CHAPITRE 3: ALGARADE


En temps normal, Alena n'était pas assignée à la garde de la Reine. Prunaprismia ne voulait pas de l'épéiste à ses côtés, considérant qu'une ancienne mercenaire était forcément quelqu'un dont il fallait se méfier. Mais il se trouvait que Tania et Almeric, les deux gardes assignés à sa surveillance, se trouvaient atteints d'une intoxication alimentaire causée par les baies qu'ils avaient ingurgitées en accompagnant Railan lors d'une patrouille. Forestier de son état initial, le malicieux Gardien n'avait pu s'empêcher de faire une petite blague à ses aînés qui vivaient depuis lors un véritable calvaire sanitaire. Le guérisseur qui s'occupait d'eux les avait vertement réprimandés de leur naïveté et leur imposait le jeûne le plus strict pour purger leur corps de tous les miasmes, ce qui s'avérait fastidieux.

Miraz s'était offusqué de l'attitude négligente de son Gardien et l'avait envoyé au cachot le temps que les deux victimes se fussent entièrement rétablies. L'attitude de Railan ne cessait de déconcerter tout le monde : le désintérêt manifeste dont il faisait preuve à l'égard de tout ce qui ne touchait pas directement ou indirectement à la forêt était tout bonnement hallucinant. Néanmoins, il passait pour être l'œil le plus sûr qu'on eut pu trouver à des lieues à la ronde et, pour cette unique raison, le Roi ne pouvait se résoudre à l'exécuter pour ne plus avoir à supporter son sale caractère. Ce n'était pourtant pas l'envie qui manquait...

Dès qu'elle trouvait un instant de libre, Alena en profitait pour descendre voir son camarade aux cachots et lui apporter de la nourriture avant de remonter ; parfois, elle restait une dizaine de minutes, assise sur le tabouret vacant devant la cellule, sans prononcer le moindre mot, la tête perdue dans le vague. Railan respectait le silence et se contentait d'apprécier la présence, calme et familière, du seul Gardien qu'il tolérait un minimum. Quelques fois, il lui racontait des anecdotes concernant son ancienne vie de forestier et, quand Alena se sentait elle-même d'humeur enjouée, elle lui contait sa vie de mercenaire.

Cette fois-ci pourtant, Alena n'avait pas encore eu l'occasion de descendre voir son ami. La Reine ne lui avait pas encore donné congé et ne semblait pas disposée à le faire de sitôt. C'était la première fois qu'elle gardait l'épéiste près d'elle aussi longtemps. Alena, gênée par l'attitude de la reine envers elle, ne savait qu'en penser. Prunaprisma referma alors subitement le livre qu'elle tenait et lui dit simplement :

— Mes enfants vous aiment beaucoup. Ils vous prennent pour un modèle à suivre ; leur nourrice leur a raconté quantité d'histoires sur vous. Je l'ai renvoyée, naturellement, il était hors de question que mes enfants se montent la tête avec des inepties pareilles - en particulier mon fils.

Alena ne répondit rien. Elle regardait au-delà de la reine. Sa vision périphérique lui renvoya cependant le sourire narquois de Sa Majesté, qui se leva et se rapprocha d'elle telle un serpent :

— Miss Almerade, dites-moi, avez-vous une idée de ce que vous ferez lorsque toute cette histoire sera terminée ? Lorsque la rébellion sera matée et que nous n'aurons plus besoin de vos services ?

Le ton était volontairement traînant et méprisant. L'intéressée s'efforça de déglutir pour reprendre contenance mais ne put fournir une réponse adéquate. Alena n'avait aucune idée de ce qu'elle ferait une fois cette histoire reléguée aux oubliettes et son talent rendu inutile. Pour elle, le futur n'existait pas réellement - ou, du moins, pas tant qu'il n'était pas devenu son présent.

— Eh bien ? s'impatienta Prunasprimia.

— Je regrette, Majesté, mais je n'en ai pas la moindre idée, avoua Alena en transférant maladroitement son poids d'une jambe à l'autre.

— Vous ne savez donc que tenir une épée ? Vous devez être une fierté pour vos parents ! ironisa la Reine, qui devait sans doute faire écho aux savoirs que l'on dispensait aux jeunes filles dès leur plus jeune âge.

— Je n'ai pas connu mes parents, Majesté, répondit humblement l'épéiste.

— Peut-être les avez-vous tués lors d'un de vos contrats de mercenaire, riposta Prunasprismia du tac au tac.

— C'est possible, reconnut-elle, je ne sais pas à quoi ils ressemblent... J'ai grandi dans un orphelinat avant d'être prise en charge par mon mentor que je considère être mon seul parent.

— Bien. C'est tout ce que je voulais savoir. Disposez à présent, j'en ai eu assez.

Alena s'inclina et tourna prestement les talons sans demander son reste, se retenant tout juste de ne pas courir jusqu'à la sortie. Lorsqu'elle referma la porte des appartements de la Reine et se retrouva face à l'immensité du couloir vide, elle remarqua que ses mains tremblaient légèrement. Une infime trace de sa nervosité, mais un témoignage parlant du mal-être qui lui courrait après. Décidément, il est des choses qui la mettraient mal à l'aise indéfiniment...


Railan fut libéré à la fin de la semaine. Le jeune homme ne parut pas décontenancé le moins du monde par l'expérience qu'il venait de vivre puisqu'il gratifiait Tania et Almeric de larges sourires triomphants. Presque naturellement, il s'était installé à la table d'Alena, qui avait pris pour habitude de manger à l'écart des autres Gardiens qu'elle voyait finalement peu en dehors de cette salle de convivialité. Celle-ci accueillit son confrère avec un bref coup d'œil et une fine taquinerie :

— Bon séjour ?

— Tu parles, le service laisse à désirer. Qu'est-ce que j'ai manqué ?

— Pas grand-chose, mais tu aurais tout de même pu t'abstenir d'une telle farce : j'ai dû assurer seule le double service de Miraz et Prunasprismia et tu sais aussi bien que moi à quel point la reine me méprise.

— Quelle coïncidence, le roi ne me porte pas davantage dans son cœur, renchérit le jeune homme avec un sourire en coin. On fait la paire ma grande.

— Mis à part ça, non rien, conclut Alena après un instant de réflexion, en portant à sa bouche un morceau de pommes de terre.

— Vraiment rien ? maintint Railan, surpris.

— Que veux-tu dire ?

— Je ne sais pas trop... Quand j'ai effectué ma patrouille avec Tania et Almeric, j'ai remarqué des choses étranges dans la forêt. Des détails, pour qui n'y est pas sensible. Mais la forêt remue, il y a du mouvement secret entre les arbres ; des êtres cherchent à avancer à visage couvert et à masquer leur progression.

— Et ce sont les arbres qui te disent tout ça ? demanda Alena comme s'il s'agissait de la chose la plus naturelle du monde.

— Ne sois pas idiote, bien sûr que non, fit Railan en fronçant les sourcils puis il reprit, radouci. Enfin, pas directement : ce sont des branches anormalement brisées, des feuilles arrachées, ce genre de choses... Mais je te comprends ceci dit, tu n'es pas de ce monde-là donc tout te paraît farfelu - ça ne l'est pas. Fais-moi confiance et garde tes armes au plus près de toi. Il risque de se passer des choses prochainement, même si je ne suis pas en mesure de te dire de quoi il s'agit.

Face à ce genre d'allégations, Alena se montrait d'ordinaire sceptique. Des individus douteux qui se disaient capables de prédire l'avenir dans ce genre de signes ou autres, elle en avait vu pléthore lors de ses nombreux voyages. Et ces derniers n'hésitaient pas à extorquer des sommes pharamineuses à de pauvres hères qui redoutait que leur vie misérable ne le devienne encore davantage. Néanmoins, Railan n'était pas ce genre d'illuminé ou de superstitieux ; son attitude, par ailleurs, témoignait d'une croyance personnelle envers ses instincts : il n'avait pas jugé bon de se défaire lui-même de son attirail avant de gagner le réfectoire. Tenir ses informations pour vraies ne serait sans doute pas une erreur...

— Soit, admettons, concéda Alena en posant ses deux mains sur la table. Si ce que tu dis est vrai, ne faudrait-il pas alerter le Roi afin que nous soyons tous sur nos gardes ?

— En théorie, Alena, tu es supposée être constamment sur tes gardes. Mais oui, j'y ai pensé figure-toi. Et je ne pense pas que ce soit une bonne idée. Je crois sincèrement que tout ce que je pourrai dire à Miraz pour justifier mes intuitions ne trouveront pas d'écho en lui. Tu sais très bien comment il interprète ce genre de pressentiments ; il croit toujours que je lui dissimule une ascendance magique ou que je commerce avec les créatures des bois. Que ce soit lui ou un autre, peu me chaud... Qu'il se débrouille tout seul.

— Arrête ! couina Alena en jetant des regards apeurés autour d'elle. Tu n'as pas honte de tenir de tels propos dans l'enceinte même du Château ? Si Miraz te surprends tu aurais de nouveau le droit à un aller simple pour le cachot ! Comment peux-tu être aussi peu soucieux de qui siège sur le trône de Narnia ? De cette personne dépend notre bien-être, notre épanouissement, notre sécurité et...

— Comme si ça intéressait quelqu'un dans la forêt, coupa Railan, piqué au vif. Tu es de ceux qui n'ont jamais mis les pieds en dehors d'une ville plus d'une journée autrement que pour te déplacer d'un endroit à un autre ; tu ne sais rien de ce qu'il se passe au-delà des remparts d'une cité fermée. Et je peux te promettre que je soutiendrai quiconque me garantira que je vivrai en paix à la fin de toutes ces conneries. Et une dernière chose, conclut le jeune homme avec raideur, avant de me rappeler vers qui va ma loyauté, mercenaire, rappelle-toi d'abord que tu as vendue la tienne pour une poignée de pièces d'or.

C'en était trop. Alena serra les poings jusqu'à s'en blanchir les phalanges et se leva d'un bond, ulcérée. D'un mouvement brusque, elle s'écarta de la table et la chaise chavira à sa suite dans un bruit mat. Faisant fi des regards intrigués qui se tournaient dans sa direction, elle sortit du réfectoire, les membres tremblants d'une colère qu'elle n'arrivait pas à contenir et qui ne demandait qu'à s'exprimer au grand jour - ce qui risquait de causer bien plus de dégâts que de soulagement. Personne ne prit la peine de sortir à sa suite ; Railan lui-même n'esquissa pas le moindre geste.

Le souffle frais de la nuit l'assaillit dès lors qu'elle se trouva hors du bâtiment. Des mèches folâtres lui retombèrent devant les yeux, qu'elle chassa d'un geste un peu moins rageur. Sa poitrine se soulevait de manière moins prononcée et son souffle saccadé retrouvait petit à petit un rythme normal et fluide. Ce contraste si poignant dans l'univers sonore lui donna le vertige l'espace d'une seconde, et les quelques bruits caractéristiques d'une nature vivant lui parurent assourdis, comme étouffés par du tissu. Alena s'avança au milieu de la cour interne, en suivant les minuscules chemins d'ornements qui sillonnaient parmi les bosquets d'arbres et les parterres de fleurs aux couleurs miroitantes sous les rayons de lune.

Sa marche la conduisit jusqu'à un arbre centenaire, en-dessous duquel se trouvait un petit banc de pierre sur lequel elle se laissa tomber, lassée. Ses mains tremblaient encore légèrement de cet accès de colère malheureux mais elle se consola intérieurement en se disant qu'elle n'y avait pas succombé. C'était fou, cette manière qu'elle avait de réagir physiquement dès qu'une chose la contrariait. Depuis des années qu'elle se savait aussi sensible, elle n'était jamais parvenue à calmer les manifestations corporelles qui trahissaient son manque de maîtrise de soi. Les paroles de Railan l'avaient atteinte plus sévèrement que ce qu'elle avait imaginé... La mort de son mentor lui laissait des stigmates dont elle n'était toujours pas parvenue à s'accommoder. Depuis lors, toute critique sur sa vie de mercenariat lui paraissait particulièrement injuste et mesquine.

Il faut que je me reprenne, et vite, se morigéna-t-elle en soupirant doucement.

Alena songea que reprendre la marche lui procurerait le plus grand bien, aussi se leva-t-elle et marcha-t-elle de nouveau. La clarté de la lune projetait des éclats d'argent sur le jardin autour d'elle, faisant apparaître des animaux merveilleux en lieu et place des arbustes. Elle eut aimé se rappeler de ces anciennes histoires qu'on lui avait racontées lorsqu'elle était enfant et qui semblaient correspondre à l'image que lui renvoyaient ces jeux de lumières et ces illusions d'optique.

Ses pas la portèrent jusqu'aux remparts et elle s'accouda au muret. Son regard embrassa la vaste étendue de la sylve, sombre et silencieuse en cette heure. Malgré elle, les paroles de Railan lui revinrent en mémoire et Alena ne put s'empêcher de se demander s'il y avait bel et bien une menace qui courait en ce moment même. Serait-elle en mesure de la discerner et de l'identifier ? Inconsciemment, ses yeux se mirent à fixer de manière aléatoire le faîte des arbres, s'attendant presque à voir quelque chose ou quelqu'un lui faire un signe depuis les cimes ondulantes. Naturellement, nul signe ne se distingua à l'horizon.

— Peut-être que Railan se trompe, murmura-t-elle en s'appuya davantage sur ses avants-bras comme pour mieux voir. Peut-être qu'il n'y a rien du tout qui nous menace ou que cette menace ne viendra pas de la forêt. Après tout, qui serait bien assez fou pour prendre d'assaut la citadelle inexpugnable de Miraz ?

Puis elle se détourna des remparts avec un soupir et se dirigea vers les dortoirs de la garde. Le calme de la forêt ne fut perturbé que par l'envol pressé d'un oiseau subitement dérangé dans son sommeil.

Mais cela, Alena ne le remarqua pas.


Er. Navrée de resurgir subitement.
J'ai eu pas mal de problèmes perso ces derniers temps qui m'ont vraiment découragée et ôté toute envie de faire plus que le strict minimum. Et puis je passe mes week-end en famille - ce qui ne m'était pas arrivé depuis près d'un an et demi alors...
Normalement, j'ai repris du poil de la bête et serais en mesure de reprendre un rythme "convenable". En tout cas, publier ce chapitre-là me permettra de gagner du temps pour reprendre la rédaction et essayer de conserver l'avance que j'avais prise - c'est-à-dire deux chapitres.
Une petite review ou un MP ne serait pas du luxe en ce moment, je vous avoue... Bon allez, j'arrête de me plaindre !
Merci à ceux qui sont toujours là d'être toujours là huhu.
A très vite !

Lhena :)