CHAPITRE 2 : STRATÉGIE


La nouvelle parvint aux oreilles des sentinelles narniennes quelques semaines après. Si l'intégration d'une recrue d'élite dans les rangs de Miraz n'égaya pas l'humeur des fugitifs, ces derniers étaient pourtant loin d'en saisir la véritable portée. Car parmi les Narniens, peu savaient qui était réellement Alena Almerade - certains ignoraient même jusqu'à son nom. Cela n'avait rien d'étonnant : elle avait acquis la plupart de ses lettres de noblesse en dehors de la sphère narnienne après avoir quitté le continent. Seuls quelques voyageurs faisant halte à Telmar avaient pu narrer les exploits de la jeune épéiste et contribuer ainsi à répandre le bruit de sa dextérité martiale. Mais Caspian, lui, savait pertinemment quel nouvel ennemi venait de se dresser contre eux et sa seule réaction fut de serrer les dents d'impuissance.

— Sire, osa Ripitchip qui se trouvait à ce moment-là dans la tente de Caspian, est-ce vrai ce que l'on raconte ? Est-ce vrai que l'épéiste dont on parle a bien rejoint les rangs de Miraz ?

En tant que bretteur passionné et grand amateur de rapière, Ripitchip faisait partie de ces quelques exceptions à la règle et avait une pleine lucidité du statut d'Alena. Il s'était aussitôt précipité dans la tente royale pour faire part de ses inquiétudes au Prince.

— Je n'en sais rien, mon ami, lui répondit Caspian en baissant légèrement la tête. Je ne puis que te répéter ce que tu as probablement déjà entendu et, malheureusement, rien ne pourrait justifier que cette rumeur soit une machination. Quel serait l'intérêt de laisser courir de tels propos alors que Miraz sait très bien qu'il a l'avantage sur nous ? Et puis, même si cette nouvelle se révélait fausse, qu'aurons-nous perdu à s'être tenus sur nos gardes ?

— Je suis navré Majesté, j'aimerais me montrer aussi désinvolte que vous - bien que je ne remette nullement en cause votre sérieux et votre implication, cela va de soi - mais cette situation ne va pas demeurer ainsi indéfiniment. Depuis que nous nous sommes enfoncés plus profondément dans les entrailles de la forêt, Miraz nous laisse tranquille, mais quelle garantie avons-nous qu'il s'en tiendra là ? S'il rassemble effectivement des forces spéciales, rien ne peut nous assurer que ce n'est pas pour les envoyer par la suite contre nous et, oserai-je même le dire, directement contre vous.

— Crois bien que ça ne m'a pas échappé, Ripitchip, néanmoins que veux-tu que je fasse ? interrogea Caspian qui devenait nerveux à force de se voir de plus en plus démuni et au pied du mur. Comment pouvons-nous recruter de la même manière que mon oncle si nous progressons nous-mêmes à visage couvert ? Je suis d'accord avec toi, il ne faut pas que nous nous reposions dans cet entre-deux... Mais chaque chose en son temps et pour le moment il nous faut évaluer nos forces. De combien de combattants pouvons-nous disposer ?

— Suffisamment pour tenir un assaut mais pas pour en mener un je dirais, estima la souris après quelques secondes de réflexion. Je dois encore m'entretenir avec les différents représentants des espèces pour en avoir une idée plus précise. Comme vous me l'avez demandé, j'ai fait passer le mot à chaque communauté à propos de l'élection d'un ambassadeur dont la charge serait de parler au nom du groupe. Je suis d'ailleurs ravi de vous informer que ce délégué est choisi après des délibérations infinies, nul doute que votre conseil restreint sera composé d'esprits de grands mérites.

— Bien, c'est déjà ça d'assuré, approuva Caspian avec un maigre sourire, on ne peut exiger moins dans notre situation. J'attends donc la venue de ces représentants pour en discuter. Lorsque nous tiendrons conseil, nous aviserons des possibilités qui s'offrent à nous quant à la manière de procéder. D'ici là, il n'y a pas grand-chose que nous puissions faire...

Ripitchip acquiesça silencieusement et sortit de la tente à pas feutrés, laissant Caspian seul avec ses songes. Au-dehors, les quelques groupuscules de Narniens qui s'étendaient çà et là autour du campement n'avaient pas fière allure, bien que le pire fût sans doute à venir. Néanmoins, dans ce cadre assombri mais non encore désolé, le fait de voir des amis rire ensemble ou des familles s'enlacer avait de quoi donner du baume au cœur.

Cela faisait du bien de croire qu'il existait des choses impossibles à enlever.


Depuis ce jour où Ripitchip et lui s'étaient entretenus au sujet de l'avenir de la communauté, la situation avait dégénéré jusqu'à atteindre un point de non-retour. Miraz avait mené sa campagne de recrutement avec une efficacité tout à fait bénéfique pour ses rangs puis avait mené des campagnes d'extermination massives. À l'heure actuelle, il n'y avait plus qu'un miracle qui pouvait inverser le rapport de force. Nulle mesure n'avait pu être prise à temps pour endiguer la progression de l'Usurpateur qui poussait ses assauts toujours plus profondément dans la sylve sans jamais rencontrer d'opposition convaincante. Ce n'était pourtant pas faute d'avoir essayé. Ce n'était pas faute d'avoir envoyé des combattants zélés tenir tête à aux armées telmarines...

Mais l'acharnement dont faisait preuve le Roi avait ébranlé les esprits les plus stables ; la constante fuite en avant imposé par des raids toujours plus violents avaient fourbu les corps les plus endurants. La fatigue, la peur, les pertes... Les Narniens subissaient les constantes agressions physiques et psychiques induites par leur situation et avaient tout juste la force d'y survivre. Quant à Caspian, il rougissait de honte à l'idée d'avoir à lever les yeux vers les familles de ceux qui avaient succombé. La dernière tuerie avait été d'une violence particulière ; certaines escouades prenaient un réel plaisir à torturer des créatures avant de les mettre à mort - quand elles se donnaient la peine de les achever. S'il accédait au trône, songea Caspian, il lui faudrait apporter un soin particulier à la composition de ses armées.

Actuellement assis sur une souche en face d'un âtre mort, Caspian fixait les cendres mouillées par la pluie de la veille. Il n'avait pas le cœur à faire le tour du campement pour s'enquérir de l'état - forcément mauvais - des blessés. Il ne voulait pas avoir à soutenir le regard d'une épouse ou d'un fils qui l'accuseraient en silence du malheur qui les accablait. Nul n'avait encore osé prendre la parole à ce sujet, mais Caspian sentait qu'il lui faudrait tenter de reprendre les choses en main dès qu'une faille se présenterait. Le grief des Narniens était concevable et perceptible, de même que leur épuisement. Chacun devait se demander si Caspian était bien le souverain qu'ils méritaient et dont ils avaient besoin. Lui, un frêle jeune homme, était après tout un enfant de Telmar et il avait le même sang que l'Usurpateur... Il n'avait pas grandi avec les us et coutumes narniennes ; il y a peu, il ignorait tout encore des Anciens Narniens, des rites qu'ils pratiquaient, des espaces qu'ils avaient sacrés, des armes qu'ils maniaient ou des langues qu'ils parlaient...

Caspian soupira. Lorsqu'il avait discouru devant les Narniens, les exhortant à prendre les armes à sa suite contre son oncle, il avait cru à toutes ses promesses. Il avait sincèrement cru pouvoir apporter à son peuple tout ce dont il avait besoin. Et il n'oubliait pas que les peuplades narniennes avaient accepté de sacrifier certains des leurs sur l'autel de sa vengeance afin de faire triompher le droit et la justice. Mais est-ce ainsi que devaient se manifester le droit et la justice ? Par l'assassinat innombrable des leurs ? Etait-ce une manière de dire qu'ils étaient les fautifs et que c'était à eux de ployer le genou devant Miraz ?

— Majesté... Est-ce que ça va ? lui demanda Ripitchip en s'avançant prudemment vers lui. Vous n'avez pas l'air - comment dire ? - dans votre assiette... Avez-vous mangé ?

— J'ai mangé, je te remercie, c'est seulement que je suis terriblement épuisé, Ripitchip, avoua-t-il en se passant une main lasse dans les cheveux. Je ne veux pas m'avouer vaincu mais... Enfin, regarde autour de toi ! Nos effectifs diminuent à vue d'œil, on ne sait même plus où cacher les enfants et nous ne sommes pas de taille à poursuivre les hostilités. Peu importe notre état, si nous ne nous efforçons pas de trouver rapidement une solution, nous serons vaincus à la prochaine rencontre.

— Que suggérez-vous, Majesté ?

— Nous en discuterons au petit matin. Préviens nos conseillers que nous tiendrons séance à l'aube. Invite-les à aller se coucher dès à présent, je veux qu'ils puissent prendre un maximum de repos.

— Bien, Majesté.

La souris décampa aussitôt faire passer le message. Caspian la regarda quelques instants zigzaguer entre des paires de jambes puis il se leva et regagna sa propre tente. Le réconfort de la toile tendue le coupant du reste du monde le soulagea aussitôt. Il porta une main à ses tempes qu'il massa brièvement et dégagea son visage des quelques mèches folâtres qui lui tombaient devant les yeux. Il but un verre d'eau fraîche et se laissa retomber sur sa couche, songeant à la proposition folle qu'il soumettrait aux membres de son conseil le lendemain matin. Cela faisait quelque temps que cette idée s'était implantée dans son esprit, revenant l'assaillir de temps à autre, en particulier lorsqu'il se disait qu'une situation aussi désespérée que la leur ne pouvait conduire qu'à l'adoption d'une mesure tout aussi désespérée... Avec un dernier soupir, il se glissa sous les draps de sa couchette et s'endormit presque instantanément.

Caspian allumait un feu dans la vasque placée au centre de sa tente au moment où ses conseillers se présentèrent à lui. Leurs visages avaient l'air plus détendus qu'à l'accoutumée en raison du repos prématuré dont ils avaient bénéficié la veille. Le prince les invita à prendre place autour de la vasque de feu et se plaça lui-même à la tête du conseil.

— Messieurs, avez-vous bien dormi ?

Chacun acquiesça en silence, attendant l'ordre du jour. Ils appréciaient la relative proximité dont Caspian faisait preuve à leur égard mais la plupart continuaient encore à se montrer distants vis-à-vis de lui.

— J'en suis ravi, dit-il sincèrement avant d'enchaîner, non sans une certaine nervosité. Messieurs, si je vous ai réunis ici aujourd'hui, c'est pour vous faire part d'un plan qui, s'il aboutit, pourrait bien rééquilibrer les rapports de force.

Conscient que toutes les oreilles étaient à présent pendues à ses lèvres, il ménagea l'effet de surprise.

— Vous souvenez-vous lorsque, au début du printemps dernier, nos informateurs nous ont rapporté la présence de la plus grande épéiste de notre génération dans les rangs de Miraz ? (les conseillers se regardèrent par en-dessous en silence, pressentant la suite à venir). Ne seriez-vous pas soulagés si elle intégrait nos rangs ?

— Votre Majesté, s'étrangla à demi Ripitchip. Sauf votre respect Majesté, cette jeune femme dont vous parlez, vous savez bien qu'elle agit sous les ordres de votre oncle - vous venez de le dire vous-même ! Comment espérez-vous que... Non je... D'autres Gardiens ont rejoint l'escouade d'Élite entre-temps et... Non, pour ma part je pense qu'il faut abandonner ce projet, c'est insensé, nous n'avons aucune chance d'y parvenir. Il nous faut nous rabattre sur quelque chose de moins téméraire, je regrette.

Mais les autres membres du conseil n'abandonnèrent pas aussi facilement cette possibilité. Ils la considéraient en silence, tête baissée, à la lumière de tout ce qu'ils avaient à perdre et à gagner. Le silence qui plana sur l'assemblée plusieurs minutes durant n'avait rien de pesant ou de dramatique - bien au contraire, aux yeux de Caspian, il était porteur de bons augures. Après tout, qui n'avait pas envisagé, même une fraction de seconde, de se voir allié à une telle lame ? Assurément, cela remonterait le moral des troupes et dissuaderait l'Usurpateur d'attaquer de nouveau.

— Je sais que cette proposition vous semble délirante, appuya néanmoins Caspian avec rhétorique. Je ne le sais que trop bien. Mais nos meilleurs éléments se meurent petit à petit sous les frappes de mon oncle, les nôtres se sacrifient afin que nous puissions vivre un jour de plus dans la misère... Nous avons épuisé notre quota de fuite : à présent il nous faut agir ! Il faut que nous montrions à Miraz que nous sommes bien là, que nous sommes en vie et que nous n'abandonnerons pas la lutte, sous aucun prétexte. J'ai accepté d'attendre la réponse d'Aslan conformément à votre demande, mais Aslan est demeuré sourd à mes appels : ou bien ne les a-t-il pas entendus ou bien est-il trop occupé pour nous répondre. Nous devrons nous débrouiller sans lui. Que nous restera-t-il dans quelques mois si nous nous évertuons à attendre que le vent tourne en notre faveur ?

— Que suggérez-vous exactement, Sire ? demanda un vieux Griffon en fixant Caspian de ses yeux perçants.

— Alena Almerade est trop précieuse et trop utile au Roi pour qu'il prenne le risque de se séparer d'elle en l'envoyant en raid contre nous, ici dans la forêt. Il faut alors en tirer deux conclusions : d'une part, il y existe une chance, même infime, qu'elle ignore mon existence en tant que Prince et qu'elle ne sache pas qu'elle se bat contre le mauvais camp. D'autre part, et c'est le plus important : si elle ne peut pas venir à nous, alors nous devrons aller à elle. Nous allons devoir assaillir l'enceinte du Château et envoyer un petit groupe enlever Alena. C'est probablement la partie la plus difficile de l'entreprise si l'on se fie à sa réputation, je vous l'accorde... J'ai pleinement conscience des sacrifices auxquels je vous demande de consentir et je ne veux rien vous imposer dans notre situation : si l'un d'entre vous a une meilleure idée, qu'il parle et nous l'écouterons.

— Je suis de l'avis du Prince, annonça brusquement un maître-minotaure en raffermissant sa prise sur sa hache de guerre. Il faut que nous tentions d'intégrer l'épéiste dans nos rangs. Nous n'avons pas d'autre choix.

— Majesté, intervint une générale centauresse, une remarque (Caspian hocha la tête, l'invitant à poursuivre). Quitte à ce que nous attaquions la citadelle, ne vaut-il pas mieux que nous tentions directement d'atteindre Miraz ? Notre attaque-surprise provoquerait peut-être une débâcle suffisante pour nous laisser le champ libre ; je veux bien me porter volontaire, ce serait pour moi un honneur.

— Je vous remercie de votre intervention pleine de discernement, générale, répondit Caspian. Hélas, je ne pense pas que cela soit possible ; depuis que d'autres Gardiens ont été recrutés, il y a fort à parier qu'ils occupent les ailes royales en permanence et que mon oncle est constamment sous haute protection. Bien que leur réputation n'égale pas celle de notre épéiste, il serait malavisé de les sous-estimer. Nous ne tiendrons pas le coup face à une escouade d'élite d'une telle envergure, il nous faudra à tout prix les éviter. Nous sommes trop épuisés, affamés et blessés pour prendre plus de risques que nécessaire.

— En somme, c'est une mission suicide dans tous les cas, résuma un faune qui avait failli perdre un fils lors du précédent raid.

Caspian acquiesça à contrecœur ; il n'aimait pas proposer de tels dilemmes. Il savait que son salut ne dépendait que de son peuple et de ce qu'il était prêt à investir pour lui. Pour le voir porter la couronne de Narnia.

— Si nous nous y préparons correctement, fit Ripitchip avec un soupir de résignation, nous avons une chance.

— Ta remarque vient à point camarade car tu es celui d'entre nous qui maîtrise le mieux la rapière, enchaîna le faune avec un sourire en coin. Tu devrais raisonnablement pouvoir en tirer quelque chose.

— Oh eh bien, je vous remercie pour ce témoignage de confiance, vraiment, bafouilla la souris, ragaillardie par le compliment. Ma foi, si tout le monde est d'accord je n'ai pas d'autre choix que de me plier à la volonté du conseil, enchaîna-t-elle après un temps.

Il n'y eu pas d'autres remarques. La discussion se poursuivit sur les formes que devait prendre le raid et sur la planification de l'assaut proprement dit. Caspian communiqua à ses conseillers toutes les informations qu'il savait du Château, lui qui y avait passé sa petite enfance, puis demanda à ses généraux de faire un état des lieux de leurs forces afin de mieux répartir les effectifs. Jusqu'au lever du soleil, alors que les premiers rayons de l'aube n'avaient pas encore percé la cime épaisse des arbres, Caspian et sa troupe n'avaient eu de cesse de préparer leur attaque surprise.

Et lorsque les premiers chants d'oiseau percèrent le silence épais du sommeil, ils étaient prêts.