Ce chapitre a été écrit pour la 139e Nuit du FoF autour du thème «liste». Le FoF est un forum ouvert à tous les francophones de ffnet où l'on peut discuter, demander de l'aide ou participer à des jeux. Le lien est dans mes favoris !
Juillet
Il s'est fait surprendre, une fois encore. À cause de la nuit de Walpurgis, bien sûr. Cette foutue nuit. Pas de crimes en avril, a-t-il cru avant que le triple meurtre de l'église désaffectée ne le détrompe. En mai, calme plat à nouveau : il voulait y voir une interruption dans le cycle de violence des assassins – la scientifique a relevé au moins cinq jeux d'empreintes inconnues dans le sang des trois adolescents. Il s'est même permis d'espérer que la pause se prolongerait en juin. Imbécile. Comment n'a-t-il pas compris que la nuit de Walpurgis – cette foutue nuit ! –, à cheval sur deux mois, comptait double ?
Et ça n'a pas loupé : pendant qu'il essayait de s'infiltrer dans quelques-unes des sociétés secrètes mi-wiccas mi-maçonniques qu'il a identifiées comme sources potentielles d'information, le sacrifice de juin s'est déroulé, comme prévu sans doute, dans le silence parfumé d'un vaste jardin botanique rempli de fleurs. Les propriétaires, en vacances à l'étranger, sont hors de cause. Le gardien, qui a découvert le corps, bien trop choqué pour être soupçonné ; d'ailleurs, au moment du meurtre, il se saoulait au bar-restaurant le plus proche de ce domaine rural isolé, plusieurs témoins peuvent en attester. C'était la nuit du solstice, évidemment. La victime, une femme d'âge moyen, s'appelait June et exerçait la profession de fleuriste.
« Voilà qu'ils se mettent à faire de l'humour », a constaté le légiste.
La blague ne l'a pas fait rire, peut-être gâchée par la proximité du cadavre. Une crémation imparfaite, ça n'est jamais beau à voir, encore moins à sentir. Loki en a gardé le souvenir dans ses narines pendant des jours.
Maintenant, le soleil de juillet tape fort sur sa tête brumeuse de sommeil en retard, et les nuits sont épouvantables : pleines de chaleur moite, de moustiques, de litres de café, de crampes à force de soulever ses haltères, de cauchemars, d'odeur de fer et de chair brûlée, de musique de flûte et de tambours. Parfois, son cerveau abruti de fatigue sur-imprime ses rêves à la réalité ; alors il voit des cadavres allongés sur son lit ou cloués aux murs, des branches gigantesques et nues sortent des angles du plafond et tordent vers lui leurs rameaux acérés, des litres de sang dégoulinent sur les vitres et le plancher vibre comme si une chose gigantesque ronflait en-dessous. « Dans sa demeure de R'lyeh la morte, Cthulhu rêve et attend », récite Loki qui s'est mis – bêtement – à relire Lovecraft. Il sait que, si ça continue, il ne tardera pas à péter complètement les plombs.
Il cherche des informateurs, mais n'en trouve pas : personne ne semble rien savoir à propos de ces meurtres sacrificiels, ni chez les sorcières wiccas, ni chez les satanistes, ni chez les pseudo-druides, ni chez les adorateurs des multiples divinités néo-païennes en vogue dans les cercles New Age. Et ces foutus bibliothécaires continuent de le snober.
« Les données conservées dans notre fichier lecteurs sont confidentielles et ne sauraient être divulguées à une personne extérieure au service », lui a répondu par courrier la directrice de la Bibliothèque Widener quand on lui a transmis la demande de l'inspecteur. Merde. Bordel de merde ! Il devrait se procurer un mandat, il le sait ; mais allez expliquer au juge qu'il souhaite obtenir la liste des personnes ayant éventuellement demandé à la Widener l'accès à un livre qui n'existe pas. En temps normal, déjà, le juge le regarderait de travers. Maintenant, avec sa tronche de carencé du sommeil au cerveau en vrac et son tic aux yeux qui empire, il ordonnerait un test de dépistage de drogue. Mais il lui faut cette putain de liste.
Loki a roulé jusqu'à Cambridge dans un état second. Monté les marches de la bibliothèque pleine de marbre et de colonnes, un vrai temple du savoir. Sa plaque lui a donné accès au bureau de la directrice – cette foutue Mme Données Confidentielles. Les deux mains appuyées sur le bureau auquel elle est assise pour la dominer de toute sa taille, il la regarde dans les yeux en s'efforçant de rester calme et de maîtriser son tic – peine perdue – et réitère sa demande.
« Il me faut cette putain de liste ! »
La directrice sursaute comme un animal terrifié. Il n'est pas resté si calme que ça, finalement. Merde.
