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Chapitre 14 : L'interlude

- Dommage qu'il ne puisse y avoir qu'un seul jour de première neige, se plaint Elena en frissonnant. J'ai l'impression que mes doigts vont tomber, à force de rester plongés dans l'eau.

En effet, ses doigts ont perdu leur apparence originelle et ressemblent désormais à de petits boudins violacés tandis qu'elle essore une chemise pleine de savon. La douleur est à peine supportable, et elle doit se mordre la lèvre pour retenir une plainte lorsque sa main heurte accidentellement le bord de la bassine.

- C'est à croire qu'ils font exprès de déchirer leurs vêtements, renchérit Adenor, juste pour nous occuper toute la journée.

- Évidemment, Adenor, je suis certaine que Perceval se réveille le matin en se demandant « mais qu'est-ce que je vais bien pouvoir faire aujourd'hui pour embêter les filles de la blanchisserie ? », rétorque Ronane d'un air ironique. Parce qu'il n'a que ça à fiche.

La toute jeune adolescente, qui manifestement n'a pas saisi le sarcasme, hoche la tête avec emphase, tirant des sourires amusés aux quatre autres filles. Adenor est d'une naïveté sans pareille, et ses conversations avec Ronane, toujours sardonique, sont souvent des plus comiques.

- Ne vous plaignez pas, intervient Brianne d'une voix apaisante. Les chevaliers partent moins souvent en mission lorsque l'hiver arrive.

- Ça n'a rien d'étonnant, maugrée Ronane. Avec ce froid, je suis certaine que même ces saletés de Pictes et de Saxons se terrent chez eux.

- Et puis, raisonne Maellenn, il y a quand même pire comme travail.

Devant les regards incrédules de ses amies, elle ajoute d'un air penaud :

- Ben oui, vous imaginez les gens qui travaillent dans les champs ? Ils ne sont pas abrités de la pluie, et ils ont constamment les mains dans la neige pour cultiver leurs terres. Moi, je trouve ça plutôt bien, ici.

- Ton enthousiasme est… déconcertant, Maellenn, c'est le moins que l'on puisse dire, soupire Ronane.

Maellenn s'apprête à protester lorsqu'elle est interrompue par l'arrivée d'une jeune servante, qui paraît épuisée. Elle doit avoir quinze ans tout au plus et à en juger par son teint verdâtre, elle n'est pas dans son assiette. Une pile de linge haute de près d'un mètre repose en équilibre précaire dans ses bras, et une bonne moitié se répand sur le sol lorsqu'elle veut faire un pas dans leur direction.

- Oh non, se lamente-t-elle. Je vais devoir tout replier.

Prise de pitié, Elena s'essuie les mains avec un torchon et se penche pour l'aider à ramasser.

- Qu'est-ce qui se passe ? interroge-t-elle. Tu n'étais pas censée amener ce linge aux chevaliers ?

En effet, si les quatre lingères s'occupent du nettoyage, du pliage et du raccommodage des vêtements, deux autres filles sont chargées de les déposer dans les chambres des Sarmates.

- C'est la faute de Gilda, explique l'adolescente. Elle était malade hier, alors Jols lui a donné deux jours de congé. Seulement voilà, ce qu'elle a doit être contagieux parce que je ne me sentais pas bien ce matin en me levant. Je pensais que ça finirait par passer, mais rien à faire. J'ai le tournis et j'ai peur de ne pas réussir à garder mon petit déjeuner.

Du coin de l'œil, Elena voit Adenor, qui s'est avancée pour les aider, reculer en grimaçant.

- À vrai dire, j'espérais que l'une d'entre vous accepterait d'apporter le linge à ma place, poursuit la servante d'un ton suppliant. Je ne me sens vraiment pas bien.

- Pas de souci, la rassure Elena. Je crois que tu ferais mieux de rentrer chez toi et d'aller de te reposer. Si demain ça ne va pas mieux, va voir Ioena de ma part. Elle t'auscultera et te donnera le remède approprié.

- C'est que je n'ai pas beaucoup d'argent, et…

- C'est pour ça que tu dois lui dire que tu viens de ma part. Je suis certaine qu'elle acceptera de faire un geste.

- C'est vraiment gentil, je te remercie ! s'exclame la jeune servante, son visage s'éclairant quelque peu. Il te suffira de déposer les vêtements dans leurs chambres, ce n'est pas très compliqué. Tu veux que je t'explique où elles se trouvent ?

- Non, je le sais déjà. Enfin, je crois m'en souvenir.

- Ah bon ? intervient Ronane, ses sourcils grimpant en flèche sur son front.

Ignorant les murmures curieux dans son dos, Elena, accroupie sur le sol, commence à plier les vêtements renversés. Elle s'est en effet déjà rendue dans la chambre d'un des chevaliers Sarmates, celle de Gauvain, le jour où elle a dû rapporter une chemise pour Tristan. Bien évidemment, ses quatre collègues ont autre chose en tête. Déjà que les rumeurs vont bon train sur les soi-disant relations que June et elle entretiendraient avec les chevaliers… Les gens de cette époque sont de véritables pipelettes, et ils adorent les histoires romanesques de sauvetage et d'amour.

- Par contre, comment est-ce que je suis censée savoir à qui appartient chaque vêtement ?

- Oh, c'est simple. Tous les chevaliers ont un écusson, et ils sont brodés sur les chemises leur appartenant. Par exemple, celui de Messire Arthur c'est trois couronnes sur un fond bleu.

Elena relève brusquement la tête.

Trois couronnes sur un fond bleu ? Ce n'est pas un peu royal, comme style d'écusson ?

Peut-être est-ce une sorte de prédiction. Aussi étrange que cela puisse paraître, peut-être que cet Arthur-là, comme celui de la légende, est aussi destiné à devenir roi.

La servante lui énumère les autres écussons ; celui de Lancelot arbore trois bandes rouges sur fond argenté et celui de Perceval des petites croix sur fond violet. Tristan a droit à un majestueux lion jaune, Galaad à une unique croix sur un fond argenté, Dagonnet à un ours et Gauvain à un drôle d'aigle à deux faces or et bleu. Il y a aussi celui du seigneur Calogrenant, sur qui elle ne parvient pas à mettre de visage ; un effrayant serpent jaune dévorant vivant un être humain.

- Il n'y a pas un neuvième chevalier ? interroge Elena en fronçant les sourcils.

- Si, Messire Bors. Mais la plupart du temps, c'est Vanora qui s'occupe de ses affaires, puisqu'ils sont amants. Oh, et j'ai entendu dire qu'elle attend encore un enfant. Le septième ou le huitième peut-être, il y en a tellement que cela devient difficile à suivre.

Les yeux arrondis, la jeune fille tente de se remémorer la serveuse de la taverne. Sa silhouette mince rend difficilement imaginable l'idée qu'elle ait pu vivre autant de grossesses.

- Rentre chez toi, c'est bon, déclare Elena. Je vais me débrouiller.

La jeune servante se met à babiller des remerciements, et les cinq lingères doivent presque la mettre à la porte pour qu'elle se décide enfin à partir. À peine a-t-elle quitté la pièce que des exclamations retentissent :

- Tu es déjà allée dans les quartiers privés des chevaliers ? Pour de vrai ?

- Oh la vilaine cachotière ! Je ne t'aurais jamais cru capable d'un comportement aussi inapproprié !

- Les filles, soupire Elena, ce n'est pas ce que vous…

- Je n'en reviens pas que tu nous aies caché ça ! s'exclame Adenor, l'air profondément outré. Et dire que je t'ai tout dit sur ma relation avec Perceval !

- Quelle relation avec Perceval ? se met à ricaner Ronane. Tu as autant d'interactions avec lui que moi avec le pape de Rome !

- Tais-toi, Ronane !

Exaspérée, Elena secoue la tête et pose la pile de linge dans une panière. Inutile de tenter de s'expliquer, les autres lingères, en bonnes commères, se sont déjà faites leur propre opinion des événements.

- C'était lequel ? interroge Maellenn avec curiosité. Je parierais sur Galaad ; c'est encore le plus civilisé d'entre eux.

- Ben moi tu vois, je suis certaine que c'est Tristan, la contredit Ronane. Sous ses airs de sainte-nitouche, ça ne m'étonnerait pas que notre petite Elena pratique l'amour… un peu bestial.

- Tristan ? s'écrie l'intéressée, horrifiée. Non mais tu as perdu l'esprit ? Il me terrifie !

- Ça peut donner lieu à des jeux agréables, dans l'intimité.

À ces mots, Maellenn, Adenor et Brianne se mettent à pousser des exclamations de dégoût, et Elena grimace.

- Quoi ? Je vous assure que c'est vrai, ajoute Ronane.

- D'accord, d'accord, on arrête les frais, je ne veux pas en savoir plus ! répond l'adolescente en levant les mains. Tout ce que je peux vous dire, c'est que ce n'est absolument pas ce que vous croyez, et qu'il ne s'est jamais rien passé.

Non mais j'ai une tête à m'envoyer en l'air avec des meurtriers en puissance ?

- Et maintenant, si vous voulez bien, je vais tenter d'oublier les images atroces que Ronane m'a glissées dans l'esprit et faire mon travail. Ces tuniques ne vont pas s'emmener seules dans les chambres de leurs propriétaires !

Sagement, ses quatre amies se contentent de hocher la tête, et Elena s'empare de la panière à linge avant de passer la porte menant au couloir.

- Je vous parie tout mon salaire qu'elle revient débraillée, chuchote alors une voix étouffée.

Oh, misère. Je vais en entendre parler jusqu'à la fin de mes jours.


Cette demeure lui paraît immensément grande.

À vrai dire, elle l'est, mais depuis qu'on lui a demandé de la nettoyer de fond en comble, June peste contre la folie des grandeurs, si caractéristique des gens fortunés. Qui a besoin de dix chambres, deux salons, et six salles d'eau ? Et cette bibliothèque, toute magnifique qu'elle est, n'est-elle pas un peu trop vaste ? A-t-on vraiment assez d'une vie pour lire une telle quantité de livres ? Par ailleurs, June doute que Paullus et Julia soient des adeptes de la lecture. Se plonger dans un bouquin, quel que soit son genre, aiguise votre esprit et affine votre réflexion. Et comme ses employeurs sont bornés, stupides et même parfois cruels, June en déduit qu'ils n'ont certainement jamais regardé plus loin que sur la couverture d'un livre.

Armée d'un chiffon déjà poussiéreux et perchée sur un escabeau branlant, la jeune fille tente d'éradiquer la saleté des étagères. Régulièrement, sa main croise une vieille toile d'araignée depuis longtemps abandonnée par l'insecte qui l'a tissé, et elle doit retenir une grimace de dégoût. Au moins, June a appris une chose ; elle ne sera jamais femme de ménage. Non pas qu'elle trouve le métier dégradant, elle n'a juste pas la patience.

Je n'arrive pas à croire que j'ai accepté de faire ça, pense-t-elle en appuyant son front contre l'étagère, les yeux fermés.

Cinq jours plus tôt, ses employeurs l'ont convoqué séance tenante dans leur salon, et alors qu'elle s'attendait à ce qu'il se soit produit une catastrophe dans les écuries, ils l'ont simplement informé que sa mission des jours suivants seraient de « donner un bon coup de propre dans leur demeure ». Interdite, June a failli leur demander pourquoi ils ne s'offraient pas simplement les services d'un domestique de maison, après tout, ce n'est pas comme s'ils n'en avaient pas les moyens. Cependant, elle a choisi de se taire. Depuis l'incident avec Arzhel, un mois et demi plus tôt, ses rapports avec ses employeurs sont tendus, et la jeune fille préfère ne pas jeter de l'huile sur le feu. Cela reste tout de même injuste, puisque Paullus est en grande partie responsable de la faute et qu'elle a simplement suivi le mouvement.

En plus, j'ai failli me faire éventrer à cause de ça.

Mais comme June a choisi de taire cet incident, on ne peut leur reprocher de ne pas faire preuve d'un peu plus de compassion.

La vérité, c'est qu'elle n'a aucune confiance en eux. Il lui a fallu du temps pour le comprendre, mais il ne fait plus aucun doute dans son esprit que le couple l'a accueilli seulement parce qu'Arthur en a fait la demande. Julia et Paullus sont hostiles aux étrangers, et la jeune fille n'a pas fait exception. Ils dissimulent leur aversion uniquement parce qu'elle est une employée intelligente et consciencieuse, capable de travailler des heures sans se plaindre.

Seulement voilà, depuis le fiasco avec l'agriculteur, le couple, et en particulier Julia, a décidé de lui retirer sa confiance au point d'en devenir détestable. Ils épient tous ses mouvements, questionnent chacun de ses choix et se montrent ouvertement hostiles.

L'argent peut vraiment faire des merveilles quand il s'agit de transformer les gens.

Conclusion ; selon June, la mission particulièrement détestable de faire le ménage dans leur immense demeure n'est ni plus ni moins qu'une vengeance. Et que peut-elle dire ? Certes, la jeune fille est censée être le contremaître des écuries, mais elle est avant tout leur employée. Et ici, quand on n'est pas content de ses conditions de travail, on ne va pas aux prud'hommes. Non, on a le choix entre la fermer ou crever de faim dans la rue.

- Courage, tu as déjà fait le plus gros, marmonne-t-elle à voix basse.

Il ne lui reste plus que la bibliothèque à récurer, mais la tâche lui prendra au moins un ou deux jours de plus. La surface de la pièce est inimaginable et il y a tellement de livres que June ne pourrait estimer leur nombre. Il lui faudra un temps considérable pour les épousseter un par un.

Ok, ça suffit pour aujourd'hui, j'abandonne.

Avec lassitude, June descend de l'escabeau. Son dos est devenu douloureux à force de se pencher pour récurer, et elle n'a plus de force dans les bras. Certains jours, la jeune fille déteste sa vie.

Après un rapide coup d'œil sur la salle, pour examiner l'étendue du travail restant, June passe la grande porte incrustée d'or et se retrouve le couloir. À peine a-t-elle le temps de faire un pas qu'une petite bille en bois vient heurter sa chaussure. Elle lève le regard, et un fin sourire vient éclairer son visage en remarquant un jeune enfant assis contre le mur, à quelques mètres d'elle. Il a quatre ou cinq ans tout au plus, et de beaux cheveux noirs légèrement ondulés. June l'a déjà aperçu à plusieurs reprises auparavant ; c'est le petit-fils de Paullus et Julia. Manifestement, il semble se demander si elle va se mettre en colère, parce qu'il l'observe avec de grands yeux déjà embués de larmes. Mais June se contente de secouer la tête avant de pousser la bille du pied, qui retourne en roulant vers son propriétaire. Sans plus hésiter et avec un petit cri de joie, l'enfant la lui renvoie.

Leur petit jeu dure une dizaine de minutes avant d'être interrompu par Julia, qui arrive à grandes enjambées furieuses.

- Que faites-vous avec mon petit-fils, June ? questionne-t-elle tout en prenant l'enfant dans ses bras sans douceur.

- Il était seul, et il avait l'air de s'ennuyer, répond la jeune fille en haussant les épaules.

- Au cas où vous ne le sauriez pas encore, nous ne vous payons pas pour vous amuser ! Et vous n'avez rien à faire avec lui. Les nobles ne se mélangent pas avec le bas peuple.

Sur ces mots, la femme fait volte-face et s'en va aussi rapidement qu'elle est venue, portant le petit garçon comme on aurait porté un sac à patates. Par-dessus son épaule, l'enfant regarde June d'un air malheureux, et elle ne peut que lui adresser un sourire navré. Tous deux disparaissent de son champ de vision mais pendant de longues secondes encore, June entend la voix agressive de Julia gronder son petit-fils.

Encore un gosse qui n'aura pas que des bons souvenirs de son enfance, pense la jeune fille en secouant tristement la tête.

Il lui faut une seconde ou deux pour se ressaisir, des réminiscences désagréables de son propre passé lui revenant en mémoire, et c'est alourdie par la fatigue et la tristesse qu'elle quitte la demeure tant détestée de ses employeurs. À l'instant même où la jeune fille met les pieds dehors, les battements de son cœur s'apaisent, et elle retrouve sa tranquillité d'esprit. Elle se sent véritablement bien dans les écuries, qui sont désormais son foyer. Plus que sa maison d'Ashfield ne l'a jamais été. Quelles que soient les tensions régnant entre ses employeurs et elle, June est presque certaine de ne pas être capable de partir en claquant la porte.

Perdue dans ses pensées, elle effectue un rapide tour d'inspection, principalement pour vérifier que foin, avoine, et grain sont à l'abri de l'humidité, lorsqu'un bruit vient attirer son attention. C'est un hennissement, produit par un cheval qui lui est familier. À force de cohabiter avec ces locataires à quatre pattes, la jeune fille a appris à différencier chaque hennissement et mieux encore, elle peut même parfois deviner l'humeur de celui qui l'a poussé. Là, il n'y a pas de doute ; c'est Mistrig qui s'exprime, et elle n'est pas en train de quémander du foin. En fait, elle paraît plutôt agitée.

J'espère qu'elle n'est pas en train de mettre bas ! C'est trop tôt !

June se met à courir en direction du box de la jument pleine et a la surprise de s'apercevoir que quelqu'un s'y trouve déjà. C'est un homme et bien qu'il soit de dos, il est clair que ce n'est pas un palefrenier ; en effet, les palefreniers ne portent pas ce genre de manteaux en fourrure délicate. Trop salissants et trop fragiles. Trop luxueux, aussi.

- Hé vous, l'apostrophe la jeune fille, agacée. Vous n'avez rien à faire là-dedans. Il est interdit d'entrer dans les box des chevaux. Vous vous être cru dans un moulin, ou quoi ?

En effet, la plupart des pensionnaires de l'écurie appartiennent à des gens fortunés, qui paient généreusement l'attention excessive qu'on leur porte, et il n'est pas question de laisser des inconnus s'en approcher.

- Cette jument m'appartient, lui répond une voix grave, alors je crois que vous allez devoir faire une exception.

June croise les bras sur sa poitrine. Il se moque d'elle.

- Je ne pense pas, non. Mistrig appartient au seigneur…

L'importun se tourne lentement, ce qui a pour effet de la faire taire. La dernière fois qu'elle les a vu remonte à plusieurs mois, mais les beaux yeux verts qui la dévisagent sont impossibles à confondre, tant leur profondeur est mémorable.

- Au seigneur Arthur, oui.

Zut, je suis la reine des idiotes. Comment je vais pouvoir expliquer à Julia et Paullus qu'il s'est vexé parce que je l'ai confondu avec le paumé du coin ?

Peut-être pour la première fois de sa vie, June sent le rouge lui monter aux joues. Arthur est une figurante importante à travers toute la Bretagne antique ainsi que dans la mythologie, et elle vient de se ridiculiser devant lui.

Qu'est-ce que tu racontes, June ? Tu t'es baladée une journée entière en short devant lui, ce qui doit équivaloir de nos jours à parader en string devant le curé de l'église locale, et c'est maintenant que tu te sens ridicule ?

- Veuillez m'excuser, je ne vous avais pas reconnu. Permettez-moi de…

Avec un geste désinvolte, l'homme l'interrompt :

- C'est ma faute, j'aurais dû m'annoncer. Vous ne pouviez pas savoir.

Il y a un court silence maladroit, heureusement interrompu par Mistrig qui passe la tête par l'ouverture de son box, tendant le nez en direction de June. À la grande joie de cette dernière, la jument paraît heureuse de la voir, au point d'en oublier son propriétaire. La jeune fille se laisse renifler les doigts avant de murmurer doucement :

- Désolée, je n'ai rien pour toi ce soir…

- Manifestement, ma jument est corrompue, intervient le chevalier avec un léger sourire. Que lui avez-vous offert ? Des carottes ? Du pain ?

- De l'attention, réplique June d'un ton brusque avant de se reprendre et de poursuivre plus poliment ; vous ne venez pas souvent la voir.

La jeune fille, qui s'est prise d'affection pour la petite jument, a bien du mal à comprendre que l'on puisse négliger un animal si gentil. Loin de s'en offenser, Arthur acquiesce.

- Vous avez raison, mais j'ai la nette impression qu'elle est entre de bonnes mains. N'est-ce pas, June ?

Alors il se souvient d'elle. Ce n'est pas réellement une surprise, mais June ne peut s'empêcher d'être étonnée. Après les avoir placées, Elena et elle, dans leurs foyers respectifs, Arthur a repris le cours de sa vie et ne s'est jamais donné la peine de leur rendre visite, ne serait-ce que pour prendre de leurs nouvelles. June en a donc conclu qu'il les avait oublié ou que la gentillesse qu'il leur a témoigné n'était que de façade. Après tout, les gens, contrairement aux chevaux, sont capables de jouer la comédie pour obtenir ce qu'ils veulent.

- Bien sûr.

- Je crois qu'elle vous apprécie, ajoute-t-il en regardant Mistrig souffler doucement dans le cou de June. Cette jument a toujours été un excellent juge de caractère. Vous êtes certainement quelqu'un de recommandable.

- Ou alors elle est facilement corruptible, réplique la jeune fille avec malice. Vous n'avez pas à vous en faire, nous prenons soin d'elle.

Les deux interlocuteurs échangent un sourire, et Arthur caresse doucement le ventre gonflé de la jument. Interpellée par la tendresse émanant de ce geste, June se décide enfin à poser la question qui lui trotte dans la tête :

- Est-il vrai que les chevaliers ne se débarrassent jamais de leurs montures lorsqu'elles deviennent trop âgées pour partir au combat et qu'ils les font reproduire jusqu'à obtenir un autre étalon de la même lignée ?

- Comment pourrait-il en être autrement ? répond Arthur en haussant les sourcils. Dans les situations difficiles, mes hommes et ma monture sont mes meilleurs alliés. Vous seriez surprise de voir le courage et le dévouement dont les chevaux sont capables. Mon étalon commence à se faire vieux, dans quelques années il lui faudra rejoindre les verts pâturages plutôt que les champs de bataille, et ce sera un déchirement.

Mistrig tourne la tête vers le chevalier, et tous deux échangent un long regard qui semble presque intime.

- Voilà pourquoi je compte sur cette belle jument pour donner naissance à un poulain mâle, descendant de mon cheval actuel.

- On dirait qu'elle vous comprend, murmure June, fascinée.

- Je suis certain qu'elle me comprend, sourit Arthur. Et elle a l'air de vous faire confiance. Vous me rendriez un grand service si, quelques mois après la mise bas, vous acceptiez de la monter de temps en temps. Je ne peux le faire moi-même, et je crains qu'elle s'ennuie, seule dans son box.

- C'est gentil, mais je crois que je préfère garder les deux pieds sur terre, grimace June. J'ai déjà mis assez de temps à m'habituer à ces bestioles en étant au sol pour ne pas m'amuser à jouer les casse-cous sur leur dos.

- Je comprends, dit le chevalier avec un léger rire, qui semble presque déplacé venant de lui tant l'homme est austère. Je dois retourner au fort, mais j'ai été ravi de constater par moi-même que vous semblez bien vous porter, June.

La jeune fille hausse les sourcils mais le chevalier ne lui laisse pas le temps de répliquer et quitte les écuries. Elle le regarde s'éloigner d'un pas raide, comme si cet instant de quiétude n'était déjà plus qu'un souvenir lointain et que les responsabilités pesant sur ses épaules l'écrasaient de nouveau.

- Quel drôle de type, murmure-t-elle doucement.


- J'ai peut-être parlé un peu trop vite en disant que je me souvenais de l'emplacement des chambres des chevaliers, soupire Elena en jetant un regard éperdu autour d'elle.

Il n'y a que des couloirs, des couloirs et encore des couloirs. De la pierre, de la pierre, et encore de la pierre. C'en est presque ennuyeux. La première fois qu'elle a traversé le fort, la jeune fille venait d'atterrir ici et était complètement traumatisée et sous le choc. La seconde fois, c'était juste après s'être faite agresser par un soldat romain et en redoutant d'être écorchée vive par un chevalier à l'air pas commode. Dieu merci, elle a survécu à ces deux expériences, mais cela ne change rien au fait qu'Elena n'a pas prêté attention aux alentours autant qu'elle le pensait.

Et dire qu'il faudra attendre encore près de deux mille ans avant que le GPS soit inventé.

Après trente minutes de recherches infructueuses, Elena décide de renoncer. Tant pis, les chevaliers devront porter des tuniques sales pendant encore un jour ou deux, le temps que les deux servantes soient de nouveau sur pied. La jeune fille n'est pas même pas certaine qu'ils s'en apercevront.

C'est en revenant sur ses pas qu'elle voit une grande porte en acajou, qu'elle n'a pas remarqué tout à l'heure. Décidant de tenter sa chance, elle l'ouvre précautionneusement pour ne pas renverser la pile de linge dans ses bras et se glisse dans le couloir.

Gagné ! jubile-t-elle en examinant les alentours.

Le corridor, qui lui est familier, est vide de meubles mais jalonné d'une trentaine de portes. Bien trop pour les neuf chevaliers vivant actuellement au Mur. Pendant un bref instant, la jeune fille se demande ce qui a bien pu arriver aux autres. Peut-être qu'ils sont rentrés chez eux.

À sa grande surprise, les écussons sont gravés sur les portes, et Elena se demande comment elle a pu ne pas les voir la première fois qu'elle est venue ici. Son travail n'en sera que facilité, puisqu'elle n'aura pas à écumer toutes les chambres en essayant de déterminer à qui chacune appartient, et la jeune fille comprend mieux comment les deux servantes parviennent à déposer le linge sans se tromper. Il suffit que les écussons sur les vêtements et sur les portes correspondent.

- Bon, pas de doute, celui avec le serpent appartient au seigneur Calogrenant, pense-t-elle à voix haute tout en jetant un coup d'œil à la tunique trônant sur la pile de linge.

Tout en prenant une profonde inspiration, Elena toque maladroitement à une des portes. Quelques secondes plus tard, comme elle n'obtient pas de réponse, la jeune fille pousse doucement le battant, en priant de toutes ses forces pour que personne ne se trouve à l'intérieur.

Le type qui accepte de porter ce genre d'emblème a forcément de sérieux soucis mentaux.

Mais la chambre est vide, et c'est avec soulagement que la jeune fille, en quatrième vitesse, dépose le linge sur une armoire certainement prévue à cet effet. Elle fait de même dans la chambre de Dagonnet, puis celle de Galaad, et enfin celle de Tristan, où elle trouve le moyen de frôler l'apoplexie en se retrouvant face à une amure vide, mais montée sur pied. Décidémment, il l'a traumatisée.

Bon ben, il ne me reste plus que les seigneurs Lancelot et Gauvain.

Après une courte hésitation, Elena choisit de commencer par la chambre de Gauvain, avant de passer à celle de Lancelot. Comme pour les autres, elle toque et patiente quelques instants avant d'entrer, curieuse de voir à quoi peuvent bien ressembler les appartements privés d'un top model version antiquité. Cependant, la pièce est identique aux autres, désordonnée et exhalant une odeur de sueur, hormis pour l'ouverture sur l'extérieur qu'elle comporte, sorte de petite fenêtre sans vitre.

- Que faites-vous dans ma chambre ? interroge alors une voix dans son dos.

Avec un violent sursaut, l'adolescente fait volte-face et se retrouve nez à nez avec un homme incroyablement séduisant, à côté de qui Brad Pitt et compagnie feraient pâle figure. Elena a un mouvement de recul, sa bouche s'ouvrant et se refermant à la manière d'un poisson sous l'eau. Lancelot, qui semble habitué à ce type de réaction, ne s'en formalise pas et va ranger l'épée qui pend à sa ceinture dans un fourreau accroché au mur. Tout en lui adressant un sourire enjôleur et comme s'il n'y avait absolument rien de déplacé dans cette situation, le chevalier retire sa tunique trempée de sueur, révélant un torse magnifiquement dessiné et des muscles à vous faire baver d'envie la plus frigide des bonnes sœurs.

Boum, crise cardiaque.

- Vous aurait-on retiré votre langue ? interroge l'homme avec amusement, ses deux yeux noirs brillant de malice.

Oh mon Dieu. C'est vraiment possible d'être aussi sexy rien qu'en remuant les lèvres ?

- Euh, je… balbutie la jeune fille en détournant le regard.

Pense à quelque chose de moche. Pense à tout sauf à son torse dévêtu. Pense à la vieille qui a essayé de te refiler un paquet de farine au double de son prix.

- Je suis venue vous apporter votre linge, se reprend-elle enfin, tout en s'activant pour déposer les tuniques lui appartenant.

Principalement pour éviter de croiser son regard, en fait.

- Mais c'est qu'elle parle ! s'exclame le chevalier avec humour. Et notre langue, par-dessus le marché. La dernière fois que nous nous sommes vus, ma dame, je ne comprenais pas un traître mot de ce que vous baragouiniez.

C'est vraiment légal, de sourire comme ça ?

Aucune chance. Ce genre de sourire est une arme de destruction massive. Sur la population féminine, principalement.

- Vous vous souvenez de moi ? s'étonne Elena, bêtement flattée qu'un homme tel que lui puisse ne pas l'avoir oubliée.

Figée par son regard, elle n'a pas un seul geste de recul lorsque Lancelot s'empare de sa main et l'amène à ses lèvres, y déposant un léger baiser.

- Je n'oublie jamais les jolies jeunes femmes, Elena.

À cet instant, si Elena avait été foudroyée sur place, elle aurait certainement effectué un aller direct jusqu'au septième ciel. Les joues brûlantes, la jeune fille retire brusquement sa main, et c'est en s'efforçant de se remémorer tous ses principes féministes qu'elle répond ;

- Je vous remercie, mais il faut que… que j'y aille.

Oubliant sa fierté, qui a de toute façon bien trop souvent été piétinée, la jeune fille quitte la chambre en courant. Littéralement. Une fois dans le couloir, le cœur battant, elle s'adosse à la porte qu'elle vient de refermer et tente de reprendre son souffle. Le moins que l'on puisse dire, c'est que toutes ses rencontres avec Lancelot se sont révélées intenses, et l'adolescente se maudit de manquer à ce point de répartie et de force de caractère en sa présence. Après tout, Elena est bien consciente de ce qui se cache derrière ce sourire enjôleur et ce regard fascinant ; un besoin irrésistible de séduire toutes les femmes croisant sa route et la faculté de décimer des êtres humains dès qu'on le lui ordonne. En bref, rien de bien attrayant. Lancelot est aux antipodes de tout ce en quoi la jeune fille croit, c'est-à-dire la tolérance et le pacifisme, et il n'a pour lui qu'un physique agréable.

En résumé, une belle tête vide sur un corps destiné à tuer. Charmant.

- Impossible ! s'exclame alors une voix féminine qui n'est définitivement pas la sienne.

Elena remarque enfin la jeune femme qui se tient face à elle, l'air ahuri. C'est une domestique, elle porte l'uniforme de celles qui font le service au moment du repas.

- Tu connais Lancelot ? interroge cette dernière d'une voix où se mêlent jalousie et étonnement.

- Tu nous espionnais ? s'insurge l'adolescente en guise de réponse avant de grimacer. Non, je ne le connais pas, alors oublie ça s'il te plaît.

J'aurais mieux fait de rester dans ma blanchisserie. Au moins là-bas, on est à l'abri des chevaliers trop séduisants qui se baladent à moitié à poil.

- Il t'a appelé par ton prénom et t'a même fait un baisemain ! s'enflamme la servante, qui est certainement déjà en train de s'inventer une romance entre la pauvre orpheline et le chevalier au regard de braise.

- Je doute d'être la seule à avoir eu ce privilège, murmure Elena en levant les yeux au ciel.

Ses mots tombent dans l'oreille d'un sourd, la servante s'éloignant d'un pas excité, probablement ravie de détenir ce qui doit ressembler au scoop de l'année.

Ça va faire les gros titres, soupire la jeune fille en silence.