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Chapitre 15 : La plainte

- Tu sais, fait June d'un air narquois, j'ai entendu de bien vilaines choses à ton sujet.

Allongée dans la neige, en dépit du froid qui gèle ses os et de l'humidité qui s'infiltre dans ses vêtements, Elena pousse un soupir agacé. Voilà que même June, qui n'est pourtant pas franchement perméable aux commérages, s'y met. Depuis deux jours, la rumeur que Lancelot et elle entretiendraient une liaison se propage dans les alentours du fort, et l'adolescente ne parvient pas à ignorer les regards curieux et parfois même outragés des villageois. Dans leur vision franchement étroite du monde, il est criminel qu'un chevalier, qui fait partie de l'élite de l'armée, puisse vouloir fréquenter quelqu'un d'aussi insignifiant qu'elle. Bien qu'insultée qu'on se permette de la juger ainsi, l'adolescente ne peut les contredire ; Lancelot a l'allure d'un dieu vivant.

- Je ne savais pas que tu avais décidé de devenir la nouvelle concierge du coin, réplique Elena en fermant les yeux, pour éviter de rencontrer le regard sardonique de son amie.

Les bras croisés sur sa poitrine, cette dernière se tient debout au-dessus d'elle et la domine de toute sa hauteur. Et un mètre soixante-quinze, c'est grand.

- Alors tu utilises l'ironie maintenant ? On aurait quelque chose à se reprocher ?

- Non, June, je t'assure que non, soupire l'adolescente en se redressant sur les fesses. Je ne fais que profiter de la neige et du soleil, qui commençait sérieusement à se faire rare ces derniers temps, tout en essayant de t'ignorer.

June fronce les sourcils d'un air dégoûté.

- Je me demande d'où te vient cette obsession pour la neige. Il n'y a vraiment rien d'extraordinaire dans cet amas de glace cristallisée aggloméré en flocons. Mis à part le fait qu'on se gèle les miches encore plus que d'habitude.

- Tu intellectualises beaucoup trop, répond Elena avec un sourire. La neige, ça représente l'enfance, Noël, les réunions de famille. Vu sous cet angle, c'est beaucoup plus plaisant, pas vrai ?

- Jusqu'à ce que tu chopes la crève. Mais ne change pas de sujet. J'aimerais savoir ce qui est arrivée à la Elena qui m'a fait tout un cours sur l'importance d'être indépendante et de ne pas compter sur les hommes. Tu me diras, ça ne t'empêche pas de fréquenter quelqu'un… à condition que ce ne soit pas Lancelot. Parce que dans le genre idiot misogyne, il peut rivaliser avec les plus grands.

- Et moi, j'en reviens pas que tu écoutes ce genre de bêtises. Il ne s'est absolument rien passé, seulement, tu te souviens de Lancelot comme moi, il m'a fait son numéro de charme, cette stupide servante l'a vu, et…

- Et tu n'as pas pu t'empêcher de te pâmer d'admiration devant cet apollon de pacotille, complète June d'un air entendu. Lève-toi avant d'attraper une pneumonie.

La jeune fille lui tend une main, qu'Elena saisit de mauvaise grâce. Certains jours, être l'amie de June n'est pas chose facile, ses railleries visant souvent juste.

- Je croyais que tu étais censée être mon amie ? se plaint Elena d'une voix geignarde tout en époussetant son long manteau recouvert de neige.

- Je le suis, figure-toi. En tant qu'amie, mon devoir est de t'avertir lorsque je te vois prendre une mauvaise pente. Je ne le fais peut-être pas très gentiment mais ça, c'est parce que j'ai besoin de me défouler après la journée que je viens de passer à récurer la bibliothèque de mes fichus patrons.

- Charmant. Eh bien, je te remercie de ton inquiétude, mais il ne se passe absolument rien entre Lancelot et moi. C'est à peine si on a échangé trois phrases.

- C'est bon, je te crois. Je me doutais que tu étais trop intelligente pour tomber dans le panneau, mais il fallait quand même que j'en ai le cœur net.

- Tu ne l'aimes vraiment pas, hein ? devine Elena en riant.

- Non, vraiment pas. Je n'ai toujours pas digéré la façon dont il s'est moqué de moi et de ma tenue le jour de notre arrivée.

- Ça fait plus de huit mois, quand même. Et à l'époque, on ne comprenait rien à ce que les gens d'ici racontaient.

- Peut-être, mais il n'y a pas besoin d'être polyglotte pour deviner ce qui lui a traversé l'esprit, rétorque dignement June. Il n'aurait pas dû, c'est tout.

- Eh ben, rappelle-moi de ne jamais te contrarier !

D'un même pas, parce que le soleil se couche tôt à cette période de l'année, les deux filles se dirigent vers le centre de la ville, où elles se sépareront pour retourner à leurs domiciles respectifs.

- C'est quoi tout ce remue-ménage ? s'étonne Elena, les sourcils haussés.

En effet, a à peine une centaine de mètres de l'entrée de la ville, quelque chose semble se préparer. Une masse de villageois est réunie, à grands renforts de cris exaltés et d'immenses feux de joie. Une trentaine de bêtes en tous genres, cochons, chèvres et agneaux, sont parqués dans des enclos de fortune, attendant on-ne-sait-quoi. Le spectacle est aussi magnifique que surprenant, et les hautes flammes rougeoyantes se reflètent sur la neige piétinée mais immaculée, éclairant les alentours et repoussant quelque peu la nuit tombante. Pour la première fois de sa vie, Elena assiste à ce qui semble être les préparatifs d'une fête antique. Les enfants courent dans tous les sens, jouant avec la neige et s'approchant précautionneusement des feux, avant d'être chassés par des adultes vigilants. Un peu partout, on installe des bancs et on met en place des broches pour faire rôtir de la viande. Au bas mot, il y a de quoi accueillir cinq à six cents personnes, et les festivités promettent d'être magistrales.

- Tu n'es pas au courant ? Les habitants du Mur fêtent quelque chose en rapport avec les esprits. Apparemment, ce soir ils passeront la frontière du monde des morts pour rejoindre celui des vivants.

- Non, Ioena ne m'a rien dit, et il y avait tellement de travail aujourd'hui que j'ai à peine eu le temps de discuter avec les filles de la lingerie, explique Elena en observant, avec des yeux ronds, ce qui se déroule devant elle. Mais attends, ce truc dont tu parles, c'est pas Halloween ?

- Certainement pas à cette époque, non, se met à rire June. Ici, on appelle ça Samain.

Elena fronce les sourcils.

- Et ce n'est pas censé avoir lieu en Octobre ?

- Si.

- Mais on est en Décembre ?

- Que veux-tu que je te dise, Elena ? rétorque June d'un air excédé. Oui, c'est étrange, mais tu veux savoir ce qui est encore plus étrange ? Faire un bond dans le passé, par exemple. Rencontrer des figures mythologiques qui ne devraient même pas exister. Peut-être que la fête des esprits avaient lieu en décembre avant d'être reprise et transformée par le Christianisme. De toute façon, depuis que je suis ici, j'ai décidé d'arrêter de me fier à ce que j'ai lu dans les bouquins.

Complètement fascinée par le brouhaha et le joyeux tumulte qui s'organisent devant elle, Elena en oublie ses interrogations. Elle est irrésistiblement attirée par ces festivités et trépigne d'envie à l'idée de s'y rendre.

- Ça te tente d'y aller ? propose-t-elle à son amie, qui contemple le spectacle avec un enthousiasme plus modéré.

- Pas vraiment, non. Je suis de garde aux écuries, et je ne peux pas me défiler. Mistrig, la jument d'Arthur, n'est plus qu'à quelques semaines de la mise bas, et mes patrons me tueront s'il arrive quelque chose au poulain parce que je suis partie faire la fête. Un seigneur romain, ce n'est pas n'importe quel client.

- Tant pis, murmure Elena, déçue.

Elle aurait adoré pouvoir passer la soirée à s'amuser avec son amie mais comme souvent, June est retenue par ses responsabilités. Parfois, Elena regrette le sérieux et le dévouement dont elle fait preuve envers les écuries. Après tout, étant donné la façon dont elle y est traitée, il est clair qu'on ne la mérite pas.

- Tu peux toujours demander à Ioena d'y aller avec toi, observe June.

- Ce n'est quand même pas tout à fait pareil. Mais bon, pourquoi pas. Allez admets-le, ajoute Elena d'un air rieur, si tu ne veux pas venir, c'est parce que tu es le genre de bonnet de nuit qui gâche l'ambiance !

- Voilà, c'est ça. Et toi tu es la fêtarde qui entraîne tous les autres et s'envoie le coureur de jupons de service. Classique.

Outrée, Elena lui assène un coup de coude dans les côtes avant de l'entraîner vers le centre-ville.


Elena passe la porte de la masure en un coup de vent, surprenant Ioena qui est penché sur deux longs bâtons de bois. Surprise par l'entrée en trombe de sa jeune protégée, la vieille femme lâche le couteau qu'elle tient et recule d'un pas chancelant, une main posée sur le cœur.

- Désolée, désolée, désolée, s'excuse l'adolescente avec inquiétude. Ça va ?

- Oui, ne t'en fais pas, bredouille Ioena. Simplement, si à l'avenir tu pouvais éviter ce genre d'entrée fracassante... ce n'est pas bon pour mon vieux cœur. Tu as l'air tout excitée. Que se passe-t-il ?

- C'est ce truc, juste à l'entrée de la ville, je crois qu'ils font une fête, explique Elena à toute vitesse, de peur que la guérisseuse l'interrompe et refuse d'emblée de s'y rendre. Ça a l'air vraiment extra ! Il y a même des feux !

- Oh, ça. Dommage que tu l'aies appris par toi-même, je n'aurais pas l'occasion de te faire la surprise.

Les yeux écarquillés, Elena observe le visage rieur de la vieille femme.

- La surprise ? Qu'est-ce que vous voulez dire ? Et puis, ajoute-t-elle en faisant un geste en direction du couteau et des deux bâtons, c'est quoi tout ça ?

- Tout ça, ma petite, c'est ce que nous allons emmener à la commémoration des esprits, plus communément appelée…

- Samain, je sais.

- Contente-toi de faire comme moi, tu comprendras tout à l'heure.

Ioena lui tend un des deux bâtons et lui enjoint de se munir d'un couteau. Attentive à bien imiter les gestes de la vieille femme, Elena se met à tailler le long morceau de bois. À plusieurs reprises, Ioena s'arrête pour vérifier son travail et lui donner de brèves instructions, que la jeune fille suit à la lettre. Elle est curieuse de voir ce que toute cette préparation est censée donner et n'est pas déçue ; les deux femmes sont en train de tailler des torches. Excitée, Elena plonge la sienne dans de la cire d'abeille, comme le lui a ordonné Ioena. Alors que toutes deux s'apprêtent à quitter la masure, l'adolescente, brusquement inquiète, pose une main sur le crucifix qui pend à son cou et demande :

- Samain, c'est une fête païenne, non ? Est-ce qu'on ne risque pas de me demander de partir si on s'aperçoit que je porte ce genre de pendentif ?

Bien qu'elle ne soit pas chrétienne, Elena répugne à s'en séparer. Il est son seul lien avec sa vie passée et a plus de valeur à ses yeux que tout l'or du monde.

- Non, ma chérie. En général, les chrétiens évitent ces festivités, mais cela ne signifie pas pour autant qu'ils ne sont pas les bienvenus, explique Ioena en chargeant sur son dos un sac qui semble plutôt lourd. Tous ceux qui veulent célébrer les esprits sont accueillis chaleureusement. En parlant de ça, est-ce que June nous y rejoint ?

- Elle est occupée aux écuries. Il y a quoi dans ce sac ?

- Tu le sauras bien assez tôt. Alors, nous y allons ou tu préfères passer la soirée à discutailler inutilement ?

Avec un sourire entendu, la jeune fille ouvre la porte et laisse passer Ioena avant de la suivre dans l'allée.

Qui a dit que les gens de l'Antiquité sont pantouflards ?


Effectuant un rapide tour d'inspection avant la nuit, June vérifie les mangeoires et les abreuvoirs dans les box. Tout va bien, les écuries sont calmes et les bêtes rassasiées. Le silence est presque complet, rythmé par le souffle régulier des chevaux et parfois, mais rarement, interrompu par un hennissement. Plusieurs des pensionnaires somnolent déjà, leurs grosses têtes soyeuses pendant par l'ouverture des portes en bois. La jeune fille se délecte de cette quiétude, qui fait du coucher un de ses moments préférés de la journée. Enfin, elle peut relâcher la tension accumulée et respirer l'air frais de ce milieu de soirée. June vit pour ces instants, qui rendent supportables la dureté du quotidien ici. Avant d'être transportée à l'Antiquité, c'était tout l'inverse. Quitter sa villa des beaux quartiers d'Ashfield était un véritable soulagement et toute la journée, elle regardait avec anxiété défiler les heures qui la rapprochaient de son retour chez elle.

D'un pas paisible, June entre dans le box qu'elle occupe chaque soir. Elle l'a confortablement aménagé, dans la mesure du possible, et une épaisse couche de paille la protège de la dureté du sol. De plus, quelques semaines plus tôt elle a économisé pour pouvoir s'offrir une couverture en laine moelleuse, qui lui tient raisonnablement chaud. Aux quatre coins de sa chambre de fortune se cachent des trésors, c'est-à-dire les quelques objets qu'elle a pu acheter ou dénicher dans la rue, enterrés sous le fourrage de crainte qu'on ne les lui vole. Ce n'est encore jamais arrivé, mais elle n'est probablement pas une cible très alléchante pour les détrousseurs.

Saisissant le bol rempli d'eau du puits qui traîne dans un coin, June serre les dents et se prépare à la dure épreuve que représente le simple fait de se débarbouiller. Après avoir retiré sa robe en frissonnant, la jeune fille plonge un chiffon à peu près propre dans le récipient et se tamponne le visage avec, puis le reste du corps. Lorsqu'elle a terminé, le tissu blanc est devenu gris et à cette vue, la jeune fille se sent presque aussi sale qu'une minute auparavant. Une fois par semaine environ, elle se rend chez Ioena pour profiter de son feu et faire bouillir de l'eau, ce qui lui donne l'occasion de se laver correctement. Le reste du temps, elle doit se contenter d'une toilette rapide, et probablement en grande partie inutile. Hâtivement, elle enfile sa robe et s'enveloppe dans ses couvertures.

De longues minutes plus tard, le sommeil se faisant toujours attendre, June comprend qu'elle ne parviendra pas à s'endormir. La température a encore chuté par rapport aux autres nuits, et cette peur persistante de s'assoupir pour ne plus jamais se réveiller, emportée par l'hypothermie, harcèle son esprit. Découragée, la jeune fille se passe les mains sur le visage.

Zut. Qu'est-ce que je suis censée faire ? Ce n'est pas comme si pouvais me pointer chez Paullus et Julia en leur disant « Coucou, c'est moi ! Je me les gelais dehors alors j'ai décidé de m'inviter ! ».

Les chances pour que le couple ne la renvoie pas dehors à coups de pied aux fesses sont franchement minces.

La solution lui apparaît un instant plus tard. Depuis que son ventre est proéminent et que rester debout de longues heures la fatigue, Mistrig a tendance à se coucher pour dormir. Jusqu'ici, l'idée de passer la nuit dans un box occupé par un cheval a toujours rebuté June, pour une raison évidente ; le risque de se faire piétiner. Mais la jument pleine est lourde, lente et fatiguée, et il y a peu de chances pour qu'elle se relève brusquement.

Saisissant sa couverture, qu'elle porte à bout de bras pour l'empêcher de traîner sur le sol souillé, la jeune fille traverse les divers bâtiments de l'écurie endormie et se glisse dans le box de son animal favori. Comme elle s'y attendait, la jument s'est maladroitement couchée, certainement dans l'espoir de s'alléger du poids de son ventre.

- Coucou, toi, murmure-t-elle à voix basse, pour ne pas la surprendre. Je viens passer la nuit ici, alors j'espère que tu n'es pas contre le fait de partager.

Somnolente et habituée à sa présence, Mistrig ouvre à peine les yeux et ne bouge pas d'un poil. Rassurée par son manque de réaction, June va se blottir contre une paroi du box, le plus loin possible de l'animal et de ses sabots. Bien qu'elle se sente relativement en sécurité, deux précautions valent toujours mieux qu'une. Le box, naturellement chauffé par leurs températures corporelles, est presque aussi douillet qu'un bon lit et très vite, bercée par la respiration régulière de la jument, June sent ses paupières se fermer. Voilà que Morphée lui tend les bras, en effet, l'esprit embrumé par le sommeil, la jeune fille l'entend approcher à grands pas. Sa voix est rauque, bien qu'il parle doucement comme s'il essayait de la surprendre, et sa présence semble être source d'agitation autour de lui. C'est finalement Mistrig qui, en se relevant, lui fait comprendre que quelque chose cloche.

Avec un sursaut, la jeune fille ouvre les yeux. Le cœur battant, elle s'aperçoit que quelqu'un est en effet en approche, mais qu'il n'y a aucune chance pour que ce soit une quelconque réincarnation de Morphée. June tend l'oreille, dans l'optique d'évaluer le danger, et entend une seconde voix répondre à la première. Deux hommes traversent les écuries, aussi discrètement que possible, sauf que leurs pas résonnent sur le pavé et que leur présence inquiète les chevaux qui remuent, s'ébrouent. S'efforçant de garder la tête froide, la jeune fille effectue une rapide analyse de la situation ; les intrus ne sont certainement pas des palefreniers, qui se seraient annoncés pour éviter de la surprendre. Et personne d'autre ne met les pieds aux écuries la nuit.

Sauf peut-être des voleurs, ou des marchands de bêtes véreux, pense-t-elle en sentant une sueur froide couler le long de son dos.

Après tout, c'est bien cette pour raison qu'il y a constamment quelqu'un pour monter la garde. La sellerie, qui est presque toujours fermée à clé, contient du matériel équestre de valeur, notamment des selles en cuir parfois incrustées d'or ou de diamants, et certaines bêtes elles-mêmes ont plus de prix que tout ce que peut contenir la boutique d'un joaillier.

Inquiète et ne sachant que faire, June se contente d'écouter en silence. Les pas se rapprochent du box de Mistrig, et les deux hommes semblent, pour le moment, ignorer les chevaux.

- Où est-elle, bon Dieu ? La femme n'avait pas dit que nous la trouverions dans le premier bâtiment ? grogne l'un d'entre d'eux, et la jeune fille doit se mordre la lèvre pour retenir un cri d'effroi.

Ils ne viennent pas pour les bêtes, ni pour ce que les écuries peuvent contenir de précieux. Ils viennent pour elle !

- Elle a dû nous entendre arriver et essaie certainement de se cacher. Mais nous allons te débusquer, ma belle, tu m'entends ? Parce que tu as de sérieux problèmes, murmure une autre voix, presque chantonnante.

Ils parlent en Latin. Ce sont des Romains !

Cette pensée n'a rien de rassurante. Comme tout le monde, June se méfie d'eux. Même Elena, qui déteste faire des généralités, a admis qu'ils sont pourris jusqu'à la moelle. En particulier les soldats. Mais ils ne peuvent être des soldats. Pourquoi des soldats romains seraient-ils à sa recherche ?

Ce qui doit arriver arrive, un des deux hommes finit par passer la tête par la porte du box de Mistrig, l'apercevant immédiatement. Pendant une seconde, leurs regards se croisent, et June se sent si fragile, ainsi recroquevillée contre la paroi en bois, sa couverture glissant de ses épaules. Inquiète, la jument trépigne à côté d'elle, mais le Romain ne lui prête aucune attention.

Je t'en supplie, passe ton chemin, prie la jeune fille en silence, tout en tâtonnant pour récupérer le couteau qui a dû s'échapper de sa poche lorsqu'elle s'est endormie.

Espoir mort-né, parce qu'avec un large sourire, l'homme déclare d'une voix forte :

- Je l'ai trouvée ! Elle est ici !

Puis il tourne à nouveau son regard vers elle, et June sent son coeur faire un salto sous ses côtes. Il n'a vraiment pas l'air de plaisanter.

- Toi, la rouquine, tu lèves les mains en l'air et tu sors gentiment de ce box. Au moindre coup fourré, je te plante mon épée dans le bide, c'est clair ?

Terrifiée, la jeune fille hoche la tête, mettant une de ses mains en évidence. L'autre, tremblante, farfouille toujours derrière elle.

Où est ce fichu couteau ? Bon sang !

- Tu te moques de moi ? Les deux mains, et mets-toi debout. Maintenant !

Sursautant à cet ordre plus hurlé que parlé, June se lève lentement et abandonne l'idée de dénicher sa petite arme. Sous le regard attentif de l'homme, elle se dirige vers la porte du box, effleurant Mistrig sur le chemin. La pauvre jument, en sueur, doit sentir que la situation est anormale et s'agite.

Un deuxième homme apparaît et on lui ouvre la porte. Elle a à peine le temps d'effectuer un pas dans l'allée qu'elle est violemment saisie par le bras et précipitée contre le mur en face. Il lui faut quelques secondes pour se ressaisir, le choc l'assommant à moitié, et à la lueur de la lune, la jeune fille peut enfin examiner ses agresseurs. Ils sont bien Romains et à son grand malheur, ce sont aussi des soldats. Ils sont barraqués et la dominent de toute leur hauteur, et celui qui lui a ordonné de lever les mains est particulièrement effrayant. Il est borgne d'un œil, ce qu'il ne fait pas le moindre effort pour cacher. Quant à l'autre homme, il a des petites lèvres pincées qui dévoilent des dents pourries et un regard perfide ; il l'examine des pieds à la tête, comme on aurait examiné la viande écorchée d'une proie de chasse.

- Tu es June ? questionne le borgne.

Il l'a prise de vitesse, parce qu'elle s'apprêtait elle-même à les interroger sur leur identité.

C'est dingue ce que je suis recherchée ces derniers temps.

- Bien sûr que c'est elle, bougonne l'autre. Ils nous ont dit de chercher une grande rousse maigrichonne. Tu ne trouves pas que c'est plutôt ressemblant ?

Rempli d'incompréhension, le regard de June va de l'un à l'autre. Ils ? Qui a bien pu demander à des soldats romains de venir la tirer de son sommeil aussi violemment ?

- Allez, tu viens avec nous, crache le borgne en la saisissant par le bras, dans une poigne de fer.

- Non ! s'écrie June en se débattant. Vous n'avez pas le droit d'agir comme ça. Je n'ai rien fait et je veux savoir où vous m'emmenez !

- Tu n'as rien fait ? Ce n'est pas ce qui nous a été rapporté. On t'emmène voir Paullus et Julia Quintius. Ça te dit quelque chose ?

- Mes employeurs ? s'exclame-t-elle, désorientée.

- Ils ont porté plainte contre toi.

June n'en croit pas ses oreilles. La situation est un véritable cauchemar. On peut lui trouver tous les défauts du monde, elle est trop obstinée, trop froide, trop sarcastique, trop différente, mais la jeune fille a toujours mis un point d'honneur à se comporter honnêtement, surtout sur son lieu de travail.

- Pour quelle raison ?

D'un air glacial, et sans la moindre compassion, le borgne répond à sa question. Cependant, au lieu d'éclairer June, la révélation ne fait que la perturber davantage.

- Quoi ? Pour fraude et pour vol ?


La musique, produite par des dizaines de flûtes en bois et plusieurs tambours, est entraînante. Parce que Samain est supposée fêter, le temps d'une nuit, le retour des morts, on aurait pu s'attendre à une célébration triste et morbide, mais c'est en fait totalement l'opposé. Les villageois dansent près des feux, la tête rejetée en arrière, l'air plus libre qu'ils ne l'ont jamais été. Ioena et Elena, qui ont rejoint la fête deux heures auparavant, se sont installées sur un banc et observent les danseurs en souriant. L'adolescente aurait aimé les rejoindre mais est trop timide pour oser se mélanger à de parfaits inconnus. Alors elle se contente de regarder les flammes miroiter sur la neige, éclairant les visages réjouis des villageois, et d'admirer le ciel étoilé qui, fait rare, n'est pas masqué par la brume blanche. Peut-être pour la première fois depuis son arrivée ici, Elena se sent bien, parfaitement détendue et en accord avec elle-même. C'est un peu comme une trêve dans le tourbillon de mélancolie et de regrets qui l'envahit habituellement à la nuit tombée ; il est plus facile d'oublier ses problèmes en journée, lorsque le soleil brille et que vous êtes occupé, et le coucher est toujours un moment difficile pour la jeune fille qui se retrouve confrontée à ses pensées les plus noires. Mais ce soir, les feux de joie brillent haut dans le ciel, la bonne humeur générale est communicative et le pessimisme n'a pas sa place.

Avec un sourire, Elena repère Padrig et Adenor parmi les danseurs. Son amie a tressé sa longue chevelure châtain et y a même glissé une rose. Pendant un instant, la jeune fille hésite à la rejoindre, mais quelque chose d'autre attire son attention.

- Que font-ils, Ioena ? interroge-t-elle en saisissant le bras de la guérisseuse.

Cette dernière tourne la tête dans la direction qu'Elena lui indique, une étrange expression traversant son visage.

- C'est une des traditions de Samain.

Ioena a murmuré ces mots, et Elena s'aperçoit aussitôt qu'un changement d'humeur est en train de s'opérer chez elle.

- Un peu comme tout à l'heure, avec les animaux ?

Cela a été la seule partie désagréable de la soirée. L'adolescente, qui s'interrogeait sur la raison de leur présence à ces festivités, a obtenu sa réponse un peu plus tôt. En effet, comme de la viande rôtissait déjà sur les broches, il paraissait évident que les bêtes ne serviraient pas de repas. À la grande consternation d'Elena, les pauvres cochons, chèvres et agneaux, étaient destinés à être sacrifiés, dans le but d'honorer les esprits des morts. Selon Ioena, un véritable honneur a été accordé aux bêtes choisies, et la jeune fille a dû ravaler de cinglantes paroles. Après tout, comme June le dirait si elle était présente, ce genre de pratique n'est ni plus moins que culturelle. Heureusement, seules huit bêtes sur la trentaine ont été tuées.

En silence, la jeune fille observe la longue procession qui s'organise devant les feux. Les visages sont solennels, et tour à tour, chacun des villageois jette un objet dans les flammes. Il y a un peu de tout ; des os, des pierres, des cendres, des poupées, des peignes...

Oh.

- Ce sont des objets qui ont appartenus à quelqu'un qui leur était cher et qu'ils ont perdus, pas vrai ? réalise-t-elle, le ventre brusquement noué par la compassion.

Ioena hoche la tête avant de se joindre à la procession, sous le regard surpris d'Elena qui l'observe jeter dans le feu quatre petites billes. Tout comme elle, la guérisseuse évoque très peu son passé, et la jeune fille a fini par penser que sa bienfaitrice n'avait aucune famille. Après tout, personne ne vient jamais lui rendre visite. Cependant, elle s'est manifestement trompée. Avant elle, il y a bien eu quelqu'un dans la vie de la vieille femme, quelqu'un d'important.

Lorsque la guérisseuse, d'un pas lent, retourne s'asseoir près d'elle, Elena peine à la reconnaître. Ioena semble plus âgée et fatiguée que jamais, et la jeune fille sent son cœur se serrer.

- Le feu nous protégera des mauvais esprits qui tenteront de passer la frontière entre leur monde et le nôtre, explique la vieille femme d'un air las.

Sans un mot et en s'efforçant, par respect pour son interlocutrice, de ne pas laisser transparaître ce qu'elle pense de ce genre de mysticisme, l'adolescente hoche la tête avec sérieux.

- Ce soir, nous sommes tous connectés avec nos proches disparus. Puissent leurs âmes trouver le repos et leurs esprits s'apaiser.

La voix d'Ioena s'est mise à trembler. Pendant une seconde, elle n'a plus rien de la femme forte et pleine de répartie qu'Elena a toujours connu.

- On peut rentrer, si vous voulez ? propose-t-elle en lui saisissant la main.

- Alors il va nous falloir allumer les torches. Mais si tu veux bien, ajoute la vieille femme en levant son regard vers le ciel étoilé, j'aimerais profiter encore un peu de cette magnifique soirée.


June est conduite manu militari jusqu'à la demeure de Paullus et Julia. Les deux soldats se contentent de l'escorter sans prononcer un mot, mais sans hésiter non plus à lui donner une secousse lorsqu'ils la trouvent trop lente. La jeune fille n'en mène pas large. Il fait nuit, la lune éclaire faiblement les alentours, et le froid est glaçant. Dans ces circonstances, les chances de rencontrer un quelconque secours sont faibles, surtout que la plupart des Bretons fêtent Samain à plusieurs kilomètres des écuries. June sent son appréhension croître mais refuse de se laisser submeger ; il lui faut garder les idées claires, car elle est la seule à pouvoir se tirer de ce mauvais pas. Ses neurones tournent à plein régime, tentant de trouver un sens à la situation, mais rien de ce qui lui vient à l'esprit n'est rassurant. Ses employeurs ont porté plainte contre elle. Pourquoi ? Espèrent-ils se débarrasser d'elle ? Leur a-t-on rapporté de fausses accusations ? Et si oui, qui ?

Qui d'autre qu'une personne qui a déjà tenté de lui nuire ?

Arzhel.

Ils passent la porte d'entrée de la demeure, véritable étalage de luxe et d'abondance, que June commence sérieusement à abhorrer.

- Que va-t-il m'arriver ? interroge-t-elle d'une voix résignée.

- On va entendre la version des faits de ceux qui t'ont dénoncé, puis la tienne. Ensuite tu iras faire un tour dans les geôles, parce que même si tu ne mens pas, j'ai horreur des individus comme toi. Vous les étrangers qui vivez au nord du Mur, vous n'êtes que des sauvages. Vous ne valez pas mieux que ces bêtes qui se couvrent de peinture bleue et attaquent par-derrière, comme des couards.

- J'ai des droits. Même ici il y a des lois.

- Et qui dira quoi que ce soit ? rétorque le soldat au regard vicieux en la saisissant par le poignet et en la tournant vers lui. Qui ira défendre la ramasseuse de merde des écuries, qui se souciera de toi ?

Il a raison.

Elena ne mettra pas longtemps à s'apercevoir de sa disparition mais que pourra-t-elle y faire ? Les Romains ont les pleins pouvoirs sur la populace, qui ne peut qu'accuser les coups et les injustices en silence, de crainte de voir leur condition empirer. Si ces deux soldats ont décidé qu'il serait amusant de l'emprisonner jusqu'à la fin de ses jours, June voit mal comment Elena ou n'importe qui d'autre pourrait les en empêcher.

Lorsqu'ils atteignent le salon, la jeune fille obtient la confirmation de ses soupçons ; Arzhel, un petit sourire poli de façade ornant son visage, se tient près de Paullus et Julia, qui viennent manifestement d'être tirés de leur lit ; ils portent des robes de chambre et semblent quelque peu groggy. Cependant, ce n'est pas vers eux que l'attention de June se dirige. Son regard est braqué sur l'agriculteur, et elle a toutes les peines du monde à se retenir de se jeter sur lui. Il est la source de tous ses ennuis.

- June, la salue froidement Julia, qui en a décidément après elle. Arzhel, l'agriculteur que vous voyez là, est venu nous faire part d'un petit… désagrément si je puis dire. Il me semble que vous vous connaissez tous les deux ?

- Oh oui, murmure la jeune fille en serrant les mâchoires. Et j'ai comme une idée de ce qu'il a pu vous raconter.

- Il nous a été rapporté qu'au lieu d'effectuer la transaction, celle concernant l'approvisionnement en avoine, vous auriez…

- J'ai effectué la transaction ! l'interrompt June d'une voix tendue. Si vous cherchez votre argent, vous devriez commencer par l'interroger lui.

Recevant une bourrade dans l'épaule, la jeune fille est propulsée vers l'avant.

- Tais-toi ! lui aboie le soldat borgne. Tu réponds aux questions, c'est tout, et tu parleras quand on t'en donnera l'autorisation.

- Allons, messieurs, intervient alors Arzhel sur un ton mielleux. Il est inutile de se montrer violent. Après tout, cette jeune personne a certainement le droit d'être sous le choc. Avant de prendre de quelconques… mesures, je pense que nous nous devons d'éclaircir la situation.

Si elle n'avait pas craint d'être transpercée par l'épée d'un des soldats, June se serait jetée à son visage pour le lui lacérer. Il jubile, c'est évident.

- Alors allez-y, Arzhel, donnez-nous votre version des faits, s'impatiente Julia. Cette histoire n'a que trop duré.

Comme un acteur de théâtre s'apprêtant à délivrer un monologue longuement répété, l'agriculteur se racle la gorge et entame d'une voix solennelle :

- Je ne souhaite causer d'ennuis à personne, mais il m'a semblé important de vous avertir que votre employée n'a pas honoré sa promesse.

June se mord la lèvre.

Il va me le payer, je le jure. Je vais trouver un moyen de me sortir de ce guêpier et quand ce sera fait, il va regretter de ne pas avoir gardé ses distances.

- Nous nous étions mis d'accord pour que le paiement soit effectué avant la livraison…

À ces mots, Paullus détourne le regard. Cette idée, au demeurant stupide, était la sienne, mais June décide de garder le silence. Jamais il ne l'admettra et en tentant d'argumenter sur cette partie, elle ne fera que gaspiller les précieuses secondes qui lui seront accordées pour s'expliquer.

- … il est vrai que cette façon de procéder n'est pas des plus courantes mais June semblait convaincue de ma bonne foi, et elle m'a assurée que cela ne vous poserait aucun souci. Nous étions censés nous revoir quelques jours plus tard, pour qu'elle me remette le paiement et pour la signature du contrat, qui était censée déterminer la date de livraison ainsi que les modalités de nos prochaines collaborations. Mais les jours ont défilé, puis les semaines, puis tout un mois… Je me suis d'abord dit que vous aviez décidé de retarder la signature du contrat, cependant, ce long délai a fini par me paraître suspect…

- Au bout d'un mois et demi, il était temps oui, marmonne June, ironique.

Un des soldats romains lui adresse un sourire féroce, tout en refermant une main sur son bras pour le serrer cruellement. La jeune fille, refusant de lui donner la satisfaction d'exprimer sa douleur, blêmit mais reste muette.

- Pourtant, nous lui avions remis l'argent, soupire Julia avec théâtralité. Bon sang, ce que nous avons été stupides de faire confiance à une étrangère ! Nous vous avons accueillie chez nous, June ! Un poste à responsabilités vous a été confié ! Et c'est ainsi que vous nous remerciez ?

- Peut-être… peut-être que nous devrions lui laisser une chance de s'expliquer, intervient Paullus, presque timidement.

Il semble effrayé à l'idée de contrarier sa femme. Pleine de ressentiment, la jeune fille tourne son regard vers lui. S'il avait été moins lâche, elle ne serait sûrement pas dans ce pétrin.

- Effectivement, approuve Arzhel d'une voix faussement compatissante. June a peut-être perdu l'argent.

Cinq regards se tournent vers elle. Trois sont d'ores et déjà accusateurs, le quatrième est triomphant, et un seul est véritablement interrogateur. La partie est perdue d'avance.

Ces saletés de soldats sont ravis de me clouer au pilori simplement parce que ma tête ne leur revient pas, et Julia veut se débarrasser de moi.

A-t-elle vraiment quelque chose à gagner à tenter de se défendre ? C'est sa parole contre celle d'Arzhel, un riche exploitant apprécié dans les environs. Ici, la justice fonctionne surtout dans le sens des privilégiés.

Du temps. C'est du temps que je dois gagner. Réfléchis, June, réfléchis. La solution à ce merdier se trouve certainement sous tes yeux.

- Il ment. Sur toute la ligne.

- Alors vous refusez d'admettre ? s'emporte Julia. Qu'avez-vous fait de tout cet argent ?

- Pas grand-chose, manifestement, puisque je vis toujours dans un box, rétorque la jeune fille sur un ton glacial. Nous nous étions mis d'accord pour que le paiement ait lieu avant la livraison, jusque-là, tout est vrai. Mais je n'ai rien volé. Dès que j'ai eu l'argent en ma possession, je suis allée régler la quantité d'avoine sur laquelle nous nous étions mis d'accord. La suite, vous la connaissez. Nous n'avons jamais vu la couleur de la marchandise.

- Parce que je n'ai moi-même jamais vu la couleur de cet argent, susurre Arzhel avec perfidie.

- Faux ! Je suis même allée te confronter à ce sujet. Tu te rappelles, n'est-ce pas ? J'ai menacé de briser ta réputation si tu ne nous livrais pas, ainsi que d'alerter les autorités. Et nous nous sommes de nouveau mis d'accord.

- De quoi parle-t-elle ? interroge un des romains en tournant son regard en direction du couple.

- Aucune idée, elle n'a jamais rien dit à ce sujet, répond Paullus en haussant les épaules, désorienté.

- Je pensais pouvoir régler le problème moi-même ! s'exclame June, soudain gagnée par le désespoir. Il y avait même des gens présents. Ils ont dû entendre une partie de la conversation, mais… je ne sais pas qui ils sont.

Je n'aurais jamais dû faire cavalier seul. J'aurais dû assurer mes arrières. Comment ai-je pu être aussi stupide ?

Elena est au courant de l'affaire mais sa parole n'aura pas plus de crédit que la sienne, surtout qu'elle n'a jamais été présente lors de ses rencontres avec Arzhel. Il y a bien eu cette attaque, évidemment commanditée par l'escroc, mais un des mercenaires est mort et l'autre… La correction qu'il a reçu a dû le convaincre de faire profil bas.

La jeune fille sursaute brusquement.

Bien sûr. Pourquoi est-ce que je n'y ai pas pensé plus tôt ?

- Elle ment, c'est évident ! Et il est hors de question que nous gardions une voleuse à notre service !

Bors et Dagonnet. Je leur ai tout raconté, après qu'ils m'aient sauvé. Avec un peu de chance, ils ont même tenu parole en rendant une petite visite à Arzhel !

Excitée par cette révélation, June s'est complètement déconnectée de la conversation et ne perçoit plus que des bribes.

- … que nous fassions d'elle ? Sa place est en prison !

- Attendez, les interrompt-elle. Je peux prouver ce que j'avance. Il y a un mois, Arzhel a engagé deux mercenaires pour m'assassiner, parce que je faisais pression sur lui…

L'agriculteur ouvre la bouche pour protester, mais June s'empresse de continuer ;

- Les deux hommes qui sont intervenus pourront confirmer ce que je viens de vous dire. Ce sont les chevaliers Bors et Dagonnet. Vous n'avez qu'à leur demander.

Il ne lui faut qu'une seconde pour comprendre qu'elle a commis une erreur stratégique. Arzhel a pâli, mais ce n'est pas sa réaction qui l'inquiète ; au contraire, il semble conscient qu'elle détient un atout. C'est plutôt le regard échangé par les deux soldats qui la fait grimacer. Encore une fois, elle aurait dû réfléchir davantage.

- Vous avez entendu parler de cette histoire de tentative de meurtre ? demande l'un d'entre eux, l'air contrarié, en s'adressant à Paullus.

- Non.

- Tu mens, reprend le soldat en se tournant vers la jeune fille.

- Interrogez Bors et Dagonnet.

L'autre Romain crache sur le sol.

- Pourquoi mêlerions-nous les Sarmates à cette affaire ? Nous n'avons pas de compte à leur rendre. Qui es-tu de toute façon pour demander leur aide ? La nouvelle putain de ces chiens ?

Les soldats romains et les chevaliers se détestent mutuellement. Si ces deux hommes pensent qu'elle est proche de leurs ennemis, ils ne seront que plus heureux de lui causer du tort.

- Les larbins d'Arthur se croient tout permis, poursuit-il, mais dans ton cas, ils ne pourront pas intervenir. Tu sais pourquoi ?

June sent sa gorge se serrer. Il lui faut absolument trouver Bors et Dagonnet.

- Parce que tu vas aller pourrir sous terre, dans les geôles, parmi les rats, les violeurs et les assassins.

- Vous n'avez pas le droit, proteste-t-elle d'une voix faible, véritablement terrifiée à l'idée du sort qui l'attend. Je veux un procès. Vous ne pouvez pas me refuser ça.

Dans les grandes lignes, la jeune fille connaît le fonctionnement du système juridique de l'Antiquité. Tout le monde a droit à un procès, qui est rarement des plus équitables, mais cela vaut toujours mieux que d'être oubliée dans un cachot, à la merci des autres prisonniers et des gardes romains. Bien sûr, les peines encourues pour vol et pour fraude sont terrifiantes ; cela peut aller du bannissement pur et simple de la ville, à une flagellation ou une amputation de la main. Mais procès signifie aussi jury, avocat et témoins, et là réside sa seule chance ; si les deux chevaliers entendent parler de l'affaire, ils interviendront peut-être en sa faveur.

- C'est vrai, ma jolie, lui répond le soldat au regard perfide. Mais les tribunaux sont toujours pleins à cette période de l'année, avec tous ces crèves-la-faim qui ne peuvent pas s'empêcher de voler, et il te faudra attendre ton procès en prison.

- Mais nous ne manquerons pas de signaler ta requête à un juge… un de ces jours.

- Vous pouvez l'emmener, déclare Julia d'un air profondément ennuyé. J'en ai assez de cette histoire.

June tourne un visage suppliant en direction de Paullus, le seul à paraître ébranlé par son sort, mais il se contente de regarder ailleurs. Dépitée, écoeurée et effrayée, la jeune fille se laisse empoigner par le bras et traîner dans le couloir menant à la porte d'entrée. Elle ne jette pas un seul coup d'œil par-dessus son épaule, incapable de supporter la vue de la mine triomphante d'Arzhel. Il a gagné, il vient de la priver de sa liberté et de lui dérober une vie qu'elle a appris à aimer. Elle a une pensée pour Elena, qui s'apercevra bientôt de sa disparition et la cherchera inlassablement, pour ne jamais obtenir de réponse à ses questions.

Non ! proteste-t-elle intérieurement. Tu n'es pas du bétail, tu ne vas pas te laisser mener docilement à l'abattoir !

Dans un sursaut d'audace, elle dégage son bras de la poigne du soldat. Surpris par sa manœuvre, ce dernier pousse un cri d'avertissement mais June est plus rapide. Tout entière focalisée sur son objectif, c'est-à-dire quitter la demeure et mettre un maximum de distance entre ces hommes et elle, la jeune fille se baisse, évitant la main qui tente de la saisir par les cheveux, et se met à courir en direction de la porte d'entrée.

Pourvu qu'on ne l'ait pas verrouillée, pourvu qu'on ne l'ait pas verrouillée !

Mais le grand battant en bois lui cède le passage, et June disparaît, avalée par l'obscurité de la nuit.