Chapitre 2

Forêt d'Olympia, Washington, 1920

PDV Carlisle

« Non ! Comment veux-tu que je me calme ? Je n'en peux plus, je veux un ours, ou un puma, ça fait quatre-cent-dix-sept jours que je dois me contenter de petits animaux. Merda ! »

Quand elle s'énervait, son accent italien ressortait en même temps que les injures.

« Moi, je me contente de ratons-laveurs ou de castors. Toi, tu as eu le droit à un wapiti pas plus tard que la semaine dernière ! Le seul qu'il y avait ! » lui rappelai-je.

« Et on a dû voyager deux jours pour ça ! Sérieusement, on doit partir d'ici. En plus, ils n'arrêtent pas de me surveiller, je n'en peux plus ! »

« Je ne peux pas quitter mon emploi avant quelques mois. »

« J'ai besoin de vacances ! J'étouffe ici ! »

« Tu crois que ça m'amuse de traverser tout le massif d'Olympia chaque jour pour aller travailler à Montesano ? »

« Alors on s'en va ! On quitte la maison délabrée que les Quileute nous forcent à habiter et on va vivre sur la côte est ! Ou à San Francisco au moins ! »

« C'est ta maison, Isabella. Et tu sais que tu dois d'abord leur prouver que tu as assez de contrôle, ils ont passé un accord avec ton père et ni toi ni moi ne pouvons revenir dessus. »

« Mon père est mort quelques heures après avoir passé cet accord, tu aurais dû m'emmener loin d'ici ! »

« Crois-moi, j'ai bien fait de rester près d'eux. Éphraïm m'a beaucoup aidé. Tu oublies à quel point tu as été sauvage. »

« On ne va pas reparler de ça. » décida-t-elle mais je devais souvent avoir recours à une piqure de rappel, elle ne voulait pas comprendre l'importance de garder un contrôle ferme sur notre soif.

Bella ne supportait plus de passer ses journées dans cette forêt, telle une prisonnière selon ses propres termes. Je la comprenais mais ça n'était que temporaire, elle ne réalisait pas qu'elle avait des siècles devant elle pour explorer le monde, elle devait d'abord se contrôler parfaitement. Si elle n'acquérait pas cette capacité à passer des heures au milieu des humains, elle ne pourrait rien expérimenter, ne pourrait aller nulle part sans mettre en danger non seulement les humains qui auraient le malheur de la croiser, mais aussi notre secret. Je lui avais bien sûr expliqué les lois que nous autres vampires devions respecter, et n'avais pas cherché à minimiser la stricte application des peines en cas d'infraction. Les Volturi n'accordaient aucune deuxième chance.

Le shérif Swan, paix à son âme, avait réussi à prévenir Éphraïm, le seul guerrier Quileute à pouvoir alors se transformer en loup. Il était ensuite reparti à Port Angeles, pour récupérer mes affaires chez moi et déclarer la mort de sa fille. Hélas, il avait été foudroyé par cette maudite grippe, à quelques kilomètres de la petite maison, je n'avais rien pu faire, je ne l'avais pas entendu s'effondrer sur le chemin boueux.

Éphraïm avait accepté de surveiller de très près Isabella, et moi sans aucun doute, et quand il nous avait rejoint à la petite maison, le chef de tribu m'avait longuement exposé, dans un anglais rudimentaire, mes obligations envers la fille de son ami. Nous ne savions pas encore que le shérif ne serait plus là pour veiller également. Éphraïm avait exigé de ma part le renouvellement de la promesse faite. J'étais personnellement responsable d'Isabella, je devais la surveiller à tout moment et l'empêcher de se rendre dans la réserve. Rien n'avait été spécifié en cas de manquement.

Éphraïm avait trouvé le shérif en milieu de journée et nous l'avions enterré, soi-disant aux côtés de sa fille, et le chef de la tribu avait accepté de relayer la terrible nouvelle à l'adjoint de Charlie. J'avais laissé Isabella avec l'Indien le reste de la journée et la nuit suivante, puis j'avais feint être malade à mon tour, prévenant par courrier les deux hôpitaux que je ne pourrais sans doute pas revenir avant plusieurs semaines.

Bella avait été terrible à son réveil, un vrai carnage pour la faune et la flore de la forêt d'Olympia. Elle détruisait tout, à croire que sa maladresse d'humaine avait survécu aux changements opérés par sa transformation. Des arbres déracinés par son manque de maitrise de sa vitesse et de sa force, des trous béants pour enterrer des petites proies, des troupeaux décimés par son insatiable appétit.

Éphraïm, sous sa forme de loup, était plus que capable de se défendre face à la jeune vampire, mais nous n'avions pas été trop de deux. Un autre guerrier, Levi Uley, avait muté quelques semaines après notre arrivée, quand Bella nous avait échappé et s'était approchée de la réserve des Quileute. Finalement, quand mes yeux redevinrent dorés au bout de deux semaines seulement.

Les deux Quileute avaient préféré me laisser retourner au travail et ainsi m'éloigner, en espérant qu'aucun autre membre de leur tribu ne muterait en loup comme eux. Un an après la mort du shérif et celle moins définitive d'Isabella, j'avais pu retourner travailler l'esprit presque tranquille, mais avait préféré changer d'hôpital. J'avais accepté un poste de médecin chirurgien à l'hôpital de Montesano, de l'autre côté du massif d'Olympia. J'avais gardé la même identité et les gens ne me connaissaient au mieux que de nom ou de réputation, mais mes confrères continuaient de me rencontrer occasionnellement.

J'avais déjà parlé de ce problème à Éphraïm, il me faudrait partir, c'était toujours ainsi, je ne restais pas plus de cinq ans au même endroit si tout se passait bien, mais en général je restais trois ans, j'étais un vampire déguisé en médecin, malgré ma blouse, les gens parfois se méfiaient de moi, voire me craignaient. Le chef Indien avait accepté de nous laisser déménager à la condition d'avoir la preuve du contrôle de Bella sur sa soif.

Un autre guerrier, Quil Ateara II, avait muté six mois plus tôt, nous étions trop proche de la tribu et nous avions bouleversé leurs vies. De ce que le chef Amérindien avait accepté de me révéler, plus pour m'impressionner que pour fraterniser, eux aussi pouvaient vivre très longtemps et resteraient jeunes et forts tant que le danger, les sangs-froids notamment, roderait. Je l'avais mis en garde, et expliqué que garder notre existence secrète était une loi absolue pour tous les vampires et que nos rois n'hésitaient pas à tuer pour faire taire la moindre rumeur.

Éphraïm Black et ses guerriers, et moi et Isabella, nous étions donc liés par un pacte inédit, qui nous protégeaient les uns des autres, nous avions droit de résidence dans cette région tant que nous promettions de ne jamais pénétrer dans leur réserve et ils ne révèleraient jamais notre secret, ni eux, ni aucun membre de sa tribu, ni leurs descendants. Par prudence, j'ajoutais une clause, quiconque ferait partie de ma famille serait inclus et tenu par cet accord. Malgré sa méfiance instinctive envers moi, Éphraïm ne me considérait pas comme un véritable ennemi, car j'étais différent des deux autres vampires qui avaient été la cause de la mutation de son ancêtre Taha Aki. Si Charlie m'avait fait confiance, au moins en tant que médecin ces dernières années, puis en tant que vampire pour prendre soin de sa fille, Éphraïm estimait que les vampires aux yeux jaunes n'étaient pas un danger et ne devaient pas être combattus. Charlie m'avait confié ce qu'il avait de plus précieux, je prendrais toujours à cœur d'assumer la responsabilité que je m'étais infligée en acceptant de la changer.

« Tu rêvasses encore ? » me tira de mes pensées ma pupille.

« Que veux-tu encore, Isabella ? » m'impatientai-je.

Elle plissa les yeux, elle détestait réellement son prénom, elle avait déjà prévu de se faire appeler par son deuxième prénom lors de sa toute première comédie humaine. Il y avait des jours, malgré toute ma patience et mon engagement, où j'avais sérieusement envie de rejoindre mes amis Éléazar et Carmen et ne plus être seul avec elle, même si cela signifiait être aux prises avec trois succubes.

« On commence à me prendre pour ta femme ! » s'exclama-t-elle, dégoutée.

« Tu n'es qu'une gamine capricieuse, il suffit que tu ouvres la bouche pour que quiconque s'en rende compte. Personne ne peut réellement croire à une telle absurdité, jeune fille ! Maintenant laisse-moi tranquille, et va dans ta chambre. »

« Tu n'es pas mon père ! »

« Ça je le sais, crois-moi ! »

« Laisse-moi aller chez elles toute seule ! » m'obstina-t-elle.

« C'est hors de question ! La dernière fois que tu as voyagé seule, qu'est-ce qu'il s'est passé ? »

Elle ne voulut pas répondre, elle était si têtue certains jours. Je n'en revenais pas moi-même à quel point elle réussissait à me faire perdre patience, à me faire sortir de mes gonds. Moi qui m'étais permis tant de fois de regarder avec déception des parents criant sur les enfants récalcitrants, j'étais de l'autre côté du miroir et ça n'était pas tout rose tous les jours, loin de là.

« Isabella Marie Swan ? » la relançai-je, décidé à gagner cette dispute.

« J'ai fait dérailler un train. » marmonna-t-elle en baissant la tête.

« Et ? »

« J'ai disposé des cadavres de vaches en forme de pentagramme dans un champ pour faire croire à un rituel satanique. »

« Et ? »

« Et on m'a pourchassée avec des piques et des torches. »

Je croisai les bras sur mon torse pour lui signifier la fin de la discussion, mais tandis que je voulus sortir de la maison, elle me barra le chemin.

« Juste une semaine, s'il te plait. »

« Et tu ne m'as pas dit que tu ne supportais plus leur harem ? »

« Tanya a promis de n'amener aucun homme tant que je serai chez elles. »

« Et tu la crois encore ? Celle-là même qui a mis un homme à demi-nu dans un chaudron pour te faire soi-disant rire ? »

« Carmen et Éléazar seront là aussi, je suis sûre que Tanya sera plus sage. »

« J'en doute. Tu sais très bien que mes amis n'ont aucun contrôle sur les trois… sœurs. »

« Tu aurais dû me laisser mourir avec mon père. » s'emporta-t-elle de plus belle contre moi.

« Tu devrais plutôt apprécier ce que j'ai sacrifié pour toi. »

Éléazar m'avait dit qu'un nouveau-né ne pouvait pas réfléchir ni lier de liens très forts avec d'autres vampires, sauf si c'était son âme-sœur, et donc sans surprises, ma relation avec Bella n'était pas facile. La relation créateur/nouveau-né était avant tout une relation de dépendance du plus jeune et de besoin du plus ancien d'avoir un compagnon plus fort pour l'aider éventuellement à la conquête de nouveaux territoires ou à se protéger d'autres vampires. La relation pouvait aussi être tout autre si les deux vampires étaient des âmes-sœurs. Ça n'était pas notre cas, Isabella savait pertinemment qu'elle avait besoin d'aide pour contrôler sa soif, même après deux ans, et je n'avais absolument rien gagné en la créant. Pour autant, je n'avais jamais, pas même une seule fois, regretté mon geste. Je l'avais sauvée, elle n'était pas morte, elle était presque en vie, même, et ça n'était qu'une question de temps avant de la voir enfin apprécier à sa juste valeur mon sacrifice et accepter de m'inclure dans sa vie comme un frère ou au moins un ami.

Elle regrettait le choix de son père et me tenait pour responsable, et je comprenais évidemment ses sentiments sur la question, mais ce qui était fait était fait, il n'y avait plus de retour en arrière. Puisque nous étions condamnés à cohabiter, je l'encourageais à trouver en son existence de bonnes raisons de savourer chaque journée, même les plus ennuyeuses, comme je le faisais depuis trois cents ans. À la différence que j'avais beaucoup vécu, que j'avais déjà aimé et aimait toujours une humaine.

Isabella n'aimait plus rien ni personne, se souvenait à peine de ses parents, mais elle se souvenait qu'elle avait grandi en Italie, à Volterra, à croire que la proximité avec les Volturi avait préservé cette partie de sa vie. Peut-être était-ce la raison pour laquelle elle ne se comportait pas comme une jeune fille de dix-huit ans mais une adolescente de douze ans, l'âge où elle avait quitté l'Italie, refusant le changement avec entêtement.

« Carlisle, tu n'es pas normal. Tous les autres vampires que j'ai rencontrés sont des aventuriers. Toi, tu es un petit bourgeois trop attaché à sa vie confortable. » s'en prit-elle encore à moi.

« Tu vas trop loin, Bella. »

« O cher Stregone Benefico, le plus magnanime des vampires, le seul à avoir résisté aux Volturi, le seul saint parmi les démons, quand pourrons-nous partir ? »

Je n'aimais pas quand elle m'appelait comme Caius, stregone benefico, le sorcier bénéfique. Mon temps à Volterra n'était pas un bon souvenir pour moi, et j'en voulais à Éléazar d'en avoir parlé à Isabella. Lui n'avait aucune gêne à parler de sa longue période chez les Volturi, il avait fait partie de leurs meilleurs éléments, un soldat aguerri et doté d'un pouvoir, certes non agressif, la capacité à détecter les pouvoirs. Il avait voulu étudier ma protégée, décelant quelque chose en elle dès leur rencontre, mais la présence des Quileute, bien trop ressemblant à des enfants de la lune, l'avait fait écourter sa visite. Isabella ne se trouvait en rien spéciale, elle ne fût pas plus curieuse que cela et n'en parla plus.

À l'automne dernier, à l'occasion d'une célébration intertribale à laquelle Éphraïm et ses frères d'armes n'avaient pas se soustraire, nous avions eu l'autorisation de visiter Éléazar, Carmen Tanya et ses sœurs quelques jours parce qu'ils s'étaient installés en Colombie Britannique, juste en face de nous en quelque sorte, de l'autre côté de la mer des Salishs. Depuis, Bella ne pensait qu'à vivre sans attaches, sans comptes à rendre à personnes, sans réserve à éviter, sans ville remplie de tentation. Elle ne comprenait pas que vivre en pleine nature, loin de toute vie, n'était pas non plus la solution à notre bonheur.

Après ma transformation, je m'étais caché des dizaines d'années, ayant découvert tardivement que le sang animal pouvait me suffire. J'avais traversé la Manche, la France et avais continué mon périple jusqu'en Italie, malgré les mises en garde d'Alistair, le premier vampire que j'avais rencontré, hors ceux qui avaient vécu dans les égouts de Londres et qui m'avaient mordu. Je m'étais rendu à Volterra, à la recherche de réponses sur ma condition et sur ce nouveau monde, découvrant des vampires tellement plus raffinés que les nomades croisés, mimant une charade humaine d'une cour royale. Mais j'avais réalisé seulement au bout de vingt ans que l'on m'y avait gardé captif, à cause du pouvoir d'un membre de la garde. J'avais résisté à toutes leurs tentatives de me convertir au sang humain et, peut-être de guerre lasse ou parce que j'avais fait flancher Éléazar et Carmen, les trois rois m'avaient envoyé en mission au Portugal, un moyen poli de me demander de partir.

Éléazar, Carmen et moi avions expliqué à Isabella, chacun avec nos mots et avec notre expérience en témoignage, que la liberté pour un vampire n'était qu'illusoire, il y avait toujours des risques, des lois à respecter, d'autres vampires dont se méfier, en cela, nous n'étions pas différents des humains. Elle était peut-être encore très forte, elle restait inexpérimentée et une proie facile pour d'autres représentants de notre espèce.

« Attends au moins le printemps, j'ai beaucoup à faire à l'hôpital et nous ne sommes qu'en novembre. » répliquai-je, las.

« Une autre épidémie ? »

Bella aimait lire, hélas pour elle, les seuls livres qu'elle avait eus sous la main après sa transformation, elle les avait détruits, brulés, ou encore noyés. Et quand enfin, elle avait pu se contrôler un minimum et passer une heure sans sursauter à chaque bruit d'animal pour courir le dévorer, j'avais cédé et lui avais donné accès à mes livres. Je ne m'encombrais que de peu dans cette vie d'errance, sans vivre dans le dénuement total comme les nomades, je ne conservais seulement que deux grosses valises remplies de livres, faciles à emporter. Des livres médicaux pour la plupart, quelques ouvrages de philosophie et une bible, et donc Bella avait ingurgité tout ce savoir qui ne lui servait, pour le moment, à rien.

« Oui, de gastroentérite. » répondis-je.

« Beurk. »

« Tu as dit que tu m'aiderais quand nous déménagerions. »

« On verra. »

« Si tu dis cela à Éphraïm, il sera surement impressionné. »

« Tu as vraiment l'intention de lui mentir ? Nous savons tous les deux, et lui aussi sûrement, que je ne peux pas travailler avec toi, je ferai un carnage, même en m'étant gavée une heure avant. »

« Il n'a pas besoin de savoir ce que tu feras, n'en parlons plus. Moi aussi j'ai besoin de partir d'ici, Isabella. C'est à cause de toi si nous sommes forcés de restés dans cette maison en ruine ! » m'emportai-je, le regrettant aussitôt.

Un mois plus tard, la maison était transformée, Levi et Quil avaient accepté d'aider Bella à la restaurer. Au moins nous passerions l'hiver sans fuites au toit ni bouchons dans la cheminée. En échange, elle allait désormais pêcher avec eux la nuit.

Au printemps, Éphraïm emmena Isabella trois jours, elle se soumit aux épreuves choisies par le chef pour déterminer si elle était apte à vivre au milieu des humains. Elle le suivit dans des marchés à bestiaux, vendre les poissons pêchés, demander des plans à la mairie de Port Angeles. Elle passa trois heures devant la porte de l'hôpital à faire l'aumône, sa main tendue, son visage trop pâle et parfait caché sous un châle tandis que défilaient devant elle gens blessés, malades, visiteurs et personnel. Éphraïm lui annonça à leur retour qu'elle avait l'autorisation de partir de la forêt d'Olympia.

Nous invitâmes les trois guerriers à diner pour fêter cela, seul Éphraïm accepta. Il complimenta Isabella sur les travaux réalisés, ne reconnaissant plus la maison offerte que Charlie Swan s'était promis de rénover dès qu'il aurait un peu d'argent. Le Quileute n'aurait jamais pu lui offrir une maison dans la réserve, malgré le respect qu'il avait eu pour le shérif, le seul Visage Pâle à ne pas discriminer sa tribu et même à la protéger. Construite par un des premiers colons de la région, la maison avait été construite rapidement, tel un abri d'urgence puis avait été étendue. Sur un niveau, à un mètre du sol, elle était constituée de trois grandes pièces, trois cheminées, et quatre fenêtres.

Les Quileute les avaient chassés à plusieurs reprises de leurs terres, ces colons, ces chercheurs d'or et d'aventure, mais ils étaient toujours revenus, plus nombreux, armés, déterminés à occuper ce pays d'un océan à l'autre. Enfin, en 1855, le traité d'Olympia avait mis un terme dramatique à un siècle de lutte. Forcées de céder leurs terres et de se regrouper dans des réserves, les différentes tribus de la côte nord-est des nouveaux États-Unis avaient vécu cela comme une mise à mort. Leur passé de guerriers, tuant ou réduisant en esclavage leurs ennemis ou les marins européens qui avaient eu le malheur d'accoster sur leur côte, avaient fait peur au gouvernement américain, qui voulaient les isoler et les contrôler. Les tribus avaient été obligées de relâcher leurs esclaves et de renoncer à cette pratique. Ostracisés et bientôt convertis, les Quileute, comme les autres peuples, avaient peu à peu découvert ce que le Nouveau Monde des Européens avait en réserve pour eux.

Éphraïm faisait partie de la première génération d'Indiens qui n'étaient pas nés sur leur terre ancestrale, aussi s'efforçait-il, pour garantir la pérennité de son peuple à La Push, de ne pas laisser s'éteindre leur culture. Il avait appris et répété lui-même l'épopée de Taha Aki, son célèbre ancêtre, héros de la tribu. À demi-mots, nous comprîmes qu'il nous était reconnaissant et avait retrouvé la force de se dépasser pour le bien de sa tribu. Grâce à Isabella et moi, il avait pu constater que les légendes étaient vraies, que son peuple était spécial, que leurs croyances étaient justifiées et légitimes, pas comme celles de la Bible.

Évidemment, je tiquai à ces derniers mots, étant moi-même chrétien et fils de pasteur.

« Vous croyez encore à votre dieu ? » s'étonna Éphraïm.

« Oui, je n'ai pas toutes les réponses, bien sûr, mais oui, je crois toujours en dieu. »

« Et toi, Isabella ? » la questionna l'Indien.

« Je ne sais pas, et j'ai décidé de ne plus me poser la question. »

« Pourquoi te faire appeler Éphraïm, alors ? l'interpellai-je. Pourquoi porter un nom biblique ? »

« Tout d'abord, ces colons vénéraient le Christ, et leur envoyé a expliqué à mon père que votre Bible est composé de deux livres, deux… testaments. Mes parents, comme tous les survivants, n'ont pas eu le choix, mais mon père a dit à tous les membres de la tribu de ne choisir que des noms de l'ancien testament, pas du nouveau, pas de celui qui parlait de ce Jésus, car en son nom, ces colons ont commis beaucoup de massacres. Pour montrer l'exemple et empêcher des représailles, mon père ne m'a donné que ce prénom, Éphraïm, et a choisi le nom de famille Black, car en tant que chef, on porte une peau de loup noir. Mais tous m'appelaient petit chef quand mon père était encore vivant, et maintenant juste chef. »

« Quil n'est pas un prénom biblique. » insistai-je.

« Le père de Quil était têtu, il a voulu refuser mais n'a pas pu se soustraire à la volonté du chef, Quil a été nommé Joseph, mais il refuse que l'on appelle comme ça, aussi il a décidé de garder le prénom de son père et a juré que tous les premiers nés de sa lignée s'appelleraient aussi Quil. »

Je connaissais mal les trois guerriers, mais Bella les fréquentait assez pour déjà connaître cette histoire et sourire presque tendrement à la détermination de Quil. Éphraïm parlait un anglais presque parfait désormais, il avait fait beaucoup de progrès car il avait entrepris de négocier avec le gouvernement pour étendre les zones de pêche réservées exclusivement aux Quileute. Pour cela, il avait dû devenir fluent dans notre langue et Bella l'avait aidé.

« Je crois que ces prénoms resteront dans notre tribu, nous les avons choisis librement, tenta de justifier Éphraïm, un jour, je l'espère, nos descendants s'appelleront comme nos ancêtres, sans qu'on les méprise pour cela. C'est pour cela que je dois empêcher que plus de rites, plus de coutumes, plus d'idées des Visages pâles ne pénètrent chez nous. »

« J'ai beaucoup étudié les civilisations anciennes, le monde évolue, même si on essaye de s'y opposer. »

« Vous ne comprenez pas, Carlisle. Nous étions des milliers, des milliers sur tout ce continent et dans cette région seule, des dizaines de tribus, quand ils ont voulu nous soumettre. Nous n'étions plus que deux-cent cinquante-deux quand ils nous ont parqué sur cette plage de sable noir. Nous avons perdu trop d'hommes et de femmes valeureux. Bien sûr que j'ai toujours en moi la rage de mes ancêtres soumis, et ce drapeau, je le hais, mais je ne veux plus qu'un de mes hommes ne meurent pour l'honneur de la tribu. Il viendra un temps où nous pourrons fièrement vivre selon notre culture, ce sera notre choix. En attendant ce jour, je dois renforcer ma tribu, aider chacun à s'adapter à la vie dans la réserve et la rendre meilleure jour après jour, pour que nos enfants y grandissent, plus nombreux à chaque génération, et qu'ils perpétuent notre mode de vie. »

Il nous quitta tard dans la nuit, je savais qu'Isabella n'était déjà plus un vampire à ses yeux, et qu'il regrettait de la voir partir. Elle avait promis de toujours revenir dans sa maison et d'aider les Quileute.

_oOo_

Columbus, Ohio, 1921

PDV Bella

« Mon dieu, elle est si belle. »

Intriguée, je levai un sourcil et tournai la tête vers celui qui se faisait passer pour mon grand-frère depuis que nous étions arrivés à Columbus, deux mois plus tôt.

« Ça n'est pas drôle, Carlisle. »

Avait-il poussé sa magnanimité jusqu'au vice ? Comment pouvait-il dire cela d'un cadavre ? J'étais moi-même prise de compassion mais de là à la trouver magnifique, à s'extasier comme il le faisait, c'était grotesque.

« Regarde-la, elle est magnifique. Encore plus que dans mon souvenir. » persista-t-il.

« Tu… Quoi ? Carlisle ! »