Ce chapitre a été écrit pour la 154e Nuit du FoF autour des thèmes«confier» et « érosion ». Le FoF est un forum ouvert à tous les francophones de ffnet où l'on peut discuter, demander de l'aide ou participer à des jeux. Le lien est dans mes favoris !
Nuit
Une illusion d'optique, voilà tout ce que c'était : un clignement de paupières, et le sang a disparu. Juste une illusion. Ou un indice supplémentaire de l'érosion de sa santé mentale.
Loki fourre le registre sous sa veste, tout contre le Necronomicon confié par Charlotte, et quitte la maison. Dehors, la neige tombe de nouveau, à gros flocons sous le ciel noir. Il regagne rapidement sa voiture où le pauvre Brad doit geler dans son coffre… mais le coffre est ouvert. Et des traces de pas que la neige n'a pas encore recouvertes indiquent qu'il a filé se réfugier dans la vieille église.
« Bordel ! » jure Loki entre ses dents.
Comment a-t-il fait ? Peu importe, après tout ; l'inspecteur fonce lui aussi vers l'édifice obscur, si vétuste qu'il semble prêt à s'écrouler à tout moment. Bizarre tout de même que Brad n'ait pas plutôt cherché secours chez l'habitant, songe-t-il fugitivement.
Le grincement de la porte lui donne la chair de poule. À l'intérieur, il fait sombre et froid, mais de petites lumières brillent au fond, près de l'autel. Loki patiente quelques instants, laissant ses yeux s'habituer à la faible luminosité. L'endroit exhale une odeur rance, une odeur de poussière. La charpente apparente est comme un fouillis de poutres d'où pendent des légions de toiles d'araignées. Tout en descendant la nef, l'inspecteur scrute les espaces entre les piliers, mais rien ne bouge dans le silence.
Une silhouette l'attend près de l'autel. Une silhouette, distingue-t-il grâce au faible halo des lumignons, qui porte un pull jaune criard.
« J'ai l'impression que toute cette histoire nous dépasse de beaucoup, vous et moi, Brad, dit Loki, mais je pense qu'à nous deux, nous allons réussir à tirer tout ça au clair. Au poste.
– Oh, vous savez, je ne suis qu'un recruteur, précise Brad humblement. Nous sommes des centaines, des milliers à travers le globe. Depuis des siècles. Et toutes ces brebis viennent à nous en quête de vérité sur la face cachée de l'univers…
– Des brebis que vous attirez grâce aux rumeurs sur le Necronomicon? demande Loki.
– Entre autres, reconnaît Brad sans difficulté. Notre rôle consiste à faire le tri, voyez-vous. À distinguer ceux à qui nous pourrons apprendre quelque chose, ceux qui seront dignes de prendre part au culte… et ceux qui ne sont venus au monde que pour servir.
– Pour être sacrifiés, vous voulez dire ? corrige Loki d'une voix dure.
– C'est exact, confirme Brad. Mais ne vous y trompez pas : c'est un immense honneur que d'offrir sa vie aux Autres Dieux.
– Un honneur si immense qu'il faut l'imposer aux victimes, relève Loki avec ironie.
– Pas toujours, inspecteur, pas toujours, contre tranquillement Brad. Tenez, prenez Penny, par exemple. Cette chère Penny… »
Il soupire, sourit comme à l'évocation de plaisants souvenirs.
« Elle était très dévouée, très pieuse, raconte-t-il. Elle mettait tant de ferveur dans ses invocations… Mais elle ne possédait pas les capacités requises pour aller plus loin. Elle n'entendait pas les Autres Dieux, voyez-vous, elle ne recevait pas leurs messages… Il était évident qu'ils ne la jugeaient pas digne de leurs révélations. Alors, quand l'occasion s'est présentée de leur rendre le service ultime, elle n'a pas hésité. Elle aurait même voulu qu'on ne l'assomme pas avant, mais… c'est la procédure, conclut Brad avec un petit haussement d'épaules assorti d'une moue navrée. C'est comme ça, chez nous : pas de favoritisme. »
Il y a quelque chose qui ne colle pas dans toute cette histoire, Loki s'en aperçoit tout à coup.
« Vous dites que vous êtes des milliers de par le monde, et depuis des siècles… Mais les meurtres ont commencé il y a un an. Et au début, vous ne maîtrisiez même pas votre mode opératoire.
– Les choses vont et viennent, explique Brad d'une voix douce. Une cellule meurt ici, une autre naît là… Parfois un sacrificateur passe de l'une à l'autre, parfois il en émerge un nouveau…
– Mais on prend très vite le coup de main, enchaîne une deuxième silhouette émergeant de l'ombre entre deux piliers. Vous verrez. Faites-moi confiance. »
L'horreur écarquille les yeux de Loki lorsqu'il les pose sur ce visage serein, à peine ridé par l'âge.
« Charlotte ! Mais vous… Je croyais que vous étiez une Gardienne… »
À peine a-t-il prononcé ces mots que sa propre stupidité lui cloue le bec. Comment a-t-il pu gober un mensonge aussi bête ? Mais Charlotte, elle, ne se moque pas de lui.
« Mon cher, dit-elle d'un ton aimable, les Gardiens sont les sacrificateurs. »
