Ce chapitre a été écrit pour la 136e Nuit du FoF autour du thème «limbes». Le FoF est un forum regroupant tous les francophones de ffnet où l'on peut discuter, demander de l'aide ou participer à des jeux. Le lien est dans mes favoris !
Avril
Les arbres commencent à bourgeonner, l'air se réchauffe subtilement ; le matin et le soir, les oiseaux chantent le passage du soleil sur l'horizon. Le printemps avance, et il semble que les meurtres reculent : en tout cas, on n'a pas encore signalé de nouveau sacrifice, ce mois-ci. L'enquête de l'inspecteur Loki piétine faute de nouveaux éléments. Il sait pourtant que, tôt ou tard, les meurtres reprendront, et ça l'angoisse tellement qu'il en a perdu le sommeil.
En fait, pour être tout à fait honnête envers lui-même, ce n'est pas l'attente du prochain crime qui le tient éveillé, mais la crainte des rêves. Serpents, sifflets, cris d'enfants et labyrinthes, c'était autrefois : à nouvelle enquête, nouveaux cauchemars, et il n'a aucune envie de les découvrir tapis derrière ses paupières closes. Alors, la nuit, il boit des litres de café en alternant séances d'haltères et relecture compulsive du dossier. Quand il s'écroule enfin, aux petites heures du jour, pour à peine deux heures de repos avant que le réveil sonne, c'est comme s'il se noyait dans le sommeil, un sommeil lourd et sans rêves. Un sommeil béni.
La fatigue aidant, son tic oculaire l'a repris, et son cerveau s'embrume parfois tellement qu'il doit le mettre en pause. Aujourd'hui, alors qu'il conduisait, le clignement intempestif, irrépressible, le gênait à un point tel qu'il l'a contraint à s'arrêter. Garé sur le bas-côté d'une route déserte, Loki a fait quelques pas dehors pour se réveiller, puis s'est rassi au volant en se frottant les yeux avant de les fermer quelques instants, juste pour calmer les muscles de ses paupières.
Et maintenant, il dort.
Des arbres noirs et tordus lancent vers le ciel de glace leurs branches torturées, pointues comme des pals, sanglantes ; des flots rouges se répandent depuis les collines, dévalant leurs flancs jusqu'à un lac écarlate où flottent des corps indistincts ; les corbeaux et les vautours tournoient sur fond de nuages couleur d'ardoise qui versent sur la terre une pluie de métal fondu. Un chant guttural résonne au loin, vibrant dans l'air et la roche, au rythme d'un tambour et d'une flûte grêle. La brume se répand, d'une couleur indéfinissable, dévorant les arbres, les lacs et les collines, les pendus, les noyées et les hommes vidés de leur sang, dévorant tout ; des mots sont hurlés, si fort qu'ils s'impriment dans le cerveau du rêveur avec une violence de fer chauffé au rouge…
Loki se réveille en sursaut. Il lui faut quelques instants pour revenir à lui et comprendre où il se trouve, assis derrière son volant, sur le bas-côté d'une route déserte. Il soupire et secoue la tête, abattu. Les rêves ont fini par le rattraper. Il voudrait les oublier mais les images sont encore là, dans ces limbes à la frontière entre l'éveil et le sommeil ; il sait qu'elles l'y attendront désormais chaque fois qu'il fermera les yeux. Et les mots…
Il y avait des syllabes inarticulées, des grognements et des cris scandés comme des incantations. Il y avait aussi des phrases qu'il lui a semblé reconnaître : des paroles entendues plus tôt dans la journée ? une citation, peut-être ? Il pourrait faire des recherches, mais les mots s'effacent déjà ; ils auront bientôt complètement disparu.
Loki secoue à nouveau la tête, les lèvres plissées d'amertume. Non, les mots ne s'effacent pas. Ils sont gravés dans sa mémoire, clairs et nets, taillés à la serpe dans une écorce vive. Comme un tatouage à la surface de son cerveau.
« Il y a de redoutables zones d'ombre au bord de nos chemins quotidiens, et parfois quelque âme damnée force la frontière. Quand cela arrive, celui qui le sait doit frapper avant de se soucier des conséquences. »*
Ça fait longtemps que Loki ne croit plus ni en Dieu ni au destin. Mais que ces mots soient intervenus au milieu de son rêve les fait sonner presque comme une prophétie. Et il n'aime vraiment pas ça.
*L'origine de la citation sera élucidée plus tard.
