Chapitre 19 : La magie de Yule

- Ça y est ! J'ai de quoi nous approvisionner tout le mois en farine ! annonce Elena, qui a poussé la porte de la masure d'un coup de pied.

Surprise, Ioena fait un bond et se pose une main sur le cœur.

- Par tous les Dieux, Elena ! Essaierais-tu de m'envoyer dans la tombe avant l'heure ? bougonne-t-elle en secouant la tête.

- Pardon, pardon !

La jeune fille se déleste des deux énormes sacs en toile remplis de farine qu'elle transporte d'un pas maladroit depuis le marché. Les paquets font un bruit sourd en atterrissant sur le parquet tandis qu'un nuage blanc s'en échappe, l'aspergeant copieusement. Elena s'époussette rapidement avant d'aller étreindre Ioena qui, attendrie, lui tapote l'épaule un peu maladroitement.

- C'est bon, je te pardonne. Quelle est la raison de cette effusion d'enthousiasme ?

- Le prix de la farine. Je ne sais pas si c'est Yule qui motive les marchands à faire tomber les prix, mais j'ai réussi à avoir ces quinze kilos pour seulement dix pièces !

Ioena jette un regard appréciateur aux achats de la jeune fille.

- Tu t'es nettement améliorée en ce qui concerne la négociation. Finalement, nous ne mourrons peut-être pas de faim cet hiver, la taquine-t-elle.

- Les vendeurs commencent à me connaître, je suppose. Qu'est-ce que vous faites ? Je peux vous aider ?

- Ça j'aimerais bien. Je compte commencer la fabrication de certains onguents et remèdes demain, et j'organise les herbes en fonction de leurs propriétés. Beaucoup de patients ces temps-ci viennent me voir avec des rhumes, des angines et autres malades respiratoires. Et c'est sans compter les pneumonies ! Je me retrouve avec une quantité considérable de travail. Un peu trop même, pour la vieille femme que je suis.

Grimaçant intérieurement, la jeune fille se penche sur les plantes séchées qu'Ioena a étalées sur la table. Sur ses instructions, elle les trie selon leurs propriétés ; anti-inflammatoires pour le basilic, l'écorce de saule blanc et la lavande, antiseptiques pour la bardane et la camomille, astringentes pour l'argousier et le géranium sanguin ou encore apaisantes pour l'aubépine, la valériane et le millepertuis. Certaines de ces plantes, les deux femmes les font elles-mêmes pousser dans leur potager tandis que d'autres, plus rares en Grande-Bretagne car inaptes à en supporter le climat, elles se les fournissent une fois par mois au grand marché, lorsque des vendeurs de tous horizons viennent présenter leur marchandise. Une vingtaine de variétés différentes sont disposées, et Elena peut distinguer chacune d'entre elles, les nommer et énumérer leurs propriétés.

Ioena m'a bien entraîné, pense-t-elle.

La jeune fille a bien conscience que la guérisseuse aurait aimé lui enseigner davantage que la théorie, mais elle est toujours réfractaire à se tourner vers cette discipline. Bien entendu, Elena s'est déjà rendue avec elle chez des patients pour soigner des maladies mineures et des petits bobos, ayant même appris à recoudre des plaies superficielles et à poser des diagnostics, mais elle a toujours refusé d'être confrontée à quoi que ce soit de plus sérieux. Les cancers, les septicémies, les plaies qu'Ioena raffistole régulièrement lorsque les chevaliers rentrent de mission, très peu pour elle. Elena n'a pas l'estomac assez solide.

Elle se contente donc d'ignorer les sous-entendus que la vieille femme lui lance régulièrement et de se réfugier, bien à l'abri, dans la blanchisserie avec les autres lingères.

Au moins là, une chaussette un peu plus trouée que d'habitude, c'est le max du choquant que j'y verrai !

- Tu dois être impatiente d'aller fêter Yule, ce soir. Je sais à quel point tu as aimé Samain.

- Pour être tout à fait honnête, la chose qui m'enchante le plus à propos de Yule, c'est qu'on ne travaille pas, répond la jeune fille en haussant les épaules. Je ne cracherais pas sur un peu plus de jours fériés !

En effet, elle ne s'est pas rendue au travail aujourd'hui, comme la majeure partie de la population du Mur. À sa connaissance, seules les professions vraiment indispensables sont toujours en fonction, et bien qu'elle ait apprécié sa grasse matinée, la magie de Noël n'existe tout simplement pas ici. La messe en l'honneur de la naissance du Christ est un évènement bien trop formel, quant à Yule, bien qu'il paraisse un peu moins rigide, sa célébration n'a absolument rien à voir avec la féerie et la symbolique de Noël. On y fête le solstice d'hiver, la nuit la plus longue de l'année, la renaissance du soleil… mais tout cela, aux yeux d'Elena, n'a rien de magique. Elle veut des sapins croulant sous le poids des décorations rouges et dorées, des chants de Noël, des pulls aux couleurs criardes, de bons cookies à la cannelle, des cadeaux partout, des familles réunies pour cette fête tant attendue…

Traverser le marché tout à l'heure lui a brisé le cœur. Ce n'était que le bon vieux rassemblement de commerçants mensuel, qui propose toujours les mêmes breloques, épices, mets et bric-à-brac, rien à voir avec le somptueux marché de Noël qu'elle aimait tant au vingt-et-unième siècle. La seule chose en commun qu'elle a pue y trouver, c'est les crèches représentant la naissance du petit Jésus. Elena, émue, s'est longuement attardée devant le stand.

Va falloir me résoudre au fait que cette année, et peut-être pour toujours, je n'entendrai pas un de ces stupides chants de Noël.

Pour voir les choses du bon côté, elle n'aura pas non plus à supporter ces horribles films embarrassants et pleins de clichés qui passent à la télévision tous les après-midis pendant un mois.

Remarquant son brusque changement d'humeur, Ioena tente de la réconforter :

- Je pense que tu vas apprécier Yule bien plus que tu ne le penses. Je compte m'y rendre aussi, et j'ose espérer que tu me réserveras une danse.

Elena ne peut s'empêcher de rire en imaginant la vieille dame édentée et un peu bossue se trémousser sur le dancefloor.

- Vous venez de me donner une raison de venir, finalement. Adenor, Ronane et Brianne y seront aussi, je crois. Il y a que Maellen qui ne viendra pas mais comme elle est chrétienne, c'est logique. Je lui ai d'ailleurs promis d'assister à la messe.

- Tu fais bien. Païens et Chrétiens devraient pouvoir se mélanger sans craindre le jugement, acquiesce Ioena, qui fait toujours preuve d'une tolérance et d'une ouverture d'esprit hors du commun pour cette époque. Qu'en est-il de June ? Je ne l'ai pas vue depuis qu'elle est retournée aux écuries. J'espère qu'elle aura au moins sa soirée, la pauvre enfant. Ces fichus Romains, ils l'exploitent à n'en pas finir.

Elena, imitant la guérisseuse, glisse les herbes dans des pots en verre qui seront ensuite stockés dans un placard, bien à l'abri de la lumière et de l'humidité.

- J'ai dû la supplier mais oui, normalement elle viendra fêter Yule avec moi. Je pense qu'elle arrivera un peu plus tard, par contre. Elle a des choses à régler aux écuries, comme toujours.

Par supplier, comprenez littéralement pleurnicher, harceler, et ennuyer June jusqu'à ce que celle-ci, excédée, finisse par céder.

- C'est bien, approuve Ioena. Et que comptes-tu donc porter ce soir ?

Elena tourne un regard incertain vers les trois robes d'hiver qui reposent sur sa couchette. Trois robes, c'est bien tout ce qu'elle possède. Elle les porte en rotation chaque semaine, et aucune n'est une perspective bien réjouissante. Elles sont difformes, épaisses, rugueuses, mais tiennent chaud, et la jeune fille, un peu découragée, se réconforte en se disant que c'est de toute façon ce qu'on attend d'elles en priorité.

Autant dire que je ne vais pas ressembler à une princesse de conte de fées ! Ou alors peut-être à Cendrillon, mais plutôt près-transformation.

- Oh ben, plaisante-t-elle en ravalant sa déception, avec tout ce choix, je ne parviens pas à me décider ! C'est quoi la tendance cet hiver ? Le gris souris, le beige terne, ou le marron délavé ?

- Qu'espérais-tu donc ? la taquine Ioena, qui semble pourtant éprouver une certaine compassion. Trouver ton futur mari ce soir ?

Mon Dieu, non.

C'est puéril bien sûr, mais Elena aurait aimé se sentir jolie et élégante. Et ce n'est même pas comme si elle avait un jour été très coquette, elle est simplement parfois fatiguée de son apparence brouillonne et sale.

On tape à la porte et Ioena la regarde d'un air interrogateur.

- C'est pour moi, lui dit la jeune fille en s'empressant d'aller ouvrir.

Vêtue d'une robe un peu plus esthétique que d'habitude, Maellen se tient dans l'entrebâillement, avec deux gros paquets bien emballés dans les mains.

- Ouah, Maellen, tu es très jolie ! la complimente Elena avec sincérité.

- Merci, fait son amie avec un sourire éclatant, tout en lui tendant le plus petit des paquets. Tiens, je t'ai ramené ce que tu m'as demandé.

Elena sait ce qu'il contient, parce qu'elle l'a elle-même tricoté pour Ioena ; il s'agit d'un grand poncho en laine blanc avec des pompons aux extrémités. Elle a passé la semaine entière à travailler dessus avec l'aide, plus que nécessaire, des autres lingères, et le plus dur a été de garder sa confection secrète. La guérisseuse se serait forcément étonnée de la voir tricoter, et c'est donc à la blanchisserie et durant ses pauses déjeuners qu'elle s'y est adonnée. Elle a ensuite chargé Maellen de le lui apporter le jour de Noël, afin de l'offrir à Ioena.

Oui, car s'il y a bien une tradition à laquelle Elena a décidé de s'accrocher malgré tout, c'est celle des cadeaux. Et peu importe qu'on lui en offre ou pas, ce qui compte le plus pour elle, c'est de montrer à ses proches à quel point elle les apprécie. Elle n'aura peut-être jamais l'occasion de revoir sa famille, ou pas avant très longtemps, mais rien ne l'empêche de s'en créer une nouvelle ici. C'est ainsi qu'elle s'est retrouvée à coudre ce poncho pour Ioena et, la veille, à ramener à la blanchisserie une demi-tonne de biscuits maison pour les filles. Dans le plat, elle a ajouté d'adorables petits gadgets pour cheveux comme des barrettes, des rubans, des pics à chignon… Rien de bien cher ou extravagant, mais ses amies ont poussé des cris émerveillés en les découvrant.

D'ailleurs, Maellen a tiré les mèches encadrant son visage à l'aide d'une de ces jolies barrettes à fausses perles.

Peut-être que je viens de lancer une nouvelle tradition !

Il y a aussi le cadeau de June, qui repose dans un tiroir et qu'elle lui offrira plus tard dans la soirée.

- Parfait ! fait-elle en palpant le petit paquet.

- J'ai aussi quelque chose pour toi, de la part de Brianne, Ronane, Adenor et moi. C'était l'idée de Ronane, mais fais comme si tu ne savais pas, elle me tuerait si elle apprenait que je te l'ai dit. Ça fait plusieurs semaines qu'on travaille dessus.

La bouche d'Elena s'arrondit en un O abasourdi, et les larmes lui montent brusquement aux yeux.

- Je ne savais pas que… je n'aurais jamais cru que vous me feriez un cadeau, balbutie-t-elle, presque à court de mots.

- On est ravies que tu te sois ajoutée à notre petite équipe, sourit Maellen. Tu le mérites. Et puis, on s'est dit que tu n'aurais rien à te mettre ce soir.

- C'est une robe ?

- Peut-être bien.

Elena pousse un cri ravi, tandis que Maellen lui donne le deuxième paquet. Son amie n'a aucune idée d'à quel point elle vient d'éclairer sa journée. Elle va pouvoir enfiler une nouvelle tenue et ce Noël, qui a pourtant si mal commencé, vient de devenir un tout petit peu plus spécial. Comme s'il récupérait une partie de sa magie.

- Je te verrais tout à l'heure, à la messe, sourit la jeune lingère, comblée par l'enthousiasme d'Elena. Tu viens, n'est-ce pas ? Au moins, je te verrai la porter.

- Oui, c'est promis ! Mille fois merci, Maellen, je ne sais même pas quoi dire. Tu n'imagines pas la valeur que ça a pour moi.

- Ça nous fait plaisir. Au revoir, Ioena, à tout à l'heure, Elena.

Sur un signe de la main, Maellen s'éloigne d'un pas pressé. Après avoir fermé la porte, Elena se tourne vers la Ioena qui a observé l'échange dans son dos. Un peu anxieuse à l'idée qu'elle n'apprécie pas son présent, la jeune fille le lui fourre dans les mains.

- Qu'est-ce donc ? s'étonne la guérisseuse, les sourcils froncés.

- Là d'où je viens, on a une tradition le jour de Yule. On offre des cadeaux aux personnes qu'on… euh… qu'on aime. On appelle ça Noël. Donc, Joyeux Noël. Ouvrez-le.

Sans un mot, la vieille femme déballe lentement le paquet, dépliant le poncho et le tenant à bout de bras devant elle. Le travail des aiguilles n'est pas parfait mais pour une novice, il est plus que décent.

- Oh, Elena…

Ioena semble sur le point de fondre en larmes et, un peu paniquée, la jeune fille se demande si elle ne s'est pas intentionnellement montrée indélicate en lui offrant ce cadeau. Peut-être que ça lui rappelle de mauvais souvenirs ?

Ou peut-être qu'elle le trouve juste moche et ne sait pas comment le dire.

- Je suis désolée si vous ne l'aimez pas ! s'empresse-t-elle de s'excuser. Je voulais juste…

- C'est merveilleux, Elena.

Et Ioena, avec une force étonnante, s'empresse de la serrer dans ses bras. L'émotion s'empare de la jeune fille, qui doit se mordre les lèvres pour ne pas sangloter comme une idiote. Ce Noël est différent de tous ceux qu'elle a connus mais, comme elle vient de le réaliser, il n'en est pas moins extraordinaire et rempli d'affection et de tendresse. À cet instant, il n'y a pas un endroit sur Terre ou à travers le temps où elle préfèrerait être.

Vous avez tant fait pour moi, veut-elle lui dire. Vous m'avez offert un toit, du soutien, une épaule pour pleurer quand j'en avais besoin. Vous m'avez guidée dans cette époque si terrifiante jusqu'à ce que je sois assez forte pour prendre mon sort en main.

Mais les mots ne sortent pas et cela n'a aucune importance. La libérant enfin, Ioena essuie du pouce les larmes que la jeune fille n'a pas pu empêcher de lui échapper. Elle a sur le visage une expression semblable à celle que sa mère arborait lorsqu'elle la regardait tendrement s'endormir à l'époque où elle était encore enfant.

- Allez, cessons ces larmoiements, décide Ioena d'une voix rauque. Montre-moi la robe que les filles t'ont offerte.

Reniflant et reprenant ses esprits, la jeune fille déballe maladroitement le second paquet et pousse une petite exclamation à la vue du superbe tissu bordeaux dont la robe est constituée. C'est de la laine bien sûr, pour lui tenir chaud et parce que son prix est abordable, mais la couleur est absolument ravissante et le travail de couture bien plus fin et soigné que le sien. Sous les encouragements d'Ioena, elle s'empresse de l'enfiler et même sans miroir, Elena sait que le résultat dépasse toutes ses espérances. C'est définitivement le plus joli vêtement qu'elle ait porté à cette époque, et les lingères doivent être de véritables magiciennes parce qu'elles ont réussi l'exploit de lui confectionner une robe parfaitement ajustée sans jamais prendre ses mesures.

- Je l'adore, murmure-t-elle en promenant ses mains sur le tissu.

- Elle te va en effet très bien, acquiesce Ioena qui est ravie pour elle. Laisse-moi te coiffer, parce que tes cheveux en bataille jurent complètement avec cette jolie robe, et je pense qu'il sera ensuite temps de te mettre en route pour la messe catholique !


Elena ne s'était encore jamais rendue à une messe, du moins à l'Antiquité, et il y a bien plus de monde qu'elle ne l'aurait cru. Un peu intimidée face à cette foule solennelle et pieuse, elle se faufile en haut des marches de l'église, passant devant le prêtre en attire rouge qui accueille ses paroissiens à grands coups de « Bonsoir, mes enfants ». Il lui faut quelques secondes pour repérer Maellen et c'est avec soulagement qu'elle se glisse à ses côtés.

Elle doit bien l'avouer, l'église est somptueusement décorée, avec son gigantesque crucifix en bois entouré de bougies et les innombrables chandeliers accrochés aux murs qui projettent encore davantage de lumière. Il fait nuit désormais, le soleil s'étant couché une vingtaine de minutes plus tôt, mais une fois à l'intérieur de la chapelle, on ne l'aurait jamais deviné. De superbes peintures représentant différentes scènes de la vie du Christ ont été placées juste derrière l'autel, tandis qu'un peu plus loin, un calice doré repose près d'une large bible. Elena doit bien l'admettre ; malgré son manque d'affection pour la religion chrétienne, on n'y fait pas les choses à moitié. Il fait en revanche extrêmement froid, et elle se retrouve à serrer son manteau autour de ses épaules en frissonnant.

Près de son coude, Maellen tourne un visage rayonnant dans sa direction, fière de pouvoir partager avec elle cet évènement si important à ses yeux.

- Tu as vu ? fait-elle en pointant du menton un homme qu'Elena n'aurait jamais remarqué par elle-même. C'est Arthur Castus.

- Ah oui, exact.

Il n'y a rien de surprenant à ce qu'il soit ici, puisqu'il est chrétien.

- Il est incroyable, n'est-ce pas ? soupire Maellen, un peu rêveusement. Avec toutes les responsabilités qui reposent sur ses épaules, il trouve tout de même le temps de venir honorer le Christ.

Elena tourne un regard amusé dans sa direction. Voilà qu'une autre lingère a succombé aux charmes d'un des chevaliers.

La messe dure ce qu'elle estime être aux alentours d'une bonne heure, et se termine par une dernière prière et l'hostie distribuée par le prêtre à toutes les personnes présentes. La jeune fille ne regrette pas d'être venue ; elle a fait plaisir à Maellen et sa curiosité est assouvie. Elle est toutefois impatiente de passer à quelque chose d'un peu plus jovial.

C'est que les païens sont quand même plus marrants, en général.

Après avoir étreint son amie en guise d'adieu, Elena prend le chemin de la célébration de Yule qui a lieu, comme Samain quelques semaines plus tôt, aux portes de la ville. Elle tâtonne une quinzaine de minutes dans le noir, les rues étant à peines éclairées par la lueur de la lune, et se maudit d'avoir oublié d'emporter une lanterne pour se guider. En dehors de la place centrale de la ville, il y a très peu d'éclairage public, mais Elena ne se sent pas en danger. En toute autre occasion, elle aurait détesté se balader seule de nuit, mais ce soir est particulier, et il y a suffisamment de mouvement pour qu'elle ne soit pas vulnérable et isolée.

De toute façon, il ne lui faut pas longtemps avant d'entendre de la musique, des cris et des rires, signe qu'elle ne se trouve plus très loin de la célébration. En arrivant, Elena est immédiatement choquée de voir à quel point Yule est différent de la messe catholique. Globalement, c'est surtout un attroupement de Païens qui boivent, dansent et rient à gorge déployée autour d'un ovale de torches enflammées grand comme un terrain de tennis. Au sein de cet ovale, un brasier gigantesque s'élève vers le ciel, éclairant les alentours d'une lumière puissante. Brièvement, il vient à l'esprit d'Elena qu'il vaut mieux ne pas en perdre le contrôle, car le feu est déjà d'une telle envergure qu'il n'aurait aucun mal à réduire la ville et ses habitations en cendres. Elle qui craignait le froid réalise qu'elle n'a aucune inquiétude à avoir, il fait aussi chaud que dans un four à plusieurs dizaines de mètres à la ronde.

- Eh ! l'interpelle une voix dans son dos. Je commençais à croire que tu avais décidé de te convertir et de t'installer dans l'église.

Elena se tourne en souriant vers June, dont elle n'a eu aucun mal à reconnaître la voix. Celle-ci se tient face à elle, les bras croisés, ses longs cheveux bouclés retombant librement sur ses épaules. Elle porte une de ses vieilles robes habituelles, comme Elena si elle n'avait pas eu la chance qu'on lui fasse cadeau d'une nouvelle, mais elle a fait l'effort de laver son visage ordinairement recouvert de poussière et de tenter de peigner sa crinière.

June pousse un sifflement mi-moqueur mi-admiratif en regardant son amie de la tête aux pieds.

- T'es sur ton trente-et-un, dis donc. T'as l'intention d'appâter ton cher Lancelot ce soir ?

On ne me laissera jamais tranquille avec cette histoire. Même croulante et sur mon lit de mort, on trouvera le moyen de m'inventer une romance avec lui.

Non pas qu'elle le trouve dégoûtant, non, c'est plutôt que l'idée est improbable. S'il devait y avoir un conte concernant cette « romance » et qu'on devait lui donner un titre, ce serait assurément le Thon et le Top Model.

- Oh tais-toi ! rit Elena en glissant son bras dans celui de June. C'est un cadeau des filles de la lingerie. Désolée pour le retard, la messe a duré un peu plus longtemps que prévu.

- T'inquiète, j'avais des choses à faire de mon côté. Je viens d'arriver aussi, lui répond son amie d'un air mystérieux.

Elena lève un sourcil interrogateur tout en l'entraînant vers les festivités.

- Suis-je digne de savoir ce que June Bishop fabriquait avant mon arrivée ?

- Nah. Mais tu le découvriras bientôt. Non, chut ! Pas de questions, je n'y répondrai pas de toute façon.

- Je verrai bien alors, bougonne Elena qui meure d'envie d'insister mais sait que June est une tombe particulièrement obstinée. Je suis tellement contente que tu aies pu te libérer pour venir fêter Yule !

- Je ne vais pas pouvoir rester toute la soirée, grimace son amie. Je me suis arrangée avec Brivel pour qu'il veille sur Mistrig pendant quelques heures, puis j'irai le relever et je monterai la garde à mon tour. Ce ne serait pas juste qu'il ne puisse pas profiter de Yule du tout et Mistrig est trop proche du terme pour être laissée sans surveillance. Elle nous fait des fausses alertes tous les jours maintenant.

- C'est dommage, mais bon, c'est mieux que rien, je suppose ! Je voulais te donner ton cadeau ce soir après Yule, mais tu pourras toujours passer le chercher demain.

- J'ai un cadeau alors ?

- Évidemment !

Trois filles se jettent sur elles, et Elena a à peine le temps de reconnaître Brianne, Adenor et Ronane, avant d'être prise dans les bras de la plus jeune. June, qui les connaît peu, se contente de les saluer d'un signe de la tête.

- Elena ! June ! s'écrie Adenor, dont l'haleine empeste la bière, en se décidant enfin à libérer Elena. Joyeuses fêtes !

- Joyeuses fêtes, lui répondent June et Elena en chœur.

- Allez, venez danser ! leur ordonne Brianne en riant, tout en tentant de les attirer près de l'ovale de torches où un petit groupe dansant s'est formé.

Mais Elena n'a aucun talent de danseuse et préférerait encore se glisser des aiguilles sous les ongles plutôt que de suivre les lingères. Il lui suffit d'un coup d'œil en direction de June, qui a les yeux écarquillés et les pieds fermement plantés dans le sol, pour savoir qu'elle partage ses réticences.

- On va… on va aller manger d'abord, fait l'adolescente en pointant du menton les longues tables chargées de victuailles. On vous rejoint après.

C'est la seule excuse qu'elle a trouvée.

- Bon d'accord, mais cette fois, d'une façon ou d'une autre, je vais vous faire danser ! les menace Adenor.

- Et comment comptes-tu faire ? rétorque Ronane d'un air moqueur. Tu vas les jeter dans les bras du premier mâle qui passera par-là ?

- S'il le faut, oui !

C'est en riant que les trois lingères vont se fondre dans la masse dansante, abandonnant une Elena et une June très soulagées. D'un même pas, elles se dirigent vers la nourriture et attrapent les premiers tabourets qui leur tombent sous la main. Le buffet croûle sous les mets parfumés et appétissants et il y a bien longtemps qu'Elena n'avait pas vu un tel festin. Tant pis pour sa jolie robe qui lui sciera beaucoup moins une fois son ventre distendu, elle n'a aucunement l'intention de se refuser de la nourriture gratuite. Elle s'empare d'une belle cuisse de poulet mariné dans une sauce aux herbes et au miel, et manque de s'évanouir tant c'est délicieux. Près d'elle, June n'est pas en reste, et toutes deux font l'effet de gloutonnes avec leurs mentons dégoulinants du jus de la viande.

- Rien que pour ça, ça valait le coup de venir, soupire cette dernière avec satisfaction. Je vote pour que Yule ait désormais lieu tous les soirs.

Un attroupement se forme autour d'elles, avec toute une équipe de joyeux saoulards qui viennent se servir en bière et en vin. Elena doit se baisser pour éviter un coup de coude accidentel et alors qu'elles n'ont rien demandé, quelqu'un pousse deux énormes choppes remplies d'un liquide définitivement alcoolisé dans leurs mains. Ébahies, elles regardent un gigantesque gaillard soulever une carafe à vin et se la verser sur le visage, sous les applaudissements de ses amis au moins aussi ivres que lui.

Y a pas à dire, il y a plus d'ambiance ici que chez les chrétiens ! ironise Elena intérieurement.

- On bouge de là, non ? murmure son amie tout en jetant un sale regard à celui qui l'a éclaboussée de vin.

Bien que réticente à abandonner la nourriture, Elena est sur le point de se lever lorsqu'un homme se fraye un chemin dans leur direction avec précipitation.

- Mesdemoiselles, puis-je m'installer avec vous ?

Il s'agit de Galahad, et il ne leur laisse pas l'occasion de répondre avant de s'emparer d'un tabouret et de le glisser entre elles. Il s'empresse alors de poser son coude sur la table et de dissimuler son visage dans sa main, comme s'il cherchait à se cacher de quelqu'un.

- Par hasard, vous ne chercheriez pas à éviter la charmante jeune femme qui se balade avec une poêle à la main ? l'interroge June d'une voix amusée, tout en regardant derrière Elena.

Cette dernière jette un coup d'œil par-dessus son épaule et, en effet, une villageoise bien potelée traverse la foule en brandissant une poêle et en hurlant quelque chose qui ressemble étrangement à « Galahad ! Vile créature, où te caches-tu donc ? ».

- Ne la regardez pas, se lamente le jeune chevalier dont les courtes boucles brunes tressautent. Elle va nous remarquer.

- Je me fiche bien qu'elle nous remarque, personnellement, se moque June qui parait infiniment amusée. Que lui avez-vous fait ?

- Des choses que son mari désapprouverait certainement. Elle ne possède pas exactement… la physionomie que j'affectionne chez une femme, mais l'alcool a brouillé ma vision hier soir. J'ai dû l'abandonner ce matin et pour éviter un quelconque conflit…

- … vous vous êtes faufilé à moitié nu hors de chez elle, ce qu'elle n'a pas apprécié.

Elena, qui se retient de rire, intervient avec une petite tape sur l'épaule de Galahad :

- Elle est partie, c'est bon, vous n'avez plus à vous inquiéter.

- Parfait ! Je vous suis redevable, mesdemoiselles, s'exclame le jeune chevalier qui a retrouvé son sourire et son enthousiasme. Et je suis heureux de constater que vous paraissez en bien meilleure forme que la dernière fois que nous nous sommes vus.

- C'est moi qui vous suis redevable, réplique June en haussant les épaules. J'apprécie ce que vous avez fait pour moi, lorsque j'ai été arrêtée.

- Vous voulez me retourner la faveur ? Promettez-moi toutes les deux que vous n'hésiterez pas à venir me voir si jamais vous avez à nouveau des ennuis.

Elena hoche la tête en signe d'accord. Elle aime bien Galahad, qui a été un protecteur amusant et agréable durant les trois jours que les deux filles ont passés enfermées chez Ioena. Il ne lui fait pas le même effet que les autres chevaliers, en partie sûrement parce qu'il est de loin le plus jeune. Elle l'estime en effet aux alentours des vingt-cinq ans, et comme il n'a pas l'air prêt à vous découper en morceaux à chaque seconde, sa compagnie n'est pas déplaisante. Tandis que ses yeux s'égarent sur la foule, elle écoute, amusée, June et Galahad se lancer dans un récapitulatif de toutes les grossièretés qu'il leur a enseigné dans une multitude de langues étrangères. Son amie a une mémoire d'éléphant, d'ailleurs.

Au milieu des danseurs, des chanteurs et des musiciens qui font vibrer flûtes et cornemuses, Elena repère ses amies lingères et notamment Adenor, qui tente désespérément d'attirer l'attention de Perceval. Il n'est d'ailleurs pas le seul chevalier présent, puisqu'elle remarque Lancelot et Gauvain, aussi charmeurs qu'à l'ordinaire. Le premier se pavane dans la foule tandis que le second fait tournoyer une très jolie blonde, qui s'accroche à lui comme si elle n'avait aucune intention de le laisser s'échapper. Lors d'une pause entre deux sons, les deux chevaliers quittent la piste de danse au grand dam de ces demoiselles, et Lancelot donne un coup de coude à Gauvain en pointant Galahad du menton.

- Tu es en bien charmante compagnie, Galahad, le taquine Lancelot après que les deux hommes se soient frayé un chemin jusqu'à eux.

Oh my god.

Fascinée, Elena regarde les nouveaux arrivants vider deux énormes chopes de bière et les reposer sur la table avec un bruit sourd. Leurs yeux pétillent sous l'effet de l'alcool, et leur attitude détendue et affable est particulièrement séduisante. Comme d'habitude, les cheveux de Gauvain retombent librement autour de son visage mais pour une fois, ils sont soigneusement tressés et peignés. Il la contemple comme un chien qui aurait trouvé un bon bifteck, et la jeune fille remue un peu maladroitement. Elle se sent jolie dans sa robe bordeaux et apprécie qu'on la remarque, mais Lancelot et Gauvain sont définitivement hors de sa portée et, honnêtement, ce n'est peut-être pas plus mal. Elle a le sentiment qu'ils la mangeraient toute crue, elle et son inexpérience.

- Deux femmes, c'est trop pour toi, mon p'tit Galahad, renchérit Gauvain. Permets-nous de t'alléger de cette lourde responsabilité.

Le sourcil levé, June regarde Lancelot lui adresser un grand sourire, et Elena doit retenir un gloussement en voyant son expression se transformer en dégoût. Il ne l'a peut-être pas encore réalisé mais il vient de tomber sur un os. Neuf mois plus tard, June et sa rancune tenace n'ont toujours pas oublié le commentaire qu'il s'est permis sur sa tenue le jour de leur rencontre.

- Soyez gentils alors, rétorque Galahad en se levant. Ma vie n'est plus en danger, alors je suppose que je peux retourner danser.

- La femme du boulanger, encore ? s'esclaffe Lancelot. Ta queue te perdra. Fais attention à ce qu'elle ne te la coupe pas, cette dame est fougueuse. J'ai de délicieux souvenirs de sa fougue, d'ailleurs.

Le regard de June va de Galahad à Lancelot et elle fait mine d'avoir un haut-le-cœur.

- Vous dansez, June ? continue ce dernier, comme si c'était la transition la plus naturelle du monde.

- Avec vous ? Sûrement pas. Je pense que je préférerais encore m'arracher les cheveux de la tête un par un.

- De si belles boucles, cela serait un crime.

- Je peux vivre sans, vraiment. Galahad, appelle June en levant le menton d'un air hautain, puis-je vous accompagner danser ?

Tout en se retenant de rire, le jeune chevalier tend un bras à June, qui adresse un rapide clin d'œil à Elena oavant de s'en emparer.

- Tu perds ton doigté, Lancelot, s'esclaffe Galahad en entraînant la jeune fille au milieu des danseurs.

L'intéressé, qui ne parait pas du tout vexé par cette réaction, se contente de répondre en souriant :

- Plus tard, alors !

Après s'être incliné en signe d'adieu à l'intention d'Elena, il s'éloigne à grandes foulées, à la recherche de sa prochaine partenaire. Il ne fait cependant aucun doute qu'il trouve les réticences de June follement divertissantes et qu'il tentera de la « voler » à Galahad au cours de la soirée.

Mais, euh, ils sont tous partis et m'ont laissé seule avec Gauvain ? Bande de traîtres.

- Je ne pensais pas que vous étiez du genre à vous rendre à ce type de célébration, fait-il en pointant du menton la poitrine de la jeune fille, où repose son crucifix. Vous ne dansez pas ?

- Je n'ai personne avec qui danser.

Réalisant que c'était la mauvaise réponse au grand sourire qui est apparu sur le visage du chevalier, Elena lève les mains en l'air et s'empresse d'ajouter :

- Et puis, je ne sais pas du tout danser ! Mais genre vraiment pas du tout. Au point d'en trébucher et de finir tête la première par terre.

- Ta ta ta, réplique Gauvain en ignorant ses protestations et en la saisissant fermement par le bras. Rien de plus simple. Si un grand gaillard comme moi y parvient, une jolie jeune femme comme vous y arrivera sans mal.

Charmée par le compliment, Elena cligne des yeux un peu bêtement et se laisse entraîner sur la piste de danse.

Je suis perdue, maugrée-t-elle intérieurement, j'ai la résistance d'une enfant de cinq ans face à des Schoko-Bons quand il s'agit de ces fichus Sarmates.


Galahad la fait élégamment tourner sur elle-même, et June doit se rattraper à son épaule pour ne pas trébucher. En temps normal, elle aurait détesté se retrouver dans une position si gênante, elle qui a tant de mal à se laisser aller, mais le chevalier est un partenaire agréable et elle se retrouve bientôt à en rire avec lui. Respectueusement, il a posé ses deux mains bien au-dessus de ses hanches et elle n'a qu'à suivre la cadence qu'il lui impose. C'est un bon danseur.

La musique est entraînante et la jeune fille se laisse porter par les notes. Au loin, elle aperçoit Elena et Gauvain, et celui-ci tente de lui enseigner comment se mouvoir. Elle ne paraît pas très à l'aise, mais June se rassérène en voyant un sourire timide se dessiner sur son visage.

Ah ! On ne lui a pas mis un couteau sous la gorge pour aller danser.

June n'a aucune idée de ce que Gauvain peut bien lui raconter, mais elle glousse et rougit comme une adolescente prépubère un peu maladroite.

Percevant son changement d'attitude, Galahad s'écarte légèrement pour la regarder.

- Tout va bien ?

- Oui, je ne fais que garder un œil sur votre ami pendant qu'il danse avec Elena.

- Vous êtes très protectrice à ce que je vois.

- Il faut bien. Qui va la garder en vie et loin des Don Juan en pacotille d'ici ?

- Don Juan ? Qu'est-ce donc que cela ?

- Un personnage de littérature. Je doute que vous en ayez entendu parler, s'empresse d'ajouter la jeune fille, qui sait très bien que la pièce de théâtre en question ne sera pas écrite avant plusieurs siècles. Mais je lui trouve de fascinants traits en commun avec certains de vos compagnons.

- Vous n'avez pas grand-chose à craindre du moment qu'ils s'en tiennent à ça. De toute façon, je doute que votre amie soit assez naïve pour laisser les choses aller plus loin.

Hum. On parle bien de la fille qui bave à la fois sur Lancelot ET Gauvain ?

- De toute façon, ajoute Galahad avec un sourire malicieux, quelque chose me dit que vous devriez plutôt vous concentrer sur votre propre sort.

- Qu'est-ce que je suis censée comprendre ?

Le jeune chevalier, qui semble rire intérieurement, la fait tournoyer avant de la pencher en arrière, tout en la retenant d'une main dans le dos. June se laisse entraîner avec souplesse et éclate de rire lorsque Galahad et elle heurtent un autre couple de danseurs. Son partenaire est aussi maladroit que charmant et elle doit admettre qu'elle passe un bon moment avec lui.

- Je connais Lancelot. Il voit en vous un défi des plus amusants. Je suis certain qu'il tentera une autre approche très bientôt.

- S'il a du temps à perdre et un ego des plus solides, qu'il s'y amuse. En attendant, merci de me servir de diversion. En plus de ça, je suis presque surprise de l'admettre, mais je passe une bonne soirée. Je n'ai pas vraiment l'habitude de fêter No… Yule.

- Oh vraiment ? s'étonne Galahad, les sourcils froncés. Maintenant que j'y pense, c'est certainement parce vous êtes catholique. Dans votre village, j'imagine qu'il devait y avoir une messe. Je vais faire preuve d'un manque d'objectivité certain, mais je n'ai jamais compris l'attrait qu'il peut y avoir à s'entasser dans une église froide et à aller se coucher après avoir fait ses prières. Votre religion manque de fantaisie, très chère. D'alcool, aussi.

- Eh bien je proposerai au curé de pimenter un peu ses paroisses la prochaine fois, plaisante June en levant les yeux au ciel. Non, à vrai dire, je n'ai… je n'ai jamais particulièrement apprécié cette période de l'année.

Difficile de l'apprécier quand votre mère est absente et que votre père ne se libère même pas du travail.

De toute façon, c'était probablement pour le mieux, parce que son père éprouve la plus grande des répulsions pour cette fête. Les quelques fois où il s'est forcé à passer Noël avec elle, il a fini ivre mort sur le canapé avant minuit et personne n'a déposé de cadeaux sous le sapin. Il n'est pourtant pas alcoolique, mais la jeune fille suppose que cette journée en particulier rouvrait de vieilles blessures et que le vide laissé par sa mère n'en était que plus douloureux. Aussi étrange que cela puisse paraître, June a été soulagée que la tradition ne persiste pas et s'est contentée, dès qu'elle a été en âge de rester seule, de passer la soirée en compagnie d'un bon film et d'une pizza. Probablement par culpabilité et pour compenser son absence, son père s'est toujours assuré qu'elle se réveillerait le matin inondée sous une avalanche de cadeaux. À ce jour encore, June n'a aucune idée de qui pouvait bien les déposer durant son sommeil.

Elle n'a jamais posé la question.

Pourquoi tu lui dis ça ? Il s'en fiche bien de toute façon, pense-t-elle, un peu embarrassée d'avoir laissé entrevoir une faiblesse à Galahad.

Mais celui-ci se contente de hocher la tête sans porter de jugement.

- Je vois ce que vous voulez dire. Dans un sens, cependant, je pense que Yule, ou la naissance de votre Christ, à vous les chrétiens, c'est un peu ce qu'on décide d'en faire. Au choix, je préférerais me trouver dans ma Sarmatie natale, auprès des miens. Le destin, ou plutôt Rome, en a décidé autrement. J'ai hérité d'une bande d'ânes décérébrés comme frères d'armes, et il a bien fallu que j'en prenne mon parti.

Il a haussé la voix en prononçant cette dernière phrase, clairement à l'intention de Lancelot qui danse quelques mètres plus loin avec une inconnue. Ce dernier adresse un sourire des plus outranciers à Galahad, suivi d'un clin d'œil pour June. Exaspérée, celle-ci prend le contrôle de la danse, forçant son partenaire à lui tourner le dos.

- Si je comprends bien ce que vous essayez de me dire, c'est à moi de décider si ce Yule et les prochains seront des moments agréables plutôt que des plaies…

Galahad lui dévoile de belles dents parfaitement alignées dans un grand sourire.

Les chevaliers Sarmates sont sponsorisés par la version Colgate de l'Antiquité ou quoi ?

- Voilà. Et il me semble que cette soirée a plutôt bien commencé.

- Je dois avouer que vous y êtes pour quelque chose, acquiesce la jeune fille qui se détend enfin et ferme les yeux en écoutant la musique. J'ai failli ne pas venir, pour tout vous dire. J'imagine que je dois remercier Elena de son insistance.

- Et Lancelot de vous avoir forcé à danser avec moi, la taquine le jeune chevalier, les yeux brillant de malice. Il faudra peut-être lui accorder une danse pour le remercier.

- Pitié, non. Je risque de revenir sur ma nouvelle appréciation de cette fête.

Tous deux partagent un rire, et la jeune fille se laisse entraîner par le son des cornemuses. Les musiques défilent presque sans interruption, le feu de joie réchauffe l'atmosphère au point qu'elle peut sentir la peau de son dos coller à sa robe, et une satisfaction sereine l'envahit. Cela fait bien longtemps qu'elle ne s'est pas autant amusée et aussi étrange que cela puisse paraître pour une ex-étudiante de dix-neuf ans, c'est la première fois qu'elle se rend à une fête. Elle n'a jamais été attirée par les beuveries qu'affectionnent tant les jeunes de son âge, mais célébrer Yule est définitivement une expérience hors du commun. Les villageois, habituellement si caractériels et prompts à montrer les poings, se mélangent dans les rires, l'alcool et la convivialité, et il y a une sorte de synergie exaltante dans cette camaraderie spirituelle. Dans une heure, il lui faudra retourner à ses écuries pour garder un œil sur Mistrig, mais elle ne regrette pas une seconde d'être venue. Bien au contraire.

Elena danse un peu plus loin, à demi-concentrée pour éviter de trébucher sur les pieds de Gauvain et à demi-écarlate en réaction à ce que ce dernier peut bien lui dire. Elle aussi semble passer une bonne soirée. À quelques mètres d'eux, la jolie blonde qui dansait avec Gauvain un peu plus tôt les observe avec insistance et June se retrouve à plisser les yeux, un peu méfiante. Son visage lui dit vaguement quelque chose, mais dans l'euphorie de la nuit et avec Galahad qui la fait tournoyer sans répit, elle ne parvient à se rappeler d'où elle la connaît. Quoi qu'il en soit, la fille semble attendre avec impatience que le chevalier libère sa partenaire et lui propose à nouveau de danser.

Mais d'où je la connais celle-là ?

- En tout cas, si j'ai pu vous être d'une quelconque aide ce soir, fait Galahad d'un air faussement modeste, j'en suis ravi.

Brusquement tirée de ses pensées, June détourne son regard de la jolie blonde.

- Je ne peux que vous remercier pour cette danse et pour votre intervention de l'autre jour, dans les geôles. Ne vous sentez pas trop flatté, quand même.

- À votre service, gente dame !

Et aussi de nous avoir sauvées le jour de notre arrivée, pense-t-elle sans vouloir le formuler. Oh mais… ça y est, je me souviens de cette fille !


June la regarde d'un air appuyé, tout en faisant des signes du menton quelque part au loin. Elena n'ose cependant pas se retourner, parce que Gauvain a glissé une main dans le bas de son dos, et elle ne sait même pas si elle apprécie la sensation ou si elle la paralyse d'embarras. Par ailleurs, la jeune fille essaie désespérément de ne pas se ridiculiser, car malgré les bons conseils de son partenaire, elle lutte pour ne pas trébucher sur ses propres pieds. Il ne parait toutefois pas gêné par sa maladresse et semble même s'amuser des quelques fois où elle a dû se raccrocher à son torse et que leurs corps se sont retrouvés l'un contre l'autre. Quant à Elena, elle n'a pas besoin d'un miroir pour savoir que ses joues ont la même couleur que le feu de joie ! Pour sa défense, elle n'avait jamais dansé avec qui que ce soit, en particulier quelqu'un d'aussi attirant, et le chevalier ne fait pas preuve de la même pudeur qu'elle.

Quoi qu'il en soit, peu importe ce que June essaie de lui articuler silencieusement, cela devra attendre un moment plus approprié.

- Détendez-vous, lui glisse Gauvain à l'oreille. Il ne s'agit pas d'un examen, simplement d'une danse.

Heureusement d'ailleurs, parce qu'elle aurait eu un zéro magistral.

- Pas sur la gauche, pas sur la gauche, pas en avant, tournez, pas sur la droite, pas sur la droite, pas en arrière. Et on recommence. Ce n'est pas plus difficile que ça.

- Ça dépend pour qui, grimace la jeune fille. J'ai pris des cours de danse quand j'avais neuf ans et je n'ai toujours pas oublié le jour où mon professeur m'a dit que j'étais une cause perdue. Et c'est pas un mensonge.

- Vous n'êtes pas non plus des plus coopératives. Permettez-moi donc de vous aider à penser à autre chose.

Elena s'apprêtait à l'interroger sur ce qu'il entendait par là lorsque la main du chevalier vient effleurer une mèche de ses cheveux. L'effet est immédiat, la jeune fille est rendue muette par ce geste, malgré son envie de lui demander de rester correct. Il est évident que Gauvain a bu, parce que des effluves de bière émanent de son haleine, mais l'odeur n'est pas désagréable. Il est en train de lui servir son plus beau jeu de séduction, et Elena est aussi intimidée que charmée. Tout autour d'eux, les couples de danseurs flirtent plus ou moins visiblement, et l'alcool libère les mœurs. Il n'y a rien d'exceptionnel à ce qu'il la courtise le temps d'une soirée mais pour Elena et son inexpérience, la situation est affreusement compliquée.

- Vous avez une des plus belles chevelures que j'ai vues.

Venant de Gauvain et considérant la longueur de ses cheveux à lui, c'est probablement le compliment ultime.

- Euh… merci ?

- Ils sont épais et brillants. Vous êtes aussi une des rares personnes à avoir les cheveux noirs par ici.

Ils ne sont pas vraiment noirs, plutôt d'un brun très sombre, et certainement l'héritage d'un lointain métissage asiatique du côté de son père. Au milieu des Bretons et de leurs traditionnelles crinières blondes et rousses, la jeune fille fait un peu tâche.

- Je les aime bien, ajoute le chevalier en reposant sa main sur son dos. Vous devez me promettre de ne plus les couper. Ils sont bien mieux maintenant que le jour où nous nous sommes rencontrés.

- Ils n'ont jamais vraiment été courts, proteste Elena. Et puis, ils étaient longs à laver, à sécher, à soigner. Je n'ai plus personne pour les couper maintenant, donc ils sont attachés à longueur de journée. Je ne vois pas vraiment l'intérêt de les porter longs, pour être honnête.

- L'intérêt, c'est que ça vous va bien. J'aime les cheveux longs.

Se surprenant elle-même par son audace, Elena imite le geste de Gauvain en effleurant une de ses mèches blondes.

- Je vois ça, fait-elle un peu timidement.

Elle a toujours en tête le « métier » de Gauvain et la férocité dont il peut faire preuve, et la banalité de leur conversation la met à l'aise. Si elle doit se montrer honnête, Elena est flattée qu'un tel homme puisse la trouver… Attirante ? Potable ? Décente ?

Difficile d'être effrayée par quelqu'un qu'on peut distraire si facilement avec des cheveux soyeux, pense-t-elle un peu ironiquement.

- Vous voyez, ça a fonctionné, lui sourit-il alors d'un air triomphant. Vous n'avez pas trébuché depuis plusieurs minutes. Je savais bien que vous n'étiez pas un cas désespéré.

En fait, c'est peut-être elle qui se laisse distraire trop facilement. Quel goujat, elle a vraiment cru à ses flatteries.

- Merci, je suppose, rétorque la jeune fille avec raideur.

Surpris par son changement de ton, Gauvain la dévisage d'un air perplexe avant de se mettre à rire. Tout séduisant qu'il est, il tape brusquement sur les nerfs d'Elena et elle aurait volontiers interrompu leur danse s'il ne l'avait pas attirée contre lui pour lui glisser à l'oreille :

- Ne vous vexez pas, jeune dame, je ne voulais pas vous offenser. Vous avez vraiment une très belle chevelure. Je cherchais simplement à vous changer les idées afin que vous vous détendiez enfin. J'aurais pu complimenter votre robe, votre sourire ou vos yeux, mais ce sont vos cheveux qui me sont venus à l'esprit en premier. Me pardonnerez-vous mon indélicatesse ?

À la recherche d'une réponse cinglante, Elena plisse les yeux mais sent son irritation fondre comme neige au soleil. Elle ne peut que soupirer :

- Vous passez beaucoup de temps avec Lancelot, non ?

- En parlant de Lancelot, s'esclaffe Gauvain en pointant du menton un couple de danseurs, votre amie n'a pas l'air ravie.

Elena retient un hoquet amusé en suivant son regard. Lancelot est apparemment parvenu à arracher June à Galahad, parce que celle-ci se trouve au beau milieu de la piste de danse avec lui. Comment, Elena n'en a aucune idée, car son amie parait incroyablement agacée. Le chevalier a entrelacé ses mains dans les siennes, et lorsqu'il tente d'en libérer une pour la glisser sur sa taille, celle-ci le foudroie du regard et montre les dents à la manière d'un Rottweiler menaçant. Cependant, son attitude ne semble pas démotiver Lancelot, et il fait tournoyer June chaque fois qu'elle tente de s'échapper. En réponse, cette dernière roule des yeux exaspérés et fait de son mieux pour lui écraser les pieds. Le spectacle est particulièrement comique, et on a du mal à savoir s'ils dansent ensemble ou tentent d'affirmer leur domination l'un sur l'autre.

- Oh mon Dieu, glousse Elena. Impossible qu'elle ait accepté de danser avec lui, il a dû se débarrasser de Galahad et l'attraper par surprise. Il faut que j'aille l'aider.

- Elle me semble assez grande pour se défendre, réplique Gauvain en haussant les épaules. Et puis, vous faisiez tant de progrès, ce serait dommage de tout arrêter maintenant, non ?

- C'est-à-dire que…

- Ne m'abandonnez pas ainsi, il serait particulièrement indélicat de briser le cœur de votre partenaire le soir de Yule. Vous ne seriez pas si cruelle ?

- Je ne pense pas que…

- S'il vous plaît ? plaide-t-il encore, et il a un des regards les plus envoûtants qu'elle ait vu.

- Je suis une amie terrible, marmonne Elena sans pour autant arrêter de danser.

Plusieurs musiques défilent encore, et la jeune fille découvre qu'elle a bien plus d'aisance qu'elle ne l'aurait cru. Ils tournoient, et les couleurs autour d'eux se mélangent dans un brouillard bariolé. Elena se sent presque aussi ivre que Gauvain, et elle finit par être si à l'aise avec lui qu'elle est presque déçue lorsqu'il stoppe leur danse en s'inclinant galamment.

- Merci pour cette danse, Elena. Ma première cavalière m'attend toujours, et je n'aimerais pas la décevoir.

- Charmant, s'esclaffe la jeune fille en levant les yeux au ciel. Allez-y, je ne voudrais pas vous retenir.

Gauvain la contemple intensément avant de lui adresser un clin d'œil.

- J'espère que nous aurons l'occasion de nous revoir bientôt, vous êtes une partenaire bien plus plaisante que vous ne l'imaginez. Passez une bonne soirée.

Et sur ces mots, il s'éclipse en direction de la jolie blonde avec qui il dansait une demi-heure plus tôt. Elena le regarde s'éloigner avec un pincement au cœur avant de se secouer et d'émettre un petit rire.

On ne peut pas faire plus délicat qu'abandonner une fille pour en rejoindre une autre.

N'ayant soudainement plus aucune envie de danser, Elena s'apprêtait à aller sauver la pauvre June de son coureur de jupons lorsqu'elle est de nouveau entraînée sur la piste. On la fait passer de main en main et la jeune fille renonce très vite à l'idée de s'échapper. De toute façon, l'ambiance est bonne, la musique est entraînante, et elle s'amuse bien. Elle danse d'abord avec un vieillard boiteux très énergique avant d'être littéralement jetée à un jeune garçon qui lui tire un rire en lui expliquant sa difficulté à se faire pousser la barbe. Son troisième partenaire est un forgeron bedonnant, et elle finit par se retrouver aux bras d'un Perceval très éméché qui ne la reconnaît même pas, bien qu'il l'ait sauvé d'une bagarre à peine quelques mois plus tôt.

Un peu plus loin, Adenor la regarde d'un air plein d'espoir et Elena hésite à pousser Perceval dans ses bras avant de se raviser. Hors de question d'aider une jeune fille de quinze ans à harponner un homme ivre qui a presque le triple de son âge.

Je veux bien comprendre les mœurs de l'Antiquité mais on ne m'enlèvera pas de la tête que c'est tordu.

Elle se contente donc de détourner le regard comme si elle n'avait rien vu et sursaute lorsqu'une main vient se poser sur son épaule. C'est June, miraculeusement débarrassée de Lancelot, qui la contemple avec un sourire un peu amusé.

- Il va falloir que j'y aille, fait-elle tandis qu'Elena interrompt sa danse avec Perceval. Brivel doit m'attendre.

- Déjà ? s'étonne l'adolescente. J'ai l'impression qu'on vient d'arriver.

- C'est sûrement parce que tu es trop occupée à enflammer le dancefloor pour voir le temps passer, la taquine son amie tout en adressant un signe de tête à Perceval. Puisque vous dansez avec elle, assurez-vous qu'elle rentre en un seul morceau à la fin de la soirée.

C'est un ordre plus qu'une demande, et Perceval se contente d'acquiescer d'un air égaré. Il n'a sûrement pas l'habitude qu'une femme lui parle ainsi, mais il est de toute façon trop éméché pour s'en offenser.

- Tu passeras me voir demain chez Ioena, hein ? J'ai toujours ton cadeau à te donner.

- Promis. J'ai aussi quelque chose pour toi. J'ai hâte que tu découvres ce que c'est.

- Tu me le donneras demain ?

June secoue la tête avec un sourire mystérieux.

- Tu l'as déjà. Il ne te reste plus qu'à le trouver.

Sous le regard curieux de Perceval, Elena étreint son amie avec affection. Elle sait que June ne partage pas son enthousiasme pour Noël et le fait qu'elle se soit donnée la peine de lui organiser une surprise est une belle preuve d'amitié. Après une seconde d'hésitation, cette dernière lui retourne son accolade en lui tapotant le dos.

- Joyeux Noël, lui glisse-t-elle à l'oreille. Amuse-toi bien et ne rentre pas trop tard. N'oublie pas que tu travailles demain.

- Oui, maman, réplique Elena en la libérant enfin. Eh, attends ! Qu'est-ce que tu essayais de me dire tout à l'heure ?

Son amie marque une courte pause, le visage plissé par ce qui ressemble à de l'inquiétude, avant de laisser échapper un soupir.

- Laisse tomber. Profite de ta soirée, on en parlera un autre jour.

- Tu es sûre ?

- Oui, t'inquiète.

June lui adresse un dernier sourire avant de se fondre dans la foule des danseurs et de disparaître de sa vue. Quelque chose semble la tracasser mais si elle a décidé de ne pas lui en parler ce soir, c'est que le sujet ne doit pas être si pressant. Elena se promet toutefois de l'interroger dès le lendemain. Retournant à son partenaire, elle a à peine le temps de lui sourire qu'il l'a de nouveau empoignée. À quelques mètres de là, une Adenor visiblement contrariée fronce les sourcils en tapant du pied.

Elena grimace.

J'en connais une qui va me faire la tête demain à la blanchisserie. Tant pis, je me ferai pardonner en faisant sa lessive des prochains jours !


June a marché d'un pas vif jusqu'aux écuries, toujours dans l'euphorie de la célébration de Yule. Il fait presque noir, la lune n'étant qu'un fin croissant ce soir, mais elle connaît désormais le chemin sur le bout des doigts. Elle serait volontiers restée un peu plus longtemps, à condition que cet idiot de Lancelot se tienne aussi loin que possible, mais elle est tout aussi impatiente de retrouver ses écuries et en particulier Mistrig. June a confiance en Brivel et sait qu'il prend bien soin de la jument, mais celle-ci lui est chère et elle aimerait être présente à la naissance de son poulain.

Sur la pointe des pieds pour ne pas déranger la tranquillité des écuries, June se rend au box où Brivel s'est installé pour la soirée. Celui-ci ne se trouve qu'à quelques mètres de la nouvelle stalle de Mistrig, stalle spécifiquement réservée aux juments gestantes. June passe la tête par l'ouverture et sourit en réalisant que le palefrenier ne l'a pas remarquée. Il est assis contre la paroi en bois, emmitouflé dans plusieurs épaisseurs de couvertures, à peine éclairé par la lanterne qu'elle a fait accrocher au toit du box. Les nuits de veille étant longues, la jeune fille a pu s'occuper en faisant les comptes de l'écurie, tandis que d'autres tricotent ou lisent.

- Hé, s'annonce-t-elle en toquant doucement pour ne pas le surprendre.

- Miss June, sourit Brivel en levant la tête du petit objet en bois qu'il taille avec son couteau. Comment s'est passée votre soirée ?

- Bien, à ma grande surprise. Comment va Mistrig ? Du nouveau ?

Le palefrenier se lève en secouant la paille qui s'est accrochée à ses vêtements.

- Je crains que ce ne soit pas notre dernière nuit à la veiller. Je suis allé la voir il y a une demi-heure, elle était allongée et paraissait calme. Je n'ai rien entendu depuis.

June se passe une main sur le front en soupirant. Malgré son anxiété à l'idée que la naissance puisse se révéler plus compliquée que prévu, elle ne peut s'empêcher de pleurer toutes les heures de sommeil sacrifiées à la veiller.

- On peut dire qu'elle prend son temps.

La garce, pense-t-elle affectueusement.

- C'est bon, Brivel, vous avez fini votre journée, vous pouvez y aller. Yule bat toujours son plein, si vous souhaitez vous y rendre.

- Évidemment, sourit le palefrenier, je ne peux décemment pas conclure cette année sans une petite danse autour d'un feu de joie.

- N'oubliez pas que vous êtes attendu ici à l'aurore, riposte June d'un air ironique. Frais et en forme.

- Vous ne me donnez jamais l'occasion d'oublier, Miss June.

Brivel lui sourit amicalement avant de passer la porte du box.

- À demain. Bon courage pour cette nuit.

Enfin seule, June se laisse aller contre la paroi du box. Maintenant que l'excitation de la soirée est retombée, elle peut sentir la fatigue l'envahir, mais elle sait qu'elle n'aura pas droit au moindre sommeil avant le lendemain.

La jeune fille ne regrette pas pour autant de s'être rendue à la célébration de Yule, bien qu'il aurait sans doute été plus sage qu'elle profite de ces quelques heures pour se reposer. Elle a passé une des meilleures soirées de sa vie et a même pris la décision de sortir un peu plus souvent de sa zone de confort. Elena a raison, elle est trop sauvage et s'ouvrir aux autres lui ferait du bien.

En parlant d'Elena, je donnerais cher pour voir sa tête lorsqu'elle rentrera chez elle.

June aurait vraiment aimé pouvoir assister à la joie naïve de son amie lorsqu'elle découvrira son présent, mais le récit enthousiaste qu'elle lui en fera demain lui suffit. Elena s'est montrée à plusieurs reprises d'une générosité et d'une loyauté surprenantes, et June s'est creusée les méninges pour lui rendre la pareille. Elle n'est pas très expressive, donc une grande déclaration d'amitié n'aurait pas fonctionné et elle n'a pas beaucoup d'argent, donc un cadeau extravagant était hors de question. Il lui a fallu réfléchir à ce qu'Elena pourrait chérir et qu'elle peut lui offrir sans se ruiner.

Et je pense avoir trouvé.

Elle a mis Ioena dans la confidence, parce que ce n'est pas comme si elle pouvait entrer dans la masure comme dans un moulin, et elle a aussi eu besoin de l'aide de Padrig, leur voisin bûcheron. Elle n'a eu que quelques heures pour tout préparer avant de rejoindre Elena à la célébration et piétine depuis d'impatience en attendant que son amie découvre la surprise.

Mais il lui faut pour le moment remettre ces pensées à plus tard et tâcher de s'occuper pour ne pas s'endormir.

Autant aller voir comment se porte Mistrig.

June continue son chemin à travers l'écurie et atteint le box de la jument en quelques secondes. Au premier abord, elle ne voit rien, mais cela n'a rien de surprenant puisque l'animal passe la majeure partie de son temps couché, épuisé par le poids colossal de son ventre. Elle appelle son nom, un petit hennissement lui répond, et il y a comme de l'agitation dans la paille. Il fait presque noir à l'intérieur du box et la jeune fille plisse les yeux en tentant d'apercevoir sa jument favorite.

- Alors, mademoiselle, murmure-t-elle en poussant la porte. Toujours occupée à faire mijoter un joli bébé dans ton ventre ?

Bouche bée, June s'arrête net sur le seuil de la porte. Près du grand corps imposant de la jument se trouve une sorte de boule aux longs membres fins et au poil encore trempé par un liquide épais. Mistrig la lèche tendrement, et le petit animal ferme les yeux sous les grands coups de langue qui englobent presque l'entièreté de sa tête. Avec émotion, la jeune fille referme doucement la porte et s'assoit dans la paille, juste face à eux. Mistrig a donné naissance à son bébé, dans le laps de temps qui s'est écoulé entre la dernière visite de Brivel et son arrivée. Elle l'a fait naturellement, silencieusement, et tout s'est déroulé sans que la moindre intervention humaine soit nécessaire.

- Ça c'est vraiment un super cadeau de Noël. Le plus beau que j'ai jamais reçu, je crois.

Interrompant le toilettage, Mistrig lève la tête pour la regarder mais ne fait pas mine de broncher. Elle la connaît suffisamment pour accepter sa présence, et c'est étrangement flatteur. Le poulain l'observe du coin de l'œil, mais sentir sa mère en confiance lui suffit, et il tente de faire ses premiers pas. Les postérieurs de Mistrig sont encore souillé de sang et de liquide amniotique, mais elle n'hésite pas une seconde à se redresser pour aider son bébé. Il tremble sur ses pattes, trébuche, se relève à nouveau, et c'est un spectacle incroyable. June sait qu'elle devrait aller chercher un palefrenier plus expérimenté, mais n'a aucune envie de partager cet instant. Tout va bien et pour le moment, il n'appartient qu'à elle, à Mistrig et à l'adorable nouveau-né qui découvre pour la première fois cet univers.

Enfin, il trouve les mamelles de sa mère, et c'est goulûment qu'il prend sa première tétée.

Il n'y a plus de naissance à surveiller, mais June sait qu'elle passera quand même le reste de la nuit en leur compagnie.


Adenor est apparemment parvenue à mettre la main sur Perceval.

Celui-ci danse ivre mort dans les bras de la jeune fille qui parait aux anges, et Elena ne peut s'empêcher de secouer la tête. Il est si tard qu'on peut presque considérer la nuit comme terminée ; au loin, les premières lueurs de l'aube ont fait leur apparition et le feu de joie s'est éteint. Seuls les soulards dansent encore, les familles étant depuis bien longtemps rentrées coucher les enfants, tandis que les couples nouvellement formés ont pris congé dans des étreintes passionnées qui ne laissent aucun doute sur la façon dont se terminera la soirée.

Elena se sent frissonner malgré l'épaisseur de sa robe. Il est temps pour elle de rentrer. Elle doit se rendre au travail dans une heure ou deux tout au plus, et la fatigue lui fait tourner la tête et lui donne la nausée.

La magie de Yule s'est envolée avec les musiciens, et elle ne rêve désormais plus que de son lit.

Une vingtaine de minutes plus tard, elle atteint la masure d'Ioena et s'y engouffre. Elle s'apprêtait à s'excuser auprès de la vieille femme de son retour tardif mais celle-ci, parfaitement éveillée, sirote une infusion avec sérénité.

- Je pense que Yule n'est pas fini pour toi, annonce cette dernière d'un air bienveillant. Et tu as choisi le bon moment pour rentrer. Ça n'aurait pas eu le même impact s'il faisait encore nuit noire.

Les mains d'Elena vont à sa bouche, recouvrant son expression interloquée.

Quelqu'un s'est donné tant de mal pour lui faire plaisir.

Un grand sapin fraîchement coupé repose près de la cheminée, le pied maintenu par un pot en terre cuite. Il a été habilement mais simplement décoré par des pommes de pin rattachées aux branches grâce à des fils de laine et drapé de longs morceaux de tissu rouge, un peu comme des guirlandes. De jolies pierres colorées, des petits rondins de bois et des boules de Noël en paille ficelée complètent cette décoration pour le moins originale. L'idée est adorable et bien que le sapin manque de cet aspect clinquant traditionnel auquel Elena est habituée, il a pour lui toute l'affection et l'attention qu'on a dédié à lui faire plaisir.

Et Ioena a raison, elle le découvre pile poil au bon moment, lorsque l'aube drape l'intérieur de la maisonnette d'un faible halo et que tout se dessine délicatement dans la pénombre.

- Je n'ai aucune idée de ce que ça représente, glisse la vieille femme, mais c'est adorable.

Elena, qui a enfin recouvré la voix, lui répond avec émotion :

- C'est June, n'est-ce pas ?

Bien sûr que c'est June. Qui d'autre qu'elle pourrait avoir l'idée de décorer un sapin de Noël ?

- Elle est venue un peu avant de se rendre à Yule, quand tu étais à la messe. Le pauvre Padrig s'est retrouvé chargé d'une mission inattendue de dernière minute. À ton visage, j'imagine que cela en valait la peine.

- C'est une tradition de chez nous, murmure la jeune fille en s'approchant pour effleurer des doigts les branches de l'arbre. On installe un sapin tous les ans et on le décore en famille. Ça a… énormément de valeur à mes yeux.

- Alors peut-être que nous devrions aussi en faire une tradition, propose la vieille femme avec son plus beau sourire édenté. Et le décorer toutes les trois la prochaine fois.

- Oui… oui ça me plairait.

Ioena tapote le tabouret près d'elle, l'invitant à prendre place.

- Viens t'asseoir. Il est si tard que je ne suis même pas certaine que te recoucher soit une bonne idée. Profite plutôt du temps libre qu'il te reste pour me parler de ta famille, de ton village, et de comment on y fêtait Yule. Ou la naissance du Christ. Peu importe.

- Ça vous intéresse ? s'étonne la jeune fille.

- Évidemment. Dansais-tu déjà de façon si endiablée à l'époque ? la taquine Ioena avec un clin d'œil. Je t'ai vu avec Gauvain. Et pas qu'avec Gauvain d'ailleurs. Tu sais, je plaisantais tout à l'heure sur le fait de te trouver un mari ce soir.

Les joues brusquement enflammées, Elena secoue la tête d'un air outré.

- Ce n'était pas du tout ça, Ioena ! Oh non, ne vous y mettez pas. Déjà qu'on vient de passer trois semaines entières à me bassiner avec Lancelot !

- Comme tu veux. Parle-moi de tes autres traditions.

- La première, c'est qu'on avait tendance à oublier de ranger le sapin jusqu'au mois de Mai au moins, alors j'espère qu'il vous plaît !