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Chapitre 13 : Le répit
Un petit coup est frappé à la porte. Anxieusement, Elena jette le torchon qu'elle a dans la main et se précipite pour ouvrir. À son grand soulagement, c'est la silhouette élancée de June qui se dessine dans l'entrée.
- June ! Enfin ! s'écrie l'adolescente en se jetant dans ses bras. Tu vas bien ?
- Ouch, grimace son amie en s'écartant, une main posée sur son ventre. Doucement, s'il te plaît. Je m'en suis tirée en un seul morceau mais pas sans dommages.
- Qu'est-ce que tu racontes ? Qu'est-ce qui s'est passé hier soir ? Je t'ai attendu une heure entière devant le fort, tu n'imagines pas à quel point j'étais inquiète ! J'ai essayé de te chercher dans les rues, mais il faisait noir et je n'ai pas réussi à te trouver. En plus, comme je sais que tu n'es pas du genre à oublier un rendez-vous, je…
- Stop ! Elena, stop, l'interrompt June en levant les yeux au ciel. Promis, je vais tout te raconter mais essaie de te calmer. Bon sang, c'est moi qui me fais attaquer et c'est toi qui panique !
À ces mots, Elena sent les battements de son cœur s'accélérer. Elle a passé une nuit terrible, à se tourner et se retourner dans son lit, en priant de toutes ses forces pour que son amie soit saine et sauve. Elle s'était aussi promis de partir à sa recherche dès le lever du soleil, même s'il lui fallait manquer le travail pour cela, et Ioena lui avait assuré qu'elle ferait un détour par les écuries avant de se rendre chez son patient.
- D'accord, je me calme, répond-elle en prenant une profonde inspiration. Viens t'asseoir. Je veux tous les détails.
La jeune fille pousse une chaise en direction de June, qui ne se fait pas prier pour s'y affaler. Avec un froncement de sourcils, Elena s'aperçoit que cette dernière n'a toujours pas retiré la main de son estomac et qu'elle le masse précautionneusement.
- Tu es blessée ? interroge la jeune fille avec inquiétude.
- Ce n'est pas grand-chose, mais j'espérais qu'Ioena aurait une sorte d'onguent à appliquer sur la plaie. Je travaille au contact d'animaux, quand même. Je ne voudrais pas que ça s'infecte.
- Tu aurais du le dire plus tôt ! Fais-moi voir ça.
Sans un mot, June écarte les deux pans déchirés de sa robe, dévoilant une longue estafilade peu profonde. Bien que du sang séché recouvre la plaie, Elena n'a aucun mal à deviner son origine ; probablement un coup d'épée ou de couteau mal assené et heureusement évité. À nouveau dévorée par l'inquiétude, la jeune fille plonge un regard ferme dans celui de son amie.
- Raconte-moi tout et pendant ce temps, je vais te soigner.
- Tu ne préfères pas attendre le retour d'Ioena ? interroge June, un peu dubitative.
- Sache que j'ai appris deux ou trois choses et que désinfecter une plaie en fait partie, se renfrogne l'adolescente. Je n'ai pas réussi à dormir cette nuit, alors déjà que je suis de mauvais poil, évite de me contrarier.
- Désolée, répond son amie en levant les mains.
- Raconte.
Tout en écoutant le récit de June, Elena fouille dans les tiroirs de la petite commode et s'empare d'un flacon d'essence de thym, qu'elle déverse généreusement sur une compresse propre avant de la tamponner doucement sur la plaie. Brièvement, son amie s'interrompt pour pousser un petit sifflement de douleur mais reprend sa description des événements de la veille. Les dents serrées par l'anxiété, Elena apprend qu'elle a été attaquée par des hommes armés de poignards et qu'elle ne doit la vie sauve qu'à la miraculeuse intervention de deux chevaliers Sarmates. En silence, l'adolescente remercie toutes les divinités connues qu'ils se soient trouvés dans les parages. L'idée de perdre June, sa seule véritable amie, la terrifie, d'autant plus que cela signifierait perdre son unique lien avec le monde moderne. Si elle retrouvait seule, Elena ne se donnait pas une semaine avant de perdre la tête.
- Puis Bors et Dagonnet m'ont raccompagné aux écuries. Ils auraient bien passé la nuit avec moi, enfin à surveiller que tout se passe bien, mais je trouvais cette idée plus effrayante qu'autre chose. Alors je leur ai dis qu'ils pouvaient rentrer chez eux.
- Tu as de la chance, déclare Elena. Cette plaie n'aura même pas besoin d'être suturée.
- J'aime autant, réplique June avec un sourire. Ne le prends pas mal, Elena, mais quitte à être recousue, je préfère que ce soit par Ioena.
Accroupie devant son amie, l'adolescente lui adresse un sourire complice.
- Moi aussi, avoue-t-elle.
Les deux filles éclatent de rire.
- Il y a quand même quelque chose qui m'échappe, reprend Elena une fois leur allégresse retombée. Pourquoi cet Arzhel voudrait te faire assassiner ? J'ai dû louper un épisode, non ?
- Je ne voulais pas t'inquiéter, alors je t'ai caché des choses, admet June avec un soupir. Disons que cet agriculteur nous a escroqués, mes employeurs et moi, et que j'ai préféré ne pas me laisser faire. Je l'ai menacé de détruire sa réputation et de faire appel à un juge s'il ne remboursait pas les écuries. Il n'a pas apprécié.
Oh, June. Pourquoi faut-il toujours que tout soit compliqué avec toi ?
- Tu sais que les gens d'ici s'écrasent quand quelqu'un de plus puissant qu'eux leur fait un sale coup, hein ? T'étais vraiment obligée d'en faire une affaire personnelle ? C'est l'argent des écuries qu'il a volé, pas le tien.
- C'est du pareil au même, figure-toi. Mes adorables boss ont décidé de rembourser une partie de la somme avec mon salaire. Pour me punir, j'imagine, parce que pour le dédommagement, ils ne vont pas aller bien loin avec les trois pièces qu'ils me donnent chaque semaine.
En secouant la tête, Elena se relève pour déposer la compresse usagée sur la table et en récupérer une nouvelle, ainsi que des bandages. Pensivement, elle marque une courte pause devant les différents flacons entreposés dans un tiroir avant de pousser une petite exclamation ravie et de s'emparer de l'un d'entre eux.
- Tu veux bien m'expliquer la raison de cette joie ? la questionne June avec inquiétude, tout en examinant le contenu grisâtre de la fiole.
- C'est un mélange d'armoise, de thym et de fougère. Une véritable tuerie, ce truc.
Sa patiente hausse un sourcil.
- Mauvais choix de mots, désolée. On va dire que c'est l'un de nos remèdes les plus efficaces. J'étais persuadée que nous en étions à court. Enlève le haut de ta robe.
Sans un mot, June obéit, et Elena déverse un peu du remède sur la compresse. Avec délicatesse, elle la dépose sur la plaie avant d'enrouler le bandage autour de l'abdomen de son amie pour l'y maintenir. Ses gestes sont sûrs et précis, et après avoir noué les deux extrémités, son regard croise celui, impressionné, de June.
- Je ne veux pas trop m'avancer avant d'être certaine de ne pas mourir dans d'atroces souffrances d'une septicémie, mais tu as l'air d'avoir appris pas mal de choses sur la médecine traditionnelle.
- Il m'arrive de filer un coup de main à Ioena lors de visites chez ses patients, répond Elena en se lavant les mains dans une bassine d'eau bouillie. Mais ne change pas de sujet. On a un énorme problème. Je dirais même un méga, giga problème, et moi je vais être en retard au boulot, alors on ferait mieux de trouver une solution rapidement. Tu m'expliques ce que tu comptes faire si cet agriculteur décide de s'en prendre de nouveau à toi ?
- Oh, je ne m'en fais pas trop, ricane June en se rhabillant. Je crois que Bors et Dagonnet, mes deux chevaliers servants, ont l'intention d'aller lui rendre une petite visite. Ça devrait déjà le calmer.
Elle a raison, tente de se raisonner l'adolescente. Ces types sont terrifiants. Il faudrait être dingue pour vouloir les contrarier.
- D'accord, mais en attendant, promets-moi de faire profil bas. Et de laisser tomber cette stupide histoire d'escroquerie ! C'est l'argent de deux personnes pétées de thune qu'il a volé, pas le tien, et si tu galères, je t'aiderai. J'ai un salaire maintenant.
- Elena…
- Non ! Tu ne fais pas ta tête de cochon, et tu m'écoutes. Je n'ai pas envie de perdre ma meilleure amie parce qu'elle aura agi sans réfléchir. C'est toi la plus intelligente de nous deux, alors sers-toi de tes neurones.
L'air anxieux, Elena dévisage son interlocutrice. Cette dernière, habituellement raisonnée et logique, possède aussi un caractère emporté, et l'adolescente sait qu'elle pense déjà à prendre sa revanche sur l'agriculteur malhonnête. Elle n'a pas le moindre scrupule à user de chantage affectif pour la faire changer d'avis.
- Tu as gagné, sourit June avec une expression que son amie ne lui avait encore jamais vu. Va bosser, et n'oublie pas qu'il faudra que tu me dises tout sur ce nouveau travail dès qu'on aura cinq minutes. En attendant, tu as ma parole que je me vais me tenir tranquille.
- Juré ?
- Juré ! Je n'ai pas envie de te voir recommencer à bouder.
Elena, qui se dirige vers la porte d'entrée, lui adresse un clin d'œil par-dessus son épaule :
- T'as plutôt intérêt, parce que ne crois pas qu'une tentative de meurtre suffira à te faire pardonner à chaque fois !
Le mois d'Octobre passe, et celui de Novembre et ses vents glaciaux s'écoule sans qu'aucun autre incident ne vienne perturber le quotidien d'Elena et son amie. Lorsque le mois de Décembre pointe son nez, l'adolescente est désormais parfaitement habituée à son nouveau travail, et ses payes sont employées à les approvisionner, Ioena et elle, en divers aliments, remèdes, et objets nécessaires à leur survie dans ce rude hiver antique. Les températures chutent violemment, et bien qu'elle n'ait pas de thermomètre sous la main, Elena devine que l'on doit avoisiner les trois ou quatre degrés en journée, et les moins dix dès la nuit tombée. À peu de choses de près, le climat de l'Angleterre moderne ne subira pas de changement par rapport à celui de l'Antiquité, mais la jeune fille découvre qu'il est bien plus difficile de supporter le froid et la pluie sans chauffage et vêtements imperméables. D'ailleurs, heureusement qu'elle a atterri ici au printemps, parce que huit mois plus tôt jamais elle n'aurait pu supporter de telles conditions de vie.
À ses yeux, le simple fait de se lever le matin relève de l'exploit. Il faut se tirer d'un lit à peine réchauffé par votre chaleur corporelle pour tenter de raviver un feu qui, pernicieusement, ne manque jamais de s'éteindre pendant la nuit, et tout cela bien sûr en grelottant et en claquant des dents. Vos doigts sont constamment gelés, au point que vous finissez par souhaiter qu'ils se détachent de vos mains, dans l'espoir que la douleur s'atténue. Mais le pire n'est pas là ; Elena, dont la vessie doit faire la taille d'un pois chiche, a dû renoncer à aller se soulager au réveil. La masure d'Ioena, comme toutes les maisons des gens du commun, n'est pas équipée de toilettes, et il lui faut donc s'abriter derrière des buissons pour faire ses besoins. Sauf que voilà, au mois de Décembre, lorsque vous vous levez aux aurores, il devient très vite préférable de vous retenir jusqu'à une heure un peu plus décente. Et tant pis pour les maux d'estomac.
Toutefois, Elena sait qu'elle n'est pas la plus à plaindre ; il lui suffit d'observer le quotidien de June pour se satisfaire du sien. La jeune fille s'inquiète pour son amie. L'affaire avec Arzhel en est resté à un statut quo, l'agriculteur malhonnête ne s'étant plus jamais manifesté, mais malgré les deux mois écoulés, les propriétaires de l'écurie n'ont toujours pas oublié la somme d'argent perdue. La relation de June avec ses employeurs est tendue, à tel point qu'ils n'ont même pas fait l'effort de tenter de la loger un peu plus convenablement à l'arrivée de l'hiver. Elle vit toujours dans un box à la merci du vent, sans le moindre accès à une installation qui lui puisse permettre de se chauffer ou de se nourrir. Ioena, touchée par son sort, lui a même proposé d'emménager chez elle mais June a refusé. Elena aurait volontiers insisté, mais tout comme son amie, elle ne se fait pas d'illusions ; cela aurait signifié une bouche de plus à nourrir, ainsi que diverses dépenses supplémentaires, davantage de corvées ménagères, et il aurait aussi fallu lui trouver une place dans la minuscule pièce déjà bien trop encombrée. Le maigre salaire de June ne permet pas de couvrir ce que sa présence aurait ajouté en frais, et elle est de toute manière bien trop fière pour vivre aux crochets d'Ioena.
L'hiver, événement ravageur à cette époque, fait apparaître l'Antiquité sous un jour nouveau. Jamais la misère n'a paru si évidente ; tout au long de l'année, il n'est pas rare de trouver au petit matin les dépouilles de personnes sans domicile, victimes de la faim, du froid ou de la maladie, mais il devient bientôt impossible de traverser la ville sans tomber sur le corps d'un de ces malheureux. Ces visions paralysent Elena de pitié mais aussi de peur, car elles lui rappellent à quel point son propre sort est incertain. À moindre d'être né dans une famille riche, rien ne vous assure une situation stable. De plus, il n'y a pas que dans les rues où l'on succombe à cette saison tant redoutée ; dans les foyers, les épidémies de grippe se répandent comme une traînée de poudre et ici, cette maladie n'a rien de bénin. Malheur à l'enfant ou à la personne âgée qui la contracte, parce que cela signe presque à coup sûr son arrêt de mort. L'économie se met à tourner au ralenti, les familles épargnant jalousement leur argent pour parer aux urgences, et hormis pour de rares commerces, les marchands voient leurs profits diminuer drastiquement. Comme Elena le constate, la vie humaine ne tient finalement pas à grand-chose.
Tout n'est pourtant pas si sombre puisque peu à peu, la jeune fille prend ses marques dans cette étrange époque et se lie à d'autres personnes que June et Ioena. Désormais, elle s'accommode plutôt bien de la mentalité des gens de la petite ville, et s'est même faite à l'idée que son séjour dans cette Bretagne antique se prolongera certainement encore quelques temps. Son désir de retrouver le monde moderne ne s'est pas estompé, mais elle s'habitue progressivement à cette nouvelle vie et parvient à lui trouver quelques aspects positifs. La jeune fille s'est endurcie, a pris confiance en elle, et s'est prouvée sa capacité à supporter un quotidien rude et à entrer dans la vie active. Jamais ses proches ne l'auraient reconnu ; elle ne se contente plus de clamer haut et fort ses principes et de rêver de devenir une femme indépendante. Non, à présent, Elena se bat pour obtenir ce qu'elle désire et se faire une place dans ce monde de brutes, tout en conservant sa compassion et sa tolérance. Elle doit bien l'admettre ; jamais elle ne s'est autant estimée que depuis son arrivée ici.
Le plus difficile à supporter, c'est la séparation avec sa famille. Les mois s'écoulent et ses pensées se tournent de moins en moins fréquemment vers ses proches, mais il y a toujours ce vide, cette déchirure, que l'adolescente tente tant bien que mal de combler par son amitié avec June et l'affection que lui témoigne Ioena. Par ailleurs, petit à petit, ses quatre collègues de travail viennent se faire une place dans son cœur, et tout particulièrement Maellen, qui se révèle foncièrement généreuse et accueillante. C'est une fille honnête et travailleuse, qui met tout son cœur à l'ouvrage avec un enthousiasme parfois exaspérant. En effet, il n'a pas fallu une semaine à Elena pour se lasser du travail de lingère. Elle a bien du mal à s'imaginer passer sa vie à exercer ce métier, mais son côté répétitif et ennuyeux ne semble pas gêner Maellen le moins du monde. Sa bonne humeur est communicative, et elle est un peu le rayon de soleil de leur petit groupe.
Il faut bien plus de temps à Elena pour s'habituer à la compagnie de Ronane. Contrairement à Maellen, cette dernière a une nette tendance au cynisme, et il faut faire preuve de calme et d'humour pour s'entendre avec elle. Le fait qu'elle soit mariée n'est, à ses yeux, qu'un détail dans toutes ses aventures amoureuses et elle n'a que du mépris pour ses conquêtes. Son attitude volage lui donne mauvaise réputation dans toute la ville, et elle s'est récemment brouillée avec sa famille. On pourrait la croire insupportable, mais la jeune femme possède une langue acérée et sa compagnie est la plupart du temps amusante.
Les rares fois où le ton monte, ce qui arrive le plus souvent entre Adenor et Ronane ou Elena et Ronane, c'est Brianne, toujours calme et raisonnable, qui intervient. C'est une jeune fille douce, au tempérament souple et toujours de bonne humeur. Parfois, Elena trouve que toutes deux se ressemblent, mais tandis qu'elle-même se plie aux exigences des autres par timidité ou manque d'assurance, Brianne n'est simplement pas de nature contrariante. Peu de choses l'agacent, et elle ne tient presque jamais rigueur des remarques ou attitudes vexantes des autres. Elle écoute surtout et ne parle pas beaucoup, sauf si vous abordez le sujet de son possible futur mariage avec son forgeron. Là, elle devient intarissable. Une fois, après le travail, Adrian est venu la chercher devant le fort et Elena a pu le rencontrer. Elle a été ravie de constater que c'est un homme bien.
Adenor, la petite dernière de leur groupe, est une jeune adolescente pétillante et dramatiquement fleur bleue. Malgré une situation familiale difficile, elle a la manie de voir le monde à travers des lunettes roses, à tel point que c'en est parfois agaçant. Elena l'apprécie énormément, mais elle a beau réfléchir, elle n'a pas souvenir d'avoir un jour été si naïve et innocente. Adenor est aussi incroyablement curieuse, et Elena doit se résoudre à inventer des détails sur le soi-disant massacre dont sa famille aurait été victime et sur son sauvetage par les chevaliers. Par ailleurs, comme la plupart des gens semblent considérer qu'elle et June sont sous la protection desdits chevaliers, Elena devient la conseillère particulière d'Adenor sur sa relation avec Perceval. Relation qui, entre parenthèses, existe surtout dans son esprit.
- J'aimerais tellement que Perceval me sauve d'une attaque, a un jour dit la jeune fille, rêveusement. Un peu comme toi tu as été sauvée. C'est tellement romantique.
- Ce n'était pas romantique du tout, lui a répondu Elena avec fermeté, soucieuse de lui remettre les idées en place. C'était terrifiant. J'ai été emmenée de force par des hommes couverts de sang et qui puaient la sueur, avant d'être enfermée toute une semaine dans une chambre. Évite les ennuis, apprends à te débrouiller seule, et ne compte pas sur les hommes pour te sortir des galères.
Mais seule Ronane a approuvé. Pour les autres, il n'y a rien de plus exaltant que de jouer le rôle de la demoiselle en détresse, et si Elena s'est déjà interrogée sur la raison de l'indépendance tardive des femmes, elle a maintenant la réponse. Celles-ci sont peut-être encore plus misogynes que les hommes eux-mêmes.
Cependant, globalement, la jeune fille apprécie de travailler au fort. Elle s'y sent en sécurité, surtout lorsqu'il n'y a pas de soldats romains en vue et que les objets les plus dangereux en sa présence sont des aiguilles à coudre. Bien sûr, le boulot est éreintant mais la bonne humeur qui règne dans la blanchisserie rend le tout très supportable.
Grâce à son salaire, la jeune fille peut enfin jeter aux ordures ses vieilles converses déchirées et s'offrir une paire de bottes en cuir au fond doublé de laine, faites sur mesure par le cordonnier local. Elles sont largement plus confortables que tout ce qu'elle a eu l'occasion de porter et font des envieuses parmi les autres lingères. Quant à Elena, elle est simplement soulagée de savoir qu'elle aura toujours ses dix orteils à la fin de l'hiver.
Quand elle ne travaille pas au fort, l'adolescente aide Ioena dans le potager à couper les légumes, les stocker et les replanter. Cette activité l'ennuie considérablement, tout comme la terre qui reste incrustée sous ses ongles des jours après avoir jardiné, mais elle prend sur elle et serre les dents pour retenir des marmonnements grincheux. Cette tâche est indispensable à leur survie, ainsi qu'à celle de June à qui elle offre régulièrement de la nourriture en supplément. En effet, depuis plusieurs semaines, le prix de la farine a grimpé en flèche, et même le pain est devenu une denrée luxueuse.
Avec l'aide de Padrig, Ioena et Elena se constituent un stock impressionnant de bûches de bois, et pour le rembourser, la jeune fille se met à faire sa lessive et le ménage dans sa petite bicoque jusque tard dans la nuit. Mais le jeu en vaut la chandelle car en seulement une semaine, une pile de bois haute comme elle et large comme une piscine repose dans la grange de Padrig. La jeune fille a bien du mal à croire Ioena lorsque celle-ci lui affirme qu'il n'y en aura pas assez pour les chauffer tout l'hiver durant.
Il leur a aussi fallu confectionner des vêtements hivernaux pour Elena et bientôt, sa garde-robe se compose de trois robes en laine épaisse et doublée, encore plus rugueuses et informes que celles de l'été. Elles tiennent relativement chaud mais la démangent, et il n'est pas rare que la jeune fille doive discrètement se gratter l'aisselle. La grande classe, en somme. Pourtant, Elena ne peut s'empêcher d'être fière d'elle-même. Grâce à ses efforts, elle a mis autant de cartes de son côté que possible pour s'assurer une bonne traversée de l'hiver.
Pour la première fois en ce début de Décembre, la neige vient honorer le mur d'Hadrien. C'est Ioena qui le lui annonce, en la secouant pour la tirer de son sommeil, et Elena bondit aussitôt sur ses pieds pour enfiler sa paire de bottes et courir dehors. Sa joie est quelque peu tarie lorsque, en ouvrant la porte, un pile de neige stockée sur le battant dégringole sur elle, la mouillant de la tête aux pieds. Cela lui arrache un cri de surprise, mais la vue du grand manteau blanc recouvrant les environs lui fait oublier le froid, et elle se met à sautiller joyeusement dans l'entrée. La jeune fille a toujours adoré la neige, qui la ramène à d'agréables souvenirs d'enfance ; les batailles de neige effrénées que partageaient Mike et elle, à l'époque où ils étaient encore complices, les grandes descentes en luge, le sapin de Noel et ses guirlandes, le sourire joyeux sur le visage fatigué de ses parents. Et sa grand-mère, bien sûr, qui cuisinait amoureusement du pain perdu quand ses petits-enfants étaient chez elle. Parce que le pain perdu, en plus d'être bon, ça réchauffe le cœur et l'esprit. Ou en tout cas, c'est ce qu'elle prétendait.
La première neige doit être un événement important à cette époque parce que lorsque l'adolescente se rend au fort, où elle s'apprête à entamer sa journée de travail, Jols lui annonce qu'elle ne sera pas de service avant le lendemain.
C'est donc presque désorientée qu'Elena retourne à la masure où Ioena, pour la première fois, lui donne quartier libre jusqu'au soir.
- Profite de ta jeunesse et va t'amuser, lui ordonne-t-elle. Demain, il sera toujours temps de te remettre au travail.
- Je ne comprends pas, s'étonne Elena. Même les paysans ont délaissés leur champ.
Après tout, ce n'est pas comme si on pratiquait beaucoup les RTT par ici.
- C'est culturel, lui explique alors Ioena, un grand sourire éclairant son visage ridé. Une vieille tradition bretonne, que même les Romains ne sont pas parvenus à déloger. La première neige est toujours un événement très attendu. Tu sais, avant l'arrivée de l'envahisseur, nous étions un pays libre et jovial. C'est cette religion, le Christianisme, qui nous a rendu austères et froids.
- J'imagine. Difficile de faire le mariole avec tous les principes qu'on doit suivre pour aller rejoindre le Créateur après la mort, ironise Elena. Je vais peut-être passer l'après-midi avec June, alors. Encore que, je ne suis pas sûre qu'une tradition vieille de plusieurs siècles et ancrée dans les mentalités suffise à la convaincre de délaisser ses écuries.
Secouant la tête, Ioena se met à rire :
- Dis-lui que prendre un après-midi de repos augmentera sa productivité.
- Argument de business ? Ça pourrait fonctionner, sourit Elena.
- Bi-si-naiss ? Qu'est-ce que cela ? interroge la vieille femme, déconcertée. Tu recommences, avec tes paroles incompréhensibles.
- Laissez tomber. Et vous, qu'est-ce que vous allez faire de votre côté ?
- Oh, je vais rester ici et coudre, je pense. Je ne suis plus dans ma prime jeunesse, et je crains que la vieille machinerie de mes os ne rouille avec l'humidité ambiante.
- À tout à l'heure, alors !
D'un pas guilleret, Elena traverse les écuries sous le regard amusé des passants. Ces petites vacances inespérées, mais bien méritées, la mettent de bonne humeur et elle se sent plus en forme qu'elle ne l'a été depuis de longs mois. Même le froid glacial ne parvient pas à effacer le sourire heureux de son visage. Elle a toujours aimé la neige, mais ici, c'est une véritable aubaine. Elle recouvre les rues, dissimulant la crasse du sol et atténuant l'odeur des excréments qui le parsement. Les habitants du mur se promenent dans la ville, détendus comme Elena les a rarement vu, et les enfants arrosent copieusement les adultes de neige sans recevoir la moindre réprimande. Par ailleurs, lorsque la jeune fille tourne la tête en direction de la forteresse, l'émerveillement la gagne. Les majestueuses murailles disparaissent sous l'épais voile blanc, et on pourrait presque se croire derrière les remparts d'un château de glace. Elena n'a jamais rien vu d'aussi beau, et les hautes collines enneigées qui s'élèvent à l'horizon lui donnent presque envie de se lancer dans de folles explorations.
Des fois, j'ai presque l'impression que je pourrais aimer cet endroit.
Sans surprise, Elena trouve June dans les écuries, ou plus précisément dans la remise à foin, occupée à abriter la denrée de l'humidité. À son insu, l'adolescente se glisse derrière elle avant de lui sauter sur le dos, la prenant par surprise.
- Hé ! s'écrie June, l'air à la fois amusé et agacé, en la repoussant. Tu veux bien m'expliquer ce que tu fiches ?
Riant aux éclats, Elena trébuche en arrière et roule sur le sol.
- Je suis là pour te sauver de ton acharnement au travail et t'emmener grignoter du pain d'épices en ville. Qu'en dis-tu ?
- J'en dis que je suis occupée. Si je ne rentre pas tout ce foin avant ce soir, il sera imbibé d'eau et carrément dangereux pour les chevaux.
Assise par terre, les cheveux parsemés de brins de foin, Elena fronce les sourcils.
- Personne ne travaille aujourd'hui, tu as forcément dû t'en apercevoir parce qu'il n'y a que toi aux écuries. Je crois qu'on a bien mérité de se détendre un peu, toutes les deux.
À croire qu'elle a décidé de remporter le prix de la meilleure employée de l'année.
- J'aimerais bien venir, mais j'ai des trucs à faire, proteste June.
- De toute façon, je ne te laisse pas le choix, l'interrompt Elena avec fermeté. Tu sais quoi ? Je vais te filer un coup de main avec ton foin puis on ira faire comme les autres, c'est-à-dire ; s'a-mu-ser.
Repoussant une mèche bouclée de son visage, June la contemple avant de pousser un soupir.
- C'est moi ou t'as pris de l'assurance ? Je crois que je préférais encore l'époque où tu passais ton temps à pleurnicher.
Elena lui tire la langue.
Ensemble, il ne leur faut pas plus d'une heure pour rentrer les ballots de foin. Elena a les bras en feu mais elle est heureuse d'être parvenue à convaincre son amie de prendre un après-midi de repos. Bien sûr, elle doit la saisir par le coude pour la traîner loin des écuries, tout en lui assurant que les chevaux survivraient quelques heures à son absence, mais elle finit par obtenir gain de cause ; sous le pâle soleil de l'après-midi, les deux filles dégustent deux carrés de pain d'épices assises sur un banc. C'est un achat superflu, presque de l'argent jeté par les fenêtres, mais aux yeux d'Elena, les petits plaisirs de la vie sont si rares ici que cela en vaut la peine.
- Admets-le, lance l'adolescente.
- Que veux-tu que j'admette ? répond June en croquant dans son petit gâteau
- Ben, que j'avais raison, que ça fait du bien d'être ici, et que tu devrais m'écouter plus souvent.
- Je ne vois pas de quoi tu veux parler, rétorque son amie d'un air hautain. Ce n'est pas parce que tu as besoin de faire des pauses toutes les cinq minutes que je… Arrête ça !
Malicieusement, Elena s'est emparée d'une poignée de neige, qu'elle a glissée dans le col de la robe de June. Cette dernière, comme si elle était assise sur des charbons ardents, bondit sur ses pieds et tente frénétiquement de faire tomber la poudreuse blanche. Elena éclate d'un rire joyeux, ignorant le regard courroucé de son amie.
- Fais pas la tête, June, j'y peux rien si tu es de mauvaise foi.
- C'est froid, je te ferais remarquer !
- C'est de la neige, en même temps, réplique Elena d'un air espiègle en la forçant à se rasseoir. Oh et, j'ai quelque chose pour toi.
- Si c'est une autre poignée de neige, je te fais avaler le pavé. Pour de vrai.
Elena tire un petit paquet de la poche de sa robe.
- Non, c'est un cadeau.
L'air brusquement ému, June secoue la tête.
- Ce n'est même pas encore Noël. Enfin, il me semble, parce que je n'ai pas exactement de calendrier à portée de main. Mais je ne peux pas accepter, tu as besoin de ton argent pour des choses plus vitales que ça.
- Je n'ai rien acheté, se justifie Elena. Après tout, pourquoi payer pour des choses que l'on peut faire soi-même ? J'aurais au moins appris ça, ici. Prends-le, c'est pour toi.
Avec insistance, l'adolescente dépose le petit paquet emballé dans un morceau de tissu sur les genoux de son amie. Cette dernière semble vouloir protester mais finit par se décider à le saisir.
- C'est mou, remarque-t-elle en le tournant et en le retournant entre ses doigts. Rassure-moi, c'est pas un truc empoisonné ?
- Ouvre-le, s'impatiente Elena, le regard brillant.
- T'es vraiment folle, tu sais, marmonne June d'une voix qui a perdu de sa fermeté.
Elle dénoue le lien qui retient l'emballage avant de déplier soigneusement le tissu, comme si elle craignait d'abîmer une relique précieuse. Le contenu du paquet est une jolie paire de gants en cuir mat, dont les épaisses coutures dénotent clairement un manque d'expérience dans le travail de cette matière rustique mais délicate. Cependant, si l'assemblage n'est pas fin, il n'en reste pas moins solide, et il n'y a pas de doute que ces gants feront des envieux.
- J'ai remarqué que t'as les mains en piteux état, explique Elena. Avec ça, elles seront protégées du froid. Il y a une doublure en laine à l'intérieur.
Détournant le regard, June se mord la lèvre.
- Je… je ne sais pas quoi dire, Elena…
- Alors ne dis rien, la rassure l'adolescente avec un sourire éclatant. Je crois, June Bishop, que tu as bien besoin qu'on prenne soin de toi, et comme tu le sais, j'adore m'occuper des causes perdues.
Les deux filles échangent un sourire complice.
Une solide amitié, un paysage enneigé, un après-midi de liberté. De l'avis d'Elena, les choses n'auraient pu être plus parfaites.
Pourvu que ça dure.
