Ce chapitre a été écrit pour la 151e Nuit du FoF autour des thèmes «ensanglanter» et «souvenir». Le FoF est un forum ouvert à tous les francophones de ffnet où l'on peut discuter, demander de l'aide ou participer à des jeux. Le lien est dans mes favoris !


Yuletide

Loki n'était jamais allé à Kingsport jusque-là, mais l'itinéraire n'a rien de compliqué : la route suit la côte, et lui suit les panneaux. À son arrivée, il découvre une très vieille ville toute en toits pointus à pignons, encorbellements et ruelles escarpées. Personne dehors : la tempête de neige s'est calmée mais il fait trop froid, sans doute, et puis la nuit tombe. Bien à l'abri derrière leurs rideaux de dentelle, les habitants continuent de fêter Noël autour des restes du repas de midi. L'avantage de ne pas avoir de proches, c'est qu'on n'a pas à s'excuser de manquer les événements familiaux, philosophe Loki en se garant au bord d'un trottoir, près de l'église branlante qui domine la cité.

Il n'aime pas beaucoup l'idée d'abandonner sa voiture, surtout avec Brad fourré dans le coffre, mais l'adresse que lui a donnée le bibliothécaire est située dans une rue si étroite qu'il ne pourra l'atteindre qu'à pied. Capuche rabattue sur la tête, le Necronomicon artisanal confié par Charlotte à l'abri sous son manteau, Loki s'enfonce entre les vieux murs au mortier disjoint et aux boiseries pétrifiées. Une odeur singulière frappe ses narines : salée et douceâtre à la fois. La mer et la pourriture. Le parfum de Kingsport charrié par le vent d'hiver.

Tandis qu'il progresse tête baissée pour lutter contre la bise, des choses s'agitent dans sa mémoire. À cause de cette odeur, peut-être ? Il n'est jamais venu à Kingsport, il en est certain. Pourtant, est-ce qu'il ne reconnaît pas ce vieux puits ? Cette maison à demi écroulée, ne l'a-t-il pas déjà vue ? Et le chemin jusqu'à sa destination, le trouve-t-il si facilement parce que Brad le lui a bien indiqué, ou parce qu'il l'a déjà parcouru ?

Loki cligne des yeux et secoue la tête pour chasser ces pensées. Non, il n'avait jamais mis les pieds à Kingsport avant aujourd'hui. Il a dû visiter des endroits semblables, voilà tout. Soudain, il s'arrête devant une porte noire dans une façade étroite et délabrée. Pas de nom ni de numéro, alors comment peut-il savoir qu'il est arrivé ?

« Vous qui entrez ici, laissez toute espérance »*, marmonne-t-il entre ses dents.

Il se dit que le légiste apprécierait la citation. En plus, pour une fois, ce n'est pas du Lovecraft.

Loki tend la main pour frapper, puis suspend son geste. Certes il n'est pas attendu, certes il n'a pas de mandat : il n'est donc pas censé entrer sans qu'on l'y invite. Comme un vampire, songe-t-il avec un sourire. Mais, après le traitement qu'il a fait subir à Brad, il n'en est plus à un abus de pouvoir près, n'est-ce pas ? Il abaisse la poignée : la porte n'est pas verrouillée. Alors, il entre.

À l'intérieur, il fait noir et froid ; ses pas résonnent faiblement sur un sol de pierre empoussiéré. Tirant sa torche électrique de sa poche, il l'allume et balaie la pièce autour de lui : il s'agit d'un vestibule meublé d'un vieux banc, d'un très vieux coffre et des vestiges de ce qui dut être autrefois un portemanteau. Personne en vue, et aucun bruit. Loki se racle la gorge, tape des pieds pour signaler sa présence : rien. Les occupants se sont absentés, sans doute. Partis fêter Noël en famille, eux aussi ? Ou bien célébrer quelque rite macabre ?

À la lumière de sa torche, il explore rapidement les pièces du rez-de-chaussée. Partout, des meubles anciens, de la poussière et l'odeur douceâtre de la pourriture. Il commence à se dire que Brad s'est fichu de lui. Il finit par découvrir une espèce de bureau aux étagères encombrées de bocaux moisis et de livres tout prêts à tomber en miettes. Sur l'antique secrétaire, un registre manuscrit dont Loki tourne les pages avec curiosité. Un mot – un nom – attire son regard ; il s'empare du registre pour le rapprocher de ses yeux et, s'éclairant d'une main, déchiffre les lettres tracées à la plume. Sur des pages et des pages, des colonnes de noms soigneusement mis au propre par plusieurs scripteurs successifs : Allen, Whateley, Mason, Waite, Marsh, Curwen…

Et puis, à la toute fin, avant une série de feuillets encore vierges, une dernière liste qui, soudain, lui fait tilt. Elles sont là, toutes, toutes les victimes du culte de Cthulhu. La conclusion qui s'impose lui coupe le souffle : ce registre est la preuve tangible d'années, de décennies, de siècles de sacrifices humains perpétrés par la secte.

« Nom de Dieu… », murmure-t-il.

Pris de vertige, Loki le repose sur le secrétaire. Dans le faisceau de sa lampe, il croit alors voir quelque chose d'étrange et lève sa main devant ses yeux. L'horreur lui noue les tripes et manque lui couper les jambes : sa main, celle qui a manipulé le registre, est couverte de sang.


*Dante, La Divine Comédie, « L'Enfer. Chant III »