Nouvelle version, 2021
Ransa no Moribito
Gardien des Lanciers
Chapitre 5
Mort Sur l'Aogiri
Plus tard en soirée, Tohya expliqua à Chagum comment Maman l'avait sauvé, lui et Saya, d'esclavagistes il y a deux ans. Pendant son récit, je pris une aiguille et un fil rouge avant de commencer à recoudre la robe de Maman, où elle avait été blessée. Je l'avais nettoyée pendant la nuit et maintenant, elle était sèche et propre.
Papa ajouta que Maman était pleine de cicatrices sur son corps malgré son âge et qu'elle était vraiment forte. J'approuvai également, tirant le fil rouge avec l'aiguille dans ma main.
« Et Alika pratique également les arts martiaux et le maniement de la lance ? demanda-t-il en me regardant.
- Oui, Alika est—, allait commencer Papa.
- Je suis capable de parler comme une grande, comme Maman ! répliquai-je.
- C'est vrai, désolé. Vas-y, ma belle. »
Je tournai mon regard vers Chagum, mettant en pause ma couture.
« Tu veux savoir si je pratique les arts martiaux depuis longtemps ? demandai-je afin d'être sûre que je ne me trompais pas sur le sujet principal.
- C'est bien cela, répondit-il.
- Hé bien, Maman a commencé à s'entrainer à six ans, mais je fais des arts martiaux depuis que j'ai trois ans. J'ai commencé à m'entrainer pour manier une vraie lance il y a deux ans... je crois. Pour le moment, Maman veut pas que je porte une lance comme elle. Elle dit que c'est trop lourd, donc je m'entraine avec mon bâton en bambou ! Je te montrerai, un jour.
- Pourquoi pas. Tu as...
- Six ans.
- Tu vois Chagum, reprit Papa, c'est ainsi que Balsa a sauvé de nombreuses vies grâce à ses compétences. Elle est vraiment très forte.
- Elle a perdu contre aucun ennemi ! renchéris-je.
- Alika, s'il te plait.
- Mais c'est vrai ! Et un jour, je serai comme elle ! »
Papa soupira et continua de piler ses herbes dans son yagen, un mortier allongé.
« ... Mais j'ai également pris de nombreuses vies, résonna sa voix.
- Tu étais réveillée pendant tout ce temps ? s'étonna Papa.
- Balsa, est-ce que tout vas bien ? s'inquiéta Chagum.
- Non. J'ai mal partout. Mais je vais aller mieux très bientôt. »
Papa souleva sa tête et lui donna à boire à l'aide d'une petite théière portative. J'étais toujours inquiète de voir Maman aussi affaiblit. Elle faisait presque tout par elle-même alors la voir être si dépendante de Papa me faisait étrange.
« Il est temps de changer tes bandages et les plantes médicinales. »
Papa redressa Maman avec l'aide de Tatie Saya. Elle ouvrit son kimono et l'expression que Chagum afficha me fit éclater de rire. Tohya prit son coussin sur lequel il était assis et le retourna dans le sens inverse. Le prince fit un regard gêné et désolé. Il n'était pas habitué de voir une poitrine ou quoi ?
« Bon sang, tu guéris horriblement vite pour une femme d'âge mur ! s'exclama Papa.
- Penses-tu qu'il est possible que je sois sur pieds plus tôt que prévu ?
- Pas moyen. Même si les blessures se referment, les muscles coupés ne vont pas se soigner d'aussitôt.
- Pourtant...
- Je sais, tu vas revenir avec le sujet de la naissance de notre fille et que même si ça faisait encore plus mal, tu étais sur pieds deux heures plus tard avec Alika dans les bras. Tu courais presque et tu refusais que je la prenne dans mes bras.
- Bah... c'est une autre histoire ça. Et Alika était bien dans mes bras, demande-lui.
- C'est vrai, Alika ?
- Aucune idée, ris-je. Peut-être que oui ? Ouch ! »
Je m'étais piquée le doigt avec ma propre aiguille. Soudain, Chagum se tint le ventre. Il ne semblait pas savoir pour quelles raisons.
« Ça va, Chagum ? s'enquit Tohya.
- Je me sens tout drôle au niveau de l'estomac..., avoua-t-il.
- Qu'est-ce que tu as dit ? s'inquiéta Maman. »
On se tut un moment et on réentendit le son.
« Oh ! tu es bel et bien le Prince. Tu n'as même pas remarqué que tu avais faim ?
- C'est à ça que ressemble la faim ? »
À cet instant, je perdis tout mon amusement et observai mes parents, surprise. Comment pouvait-il ne pas savoir ce qu'était la faim ? C'était pourtant évident ! Papa se leva et commença à préparer le repas. Depuis le tout début, j'étais à proximité de Maman et me collai contre elle. Bientôt, une délicieuse odeur remplit le refuge et mes gargouillements s'intensifièrent.
« C'est prêt ! annonça Papa. »
Il donna un bol de riz accompagné d'une louche de râgout fumant à chacun d'entre nous. Je pris mes baguettes dans ma main droite, collées ensembles et commençai à manger. Je ne savais pas encore comment prendre ma nourriture avec les deux baguettes, alors pour le moment, j'emmenai la nourriture comme une grande spatule vers ma bouche. Papa disait souvent que c'était typique chez les enfants de mon âge.
« C'est curieux, c'est bien meilleur que ce que je mangeais au palais ! s'exclama Chagum.
- C'est vrai ? demanda Tonton Tohya.
- Peut-être parce que les gens du peuple mangent ce qu'ils ont préparé sans le laisser refroidir, émit Papa comme hypothèse. Au palais, à force de passer entre les mains des serviteurs afin de vérifier que rien n'a été empoisonné, vous devez sûrement manger froid, non ?
- Ah ! maintenant que vous le dites, c'est juste. Je n'ai pas le souvenir d'avoir mangé une seule fois un plat qui fût encore fumant.
- La nourriture de Papa est toujours bonne et chaude ! dis-je.
- Mieux que celle de maman ? se vexa Maman.
- Non. Vous cuisinez bien tous les deux. »
Mes parents me sourirent et je replongeai mon nez dans mon bol. La porte s'ouvrit soudainement.
« Qui est là ? jeta Maman, en garde.
- Un œuf… un œuf…
- Torogai-Shi !
- Un œuf... un œuf... »
La nouvelle arrivante déposa sa canne sur le sol et monta sur le palier de bois.
« Un œuf... un œuf..., répéta-t-elle alors qu'elle se servit un vol sans même nous adresser un seul regard. Un œuf... »
Elle observa lentement Chagum avant de crier soudainement :
« L'ŒUF ! »
Tohya échappa son œuf au même moment. Je ne savais pas du tout pourquoi Grand-Mère Torogai semblait obnubilée par le mot « œuf ». Elle approcha sans gêne son visage à deux doigts de celui du Prince.
« Qu'est-ce qu'une telle chose fait ici ?! Tu es le Second Prince, n'est-ce pas ?
- Balsa..., couina-t-il, intimidé.
- Balsa ?! Haha ! Je vois ce que c'est ! La seconde impératrice s'est servie de sa tête, n'est-ce pas ? As-tu été priée d'être son garde du corps ?
- Torogai-Shi, ce garçon est— allait sortir Maman.
- J'ai de la chance ces dernières années ! s'exclama-t-elle joyeusement. Assister à la naissance de ma petite-fille... Et enfin, quelque chose qui ne se montre qu'une fois par siècle ! Je ne pensais pas vivre assez longtemps pour voir ce jour ! Laisse-moi jeter un coup d'œil. »
Elle se mit la tête proche du ventre de Chagum et pendant quelques instants, une lumière bleue apparue. Grand-Mère resta un moment dans cette position. Maman posa sa main sur ma tête et me la fit tourner dans sa direction en me souriant. Je ne posai aucune question, jusqu'à ce que Grand-Mère se décolle du prince comme si elle avait manqué de souffle. Maman replaça ma tête en la tournant de nouveau vers le Prince. Grand-Mère expliqua à Chagum l'existence des deux mondes, Nayug et Sagu, ainsi que le Nyunga Ro Im et son œuf qui avait été pondu en lui.
« Il ressemble à quoi ? osa questionner le Second Prince.
- Il n'a pas de coquille, il semble plutôt mou comme un œuf de poisson, bien que très sphérique, et luit d'une lumière bleutée.
- J'ai vu la lumière, répondis-je.
- Tu l'as vu ? s'étonna Maman.
- Oui...
- Alika est une puissante médium... elle pourrait devenir une parfaite magic-weaver également, si elle le voulait, ajouta Grand-Mère. »
Je perdis des brides de conversation. Puis, au bout d'un moment, le Second Prince se leva.
« Je ne me sens pas très bien. Je vais dehors pour prendre de l'air... »
Il sortit, vite suivit de Tatie Saya et Tonton Tohya. Je décidai de les accompagner également. Chagum alla proche de l'étang et s'accroupie. J'allais le rejoindre dans la même position : son aura était orange foncé. C'était un signe de stress pour moi.
« Est-ce que tu vas bien ? le questionna Saya. Tu te sens malade ?
- Hé, si tu le touches sans demander la permission..., l'avertit Tonton, avant de se faire durement dévisager par nous.
- Torogai-Shi emploie des mots durs, mais elle est une chamane très puissante. Je suis sûre qu'elle sera capable de faire quelque chose. »
Il se mit à pleurer, pas fort, mais assez pour qu'on voit qu'il était bouleversé. Je me collai contre Chagum et le serrai de mes petits bras pour le réconforter. Maman et Papa me faisaient toujours ça quand je n'allais pas bien... et mes amis esprits également ; je m'inspirai d'eux. Le prince me regarda un instant et resserra son étreinte en continuant de sangloter silencieusement. On entendit un loup hurler et Papa vint nous chercher.
« Vous serez en sécurité tant et aussi longtemps que vous resterez au refuge.
- Y a-t-il un loup aux alentours ? questionna Grand-Mère.
- Oui. Il semblerait que ce soit un loup qui se serait égaré de sa meute. Pour le moment, dormez ici. Je vais chercher des couvertures. »
Pour une des rares fois où je n'étais pas sur Maman, je décidai d'apporter du soulagement à Chagum en me couchant entre lui et Maman.
Une journée plus tard, Maman fit des négociations avec un homme qui ne m'inspirait pas confiance pour échapper à la chasse à l'homme. Il faisait partie de la Main-Bleue, une organisation Yogoese qui vendait des esclaves. Mon commandant esprit considérait Maman presque comme un homme, mais juste pour me taquiner, il me dit :
« Ça serait plutôt : une chasse à la femme. »
Je me retins de rire. Maman avait également acheté un cheval de Kokku, dont on disait qu'il pouvait traverser trois pays en une seule nuit. Papa sembla encore fâché contre Maman et sortit dehors.
Et le matin suivant la négociation, Maman se leva avant les autres invités qui dormaient encore et se changea silencieusement à l'étage supérieur. J'étais déjà réveillée et la suivis sur la pointe des pieds. Je regardai sa silhouette dans la pénombre, mon corps étendue dans les escaliers de sorte que juste ma tête soit visible. Même si je voulais être discrète, Maman arrivait toujours à sentir ma présence. Elle n'était pas médium, mais ses sens étaient extraordinairement bien aiguisés.
« Tu ne dors plus, Alika ? chuchota Maman alors que je montai les dernières marches.
- Non... tu vas t'entrainer ce matin ?
- Tu me connais bien... tu veux t'entrainer avec moi ?
- Oui, murmurai-je. »
Je pris ma robe Kanbalese et mes attaches ainsi que ma brosse à cheveux et décidai de me changer à l'extérieur tout en observant Maman faire son entrainement matinal. Une fois changée, même les cheveux détachés, je me mis à l'accompagner pour lui montrer mes progrès. Je fis une belle série de moulinet avec mon bâton en bambou et lui montrai mes katas que j'avais pratiqués pendant son absence. Mon commandant esprit nous accompagna également.
« Tu t'es bien pratiquée durant mon absence, sourit Maman. »
Elle fit un mouvement trop brusque et je la vis se tendre en mettant sa main sur sa blessure avant de prendre appuie contre sa lance.
« Ça va Maman ?! m'inquiétai-je en me collant contre elle.
- Ça va, sourit-elle en posant sa main sur ma tête. J'ai un peu trop forcé... Papa a dit qu'il m'avait fait dix-sept points de suture.
- ... Aouch... Je peux me peigner toute seule si ça fait trop mal.
- Je peux encore te peigner. »
Je m'assis au sol et elle déposa sa lance avant de s'agenouiller tranquillement derrière moi. Je pris sa lance et l'observai : elle l'avait plus ou moins réparé avec un ruban blanc.
« Je avoir une lance comme la tienne un jour, moi aussi ? demandai-je.
- Oui, quand tu auras sept ans. »
Je souris. Elle termina de me peigner et je lui sautai dans les bras.
« Murasaki était pas fâchée ? questionnai-je.
- Elle était triste, mais pas fâchée, dit Maman. Elles sont en sécurité, maintenant. Merci d'avoir recousue ma robe.
- Je me suis piquée le doigt plusieurs fois... Tu vas faire quoi aujourd'hui, Maman ?
- Je pars pour l'Aogiri avec Chagum. »
Je levai mon regard vers elle rapidement. Je fronçai les sourcils. Je ne comprenais pas pourquoi elle repartait déjà alors qu'elle venait à peine de revenir. J'étais toujours en colère contre Papa qui n'avait pas voulu que j'accompagne Maman avec Murasaki. Et maintenant, il y avait le Prince avec elle. Elle l'avait emmenée et elle repartait avec lui... sans moi ? Je tentai ma chance.
« ... Je peux venir avec vous ? Papa voulait pas que j'accompagne Murasaki ! rétorquai-je.
- Pas encore, ma belle, se désola-t-elle.
- Mais je veux être avec toi ! »
Je sentis ma vision s'embuer avec des larmes.
« S'il te plait, Maman ? priai-je. Tu voulais que je vienne avec toi et Murasaki... et Papa voulait pas. Je veux venir, moi aussi ! »
Elle serra contre elle rapidement et me laissa pleurer jusqu'à ce que je sois disposée à l'écouter.
« Tu vas pouvoir m'accompagner très bientôt, mais pas là.
- Pourquoi ?
- Hum... vois ça comme un jeu... hum... un jeu de cache-cache.
- Cache-cache ? m'étonnai-je.
- Oui. Moi et Chagum allons se cacher des personnes qui nous cherchent, par conséquent, tu ne dois pas dire où nous allons. Je préfère que tu te caches ici. Ils ne connaissent pas les coins du refuge, mais tu les connais par cœur. Tu es capable de faire ça pour moi, mon cœur ?
- ... Oui, mais tu promets que tu reviendras... pour moi. »
Maman sourit et m'embrassa le front.
« Je le promets. C'est juste le temps de jouer à cache-cache, rit-elle. »
Je n'étais pas contente au fond de moi. Je sentais que ce garçon allait prendre ma place avec Maman. Et ça me rendait furieuse. Maman prit ma main et nous retournâmes au refuge. Papa était occupé à couper du bois sur une souche d'arbre. Tatie Saya avait coupé les cheveux de Chagum afin qu'il ressemble à un vrai roturier.
« Je ne ressemble plus à un prince, maintenant, dit-il. »
Tatie Saya emballa les cheveux dans un papier. Dès que Chagum fut prêt, Maman se mit en selle, le fit monter à son tour et passa un collier à son cou. La pierre bleutée était très jolie.
« Tu es sûre que tout ira bien ? s'inquiéta Papa.
- Oui, répondit Maman. »
Elle tourna la tête en voyant Grand-Mère sur un âne.
« Torogai-Shi ! dit Tohya.
- J'ai décidé de partir avec vous, annonça Grand-Mère.
- Maître, où avez-vous eu cet âne ? l'interrogea Papa.
- Je vais l'endurcir jusqu'à ce qu'il soit fort et robuste. Dis-le à ton oncle.
- Allons-y, déclara Maman en prenant les rênes.
- Balsa, l'arrêta le Prince avant de nous regarder. Merci de prendre soin de moi.
- Prends garde à ne pas attraper un rhume, l'avertit Saya. À bientôt.
- Balsa..., termina Papa. Ne meures pas.
- Ça n'arrivera pas, conclut Maman avant de partir doucement au trot.
- Pendant que tu restes là à te morfondre, tu ne fais qu'augmenter ses chances de mourir, tu sais, ajouta Grand-Mère à mon père. Et tu stresses ma petite-fille, aussi. Non mais, idiot ! »
Nous les regardâmes s'éloigner doucement. Je n'étais pas plus ravie de voir qu'elle favorisait le prince. Elle ne le connaissait presque pas, alors que de mon côté, je n'avais pas vu Maman depuis deux mois. Et j'étais sa fille unique ! Je me collai le nez dans les jambes de Papa pour cacher ma mauvaise humeur.
« À ce rythme, je doute qu'ils atteignent le Col de l'Aogiri avant le coucher du soleil, remarqua Tohya.
- Rentrons et préparons nos choses pour aller en ville, proposa Papa alors qu'il tentait de me décoller de ses jambes. Voyons, Alika, qu'est-ce qui ne va pas ?
- C'est pas juste ! jetai-je.
- Qu'est-ce qui n'est pas juste ?
- Maman aime plus Chagum que moi et passe plus de temps avec lui !
- Ce n'est pas vrai Alika. Maman ne fait que son travail de garde-du-corps.
- Elle m'aime pas pour m'emmener avec elle ! explosai-je, rouge de colère.
- Ça, n'est pas vrai ! tonna Papa. Maman t'aime tellement qu'elle tient aussi à te protéger et— »
En colère, je me jetai de nouveau au sol en frappant de mes pieds. J'ignorai quel spectacle j'offrais à Tatie Saya et Tonton Tohya, mais j'étais trop dans l'émotion pour me préoccuper de mon environnement. Je continuai de crier que Maman ne m'aimait pas et que je détestais Chagum. Je crois Papa en eu assez, car je le sentis m'empoigner, me redresser et me jeter un regard sévère.
« Je ne suis pas content. Tu vas dans ta chambre pour six minutes ! »
Il me pointa l'entrée du refuge. Je me débattais dans ses bras pour qu'il me lâche. Je vis Saya du coin de l'œil s'approcher, mais Papa lui fit signe de ne pas s'en mêler. C'est avec de peine et de misère que Papa dû me trainer à l'intérieur et me faire monter les escaliers de force pour aller dans ma chambre. Il m'assit durement sur le lit, moi, crispée par la rage et les larmes mouillant mes joues.
« Six minutes dans ta chambre. Tu sais pourquoi je ne suis pas content et tu vas te calmer. Pas d'amis esprits avec toi jusqu'à ce que je revienne.
- ... Même pas un ?! couinai-je.
- Même pas un. Sept minutes maintenant. »
Il descendit et esquiva de justesse l'oreiller que je venais d'agripper en criant, sans se retourner. Je continuai ma crise de larmes et de cris un moment, projetant tout ce qui me tombait sous la main. L'image du Prince avec Maman continua de me hanter. Je me couchai dans mon lit et mon regard se posa sur une caisse en bois. Sur le dessus, deux poupées au visage de porcelaine et aux cheveux faits en crins de cheval y reposaient. J'essuyai mes yeux et allai les prendre dans mes bras. La première était vraiment plus usée que la seconde : c'était la poupée d'enfance que Jiguro avait donné à Maman quand elle était arrivée à Yogo. Jiguro l'avait appelé Kalia. La seconde m'avait été offerte à mon premier anniversaire. Elle était plus propre et plus neuve que Kalia. Maman l'avait appelé Yanisa.
« C'est pas juste, leur dis-je. Je veux être avec Maman, moi aussi... »
Je continuai de me confier à elles. Je levai la tête en entendant les marches grincer sous le poids de Papa qui revenait me voir. Il observa la pagaille suite à ma crise de colère. Je vis mon commandant esprit le suivre.
« Tu veux parler ? me demanda-t-il. »
Je gardai le silence quelques secondes. Je fis une moue.
« Si tu ne veux pas parler, je comprends aussi. »
Je continuai de tortiller les cheveux de Yanisa entre mes doigts. Papa soupira.
« Tu es vraiment comme Maman.
- ... Oui...
- Est-ce que tu sais pourquoi je t'ai mise en punition ? »
Je me pinçai les lèvres et baissai la tête. Voyant que je ne répondais pas et faisais de l'attitude, il répéta sa question.
« Aller, petite fleur, m'encouragea mon commandant esprit. Je sais que tu en es capable.
- ... Parce que j'ai dit que Maman m'aimait pas...
- Exactement. Et tu sais que ce n'est pas vrai, termina Papa. Pourquoi tu étais fâchée ?
- ... À cause de Chagum.
- Il a été méchant avec toi ?
- Non... Maman est avec lui...
- Je vois. C'est normal que ça te fasse peur.
- J'ai pas peur ! rétorquai-je. Je veux être avec Maman, moi aussi ! »
Papa continua à me parler doucement et notre échange termina dans un gros câlin. Tatie Saya monta au second étage à son tour. Elle me sourit tendrement.
« Nae, Alika-Chan, tu veux qu'on joue à cache-cache ? On va demander à Tohya de jouer avec nous. »
J'hochai positivement de la tête et sortis dehors, oubliant Papa assit sur mon lit. Tonton Tohya accepta l'offre de Saya et il se mit à compter pour commencer la partie. J'entrai de nouveau dans le refuge et montai de nouveau dans ma chambre pour me cacher dans une caisse de bois. Papa écrasait des plantes avec son yagen, lorsque j'entendis la porte d'entrée s'ouvrir.
« Excusez-nous, résonna une voix grave.
- Oui ? dit Papa.
- Une femme est-elle venue par ici ?
- Tellement de gens viennent par ici, des femmes et des enfants du fait de ma profession. Mais elles repartent tous dès qu'elles ont obtenu ce qu'elles voulaient. Bien sûr qu'elles le font... car les plantes médicinales sont tout ce qu'elles désirent. Mais que peut-on y faire ? D'aussi loin que je me souvienne, les femmes reviennent toujours avec leurs blessures. On ne peut s'empêcher de penser qu'il faut avant tout les soigner. N'ai-je pas raison ?
- Dé-Désolé de vous avoir posé cette étrange question. »
Ils repartirent presqu'aussitôt. Je me redressai et du coin de la fenêtre, j'observai les deux hommes guerriers s'éloigner. Tonton Tohya s'était également caché entretemps et je le vis sortir de sa cachette pour continuer ses recherches à propos de moi et Tatie Saya. Je ris en voyant qu'il ne cherchait pas dans la bonne direction. Il soupira, lassé, et demanda à Tatie Saya de se rendre. Il la retrouva caché dans un buisson de framboises.
« Tu fais de l'école buissonnière maintenant ? la taquina-t-il.
- Pas vraiment, rit-elle alors qu'elle mettait une framboise dans sa bouche. Bon, il te reste à trouver Alika maintenant.
- Elle gagne tout le temps !
- Ou c'est seulement parce que tu n'es pas assez patient.
- Saya ! »
Il me chercha encore pour quelques minutes avant de me demander de me rendre. Je sortis de ma cachette, descendis les escaliers et sortis dehors avec un grand « bouh ! ».
Papa rangea ses choses et me donna mon sac avec ma cape. Je changeai ma robe rose Kanbalese pour un kimono de la même couleur. Une fois en ville, Tonton Tohya et Tatie Saya se séparèrent de nous. En après-midi, alors que le temps se couvrait et devenait nuageux, Papa m'expliqua qu'au royaume du Nouvel Empire de Yogo, Chagum, le Second Prince était décédé dans un « incendie » et que tout le long de la traversée de son cercueil, il fallait s'agenouiller, face contre terre, comme les autres roturiers. Je vis Papa s'agenouiller et je me baissai pour l'imiter, face contre terre. J'observai mes deux lulus échoués sur le sol.
« Auriez-vous des remèdes ? résonna une voix de femme extrêmement familière. »
Nous redressâmes la tête pour voir de qui il s'agissait. Un grand sourire prit place sur mes lèvres et une joie immense m'envahit. Maman avait bien tenu sa promesse de revenir rapidement ! Papa l'observa un moment avant de regarder le sol de nouveau.
« Tu m'as dit que tu me tuerais avec ta lance si jamais je partais à ta recherche. Je ne pouvais seulement qu'attendre... »
Je vis des larmes s'échapper de ses yeux avant de s'échouer contre le sol.
« Je me sens comme la femme d'un quelconque guerrier avec une enfant, soupira-t-il. Alors tu as survécu, Balsa...
- Je suis désolée Tanda, Alika..., répondit Maman en redressant légèrement la tête sous son chapeau de paille. J'ai juste besoin de me reposer un peu... »
