Ce chapitre a été écrit pour la 134e Nuit du FoF autour du thème "clarté". Le FoF est un forum regroupant tous les francophones de ffnet où l'on peut discuter, demander de l'aide ou participer à des jeux. Le lien est dans mes favoris !


Février

Une myriade d'étoiles scintillent au-dessus du lac sur le noir d'encre du ciel ; la lune n'est qu'un fin croissant d'or blanc suspendu là-haut par un fil invisible, immobile dans sa course silencieuse vers l'autre côté de l'horizon. À l'œil, les berges gelées ont la douceur du coton, tandis que le cœur du lac, où l'eau est libre de glace, brille comme un miroir sous la clarté stellaire. Pour un peu, Loki trouverait ça beau, mais les projecteurs gâchent le paysage.

« Elle est plus mignonne que le pendu de janvier », observe le légiste penché sur le cadavre.

Cette fois, c'est une noyée dont le corps, après être remonté à la surface, s'est trouvé pris dans la glace au bord du lac, si bien qu'il a fallu le dégager à la tronçonneuse. Maintenant, la noyée toute rigide est étendue sur le dos, pâle comme la glace dont on l'a tirée. Accroupi près d'elle, Loki regarde son visage crûment éclairé par un projecteur : elle a l'air calme, presque détendue. Ses yeux grands ouverts, opaques, semblent contempler le ciel.

« Elle devait être lestée », commente le légiste en montrant la cordelette passée au cou de la noyée.

À l'autre bout, il devait y avoir une pierre, avant que la corde ne se rompe et libère le cadavre.

« Si c'est pas malheureux, soupire l'un des agent ayant acheminé puis monté les projecteurs. Se jeter à l'eau comme ça, si jeune… Et avec le froid qu'il fait, en plus ! »

Le légiste émet un grognement sceptique.

« Il y a des contusions, là, indique-t-il en montrant le crâne où l'on devine des taches sombres sous les cheveux blonds. Elle ne s'est peut-être pas jetée toute seule, cette petite. »

L'agent jure entre ses dents. Sans l'imiter, Loki le comprend : à vue de nez, cette jeune fille devait avoir dans les quinze ans. Des paillettes de glace brillent dans ses cheveux clairs. Loki se détourne car l'éclat du projecteur, à la longue, lui blesse les yeux. Autour de lui, on s'active sur les berges illuminées que la chaleur des lampes et les passages multiples transforment en gadoue. Il se lève, s'éloigne pour retrouver le calme et l'obscurité sous les étoiles silencieuses, et réfléchir.

Février : le mois de la purification, du passage de la mort à la vie. Dans la très ancienne Rome, c'était le dernier mois de l'année, celui où on honorait les ancêtres par des offrandes afin d'éviter que leurs ombres viennent hanter ce monde. Ensuite, c'est devenu celui de la présentation de Jésus au Temple et de la purification de la Vierge ; c'est ce que Loki a appris à Huntington, chez les sœurs, quand il était gamin. C'est un mois étrange avec sa durée réduite et ce jour supplémentaire tous les quatre ans. Le seul mois de l'année où il peut ne pas y avoir de pleine lune. Un mois de froid et de neige, même si les journées s'allongent.

Les mains dans les poches, Loki marche lentement le long de la berge gelée du lac, la tête rentrée dans son col. Il se demande si c'est par hasard que cette noyade a eu lieu en février. Une immersion dans l'eau, c'est une purification. Une noyade, c'est un passage. Et février, c'est le mois du Verseau. Il fut un temps où Loki s'intéressait beaucoup à l'astrologie, comme en attestent les tatouages sur ses phalanges. Il sait que le Verseau est un être indépendant, toujours un peu dans son monde, et surtout paradoxal. Ce n'est pas l'un de ses signes de prédilection, bien que ce soit celui sous lequel il est né.

Au bout d'un moment, il s'arrête et tend le cou pour regarder la lune qui dérive là-haut, et les étoiles. Il repère facilement celles qui forment la constellation du Porteur d'eau. Leur clarté douce, pure, repose ses yeux sensibles après la crudité des projecteurs. Il se demande si, quand il ira enfin se coucher, il rêvera d'arbres menaçants ou de noyées à la chevelure raidie de gel. Il préférerait rêver d'étoiles, mais il ne se fait pas d'illusions : dans ce domaine, il obtient rarement ce qu'il désire. Même le jour de son anniversaire.