Ce chapitre a été écrit pour la 146e Nuit du FoF autour du thème «début». Le FoF est un forum ouvert à tous les francophones de ffnet où l'on peut discuter, demander de l'aide ou participer à des jeux. Le lien est dans mes favoris !


Décembre (3)

Au début, seuls les tambours peuplent la nuit aveugle ; il les sent battre jusque dans son cœur. Une mélopée de flûte s'y superpose ensuite, aigrelette à donner la chair de poule. Puis survient le chant sorti de gorges étranges autour d'un feu qui éclot sans prévenir dans le noir, et cette fois il en comprend les paroles :

« Gloire à toi, Yog-Sothoth, la Porte sans clé, tout en un et un en tout !

Gloire à toi, Shub-Niggurath, le Bouc aux mille chevreaux, que ta descendance soit féconde !

Gloire à toi, Nyarlathotep, le Chaos Rampant »

Il entrevoit des ombres danser autour du feu, tordues, immenses, grotesques. Le vent hurle parmi les arbres morts dont les branches nues dégouttent d'une résine lourde et rouge. Iä Ithaqua, le Marcheur de vent ! Dans le ciel, des lumières comme des aurores boréales tracent des angles impossibles à travers lesquels il distingue les contours d'antiques cités aux murs cyclopéens.

« Dans sa demeure de R'lyeh la morte, Cthulhu rêve et attend, poursuit la litanie,

N'est pas mort ce qui à jamais dort,

Et au long des siècles peut mourir même la mort… »*

Une odeur épouvantable se répand tandis que le chant se fait plus fort, et le vent, et la flûte, et les tambours. Les lumières célestes, verdâtres, foncent vers lui et il tombe, tombe dans une faille sifflante où s'agitent des formes aux couleurs indéfinissables.

« IÄ YOG-SOTHOTH ! tonne le chant à ses oreilles. IÄ SHUB-NIGGURATH !

IÄ AZATHOTH ! IÄ CTHULHU ! IÄ, IÄ, IÄÄÄÄ ! »

La flûte suraiguë vrille ses tympans à les faire saigner ; la lumière brûle ses rétines à travers ses paupières closes. Il voudrait hurler mais la terreur le paralyse, et d'ailleurs son corps s'est comme dissout dans la couleur…

Il atterrit – reprend ses esprits ? se re-matérialise ? – dans un champ, aux petites heures du jour. Des nuages bas roulent au-dessus de sa tête. La pénombre l'empêche d'y voir clair, mais une phosphorescence surnaturelle émane de la neige qui recouvre le champ. Une masse compacte se tient à quelques mètres devant lui : un groupe de personnes serrées les unes contre les autres. Il ne distingue aucun visage. Une voix s'élève tout-à-coup :

« Iä, enfants de Tsathoggua ! Ce jour est vôtre ! »

La lumière incertaine lui fait mal aux yeux. Il cligne des paupières, les frotte pour s'éclaircir la vue, et quand il regarde à nouveau, les autres ont disparu. À la place, trois formes sont étendues sur le sol enneigé. Il s'approche.

Là encore, pas de visage. Les traits sont recouverts par une multitude de petites grenouilles aux couleurs vives qui meurent lentement de froid après que leur venin a accompli son œuvre…

Loki se réveille en sursaut, manquant tomber du canapé. Son cœur bat la chamade, son corps trempé de sueur est agité de tremblements convulsifs. Le rêve est encore si présent qu'il croit voir le champ de neige à ses pieds, avec sa phosphorescence suspecte ; l'air dans ses poumons est froid comme un matin d'hiver et, sur sa peau, il sent les larmes coulées de ses yeux éblouis.

Il se redresse, le souffle court, prêt à maudire Charlotte Ward et son Necronomicon de pacotille, Lovecraft et ses continuateurs, et tous les cinglés qui ont jamais foulé la terre, quand son téléphone se met à sonner. Un coup d'œil à sa montre l'informe qu'il est presque dix heures. Au moins, il aura fait une belle grasse matinée, même s'il ne se sent pas reposé pour autant.

C'est son chef au bout du fil, agité et nerveux.

« Il y a du nouveau, dit-il. Dans un champ en bordure de la ville. Il faut que tu y ailles tout de suite. Trois victimes et des grenouilles, nom de Dieu ! Ça devient démentiel, cette histoire ! »

Loki raccroche, gagne la salle de bains et s'asperge le visage d'eau fraîche. Puis il lève la tête et croise son propre regard dans le miroir. Il hésite entre éclater de rire et se mettre à hurler. Trois victimes de plus, ça fait dix-huit en tout, comme il l'avait parié par jeu, à l'instinct. Et des grenouilles.

Démentiel ? Pour Loki, ça fait longtemps déjà qu'on a franchi les frontières de la démence. Là, il dirait plutôt que c'est le début de la fin ; mais pour qui, il n'en est pas sûr.


* H. P. Lovecraft, L'Appel de Cthulhu.