Ce chapitre a été écrit pour la 135e Nuit du FoF autour du thème «boue». Le FoF est un forum regroupant tous les francophones de ffnet où l'on peut discuter, demander de l'aide ou participer à des jeux. Le lien est dans mes favoris !


Mars

Une pluie battante fouette la colline pelée où s'agitent les silhouettes de policiers en imperméable. Il faut grimper tout en haut pour les rejoindre, en dépit de la gadoue qui glisse sous les semelles et des petits cailloux traîtres qui se dérobent sous les pieds. Au sommet, Loki s'arrête un instant, le souffle court, et regarde derrière lui en clignant des yeux pour en chasser les gouttes. Des ruisselets boueux dévalent la pente jusqu'au bas de la colline où sont garés les véhicules. Le ciel est gris et lourd, les champs nus se transforment en terrains spongieux. Le moins qu'on puisse dire, c'est que la vue n'est pas belle.

« Encore une nouveauté, lui annonce le légiste en guise de bienvenue. Mort par arme blanche, et que de sang ! »

Il lui montre le corps d'un homme allongé sur le dos à même le sol, la face tournée vers le ciel. Une petite tente en plastique est dressée au-dessus du cadavre pour le protéger des éléments mais son visage, ses bras et son torse nus sont quand même trempés ; son pantalon, lui, est imbibé de boue. La cause de la mort apparaît évidente : on lui a ouvert la gorge de part en part. Le sang a coulé sur sa poitrine, son cou, et dessiné une large corolle autour de son corps ; mais, avec la pluie qui ne cesse de tomber depuis des heures, il s'est comme dilué dans la boue qui a pris une teinte plus sombre. L'espace d'un instant, Loki pense aux ruisselets le long de la colline, et se demande quelle quantité de sang ils ont déjà charriée jusqu'en bas.

« Apparemment, c'est la même chose que pour les deux autres, dit le légiste en s'accroupissant derrière la tête du cadavre. Il y a des hématomes sur le cuir chevelu. On l'a assommé avant de le saigner à blanc. »

Loki hoche la tête. La jeune fille de février a aussi été assommée avant d'être jetée à l'eau et de s'y noyer, probablement sans reprendre connaissance. Le pendu de janvier, lui, est mort du choc à la tête : le meurtrier ne maîtrisait sans doute pas encore bien la technique. Tout porte à croire que c'était sa première fois.

« Vous pensez toujours que ces meurtres ont un aspect sacrificiel ? lui demande le légiste.

-Plus que jamais », répond Loki sans entrer dans les détails.

Comment en douter ? Chacun est une mise en scène. L'arbre, le lac, la colline : chaque fois, un lieu retiré, isolé, en pleine nature, que les légendes peuplent de fées et d'esprits. Un pendu, une noyée, un égorgé, chacun préalablement réduit à l'impuissance. On n'a pu établir aucun lien entre la jeune fille et le premier homme. Loki doit encore s'en assurer, bien sûr, mais il est presque certain qu'il n'y en aura pas non plus avec le deuxième. Jusqu'à preuve du contraire, la seule chose qui réunit ces trois victimes, c'est la mise en scène de leur mort.

Offrandes propitiatoires aux divinités païennes ? Ou, au contraire, injures lancées à la face du Dieu unique dont les commandements réprouvent le meurtre ? Les mobiles des criminels sont parfois si étranges…

« J'aimerais bien savoir à quel panthéon il s'adresse, en tout cas, observe le légiste comme en écho aux pensées de l'inspecteur. Il paraît que certains ont des centaines de dieux. Ça promet ! »

Loki ne répond pas. Il n'est pas spécialiste en mythologie, mais il s'y connaît un peu. Il sait que tous les dieux n'acceptent pas les sacrifices humains, et que certaines religions les condamnent formellement. Mais tout ça n'a peut-être rien à voir avec les dieux à proprement parler : culte des ancêtres, des démons, des fées, satanisme, sorcellerie… Les hypothèses ne manquent pas et le sens profond de ces actes, s'ils en ont un, n'a que peu d'importance : au fond, il s'agit juste de l'œuvre d'un cinglé.

Ou plusieurs.