Chapitre 4
Rochester, New York, 1931
Je montai dans l'auto, Esmé ouvrit la portière mais ne put s'empêcher de se tourner vers l'homme blessé devant le restaurant Nick Tahou Hots, à plus de cent mètres de nous, l'odeur de sang frais de plus en plus faible, quelqu'un l'avait aidé à se relever et à essayer le sang. Et dans la boutique à côté du restaurant, Rosalie continuait de s'égosiller contre la pauvre modiste qui ne pouvait évidemment pas expliquer pourquoi il y avait eu une coupure d'électricité et que durant ces quelques minutes où toutes étaient restées dans l'obscurité, Rosalie, elle, avait été bousculée, projetée contre une table de travail et ses magnifiques cheveux blonds défaits. Quand enfin, les ampoules avaient repris vie, la jeune fille avait découvert à ses pieds de longues mèches.
Ça ne serait pas arrivé si elle ne m'avait pas toisée en arrivant chez la modiste où j'étais venue récupérer la commande d'Esmé, avant de dire:
« Mme Lucy, pourquoi acceptez-vous que les domestiques viennent chercher leurs livraisons dans la boutique au lieu de passer par derrière ? Ça n'est pas convenable. »
« Mlle Cigno est une cliente. » avait protesté la modiste, gênée par son attitude.
« Mais elle est si mal fagotée, elle fait insulte à votre talent ! »
Ça ne serait pas arrivée, si elle ne me dévisageait pas avec dédain à chaque fois que nous nous croisions. La belle-sœur du nouveau docteur n'avait pas trouvé grâce à ses yeux, je prétendais avoir vingt-et-un ans, j'étais donc déjà majeure, tandis qu'elle terminait son éducation en pension privée, j'étais déjà en âge de me marier, de conduire et de voter. J'avais attisé la curiosité et le désir de plusieurs hommes, dont un de ses frères. Elle me haïssait et ne cessait de me vilipender. J'avais été patiente et raisonnable, mais dans la boutique de la modiste, elle avait dépassé les bornes.
Certes, j'étais moins élégante qu'elle, je ne pouvais pas me permettre de me faire remarquer, ni de dépenser l'argent de Carlisle. Contrairement à cette Rosalie Hale, ma peau ne souffrait plus des désagréments de l'adolescence, mon corps était plus fin et gracieux. Mais elle était magnifique et n'inspirait pas la peur comme moi. Ses yeux avaient une couleur aussi inédite que les miens, mais bien plus hypnotiques, je n'en avais jamais vu d'aussi violet. Sa peau était pâle comme il fallait, pas anormalement blanche comme la mienne. Et ses cheveux repousseraient ; après tout, c'était la mode des cheveux courts depuis plusieurs années, pourquoi tenait-elle tant à ses longues boucles dorées ?
Cette Rosalie Hale, la plus jolie fille de la ville, la plus remarquée, la plus remarquable selon certains, continuerait pourtant de me tourmenter. Je l'enviais tant, je ne me l'expliquais pas totalement. Elle était vouée à un avenir radieux, elle était issue de l'une des rares familles à ne pas avoir fait faillite après le krach boursier de 29, elle était surement promise à un mariage avec le plus beau parti de la ville, à avoir de magnifiques enfants blonds, une immense maison fleurie toute l'année, et pour seule occupation une vie mondaine insipide. Bref, tout ce dont j'avais rêvé pour moi.
J'exagérais un peu évidement, le problème venait peut-être du fait que mes parents m'avaient inculqué la valeur du travail et l'importance d'avoir de l'ambition dans la vie. Ma mère surtout ne me voulait pas mariée à quinze ans comme elle, fermière, mère de six enfants, elle-même avait failli mourir en couche et je savais qu'elle avait remercié le ciel d'avoir été stérile ensuite et de n'avoir eu qu'une enfant. Les enfants désiraient l'opposé de ce que leurs parents avaient en général, alors même si j'avais envisagé de poursuivre mes études, j'avais aussi rêvé de rencontrer le prince charmant, d'avoir une belle famille à moi, une belle maison confortable et moderne.
J'étais orpheline, sans plus personne de ma famille vers qui me tourner. Contrairement à ce que pensait Carlisle, je me souvenais de beaucoup de choses de ma vie d'humaine, et je regrettais mes parents.
Ma mère était morte quand j'avais seize ans, l'hiver trop froid de l'état de Washington, avait eu raison de sa santé de méditerranéenne. Elle avait voulu émigrer avec mon père quand j'avais eu douze ans car aucune opportunité ne leur était offerte à Volterra. La ville était figée dans ses pierres de la Renaissance, en son centre une grande église et un obscur château réputé hanté, par les Volturi avais-je appris depuis, et tout autour des petites maisons en haut d'une colline où vivaient des gens qui travaillaient la terre alentour pour à peine survivre.
Mes parents avaient voulu plus pour moi et quand leur ferme avait été détruite par le feu, ils avaient émigré vers la nouvelle terre promise. Mon père avait ensuite répondu à une petite annonce et avait été engagé comme adjoint du shérif de port Angeles six mois après notre arrivée à New-York. La traversée du pays fut éprouvante mais nous avions été émerveillés par ces villes gigantesques de la Côte-Est, par les plaines immenses et les bisons du Midwest, les immenses forêts jusqu'à l'océan Pacifiques. Les couleurs y étaient certes plus maussades qu'à Volterra mais tout de même admirables ; tout dans ce pays se déclinait avec des superlatifs.
Mon père avait été le premier de notre famille à apprendre l'anglais et à parvenir à gommer son accent. Nous avions américanisé notre nom de famille, comme la majorité des nouveaux immigrants, mes parents avaient même changé leur prénom, j'avais refusé. Grâce au dur labeur de mon père, nous avions vécu plus confortablement qu'en Italie ou à New-York, mais il fallait admettre que le climat était détestable, et pas seulement pour nous autres italiens. Pourquoi les gens restaient dans cette ville ?
Nous avions eu du mal à nous intégrer et tout naturellement, parce qu'ils étaient aussi des gens à part, mon père s'était bien entendu avec les Indiens de la tribu indienne. Avec le temps, il avait été mieux accepté par la communauté de Port Angeles et avait même été promu shérif à la mort de son prédécesseur. Il avait été un pont entre les deux communautés, pacifiant les échanges, réglant les différends, j'étais si fière de lui, aujourd'hui encore. C'était grâce à lui que les Quileute avaient toléré ma transformation et ma présence sur leur terre, car, certes la maison avait été offerte officiellement à mes parents ainsi que deux hectares de forêt, pour remercier mon père, mais la maison était en territoire Quileute.
Pourquoi mon père avait-il tant voulu me condamner à cette vie ? Je ne pouvais pas croire qu'il aurait fait ce choix s'il avait su l'atroce douleur de la transformation, la brûlure permanente dans ma gorge, l'isolement forcé, le sentiment de ne plus être soi-même, le besoin instinctif, animal, de renier toutes ses valeurs et de pourtant s'y accrocher pour ne pas devenir un monstre. C'était un combat que je livrais à chaque minute, et je devais bien admettre que grâce à Carlisle, je continuais de vaincre les affres de ma condition pour toucher du doigt la rédemption.
Après s'être assuré que je m'étais suffisamment goinfrée de sang animal pour pouvoir penser à autre chose quelques minutes par jour, mon sauveur s'était évertué à me remonter le moral, à me parler de mon père et des honneurs qu'il avait reçu à sa mort, à me raconter les merveilles de ce monde que j'explorerais dans quelques années si je travaillais suffisamment sur mon contrôle, les « miracles » que je pourrais réaliser pour les humains si je restais extrêmement discrète. Il avait voulu me faire croire à un avenir radieux.
Tant que je restais seule, sans compagnon, je ne voyais aucune raison à mon existence, il n'y avait aucun plaisir ou bonheur possible. J'étais un danger permanent pour les humains, je tuais des animaux, certes sans cruauté, mais avec une férocité déconcertante. Malgré ce que disait Carlisle, je ne pourrais peut-être pas être utile à la société comme lui se l'était promis de toujours l'être.
Ce sentiment d'être une nuisance s'était accentué depuis qu'Esmé était entrée dans notre « famille ». Elle s'était calmée au bout de quatre mois, moi onze, elle avait réussi à être auprès d'un humain après seulement dix mois, moi seize, elle était plus mature que moi, plus posée, et malgré le deuil de l'enfant qu'elle avait perdu, elle avait retrouvé le sourire et la joie de vivre. Elle nous parlait de moins en moins du petit Benjamin, mais allait tous les mois sur sa tombe. Quand elle l'évoquait, elle avait pris le parti de remercier le seigneur de lui avoir offert ce bonheur, même tragiquement si court. Elle avait décidé de se croire destinée à être un vampire auprès de Carlisle, au moins avait-elle pu expérimenter la maternité et elle chérirait à jamais le souvenir de son bébé. La seule raison pour laquelle je vivais encore auprès d'eux, c'était parce que notre précieuse Esmé ne se sentait pas assez forte pour rester seule en journée quand son mari partait travailler.
« Tu crois encore que ça va te suffire ? me demanda-t-elle en désignant les deux petites caisses en bois à l'arrière de l'auto. Je ne veux pas revenir avant le mois prochain. »
« J'ai acheté quarante-trois livres, je vais tenir trois jours si je lis lentement. »
« Bella, tu sais que ta place est auprès de Carlisle et moi. Nous sommes une famille. Je ne veux pas que tu te sentes obligée de sortir toutes les nuits. »
Je lui lançai un regard moqueur, voulait-elle vraiment renouveler la mauvaise expérience de moi approchant de la maison tandis que Carlisle et elle batifolaient dans la grange ? Non, merci. J'étais obligée, pour le bien de tous, de m'éloigner d'au moins trois kilomètres dès que Carlisle rentrait du travail et qu'il avait terminé de nous raconter sa journée et nous la nôtre.
« Carmen m'a dit que vous n'étiez pas normaux, je n'ai pas franchement envie de devenir comme vous. » continuai-je par bravade.
« Elle a dit quoi ?! » s'offusqua Esmé.
« Un jeune couple de vampire passe son temps à… tu vois. Or, depuis votre mariage, Carlisle et toi n'avez passé qu'un mois, isolés. Vous êtes revenus de votre lune de miel sur cette ile déserte et depuis, certes je vous laisse les nuits, mais vous n'êtes pas très… tu vois. Je me demande si vraiment vous êtes des âmes-sœurs, Tanya dit que c'est- »
« Je refuse de t'entendre déblatérer tes théories stupides sur mon couple. Tes cousines ont une très mauvaise influence sur toi. De plus, Carmen venait d'être transformée quand elle a rencontré son compagnon, et lui vivait avec les Volturi, dans un environnement de violence et de lutte de pouvoir. Je suis certaine que c'est pour cela qu'ils ont fait ça pendant des mois. Mais Carlisle est un vampire très raffiné, il a un contrôle parfait. »
« Ou vous êtes tous les deux trop prudes. »
« Je vais bien rire quand tu auras trouvé un compagnon et que tu le délaisseras au bout de quelques semaines pour retourner t'enfermer et bouquiner des heures durant. »
« Sujet sensible, on dirait. » me moquai-je.
« Je te veux avec nous, Bella. Depuis que je suis devenue vampire, je ne dois mon bonheur qu'à Carlisle et toi. »
« Beurk, ne me dis pas que tu es amoureuse de moi aussi ! »
« Petite sotte ! »
Elle rigola avec moi, puis me serra dans ses bras. J'eus la sensation alors qu'elle ne cherchait plus à se faire passer, pour ma sœur mais pour ma mère, pourtant ça ne changeait rien, je me sentais de trop.
Ce soir-là, je leur annonçais mon départ, mais ce fut ma destination qui réellement les surprit.
« Tu t'es jurée de ne pas y retourner. »
« Je sais que j'ai encore besoin d'une sorte de… soutien. La présence des Quileute et la menace qu'ils représentent m'aideront à ne pas craquer. »
« Et si quelqu'un te reconnait ? » avança Carlisle.
« Je vais me couper les cheveux. »
« Tu es folle ! s interposa Esmé, tu sais qu'ils ne repousseront pas ! »
« Je ne vais pas trop les couper, et puis les cheveux plus courts vont très bien à cette pimbêche de Rosalie, pourquoi pas à moi ? »
Esmé pouffa et Carlisle nous interrogea du regard, nous n'allions rien lui dire, le défiai-je du regard.
« Ça ne me parait pas prudent, Bella. » insista mon créateur.
« Ça fait treize ans que je suis devenue… ça. J'ai fait mes preuves, je veux être seule. »
« Promets de revenir chaque année. » exigea Esmé
« À Noël ? » ironisai-je.
« Non, à Pâques ! Pour la Résurrection du christ. »
« Pâques ? Mais c'est le mois prochain. »
« Alors ta première visite sera dans un mois ! »
Elle avait gagné, comment pouvais-je lui refuser une visite annuelle ?
_oOo_
Éphraïm ne cacha pas sa surprise en me découvrant. Il avait couru dans la forêt après avoir aperçu de la fumée sortant de la cheminée de ma maison. Encore sous la forme de loup, il me grogna dessus, rien qu'un instant pour repartit aussi vite qu'il était venu. Il débarqua dans la pièce une heure plus tard et me cria dessus.
« Tu es folle, tu ne dois pas arriver sans prévenir ! »
« Vous avez un téléphone à la réserve ? » me moquai-je, mais j'étais encore choquée de l'avoir vu sous sa forme lupine, prêt à m'attaquer.
« Un quoi ? »
« Ça s'est décidé à la dernière minute, expliquai-je plus calmement. Ici c'est chez moi, après tout. »
« Tu es venue seule ? » réalisa-t-il.
« Oui, Carlisle et Esmé ont besoin d'un peu d'intimité. »
« Tu es certaine de vouloir rester seule ? »
« Oui, pour un certain temps. »
« Il faudrait trouver un moyen de nous prévenir. Ton odeur a peut-être changé ou bien mon flair me fait défaut, mais j'ai cru que c'était un autre vampire, je n'en aurais fait qu'une bouchée ! » se targua-t-il.
« Voyons, chef, tu faiblis. Je n'ai pas changé et mon odeur est la même, j'en suis certaine. »
« Tu vas venir pêcher ? »
« Je ne sais pas si l'on peut vraiment appeler cela de la pêche. Je fonce sous l'eau comme une torpille avec le grand filet et le tour est joué. C'est plus une récolte. »
« Je vais prévenir Levi et Quil. »
« Éphraïm, pas tout de suite, laisse-moi du temps. Je veux vraiment être seule. J'en ai besoin. »
« Je croyais ta race infatigable. »
« Et pourtant. »
Et durant les semaines suivantes, je continuai à écrire toutes mes pensées, mes réflexions sur mon existence, mes souvenirs qui ne m'avaient pas encore échappé, mes espoirs pour l'avenir. Et J'écrivis sur cette attente de plus en plus insupportable. Attendre quelqu'un sans savoir s'il existait réellement, sans avoir la certitude qu'être avec lui pourrait réellement me faire oublier cette longue agonie. Sans plus aucun but, sans plus de façade à maintenir, je découvris un nouveau mode de vie. Je restais sans me nourrir, presque affamée mais sans aucune tentation puisque je vivais loin de toute présence humaine, la soif était supportable et j'arrivais même à l'oublier de plus en plus facilement. Apathique, un livre en main ou un de mes carnets et un stylo, je restais allongée sur mon lit, et j'imaginais que le sommeil m'échappait mais que bientôt j'allais pouvoir enfin m'endormir et rêver. Cependant, dans un coin de mon cerveau, l'horloge continuait de tourner et je la surveillais. Pâques arrivait.
Un soir, un Quileute s'approcha, il m'héla depuis l'orée des arbres entourant la maison. Je dus me lever et cela me demanda un effort étrangement difficile. Je n'avais pas changé de vêtements depuis mon arrivée, ma robe était froissée, mes cheveux en bataille. Je faisais pitié, compris-je en sortant pour me retrouver face à l'un des guerriers qui me détailla, ahuri.
« Que veux-tu, Quil ? »
« Tu es différente. »
« Je suis lasse. »
« Tes yeux sont noirs. Ton odeur est différente, Éphraïm a raison. »
« Je ne me suis pas nourrie depuis longtemps, c'est peut-être pour cela. »
Ses yeux brillèrent, comme s'il avait découvert un trésor. Carlisle nous avait déjà mis en garde, nous devions nous dévoiler le moins possible. Les Quileute avaient été nos geôliers en quelque sorte mais conscients de notre supériorité, Éphraïm avait voulu pactiser avec nous. Depuis, il n'était plus seul, nous étions à égalité en principe mais dans les faits, désormais, j'étais seule et ils étaient trois. M'étais-je réellement jetée dans la gueule du loup ?
Je prévins Éphraïm que je serais absente deux semaines tout au plus pour retourner à Rochester, je revins au bout de cinq jours. Je me forçais à me nourrir au début de mon voyage pour éviter tout risque et surtout pour ne pas inquiéter mon créateur. À Rochester, Carlisle et Esmé étaient parfaitement heureux ensemble et malgré l'accueil chaleureux que je reçus, je prétendis que les trois guerriers comptaient sur moi. Le couple ne me crût pas mais ne m'en fit pas la remarque. Esmé ne me dit pas qu'elle s'ennuyait seule, Carlisle ne me demanda pas si j'arrivais à maîtriser ma soif. Je pus partir avec leur bénédiction en promettant de les revoir dans un an.
À mon retour dans la maison de la forêt, je fus tellement soulagée que je compris au bout de deux jours que j'étais simplement enfin chez moi, et c'était la première fois que je ressentais cela. La ferme en Italie était celle des de mes grands-parents paternels, j'étais trop jeune pour réellement m'y être attachée autrement que par la joie de mes souvenirs d'enfants. La maison de Port Angeles avait été si lugubre simplement parce que le soleil d'Italie n'y brillait pas. Ici, à cet instant de ma vie, je réalisai que j'avais quelque chose à moi, un refuge perpétuel, sans risques, sans humains autour pour me tenter, sans Quileute pour m'espionner, ils en avaient fini avec cela.
Je fis le tour de la maison, si petite, simple, ancienne, je n'avais fait que la renforcer et la réparer ces dernières années. Mais je ne me l'étais pas appropriée. Il était temps d'y remédier.
Je courus jusqu'à la réserve, me cachant pour ne pas être vue des membres de la tribu, Éphraïm m'entendit dès mon premier appel à voix basse. Il sortit de chez lui, bientôt rejoint par Levi et Quil, mais il fit signe à Quil qu'il n'avait pas à venir.
« J'ai besoin d'argent, leur annonçai-je. Beaucoup d'argent. »
Et dès lors, mes journées, ne furent plus passées au lit, seulement les dimanches après-midi, comme pour rendre hommage aux habitudes de mes parents et moi. Toute mon enfance, j'avais attendu le dimanche après-midi avec trépignation chaque semaine. Après la messe dans l'église de Volterra, le déjeuner avec mes grands-parents maternels, nous rentrions chez nous. Je m'allongeais dans le grand lit de mes parents et nous faisions tous la sieste. Mais même cette tradition n'avait évidemment plus la même saveur, sans mes parents et dans la forêt sombre et humide d'Olympia.
Au bout de six mois, j'avais gagné assez d'argent pour m'acheter une auto, un gramophone, et beaucoup de livres, mais surtout des meubles, du linge de maison, et la maison ne cessa de s'agrandir et de s'embellir.
Je me rendais désormais toutes les deux semaines à Seattle, même si l'auto roulait moins vite que si j'avais couru, j'aimais toujours autant conduire, me sentir ordinaire, humaine, inoffensive. Dans les rues bondées de la ville, mon appétit toujours repu avant, je déambulais telle une dame. Levi s'était moqué de moi la première fois qu'il m'avait vu habillée aussi chic, maquillée et mes cheveux ondulés et relevés. Les guerriers ne me voyaient pas comme une jeune fille ou comme une femme, même pas comme une humaine. J'étais selon eux ridicule à vouloir imiter les humains, ma place était dans l'ombre, selon eux.
Même si vivre au milieu de tant de gens aurait été un calvaire pour moi, j'aimais ignorer le feu dans ma gorge et parvenir à m'adresser d'une voix mélodieuse aux vendeurs et vendeuses de la grande ville. Je revenais vers Port Angeles, ma voiture toujours alourdie de nouvelles acquisitions, satisfaite et prévoyant déjà les prochaines modifications à faire dans la maison.
Après une nouvelle courte visite pour Pâques chez Carlisle et Esmé, je décidais de construire deux étages à la maison et d'agrandir le garage. Mes visites à Seattle devinrent hebdomadaires, chaque vendredi je m'y rendais et ne rentrais que tard dans la nuit. J'avais découvert les théâtres et le cinéma, j'étais capable de tenir quelques heures dans ces espaces confinés et bondés. Et même en étant toujours seule, je riais en même temps que ces centaines de gens, j'étais émue comme eux, et j'applaudissais à l'unisson. Je parvenais à me fondre dans la masse, à dépenser pour mon bon plaisir, sans prendre ombrage des quelques regards déconcertés que je provoquais encore parfois.
Les jours d'été où le soleil m'empêchait de profiter, je portais un long manteau et un foulard sur la tête, et je prenais tout de même l'auto. Je ne voulais plus rien changer à ma vie, j'étais prête à ce que Carlisle m'avait annoncé, une existence immuable dans un monde en mouvement. Je pouvais me contenter de visites annuelles auprès de mon clan, de lettres envoyées à mes cousines, de parties de pêches et de journées de travail avec les Quileute. Et le reste du temps m'appartenait, pour ne rien faire si je le souhaitais, pour lire, pour me divertir. Je ne voulais plus de responsabilités, de devoirs, de façade à maintenir. Et si un jour, un compagnon me rejoignait, j'étais persuadée qu'il aimerait aussi cette vie à l'abri et au calme.
Pâques revint encore, cependant je quittais ma maison le cœur léger, car je savais que je reviendrais et que j'y serais toujours chez moi. Cette parenthèse serait bientôt clôturée et je retournerai au fin fond de la forêt d'Olympia, seule et en paix. Je pris mon auto pour traverser le pays, chantonnant toutes les chansons du moment et ma préférée, « The day you came along », imaginant déjà qu'un jour je pourrais ressentir tout cela si je rencontrais enfin mon prince charmant.
Ne restait qu'à passer un agréable moment avec le couple parfait et ne pas retomber dans la mélancolie. J'étais résolue à leur faire honneur et à me montrer la plus aimable possible, mais aussi à repartir le plus vite possible chez moi et seule.
_oOo_
Rochester, New York, 1933
« Joyeuses Pâques, chère Isabella ! » m'accueillit trop gaiement Esmé sur le perron de la maison.
« Elle a bu ? » demandai-je à Carlisle.
« Je suis si heureuse de te voir ! Tu n'as pas changé ! » continua-t-elle.
« Ah, j'ai compris… il y a quelqu'un à l'intérieur de la maison ? » m'enquis-je aux aguets.
« Elle en fait exprès, cette gamine va me donner des cheveux blancs ! » craqua Esmé.
Elle entra comme une furie dans la maison et un des carreaux de la porte explosa.
