Chapitre 1 : Investiture


Miraz considérait la fine créature qui se tenait devant lui, la tête baissée en signe de soumission. Sa lame lui pendait dans le dos tandis qu'une petite dague était attachée à sa cuisse et faisait figure d'ornement. Elle ne correspondait nullement à l'image que l'on pouvait se faire d'elle. Le mélange composite qui constituait son armure était des plus intrigants et Miraz se rendit compte qu'il n'avait pas la moindre idée de ce dont il s'agissait. Ce constat ne manqua pas de l'irriter mais il n'en fit rien paraître - ou du moins l'espérait-il. En face de lui donc, la jeune femme que tous lui avaient présentée comme étant la meilleure épéiste de tous les temps lui faisait un drôle d'effet. S'agissait-il d'une espèce de farce, ou bien d'un affront ostensible visant à lui faire outrage ? Il n'aurait su le dire tant les éléments étaient contradictoires : la soldate avait effectivement une carrure élancée, des muscles galbés et laissait présager une agilité au maniement des armes indubitable. D'un autre côté, comment était-il possible que la plus fine lame de tout le royaume ressemblât à ça ?

– Vous êtes bien Alena Almerade ? lui demanda-t-il brusquement, comme s'il eût pu y avoir une erreur.

– Oui, Votre Majesté, confirma l'épéiste de renom d'une voix égale, en inclinant légèrement la tête. C'est bien mon nom.

– Depuis combien de temps êtes-vous rentrée sur le continent ?

– Je ne saurai vous le dire avec exactitude, seigneur, avoua-t-elle. Peut-être trois ou quatre semaines, guère plus. J'ai reçu assez tardivement le message du Capitaine, sir Ulfric.

– Sir Ulfric m'a également précisé que vous étiez mercenaire juste avant votre retour, est-ce bien vrai ? (elle acquiesça avec prudence) N'ayez crainte soldate, ce que vous pouvez faire en dehors de mes terres ne m'intéresse pas… Savez-vous pourquoi je vous ai fait venir, miss Almerade ?

– Non seigneur, je regrette. Le Capitaine m'a seulement fait part de l'urgence dans laquelle vous vous trouviez et m'a ordonné de venir vous servir sur-le-champ.

– Un brave homme, cet Ulfric, appuya Miraz avec un sourire torve. Voyez-vous, miss Almerade, j'ai appris il y a peu une bien fâcheuse nouvelle. Il se trouve qu'une conspiration narnienne a vu le jour afin de me déchoir de mon titre de roi, c'est bien entendu inacceptable.

– Pardonnez-moi de vous interrompre, Sire, coupa la soldate en relevant légèrement les yeux vers le trône. Mais qui donc les renégats espèrent-ils mettre à votre place ? Qui estiment-ils être plus légitime que vous à occuper cette place ?

– Cela n'a pas d'importance, soldat. Un des leurs, sans doute, rétorqua Miraz avec un geste désinvolte. Votre travail consistera simplement à ne pas les laisser faire. Autrement dit, miss Almerade, vous venez d'être promue garde d'Élite. Toutes mes félicitations ! D'autres vous suivront bientôt… En attendant, vous veillerez à me protéger moi, la Reine et bien entendu nos enfants, en particulier mon fils. Ai-je bien été clair ?

– Très clair, Seigneur. C'est pour moi un honneur que de donner ma vie pour sauver la vôtre, répondit la soldate en mettant la main droite sur le cœur et en s'inclinant bas.

Miraz se réjouit d'une telle dévotion à son égard et se félicita de n'avoir pas explicité plus avant les tenants et aboutissants de la conspiration. La partie haute de la citadelle était épargnée du brouhaha de la rumeur populaire, fléau qui accablait la ville et la plongeait dans un remous furieux de pensées impies. Il fallait à tout prix, pour maintenir l'ordre, faire naître la peur envers ces Animaux Parlants et ces Anciens Narniens afin d'éviter que les Telmarins ne s'amusassent eux aussi à jouer les tourne-casaques et à fomenter à leur tour une rébellion contre le pouvoir en place. Miraz le concédait bien volontiers : il y avait indéniablement souverain plus clément que lui mais personne d'autre n'était en mesure de tenir aussi solidement les rênes du pouvoir. Pas même son incapable de frère.

– Disposez, soldat. Rejoignez vos nouveaux quartiers près de la porte Nord, quelqu'un viendra pour vous expliquer ce qui vous reste à faire. Et n'oubliez pas vos engagements, miss Almerade. N'oubliez pas que vous avez prêté serment.

La soldate acquiesça brièvement, se redressa et prit congé d'un pas rapide et leste. Au moment où elle quitta la salle du trône, Prunaprismia vint le rejoindre mais Miraz ne trouva pas nécessaire de lui accorder de l'attention. Ses yeux demeuraient fixés sur la porte à présent close par laquelle était sortie Alena, aussi silencieuse qu'on eut pu l'attendre.

– C'est donc elle, la plus fine lame du royaume ? Elle m'a l'air tout aussi jeune que Caspian.

– Depuis quand épies-tu mes conversations avec ma garde ?

– Depuis que je t'ai donné un fils. Je ne veux risquer la mort de notre enfant sous aucun prétexte. Nul ne peut prévoir s'il n'y a pas d'infiltrés.

– Tu serais donc en mesure de savoir qui est infiltré et qui ne l'est pas ? demanda Miraz en se tournant vers son épouse dont le visage se déforma un instant sous l'effet d'un tic nerveux.

– Rien ne doit être laissé au hasard, c'est tout. On ne peut se permettre d'être négligents comme l'était ton frère.

– Elle n'a pas l'air d'être au courant de l'existence de Caspian, ou alors ne se fie-t-elle pas aux rumeurs qui courent à son sujet, continua Miraz avec calme. Quand Ulfric m'a parlé d'elle, j'ai tenu à ce qu'elle rejoigne nos rangs sans plus attendre ; des êtres comme elle se font rares alors que le besoin va croissant, c'est bien malheureux. Dans l'enceinte de ces murs, elle n'entendra probablement plus parler de la rébellion ou de mon neveu à moins que nous le décidions. Que tu la prennes dans ton sillage ou moi dans le mien indifféremment suffira. Il faudra seulement faire attention lorsque les autres recrues arriveront.

– Comme tu voudras, mon époux… Mais que comptes-tu faire au sujet de la rébellion et de Caspian ?

– Ne t'en fais pas pour ça, femme. J'ai déjà ma petite idée sur la question…


Alena avait quitté le roi sans plus s'interroger sur le sort qui lui était réservé. Ce brusque changement de situation ne lui parut pas plus déroutant qu'un autre ; des positions, elle en avait tant changées depuis des années que cela l'avait pour ainsi dire rodée. Les aléas de la vie n'épargnaient personne et, dans son malheur, elle sentait pourtant qu'elle n'était pas à la plus à plaindre ou qu'il serait malvenu de se lamenter sur l'existence qu'elle menait. Au moins avait-elle un toit sur la tête et des capacités utiles à exploiter. Elle voulut rejoindre l'auberge où elle séjournait pour récupérer ses maigres possessions quand le garde à la porte lui apprit que ses affaires avaient déjà été déménagées dans ses nouveaux appartements ; l'ordre avait été donné par Ulfric durant son entretien avec Miraz.

Elle avisa la couche vide qu'elle investit aussitôt en se laissant tomber sur le matelas épais. Le silence solennel de son investiture lui donna l'impression d'un deuil ou de quelque chose qui aurait dû susciter de l'émotion mais qui n'en fit naître aucune. Elle ne s'était toujours pas habituée au fait d'être rentrée au pays après si longtemps : les effluves, les sons et même les couleurs lui paraissaient familiers et différents à la fois. D'infimes détails semblaient avoir altéré le paysage dont elle se souvenait et qui lui laissait à présent une impression d'étrange étrangeté. Plusieurs minutes durant, Alena resta assise sur sa couche à appréhender la plénitude de l'endroit, puis à finalement apprécier ce silence si incongru qui n'existait pas dans les bas-quartiers de la ville ou de l'autre côté du continent et qui lui paraissait si incroyable. Son mentor avait raison : le silence était une richesse, l'apanage des gens de pouvoir ou des religieux. Un profond soupir de lassitude lui échappa tandis qu'elle se grattait la nuque avec circonspection.

Ses yeux tombèrent sur le renflement de peau rose vif qui entamait sa main gauche de la base du poignet jusqu'au milieu de sa paume. Avec une douceur précautionneuse, elle caressa le stigmate d'un doigt léger. Elle se rappela le filet de sang rouge vif qui en était sorti et qui avait roulé le long de son avant-bras, si blanc en comparaison, tandis qu'Ulfric prononçait les paroles du serment qui devait officiellement l'introduire parmi les rangs les plus nobles de la garde - un cran en dessous de celui des Gardiens. La douleur lancinante qui l'avait foudroyée l'avait obligée à se mordre férocement les lèvres pour ne pas retirer sa main avant la fin du discours. Nul ne l'avait prévenue qu'être introduite parmi l'élite nécessitait de passer par une telle cérémonie. Même les mercenaires, qui pourtant faisaient grand cas de la loyauté et du respect des contrats, s'étaient montrés moins radicaux alors même qu'un manquement à une règle simple pouvait suffire à tous les envoyer au pilori. Mais là, les enjeux étaient tout autres. Il eut fallu que la cérémonie d'intronisation fût officielle et publique afin que la populace - et surtout le roi - ne trouvât pas seulement la justification à un échec, mais aussi son coupable. Le garde déchu devenait automatiquement une victime expiatoire, un bouc émissaire.

Alena continuait de caresser négligemment l'entaille, songeuse : Telle est donc ma nouvelle situation désormais… Garde d'Elite.

Ces mots sonnaient creux dans son esprit, dessinant une réalité qui tenait plus du songe que du fait. Les détails de sa convocation n'avaient pas été explicités lors de cette brève entrevue avec Miraz ; l'impression d'être une étrangère renforçait son sentiment d'avoir manqué quelque chose et la contraignait dans une posture de discrétion pudique, presque honteuse, comme si elle s'était assoupie à un moment de l'histoire et que le conteur n'avait pas daigné s'arrêter en attendant son réveil. Prenant les événements en cours de route, Alena n'avait pas d'autre choix que celui d'essayer de s'intégrer dans le flot continu et de prendre le rythme bon gré mal gré. Peut-être cette impression s'atténuerait-elle avec le temps et l'habitude ?

Pour le moment, du moins, lui faudrait-il attendre...