a à peine de quoi s'alimenter, celle qui vous prend aux tripes et vous fait rêver à longueur de nuits de fastueux banquets, celle qui vous mine mentalement et physiquement. Depuis six mois, June la côtoie quotidiennement. Elle a déjà pensé à voler, comme tous les pauvres de l'époque, mais c'est la crainte d'être attrapée qui la retient. Perdre une main, la sanction en vigueur, ce n'est ni plus ni moins qu'une condamnation à mort. Néanmoins, l'Antiquité lui a appris quelque chose ; pour de la nourriture, n'importe qui serait capable de tuer.
Avec un soupir de contentement, June prend une première bouchée de sa côte d'agneau.
Je crois que je n'ai jamais rien mangé d'aussi bon.
- Je vous rembourserai, promet-elle une fois que les gargouillis de son estomac se sont tus. Dès que je le pourrais.
- Tu es un peu lente à la compréhension, toi, non ? réplique brusquement Bors. On vient de t'inviter.
Hésitante, June se demande si elle doit insister, puis décide de se taire. De l'argent, ils doivent en avoir plein les poches.
- Vous avez une idée de qui a pu payer ces types pour vous éliminer ? intervient alors Dagonnet. Nous venons de vous sauver mais cela n'aura été d'aucune utilité si on vous envoie d'autres assassins.
- Non, c'est insensé ! s'exclame la jeune fille. Je ne vois pas pourquoi on voudrait me… Oh.
Arzhel. Sale fils de pute.
- Il y a bien quelqu'un, n'est-ce pas ?
- Oui.
Elle aurait dû s'en douter. À qui d'autre que l'agriculteur malhonnête pourrait profiter sa mort ? Il avait dû prendre très au sérieux sa menace d'alerter les autorités.
Dagonnet hausse les sourcils d'un air interrogateur.
- Un agriculteur relativement fortuné. Il nous a escroqué, moi et mes employeurs, et quand je l'ai retrouvé, j'ai exigé qu'il nous rembourse et nous livre ce qu'il avait promis. Dans un premier temps, il a refusé bien sûr, mais je lui ai dit que je n'hésiterai pas à porter l'affaire devant un tribunal et à détruire sa réputation. Je crois qu'il n'a pas… vraiment apprécié.
Les deux chevaliers échangent un regard.
- Il faut se méfier de ces types-là, grimace Dagonnet. Ce sont de vrais rapaces. Croire qu'ils ont bâti leur fortune sur leurs champs agricoles est de la naïveté. Ici, tout le monde ferait n'importe quoi pour la moindre pièce, y compris écraser la concurrence et berner la clientèle. Quelqu'un d'autre est au courant de cette affaire ?
- Quasiment personne, admet June. Mes employeurs en savent une partie, mais je ne leur ai rien dit sur ma confrontation avec Arzhel. De toute façon, ils sont tellement riches que cet argent perdu, pour eux, ce n'est qu'une goutte d'eau dans un océan.
- C'est couillu, j'apprécie ça, tonne Bors, mais ça n'en reste pas moins terriblement imprudent. Ta mort serait passée pour le résultat d'une banale agression si nous n'étions pas intervenus. Personne n'aurait jamais rien su.
- Une fois n'est pas coutume, je suis d'accord avec Bors, approuve Dagonnet avant de grimacer en recevant un coup de coude. Vous devriez tout raconter à vos employeurs et, si possible, éviter de menacer ce genre d'ordures. Ils n'aiment pas qu'on leur tienne tête, et c'est encore pire parce que vous êtes…
- Une femme ?
- Voilà.
Repoussant son assiette désormais vide, la jeune fille se passe une main dans les cheveux.
- Il risque de recommencer, non ? Quand il apprendra que son plan a échoué, il pourrait embaucher d'autres tueurs, vous ne croyez pas ?
Bors et Dagonnet échangent un regard entendu.
- Ne t'inquiète pas, il est hors de question de laisser ce fumier dormir sur ses deux oreilles. On va aller lui rendre une petite visite.
L'air brusquement inquiet, la jeune fille hausse les sourcils.
- Vous n'allez quand même pas le tuer ?
- Oh non, on va simplement s'assurer que le mercenaire a bien passé le message, la rassure Dagonnet avec un sourire carnassier.
Je sens qu'il vaut mieux que j'arrête de poser des questions.
- Bon écoutez, je vous remercie pour tout, conclut-elle en se levant de sa chaise, mais il faut que j'aille me coucher. Je pense que l'amie que je devais rejoindre a dû cesser de m'attendre et c'est pas une simple petite agression au couteau qui va me faire gagner le droit à une grasse mat'. Autant rentrer.
- Nous allons te raccompagner, lancent les deux hommes d'une même voix.
- Je vous dirais bien que ce n'est pas nécessaire, mais quelque chose me dit que c'est peine perdu et que vous allez m'escorter quoi que je fasse.
- Tu étais presque plus agréable quand tu prononçais des mots incompréhensibles, ricane Bors. D'ailleurs, ta tenue de l'époque te sciait bien mieux.
- Je suis certaine que Vanora serait ravie de savoir ça, réplique la jeune fille. Vous savez qu'on s'entend plutôt bien, elle et moi ?
Bors émet un grognement étouffé et, avec un sourire, son ami jette une poignée de pièces sur la table.
Après avoir fait leurs adieux à l'aubergiste, les trois compagnons passent la porte et s'engagent dans la ruelle sombre.
- En tout cas, vous avez dû faire une sacrée impression sur cet Arzhel, lance Dagonnet, rompant le silence de la nuit.
- Comment ça ?
- Il a quand même embauché deux tueurs au lieu d'un seul !
