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Chapitre 18 : La conversation

- June ? June, tu rêves ?

June se secoue de la rêverie dans laquelle elle s'est perdue, tirée de sa mélancolie par la voix d'Elena.

C'est dimanche, et les deux filles quittent les écuries d'un bon pas, marchant aussi vite qu'il est humainement possible dans l'épaisse couche de neige qui recouvre le sol. June tourne le regard en direction de l'élégante demeure de Paullus et Julia, s'attardant une seconde sur l'amertume qu'elle ressent toujours à leur égard. Et qui ne disparaîtra probablement jamais.

Cette dernière semaine a définitivement été plus que mouvementée.

Pour être tout à fait honnête, aucune des deux filles ne sait vraiment ce qui s'est passé après l'intervention des chevaliers, parce que Galahad, très vite rejoint par Calogrenant, s'est empressé de les boucler dans la masure. Pendant trois longs jours, personne n'en est sorti, hormis pour brièvement se soulager. Bien que les deux chevaliers aient soigneusement évité de les inquiéter, il est clair qu'ils étaient là pour les protéger, pendant que Tristan, Arthur et les autres s'occupaient de calmer la situation avec les Romains. June n'est pas certaine du nombre de lois qu'ils ont enfreintes en la secourant, mais il y en a sûrement un paquet. Elle ne peut qu'imaginer à quel point il a dû être compliqué pour Arthur de justifier les actes de ses hommes.

En tout cas, les choses étaient suffisamment instables pour que les chevaliers considèrent nécessaire de leur offrir pendant trois jours une protection rapprochée. Ces trois jours ont d'ailleurs été très, très longs. June subissait encore le contrecoup des événements, et Ioena et Elena sont restées à ses petits soins, ce dont la jeune fille leur est profondément reconnaissante. Bien qu'elle soit très indépendante, l'attention presque maternelle que lui a portée la guérisseuse et l'amitié indéfectible d'Elena ont été de précieux soutiens. Les chevaliers, quant à eux, se sont révélés être d'agréables compagnons. Quand ils ne montaient pas la garde, ils ont joué aux cartes avec elles, et Galahad leur a même enseigné quelques mots des nombreuses langues qu'il connaît. June sait maintenant dire « merde » dans des langages dont elle ne soupçonnait même pas l'existence une semaine plus tôt.

Leur isolement forcé s'est achevé, au grand soulagement de tous, lorsqu'un chevalier nommé Perceval est venu frapper à la porte. Malgré la bonne entente générale qui a régné, la maisonnette d'Ioena est minuscule et partager cet espace entre cinq personnes a vite été inconfortable. On leur a assuré qu'elles étaient désormais en sécurité, et June a ensuite été reconduite aux écuries sans plus d'explications. Cela a causé la fureur d'Ioena, et Elena en a blêmi d'inquiétude. Tout était réglé, leur a-t-on cependant promis.

Comme rien ne s'est produit depuis, ils disaient certainement vrai, et la jeune fille tente de se concentrer sur son amie.

- Trop de mauvais souvenirs ? s'enquiert cette dernière avec compassion.

- Non, ça va, répond June en haussant les épaules. J'imagine que je suis juste toujours en train de digérer ce qui s'est passé.

Le regard d'Elena suit celui de June vers la bâtisse du couple Romain.

- Tu n'as toujours pas vu Julia et Paullus ?

- Ils m'évitent comme la peste, grogne la jeune fille en repoussant la mèche bouclée qui, portée par le vent, ne cesse de venir lui chatouiller le visage. Pour tout te dire, je ne vais pas m'en plaindre. C'est juste que revenir ici, après tout ce qui s'est passé et sans recevoir la moindre explication, c'est un peu étrange.

Et par explication, elle entend plutôt excuse. En toute bonne foi, June sait qu'elle n'en recevra jamais et qu'elle devrait déjà se sentir reconnaissante d'être toujours en vie et en liberté, mais peut-on vraiment lui reprocher son amertume ?

- Rappelle-moi où on va manger déjà, lance-t-elle pour changer de sujet, déterminée à mettre de côté les souvenirs de son arrestation.

- À la taverne où travaille Vanora. Ils ne sont pas ouverts de jour, mais elle nous laisse parfois, avec les filles de la blanchisserie, utiliser la terrasse à condition qu'on consomme quelques boissons.

June roule les yeux.

- Je suis vraiment obligée de venir ? Pourquoi est-ce qu'on ne se cale pas au chaud chez Ioena ?

- Tu dis ça parce que tu travailles au grand air. Perso, je passe mes journées entières enfermée à la blanchisserie, alors aujourd'hui j'ai décidé de profiter du soleil. Ce n'est pas comme s'il y en avait souvent. Quant à toi, ma chère June, la taquine Elena sur un ton qui plaisante seulement à moitié, si tu crois qu'après tout ce qui s'est passé je vais te laisser sortir de ma vue, tu te fourres le doigt dans l'œil jusqu'au coude ! Tu ne te débarrasseras plus jamais de moi.

- Pitié, renvoyez-moi dans ma cellule... Ouch !

D'un air vengeur, son amie lui assène une tape sur le bras et June se laisse entraîner en bougonnant.

- Autant voir les choses du bon côté, la réconforte Elena quelques instants plus tard, alors qu'elles viennent de s'installer. Si toute cette histoire n'était pas arrivée, on n'aurait jamais eu l'occasion de passer cet après-midi ensemble. Tes patrons ne t'ont jamais donné de jour de repos, avant.

Au loin, la cloche de l'église retentit, indiquant que la messe vient tout juste de se terminer et qu'il est midi. Les deux filles sont assises face à face sur de longs bancs de bois sombre, une table massive les séparant. La terrasse de la taverne, qui a l'avantage d'être couverte d'un toit mansardé monté sur pilotis, offre une protection contre les intempéries et permet d'être installé au sec, loin de la montagne de neige qui semble avoir décidé de recouvrir le pays entier. Les rues alentour sont plutôt calmes, une bonne partie des villageois se trouvant encore à la messe, mais ce bref répit ne durera pas.

June lui adresse un sourire aigre.

- Je suis censée les remercier, peut-être ?

- Ce n'est pas ce que j'essaie de dire, ronchonne. C'est juste que, je ne sais pas ce qu'Arthur ou quelqu'un d'autre a bien pu leur faire, mais ça a été efficace. Je suis contente que tu aies une vie… un peu meilleure.

En effet, bien qu'aucun de ses deux patrons ne se soit donné la peine d'entrer en contact avec elle, June a eu la surprise de constater à son retour que la vieille sellerie, abandonnée depuis bien longtemps, avait été débarrassée de son capharnaüm et transformée en chambre rudimentaire. L'endroit n'a rien de luxueux, mais pour June qui vient de passer les neuf derniers mois à dormir dans un box, cela a été une découverte merveilleuse. Autre nouveauté, elle aurait désormais tous ses dimanches de libre. Autant dire qu'elle en est tombée sur les fesses ! Après tout ce temps sans le moindre jour de repos, elle ne sait même plus comment occuper son temps libre.

Heureusement, je peux toujours compter sur Elena pour trouver des idées, ironise-t-elle silencieusement.

Contrairement à elle, son amie a toujours disposé de ses dimanches après-midi, puisque les lingères quittent le travail aux alentours de dix heures trente, juste à temps pour se rendre à la messe catholique de l'église. Évidemment, seule Maellen respecte vraiment la tradition.

Elena tire deux petits paquets des poches de son épais manteau. Ils ressemblent à des boudins, sont enroulés dans de la toile beige et ficelés par un épais fil de couture. Elle en tend un à June qui, affamée, s'empresse de le déballer.

- Tu diras merci à Ioena de ma part, sourit-elle en découvrant une miche de pain coupée en deux et garnie d'une belle tranche de carotte rôtie, d'un morceau beaucoup plus modeste de jambon fumé et d'un peu de beurre.

Les deux filles mordent avec entrain dans leur sandwich, tandis que la porte de la taverne s'ouvre et que Vanora fait son apparition, tenant dans ses mains deux verres de vin chaud qu'elle dépose sur la table.

Les yeux de June s'arrondissent en remarquant que la silhouette habituellement menue de la serveuse s'est remplumée et qu'un petit ventre proéminent pointe sous son tablier.

Ils en sont au moins au huitième, non ?

- Comment ça va, les filles ? les salue-t-elle avec son énergie habituelle. Je vous amène de quoi vous réchauffer avec ce bon vin. Vous m'en direz des nouvelles ! Elena, passe le bonjour à Ioena de ma part et dis-lui que je viendrai bientôt lui rendre visite.

L'adolescente hoche la tête avec un large sourire, tandis que June tend deux pièces à Vanora pour les boissons. Celle-ci, aussi rapidement qu'elle est arrivée, disparaît dans la taverne.

- Tu crois que Bors et Vanora essaient de fonder une équipe de football ? murmure June en se penchant vers son amie.

- Ha ha ! Tout ce que je sais, c'est qu'Ioena a mis au monde chacun de ses enfants. Celui-ci ne fera probablement pas exception.

- En parlant d'Ioena, comment va-t-elle ? Elle a beaucoup de travail en ce moment ?

Elena s'arrête de manger une seconde et hausse les épaules.

- Oui pas mal. Il y a de quoi faire niveau grippes, rhumes, pneumonies et autres maladies en tous genres. Le truc qui manque en fait, c'est l'argent. Beaucoup de gens viennent nous voir en demandant des remèdes, des soins, mais peu ont les moyens de payer. C'est triste. On fait de notre mieux pour les aider, mais de notre côté, le froid et la neige ont tendance à tuer nos plantes médicinales. Ioena m'a fait préparer tout un stock cet automne, mais il se vide très vite.

- Elle insiste toujours pour t'apprendre le métier ?

June retient un rire en voyant son amie lever les yeux au ciel. Celle-ci ne rechigne pas à apprendre les propriétés de telle ou telle plante ou comment fabriquer des remèdes, le savoir théorique en somme, mais se montre toujours réfractaire à l'idée de devenir guérisseuse. Soi-disant qu'elle craindrait le sang ou manquerait d'aplomb face aux situations d'urgence, mais June pense qu'il s'agit surtout d'un manque de confiance en soi. Toute éparpillée et crédule qu'elle est parfois, Elena possède aussi un tempérament généreux et serviable, et elle aime prendre soin des autres. June n'a aucun mal à discerner le potentiel qu'Ioena voit en elle.

- Rassure-moi, elle ne te paye pas pour l'aider à me convaincre, hein ? se lamente son amie, l'air exaspéré. Laissez-moi tranquille dans ma blanchisserie. Au moins là-bas, il n'y a ni sang, ni morts, ni maladies, rien. Juste du linge et des lingères un peu trop bavardes. Ça je peux gérer.

- Mouais. Regarde-moi, j'étais tranquille dans mes écuries, et j'ai quand même fini arrêtée par des soldats romains et enfermée dans une cellule.

Elena lui adresse un sourire goguenard.

- C'est probablement parce que tu n'as aucun instinct de survie.

- Je ne vois pas de quoi tu parles.

- T'as quand même giflé le chevalier Tristan !

Lorsque June le lui a dit, quelques jours plus tôt, son amie a manqué de laisser tomber le bol qu'elle tenait dans les mains et ses yeux ont failli jaillir de leurs orbites. Depuis, elle ne cesse de le lui mentionner chaque fois qu'elles se voient.

À croire que ça l'a encore plus choquée que notre voyage dans le temps !

- Pour ma défense, je ne savais pas qu'il comptait venir me tirer des geôles après les avoir laissés m'arrêter ! se défend June d'un air hautain, balayant la consternation d'Elena d'un revers de la main. Tant pis pour lui, il n'avait qu'à me faire un clin d'œil ou un signe.


- Tu comptes venir à la messe pour l'anniversaire du Christ, Elena ? Tu es chrétienne, n'est-ce pas ? Je t'ai vue une fois ou deux à l'église, et tu portes toujours ce crucifix autour du cou, s'enquit Maellen, le lendemain.

Il faut un moment à Elena pour comprendre ce dont la jeune lingère parle, et ses doigts se resserrent convulsivement sur la chaussette qu'elle est en train de recoudre.

On est au mois de Décembre et Noël approche, évidemment. Elle avait presque oublié, ou peut-être simplement choisi de chasser de ses pensées la fête de fin d'année. Il lui est difficile, presque douloureux, de se remémorer que neuf mois se sont écoulés depuis son arrivée à l'Antiquité et que cela fait si longtemps qu'elle n'a pas vu sa famille. Étrangement, si elle doit se montrer tout à fait honnête, l'adolescente ne pense plus à ses parents et à son frère aussi fréquemment qu'autrefois, et il peut parfois s'écouler plusieurs jours sans que rien ne lui rappelle sa vie passée. L'Antiquité a toujours tendance à trouver le moyen d'occuper ses pensées, surtout lorsqu'il est question d'affronter l'hiver, de trouver de la nourriture à un coût raisonnable et de sauver June des griffes de soldats véreux.

Maintenant que je suis de retour à mon bon vieux train-train par contre…

Évidemment, le monde ne va pas se charger de lui offrir des distractions à tout va juste pour l'empêcher de penser à ce qui la fait toujours souffrir. Et heureusement d'ailleurs, parce qu'Elena n'a aucune envie de passer ses journées à s'inquiéter pour sa sécurité ou celle de June.

L'adolescente n'a jamais, au grand jamais, passé Noël loin de ses proches. Choisir le sapin et le décorer d'ornements colorés et excentriques fait partie de la tradition chez les Taylor, tout comme enfiler le plus laid des pulls de Noël, ouvrir les cadeaux le soir plutôt que le matin juste parce que et boire un bon chocolat chaud devant le feu de la cheminée. La jeune fille a des souvenirs merveilleux de ces fêtes de famille ; enfant, ses parents lui permettaient de veiller tard et elle s'endormait sur le canapé, bercée par les caresses de sa mère. À l'époque où elle s'entendait encore avec son frère Mike, ils passaient des heures et des heures à espérer surprendre le Père Noël, petit jeu auquel leurs parents se prêtaient avec habileté et discrétion.

Cette année, pourtant, il va falloir fêter Noël sans eux. Et c'est dur.

Très dur.

- J'imagine que oui, répond-elle d'une voix qu'elle tente de rendre impassible, tout en se concentrant plus que nécessaire sur cette fichue chaussette trouée.

Non mais sérieux, à un certain point, vaudrait peut-être mieux les jeter !

- Ce n'est même pas une grande messe, Maellen, intervient Adenor. Si j'étais chrétienne, je pense que je n'irais pas. Yule est bien plus festif !

Manifestement offensée que l'on puisse considérer son rassemblement chrétien comme assommant, l'autre lingère réplique d'un air renfrogné :

- C'est l'anniversaire du Christ ! Il s'agit d'une célébration solennelle. Qu'est-on censé faire ? Des bonhommes de neige, peut-être ?

- Ce ne serait pas une si mauvaise idée, s'esclaffe Ronane, qui ne manque jamais une occasion de se moquer du christianisme. Vous les chrétiens, votre idée de la fête c'est de vous regrouper en silence et de marmonner des prières jusqu'à vous endormir d'ennui ! Non vraiment Elena, tu devrais plutôt venir à Yule.

Alors c'est tout ce qu'est Noël à cette époque ? Une froide et stupide célébration de la naissance d'un personnage dont elle se fiche complètement ?

Comme c'est déprimant. On ne pourrait pas échanger Jésus contre le père Noël, juste pour cette fois ? Niveau fun et ambiance, ils auraient tout à gagner !

- Je t'ai vu à Samain, pourtant, insiste Adenor, qui s'adresse à Elena d'un air intrigué. Personnellement, je n'ai toujours pas compris si tu étais païenne ou chrétienne.

Elena lance la chaussette dans une panière à linge propre avant de formuler une réponse qu'elle tente de rendre aussi vague que possible.

- Pourquoi, je n'étais pas censée m'y trouver ?

L'adolescente contourne toujours soigneusement la question de ses croyances personnelles, car elle n'est pas intéressée par l'idée de jouer la comédie. Elle a déjà fait de nombreux sacrifices sur son identité en prétendant être originaire de cette époque, et il lui coûte de ne jamais pouvoir parler de sa vie passée, hormis avec June. Et encore, même lorsque les deux filles se réunissent, elles font toujours attention aux sujets qu'elles abordent, de peur que leurs propos soient entendus et les mettent en danger. La dernière chose dont elle a envie, c'est de prétendre à des croyances qui l'horripilent. Quant à dire qu'elle est athée, hors de question. Les Païens tolèrent les Chrétiens, et les Chrétiens tolèrent les Païens, mais absolument personne ne tolérerait que l'on puisse n'avoir aucune religion.

Et finir sur un bûcher, c'est pas mon truc.

- Je pensais que tu étais chrétienne, comme Maellen !

- Bien sûr qu'elle l'est. Tu as vu son crucifix !

- Laissez-la tranquille, intervient Brianne qui a remarqué l'inconfort d'Elena et, en bonne amie, vole à son secours. Certaines personnes n'ont pas envie de parler de leur religion, et c'est leur droit. Après tout, cela peut vite faire des controverses.

L'adolescente lui adresse un regard reconnaissant et la douce lingère se contente de répondre par un clin d'œil.

- Dans tous les cas, je te verrai à la messe, n'est-ce pas ? insiste Maellen, pleine d'espoir, avant de sourire avec ravissement lorsqu'Elena hoche la tête.

- Et après ça, tu viendras fêter Yule avec nous, ajoute Adenor avec excitation.

- Les Chrétiens, ça se couche tôt de toute façon, ironise Ronane pour taquiner Maellen.

Pourquoi pas, après tout. Avec un peu de chance, je pourrais peut-être y traîner June.

Convaincre son amie de se rendre à une célébration religieuse allait exiger beaucoup, beaucoup de volonté et de patience.

Oh, tant pis, si je la saoule assez, peut-être qu'elle acceptera !

- C'est quoi Yule, exactement ? interroge la jeune fille en réalisant qu'elle n'en a en fait aucune idée.

- C'est le solstice d'hiver, la plus longue nuit de l'année. On fête la Naissance du Soleil et son Retour en faisant brûler des feux jusqu'au petit matin, lui explique Adenor.

Plissant le nez d'agacement en découvrant que le vêtement qu'elle vient de saisir est dans un piteux état, Ronane soupire avant de traduire pour Elena :

- En d'autres mots, c'est la nuit où on danse tous ivres morts autour de gigantesques feux de joie. C'est vraiment la meilleure célébration, à condition d'être prêt à affronter une belle migraine le lendemain.

- Eh ben, j'imagine que je ne peux qu'avoir hâte d'y être, alors.

Certes, ce n'est pas Noël tel qu'Elena l'a toujours connu, mais c'est toujours mieux que de rester seule chez Ioena, recroquevillée sur sa paillasse à pleurer ce qu'elle ne retrouvera peut-être jamais.


Perdue dans ses pensées, June contemple la jument qui se trouve à l'extrémité de la longe qu'elle tient dans la main.

Elle lui laisse une bonne vingtaine de mètres de liberté, n'ayant pas à craindre que l'animal lui échappe. En effet, chaque jour le ventre de Mistrig semble atteindre de nouveaux records de circonférence et si ça continue, il sera bientôt plus pratique pour elle de rouler que de marcher. Elle est sur le point de mettre bas et June est reconnaissante qu'elle l'ait « attendue », au lieu de donner naissance durant ses quatre jours d'absence. En effet, en plus d'être un animal important pour les écuries puisqu'elle appartient à Arthur Castus en personne, elle est aussi devenue le cheval préféré de la jeune fille, l'ayant convaincue de par sa patience et sa douceur.

Cette dernière l'a accueillie avec un hennissement amical lorsqu'elle est rentrée de son séjour forcé chez Ioena, et June a saisi la première occasion de passer un moment privilégié avec elle en l'emmenant se dégourdir les pattes dans un grand champ un peu à l'écart des écuries. Et puis, elle a une bonne excuse : l'exercice favorise le travail chez les juments pleines, et Mistrig est arrivée à terme.

Difficile de blâmer le poulain d'étendre son séjour dans le ventre bien chaud de sa maman, pense la jeune fille en souriant.

La vie n'est pas toujours facile et si elle avait eu la chance de pouvoir se réfugier dans un endroit aussi sûr, elle l'aurait peut-être fait.

- Ok, ça suffit June, marmonne-t-elle à voix basse, furieuse contre elle-même de se laisser aller à tant de faiblesse. Ce qui t'est arrivé, c'était injuste et effrayant, mais il est hors de question que tu passes encore une semaine à pleurer sur ton sort.

Elle peut continuer de se lamenter et de faire métaphores philosophiques sur la grossesse d'une jument ou décider d'avancer. Évidemment, c'est plus facile à dire qu'à faire, mais il faut bien commencer quelque part.

Elle se murmurait toujours des paroles furieuses, un peu comme une personne dérangée le ferait, faut-il l'avouer, lorsqu'une voix au loin l'interpelle et la fait sursauter.

- Miss June, hé !

Quelque peu gênée, June repère Elouan, un des palefreniers de l'écurie. C'est un jeune homme âgé de dix-huit ans tout au plus, et il a encore toutes les caractéristiques de l'adolescence : un grand corps dégingandé un peu maladroit, un visage recouvert d'acné et un rire qui lui irrite les oreilles tant il donne l'impression de n'avoir jamais mué. Elle espère de toutes ses forces qu'il n'a pas entendu le long monologue qu'elle a tenu toute seule au beau milieu d'un champ, mais s'il la pense cinglée, il n'en laisse rien paraître. Il trottine dans sa direction, et June ne fait pas mine de se lever du grand rocher sur lequel elle s'est assise, après avoir balayé une partie de la neige qui le recouvrait. Elle qui espérait profiter d'un moment loin des écuries ne peut s'empêcher d'être déçue de voir son répit écourté.

- Oui, Elouan ? Que se passe-t-il ? s'enquit-elle lorsqu'il arrive à sa hauteur. Il y a un problème ?

- Non pas du tout, Miss June, répond le palefrenier en secouant hâtivement la tête. Je voulais juste savoir si tout va bien.

June hausse un sourcil en examinant le jeune homme. Depuis son retour aux écuries, personne hormis Elouan n'a pris la peine de l'interroger sur la raison de son absence et si elle n'avait pas soupçonné que cela puisse être dû à ses accès de mauvaise humeur, elle en aurait probablement été offensée. S'il faut être honnête, la moitié du personnel craint certainement une réponse sèche et déplaisante tandis que l'autre ne doit pas vouloir se mêler des histoires d'une semi-inconnue. Elle a d'ailleurs été très surprise de l'intérêt d'Elouan.

Il s'est montré très compatissant quand je lui ai expliqué, dans les grandes lignes, ce qui s'est passé. C'est suspect tout ça.

- Euh oui. Je me suis juste dit que la demoiselle là-bas apprécierait de pouvoir se dégourdir un peu les pattes. C'est peut-être la dernière fois qu'elle profite d'un instant de tranquillité avant d'avoir un adorable mais très enquiquinant poulain sur le dos toute la journée.

- Vous avez raison, Miss June. Mistrig a de la chance que quelqu'un prenne aussi bien soin d'elle.

June marque un temps de pause. Hein ? Elle a la drôle d'impression que le jeune homme qui se balance maladroitement d'un pied sur l'autre essaie de lui faire passer un message, mais elle ne parvient pas à en saisir la signification.

Un ange passe, sans qu'aucun d'entre eux ne prononce un mot.

- Elouan ?

- Oui, Miss June ?

- Vous aviez quelque chose en particulier à me dire ?

- Oh, non, non. Je voulais simplement prendre de vos nouvelles, après tout ce qui vous est arrivé. Et aussi que vous sachiez que je suis là si vous avez besoin de quelque chose.

Là tout de suite, j'ai besoin que t'ailles distribuer le foin aux chevaux et que tu me laisses continuer de me tenir des discussions à moi-même en privé.

Mais comme cela paraît agressif et que le visage un peu laid du jeune homme est fendu d'un sourire naïf, elle se contente de lui répondre, quelque peu froidement :

- C'est… gentil, merci. Vous n'avez pas du travail, Elouan ?

Le palefrenier devient écarlate, et June ressent un pincement de culpabilité en voyant qu'il semble prêt à disparaître sous terre. Elle aime bien Elouan, principalement parce qu'il est un employé facile à gérer qui s'acquitte toujours de ses tâches sans se plaindre, mais si ce qu'elle commence à pressentir s'avère vrai, le pauvre garçon va peut-être vivre son premier chagrin d'amour.

Je me demande ce qu'il me trouve, d'ailleurs. C'est pas comme si j'avais particulièrement fait l'effort d'être sympa envers lui.

- Hum, si bien sûr, marmonne le jeune homme après s'être éclairci la gorge. Désolé de vous avoir dérangé.

Il paraît si misérable que June, presque malgré elle, ne peut s'empêcher de chercher un moyen d'effacer cette horrible expression de chiot abandonné de son visage :

- Attendez, Elouan. Peut-être que vous pourriez, euh…

Le visage du jeune homme est plein d'espoir, et June cherche à toute vitesse quoi dire.

- … vous savez lire ?

C'est quoi cette question idiote ?

Elouan est manifestement tout aussi surpris qu'elle, et il fronce les sourcils d'un air désorienté.

- Il s'avère que oui. Mon père était professeur autrefois, et il enseignait aux enfants des nobles du fort. Il m'a appris à lire et à écrire, bien entendu. C'est plutôt rare pour un palefrenier, mais je n'ai jamais aimé les métiers de lettres et je suis passionné par les chevaux depuis toujours…

Pitié, arrête de parler, s'effare June face à ce flot de paroles qui semble ne jamais finir.

- … et c'est pourquoi après toutes ces années à tester divers métiers, j'ai terminé dans une écurie. Mais pourquoi me demandez-vous ça, miss June ?

- Peut-être que vous pourriez m'apprendre ? marmonne la jeune fille qui n'en a aucune envie mais ne sait plus comment reculer sans paraître atrocement malpolie.

- Oh bien volontiers ! Nous pourrions nous voir après le travail, de temps en temps. La maisonnette de mes parents est très modeste, mais nous possédons une belle quantité de livres.

La jeune fille s'efforce de sourire en hochant la tête, mais son sourire semble se tordre de lui-même en une horrible grimace.

- C'est parfait alors. Je vous tiendrai au courant de mes disponibilités.

Combien y a t-il de chances pour qu'il oublie tout ce qu'on vient de dire ?

Tous deux font un bond lorsqu'une voix s'immisce dans la conversation.

- Puis-je me permettre de vous interrompre ?

Arthur Castus en personne se tient face à eux, et les deux jeunes gens sont abasourdis de voir un personnage de son importance au beau milieu du champ vide dans lequel ils se trouvent. Comme à son habitude, l'homme porte une longue cape rouge qui se soulève au gré du vent mais pour une fois, il n'est pas vêtu d'une armure ou d'une cotte de mailles protectrice. Il brave le froid brûlant dans un manteau de fourrure somme toute plutôt léger. Il est toujours étrange d'être face à un tel homme lorsque, comme June, cela fait une éternité que l'on n'a pas eu l'occasion de prendre soin de son apparence. Non pas qu'elle s'en inquiète vraiment, simplement, son instinct lui souffle que jamais le côté peu soigné et passablement sale de l'Antiquité ne lui ira aussi bien.

- Monseigneur ! s'exclame aussitôt Elouan, balbutiant presque et s'inclinant profondément. Nous ne vous avions pas remarqué.

- Arthur ? s'étonne la jeune fille au même moment, sans toutefois se lever du rocher sur lequel elle est installée.

Il lui faut une seconde pour réaliser qu'il serait probablement plus approprié de s'adresser à lui en employant un titre convenant à son statut noble. Toutefois, Arthur ne semble pas s'offusquer de sa familiarité un peu déplacée et se contente d'adresser un vif signe de tête au palefrenier.

- Il n'y a pas de mal. J'aimerais m'entretenir avec June, si vous voulez bien nous laisser.

Le regard d'Elouan va de June au chevalier, et la jeune fille ne peut s'empêcher de se demander quelles pensées traversent son esprit. Elle-même n'a aucune idée de ce dont Arthur peut bien vouloir lui parler.

- On se tient au courant, glisse le palefrenier à voix basse avant de s'éclipser à toute allure, trébuchant un peu loin dans de la poudreuse avec un juron.

Voilà, c'est ça.

Son visage doit arborer une expression dramatiquement désespérée parce qu'Arthur hausse un sourcil élégant dans sa direction.

- Il est vous est déjà arrivé de dire quelque chose que vous avez immédiatement regrettée ? explique-t-elle face à son regard interrogateur.

- Je ne peux imaginer ce qui serait à ce point regrettable et justifierait un tel visage abattu concernant ce jeune garçon.

June ne peut s'empêcher de noter qu'il a astucieusement contourné la question.

- Il va m'apprendre à lire.

- Est-ce donc un problème ?

La jeune fille lève les yeux au ciel.

- Je doute que ce soit sa seule intention !

Le visage de June se fend d'un sourire tandis que celui habituellement sombre et sérieux d'Arthur s'éclaire avec amusement. Il fait un geste en direction du rocher, lui demandant silencieusement la permission de s'asseoir, et June s'écarte avec maladresse pour lui faire une place. Elle se demande s'il serait convenable de l'avertir que l'humidité de la pierre s'apprêtait à mouiller son noble fessier.

Je crois que je suis en train de tenir les deux conversations les plus étranges de ma vie l'une après l'autre.

Un silence quelque peu inconfortable s'étire durant lequel tous deux regardent Mistrig brouter. Il ne doit pas faire plus de zéro degré et des volutes de fumée blanche s'élèvent devant leurs visages chaque fois qu'ils expirent. Sans dire un mot, la jeune fille se frotte les mains l'une contre l'autre, dans l'espoir de les réchauffer.

Fait rare, parce qu'elle est très difficile dans la façon dont elle distribue son respect pour les autres, June apprécie l'officier romain, autant qu'il est possible d'apprécier quelqu'un qu'elle n'a rencontré qu'à de courtes reprises. Comme il n'a pas l'air de se décider à parler, elle finit par prendre les devants.

- Mistrig se porte bien. Elle devrait mettre bas d'un jour à l'autre.

- Magnifique. L'aiderez-vous pendant la naissance ?

- Moi ? s'horrifie June. Non, je vais laisser cette partie au vétérinaire. J'ai l'intention de me contenter de garder un œil sur les événements. Croyez-moi, c'est pour le bien de tous ! Mais vous n'avez pas à vous inquiéter. Je sais à quel point Mistrig et son poulain sont importants pour vous, et on fera de notre mieux pour que tout se passe bien.

- Je n'en ai pas le moindre doute, June. Je sais à la façon dont elle m'ignore qu'elle est entre de bonnes mains et que quelqu'un lui porte l'attention que, hélas, je n'ai pas le temps de lui donner. Ce n'est pas la raison pour laquelle je suis ici aujourd'hui.

Ah bon ?

- Pour quelle raison alors ? lui demande la jeune fille en étudiant son beau visage à la mâchoire carrée et aux traits si prononcés qu'ils semblent être sculptés.

Arthur a toujours le regard perdu au loin, et quand il parle, c'est la voix chargée de quelque chose qui ressemble à de la culpabilité, comme s'il lui fallait s'en décharger.

- Je suis venu pour vous présenter des excuses.

Pour le coup, et c'est plutôt rare, June est vraiment prise de court.

- C'est gentil, mais je ne suis pas sûre de savoir à quel sujet.

- Quand je vous ai envoyé chez Julia et Paullus, je pensais vraiment avoir pris la bonne décision. Évidemment, si j'avais pu vous placer chez quelqu'un comme Ioena, comme je l'ai fait pour votre amie, j'en aurais été heureux, mais il y a peu d'âmes si charitables. Julia et Paullus me devaient une faveur, ils avaient besoin de personnel, cela semblait donc parfait. Si j'avais su que vous seriez traitée si peu honorablement et qu'ils vous jetteraient aux loups sans même me consulter, je ne l'aurais pas fait. J'ai manqué à mon devoir en ne m'informant pas de vos conditions de vie. J'espère m'être rattrapé en exigeant que vous soyez logée convenablement, payée en conséquence, et que vous bénéficiez d'un peu de repos régulièrement.

Il n'y a donc pas que son apparence physique qui crie héros.

June ne sait presque pas quoi répondre à cette tirade à laquelle elle ne s'attendait pas. Elle est étrangement flattée qu'une figure historique et légendaire d'une telle importance ait son bien-être et sa sécurité à cœur, mais son discours est d'une intensité un peu surprenante. Son propre père, et même sa mère, ne se sont jamais fait de tels nœuds au cerveau lorsqu'il s'agissait de prendre soin d'elle, et elle ne sait quelle attitude arborer. Quelque chose lui dit que tout cela a plus à voir avec Arthur lui-même et une probable tendance à se culpabiliser pour un peu tout et rien qu'avec elle en particulier.

Du moins, c'est comme ça qu'elle le perçoit.

- Je ne crois pas que…

- Je voulais simplement vous faire savoir, l'interrompt-il comme s'il ne voulait pas entendre ses protestations, que bien que j'ai échoué à protéger votre village, je n'échouerai pas à vous protéger vous et votre amie. Vous avez ma parole.

La jeune fille plonge son regard dans les yeux bleu-gris bien trop intenses qui attendent sa réaction.

- Je l'ai toujours su, fait-elle d'une voix ferme.

Techniquement, ce n'est pas tout à fait vrai, mais que suis-je censée dire d'autre ? Je ne savais même pas qu'il avait décidé de faire de ma sécurité et celle d'Elena une affaire personnelle.

- Je peux vous poser une question ?

- Bien sûr.

- Pourquoi êtes-vous si impliqué dans ma vie et celle d'Elena ? Vous nous avez sauvées il y a quelques mois, je sais, mais vous ne nous devez rien.

Les muscles de la mâchoire d'Arthur tressaillent et il marque une pause si longue avant de répondre que June finit par croire qu'il ne le fera pas.

- Disons que… nous avons peut-être quelque chose en commun. J'ai moi aussi grandi dans un village au Nord du mur, jusqu'au jour où les Pictes l'ont attaqué et décimé jusqu'à ce qu'il n'en reste plus que des cendres. Ils ont même tué ma mère, qui était pourtant bretonne. Je sais ce que cela fait de tout perdre dans de telles circonstances.

June écarquille les yeux, partagée entre deux sentiments. Trois même.

Le premier, c'est qu'elle est touchée par cette confession dont elle mesure l'intimité. De manière générale, Arthur est un homme très privé et peu loquace que l'on aperçoit rarement en public et son honnêteté est probablement une attestation de la considération qu'il lui porte. Le second, c'est la réalisation qu'elle n'a absolument rien à répondre puisqu'elle ne se sent absolument pas concernée par le drame qui a touché Arthur. Elle n'a jamais vécu cette attaque picte et n'a aucune envie de pleurer une tragédie qui ne lui appartient pas. Il est aussi hors de question de dire la vérité, surtout maintenant qu'elle sait que la compassion d'Arthur envers Elena et elle découle de ce qu'il pense être un événement en commun, mais June ne veut pas de non plus de la culpabilité qu'elle ressentirait à jouer la carte de la traumatisée face à quelqu'un qui l'est réellement.

Quant au troisième…

Il est à moitié BRETON ?

Parce qu'elle le voit travailler pour l'Empire Romain, June a toujours pensé qu'il était entièrement romain mais voilà qu'elle apprend qu'il a en fait grandi en Grande-Bretagne et que sa famille maternelle est en originaire. La jeune fille, qui a passé sa jeunesse le nez plongé dans divers livres historiques, fictifs ou non, s'est à une époque passionnée pour la légende arthurienne. Imaginez sa confusion lorsqu'elle a réalisé que le véritable Arthur n'est ni roi ni vraiment du côté des Bretons. En tout cas, pas du côté des peuples brittoniques libres qui se sont révoltés face à l'invasion.

Évidemment, si les Pictes ont tué une partie de sa famille, cela peut expliquer pourquoi il n'éprouve pas de tendresse particulière envers eux.

- Qu'est-il arrivé à Arzhel ? le questionne June, parce qu'elle n'a aucune idée de quoi répondre et n'est pas spécialement douée avec les émotions.

Arthur semble accueillir cette diversion avec gratitude.

- Je peux vous assurer que vous n'avez plus rien à craindre de sa part.

- Donc ?

- Donc vous pouvez dormir sur vos deux oreilles, il ne sera plus jamais un problème.

Je ne sais pas ce qui lui est arrivé, mais ça me paraît bien définitif !

Son interlocuteur ayant manifestement décidé qu'elle en sait assez, June ne peut qu'imaginer le sort d'Arzhel, et l'idée qu'il puisse pourrir dans l'exacte cellule où elle s'est retrouvée est incroyablement séduisante.

- Je pense qu'il est l'heure pour moi de retourner à mes affaires, déclare l'homme en se levant. Merci de m'avoir accordé quelques minutes de votre temps. Sachez seulement, June, que si vous souhaitez un jour quitter les écuries et être placée ailleurs, personne ne pourra vous en blâmer. Je vous y aiderai.

June hausse les épaules avec un sourire vague.

- Ici, ailleurs… la vie n'est pas un cadeau dans tous les cas. Autre chose Arthur…

- Encore une question ? Il me semble que c'est la troisième, ironise-t-il gentiment.

Elle sait déjà que sa question est déplacée, mais celle-ci la taraude depuis qu'elle a appris son héritage breton. Par compassion, June aurait probablement pu la garder pour elle-même mais, au bout du compte, sa curiosité intellectuelle prend le pas sur ses émotions.

- Ce n'est pas difficile d'être en guerre contre un peuple dont vous faites partie ? Quelque part, ça doit bien vous créer un conflit moral.

Raide comme un piquet, l'homme se fige et l'expression de son visage, quelques secondes plus tôt encore amicale, redevient de marbre, distante. Elle a tapé droit dans le mille dans un sujet sensible.

- Vous êtes intelligente, June. Je l'ai vu à la façon dont vous avez gravi les échelons jusqu'à prendre la direction de la plus grande écurie de la ville quand, quelques mois plus tôt, vous n'étiez qu'une étrangère ici. Votre village n'est que le dernier des massacres que les Pictes ont conduits ces deux dernières années. La seule différence, c'est qu'il y a eu trois survivantes cette fois. Alors selon vous, suis-je censé ressentir une quelconque obligation morale envers un peuple qui tue, pille et détruit, juste parce que ma mère était bretonne ?

- Je ne sais pas, répond June avec franchise.

Elle aurait pu lui faire remarquer que c'est les Romains, de par leur invasion, qui ont déchiré le pays en deux, mais il est difficile de justifier les actions des Pictes dans tous les cas, et c'est surtout la position d'Arthur sur cette question qui l'intéresse.

June le regarde se détourner et s'éloigner, le dos voûté comme si le poids du monde reposait sur ses épaules, jusqu'à ce qu'il disparaisse dans la brume blanche qui a envahi la ville, signe d'une tempête de neige approchante.

Quelque chose me dit que je ne vais pas le revoir de sitôt.