Ce chapitre a été écrit pour la 147e Nuit du FoF autour des thèmes «omniscient» et « éclat ». Le FoF est un forum ouvert à tous les francophones de ffnet où l'on peut discuter, demander de l'aide ou participer à des jeux. Le lien est dans mes favoris !
Décembre (4)
« Décidément, ils arriveront toujours à nous surprendre… »
Le légiste affiche une mine de déterré. On pourrait penser que l'horreur récurrente de ces meurtres lui pèse, mais Loki le soupçonne plutôt d'avoir la gueule de bois. Aussi, pouvait-il deviner qu'on le rappellerait d'urgence au travail après une soirée aussi longue qu'arrosée ?
« Assassinat à la grenouille venimeuse, dit le médecin d'un ton rêveur. C'est ce qui s'appelle avoir de l'imagination. Je vous préviens, le spectacle est particulièrement répugnant…
– Vous avez pu les identifier ? »
Le légiste fait une grimace éloquente.
« Leur propre mère n'y parviendra pas, j'en ai peur. Mais nous avons un indice : ils avaient tous leurs papiers sur eux. Nous n'aurons plus qu'à comparer avec les dossiers dentaires. »
L'inspecteur hoche la tête. L'anonymisation des corps n'a jamais été une préoccupation des meurtriers ; il faut dire qu'à part Penny Halliwell, toutes les victimes semblent avoir été choisies au hasard. Pourtant, Loki sent comme une envie d'insister, et pas seulement parce qu'il faut contacter au plus vite les familles. Non, pas une envie : un besoin irrépressible.
« Qui sont-ils, alors ? »
La réponse confirme à Loki que quelque chose cloche chez lui. S'il réagissait encore normalement, il devrait se figer de stupeur, se glacer d'horreur, et tout ce qu'on lit dans les livres quand survient un événement anormal. Alors que là, il ne se sent même pas surpris. Comme s'il avait su à quoi s'attendre.
Le légiste énonce un premier nom qui ne lui évoque rien, puis deux autres : LeBron Michaels et Peter Haycock. Les étudiants que Loki a interrogés deux mois plus tôt parce qu'ils figuraient sur la liste des lecteurs de la Bibliothèque Widener ayant souhaité consulter le Necronomicon. Placés sous protection après le meurtre de Penny, mais rien ne leur était arrivé depuis et les moyens de la police ne sont pas illimités, alors…
« Pauvres gamins, commente le légiste. Vous imaginez le choc pour les parents ? Juste avant Noël… »
Loki ne répond pas. Il sent presque les pièces du puzzle s'emboîter dans sa tête.
Charlotte, Penny, LeBron et Peter. Quatre personnes qui ne se connaissaient ni d'Eve ni d'Adam et possédaient tout de même un point commun : le Necronomicon de la Widener, un ouvrage qui n'existe pas. Trois de ces personnes sont mortes à présent ; la quatrième, elle, prétend être une Gardienne dont la mission consiste à protéger le monde du retour de Cthulhu. Penny aussi lui avait parlé des Gardiens. Elle croyait que les meurtres étaient des offrandes aux Grands Anciens.
Loki fronce les sourcils : à nouveau cette sensation étrange, ce besoin d'insister, d'aller plus loin dans cette direction, comme si quelque chose en lui savait déjà ce qui s'y trouve…
« Elle croyait, murmure-t-il, ou peut-être…
– Comment ? » s'étonne le légiste.
Loki cligne des paupières. Réverbéré par le champ de neige, l'éclat du soleil lui blesse les yeux ; il n'est pas aussi fort toutefois que la lumière qui vient de se faire jour en lui.
« Rien, dit-il en secouant la tête. Rien, rien. Excusez-moi, je dois… »
Plantant là le légiste éberlué, il s'éloigne en direction de sa voiture. Il a besoin de calme et de silence pour réfléchir.
Maintenant qu'il repense à leur entretien, à la lumière de ce soleil hivernal dont l'éclat le fait pleurer, il se rend compte que Penny ne croyait pas que ces meurtres étaient des sacrifices : elle le savait. Tout comme Charlotte le savait ; mais Penny, au contraire de Charlotte, ne se disait pas Gardienne. Alors quel était son rôle dans cette histoire ?
Creuse encore, lui intime son instinct. Charlotte la Gardienne, bien vivante avec son Necronomicon fabriqué de toutes pièces. Penny, morte sans jamais avoir trouvé le sien. Tous ces sacrifices qui semblent se répondre ; des meurtres-miroirs, les appelle le légiste…
Quand il arrive au bout de sa réflexion, Loki s'arrête un instant pour lever vers le ciel son visage aux yeux fermés. Il sait depuis longtemps que le raisonnement cartésien n'a pas sa place dans cette affaire. L'enchaînement des événements, et en premier lieu des meurtres, semble relever du caprice d'un esprit dérangé : effets de surprise, jeux de mots, associations et contraires. Un vrai jeu de miroirs.
Or, selon cette logique tordue, quelle est l'image-miroir d'une Gardienne ?
