Ce chapitre a été écrit pour la 148e Nuit du FoF autour des thèmes «ultimatum», «citron» et « diamant ». Le FoF est un forum ouvert à tous les francophones de ffnet où l'on peut discuter, demander de l'aide ou participer à des jeux. Le lien est dans mes favoris !


Réveillon

Le vent souffle en rafales sous un ciel de plomb. La voiture de Loki file entre les congères qui bordent la route. Il doit se dépêcher : il sait que la Bibliothèque Widener ferme tôt aujourd'hui, réveillon oblige. La neige tombe à nouveau, en rideaux drus qui compliquent la conduite, comme pour le ralentir. À sa droite, à la place du mort, se trouve le manuscrit prêté par Charlotte. Pourquoi l'a-t-il emporté ? Il l'ignore, mais il n'est plus temps de se poser des questions.

Enfin il arrive, se gare et sort sous la neige, capuche rabattue sur la tête, le manuscrit serré sous son manteau. Il manque déraper en grimpant les marches quatre à quatre, fonce dans le hall et s'arrête, haletant, devant l'agent d'accueil.

« Brad, bredouille-t-il avec de furieux clignements de paupières qu'il ne parvient pas à contrôler. Est-ce que Brad est là ?

– Brad ? » répète l'autre, perplexe, et Loki espère soudain qu'il n'y a qu'un seul Brad dans cette bibliothèque, parce qu'il n'a pas retenu son nom de famille.

Heureusement, Brad n'a pas d'homonyme. L'inspecteur se retrouve bientôt face à lui, dans son petit bureau encombré de cartons, d'étagères et de piles de livres. Aussi affable que dans ses souvenirs, Brad porte un pull jaune citron orné d'un sapin aux boules clignotantes. Les bibliothécaires aussi fêtent Noël, constate Loki.

« Que puis-je pour vous, inspecteur ? s'enquiert Brad aimablement.

– Quelle est l'image-miroir d'une Gardienne ? » repartit Loki.

Brad hausse des sourcils intrigués. Le citron ne lui va pas au teint, il lui donne une sale mine.

« Je vous demande pardon ?

– Un sacrificateur », dit calmement Loki en réponse à sa propre question.

Brad paraît ne pas comprendre. Plongeant la main sous son manteau, Loki en sort son carnet de notes.

« Vous voulez bien faire quelque chose pour moi, Brad ? »

Il griffonne sur une page puis lui tend le carnet.

« Lisez ceci, s'il vous plaît. À voix haute. »

Brad jette un œil curieux au carnet, déchiffre l'écriture de l'inspecteur, et son visage jovial se fige.

« Qu'est-ce que c'est que ça ? »

Ça, ce sont les mots que Loki a entendus dans son sommeil juste avant de découvrir les corps : « Iä, enfants de Tsathoggua ! Ce jour est vôtre ! » En vérité, il n'a pas besoin que Brad s'exécute : dès que le bibliothécaire a ouvert la bouche pour le saluer, Loki a reconnu la voix de son rêve.

« Vous savez que trois des personnes qui ont demandé à voir le Necronomicon sont mortes ? reprend l'inspecteur.

– Vraiment ?

– Vraiment. Et puisque, comme vous me l'avez confirmé, le Necronomicon n'existe pas, il s'avère que le dénominateur commun entre ces trois personnes, c'est… vous. Alors vous allez me dire tout ce que vous me cachez ou je vous coffre pour entrave à la justice. »

Le moins qu'on puisse dire, c'est que Brad ne semble guère impressionné par cet ultimatum. Tout compte fait, Loki ne lui trouve pas mauvaise mine, plutôt un air pincé, acide. Comme un citron.

« J'aimerais bien savoir ce qui vous fait penser que je vous cache quoi que ce soit, réplique-t-il. Il me semble que, pour "coffrer" quelqu'un, il faut plus qu'une coïncidence.

– "Il y a de redoutables zones d'ombre au bord de nos chemins quotidiens, et parfois quelque âme damnée force la frontière. Quand cela arrive, celui qui le sait doit frapper avant de se soucier des conséquences." »

Si ça a marché sur Charlotte, pourquoi pas sur Brad, s'est dit Loki juste avant de tenter le coup. Le bibliothécaire se contente cependant de pouffer de rire, mais l'inspecteur le remarque à peine. À nouveau, la clarté, lumineuse et tranchante comme les arêtes d'un diamant : il savait déjà que la raison ne l'aiderait pas à résoudre cette affaire ; si les indices se trouvent dans ses rêves, les procédures légales ne l'aideront pas non plus. « Celui qui sait doit frapper avant de se soucier des conséquences. »

Loki soupire, frotte ses yeux fatigués. Le moment est venu de frapper.