Nouvelle version, 2021

Ransa no Moribito

Gardien des Lanciers


Chapitre 6

Nouvelle Vie

Dès que la marche funéraire royale fut terminée, Papa me laissa enfin aux côtés de Maman et de Chagum. J'étais vraiment joyeuse de pouvoir enfin être en sa compagnie !

« Tu m'as manqué ! sourit-elle en me serrant très fort contre elle.

- Toi aussi, Maman ! »

Nous louâmes une auberge pour passer la nuit. Elle nettoya et désinfecta sa blessure comme indiqué par Papa avant de se changer pour la nuit. Voyant que je grimaçai encore, elle me jeta un œil un intrigué.

« Ça doit faire mal..., dis-je.

- Un peu, mais c'est nécessaire pour la guérison.

- J'aime pas avoir mal. »

Elle me sourit. Nous étions sur le point de se coucher quand je commençais à me chicaner un peu avec Chagum pour savoir qui dormirait aux côtés de Maman.

« C'est ma Maman ! Priorité aux enfants naturels d'abord !

- Mais je veux être à côté de Balsa aussi, répliqua-t-il.

- Moi, je dors toujours avec Maman ! »

Je le poussai un peu plus sur son futon. Maman nous entendit nous chamailler et décida de calmer elle-même les ardeurs. Là-dessus, elle avait légèrement plus d'autorité que Papa. Elle choisit d'elle-même de dormir au milieu, entre nous deux.

« Comme ça, pas de chicanes, dit-elle, triomphante. »

Le silence tomba dans la chambre.

« Maman ? demandai-je tout bas en me redressant sur mes coudes.

- Hum ? Quoi, mon cœur ?

- Est-ce que tu m'aimes ? demandai-je, inquiète. Je veux dire... est-ce que tu m'aimes vraiment, vraiment, vraiment pour de vrai, vrai, vrai ? »

Elle me regarda et se rapprocha doucement de moi avant de m'enlacer. Elle me garda longuement dans ses bras.

« Mais bien sûre que je t'aime, ma chérie. Maman t'aimera toujours aussi fort et même plus encore. Pourquoi ?

- J'ai peur que Chagum prenne ma place..., murmurai-je tout bas.

- Quoi ? Maman n'a pas trop comprit. »

Au même moment, Chagum se redressa, disant qu'il devait aller au petit coin. Je profitai de ce moment pour me rapprocher de Maman et lui chuchoter à l'oreille la même phrase. Même s'il n'était pas dans la pièce, je ne voulais pas qu'on entende ce que je disais.

« Oh... je vois. Alika, il y a une chose qu'il faut que tu saches : tu es ma fille. Et ça, personne ne pourra le changer. Tu es une partie de moi et sache que si je te perdais, je ne le supporterai pas. Je t'aime vraiment beaucoup. Tu comprends ce que je dis ?

- Oui...

- Je sais que j'ai été très absente ces derniers mois... tu as dû avoir très peur, mais j'étais en danger. »

Je levai les yeux, alarmée.

« Maintenant je ne le suis plus, rassure-toi. »

Elle me prit dans ses bras avec un gros câlin.

« Aller, c'est le temps de faire dodo. Tu as brossé tes dents ?

- Oui.

- C'est bien. »

Chagum revint dans la pièce et sourit.

« Et toi, Chagum ? le questionna Maman.

- C'est fait. C'est agréable de se coucher propre, dit-il.

- Tu as bien raison. Bonne nuit !

- Bonne nuit, Maman.

- Bonne nuit, Balsa. »

Nous nous couchâmes presqu'en parfaite synchronisation. Pour commencer, nous étions tous sur le dos, mais cette position m'oppressait la poitrine. Je me retournai sur le ventre et tournai la tête vers Maman avant de fermer les yeux. Le matin sembla arriver rapidement et un bruit me tira hors de mon sommeil, mais ce n'était pas assez pour me faire ouvrir les yeux. J'entendis Maman bouger et murmurer :

« Rien ne s'est réveillé jusqu'à présent... »

Elle se retourna vers moi, caressa délicatement mes cheveux – me croyant surement encore endormie – avant de prendre sa lance à notre tête.

« En tout cas, c'est un miracle que j'aie survécu. »

Je tournai enfin la tête et l'observai d'un regard fatigué. Elle était en train de se changer. Elle entourait toujours sa poitrine avec un sarashi. Elle mit son pantalon, enfila son premier kimono léger blanc cassé et termina avec son kimono rouge vin et sa ceinture.

« "Survécu", Maman ? demandai-je.

- Oh, je me parlais à moi-même.

- Mais de quoi "survécu" ? répétai-je. À ta blessure ?

- On peut dire, oui. Tu as bien dormi ?

- Oui, je pense.

- Peux-tu réveiller Chagum ?

- Hmm... le mot magique ?

- S'il te plait, mon trésor.

- D'accord.

- Merci, je vais aller me nettoyer le visage. »

Elle quitta la pièce. J'observai Chagum dormir. Il était bien à dormir sur le dos ?! Je l'observai de plus près : sa peau était plus blanche que la mienne et je savais qu'il avait les yeux bleus. Je lui tapotai l'épaule. Il grogna et se retourna sur le côté. Je souris et lui sautai dessus comme j'en avais l'habitude avec Maman et Papa.

« Qu'est-ce que... ?! s'écria-t-il.

- Debout Chagum !

- ... Déjà ?

- Oui. Tu veux manger quoi pour déjeuner, Chagum ?

- Je ne sais pas. Laisse-moi me lever. »

Je me tassai de son lit et me retrouvai sur le lit de Maman en riant. Je me roulai de gauche à droite, encore hilare. Elle revint et sourit en nous voyant.

« Aller, on s'habille, on plie les futons et on va déjeuner.

- Mais j'ai pas faim, rétorquai-je.

- Bois de l'eau tiède, ça va réveiller ton organisme qui était en état de veille. Toi aussi, Chagum. »

Nous pliâmes les futons, bûmes de l'eau et sortîmes de l'auberge. Je marchai joyeusement aux côtés de Maman en tenant sa main. Plusieurs brides de conversation, provenant de marchands et de roturiers, arrivèrent à mes oreilles : on parlait beaucoup de Balsa, c'était le sujet de l'heure. Nous trouvâmes un petit restaurant et je m'assis aux côtés de Maman qui, encore une fois, était assise entre nous deux. Chagum regardait partout : il n'était pas un habitué de la ville dans tous les cas.

« Tu n'aimes pas les endroits bruyants ? l'interrogea-t-elle.

- C'est agréable de voir que les roturiers sont si gais. Cela ne me déplaît pas.

- Chagum, les gens dans cette ville ne parlent pas de cette façon. »

Des pas se firent entendre. Je sentis une énergie très familière et tournai la tête en sa direction.

« Papa ! m'écriai-je.

- Bonjour, ma puce ! me salua-t-il en m'embrassant sur le front. Tu es contente d'être avec Maman, maintenant ?

- Oui !

- Bon matin, Tanda. Alors, en as-tu trouvé une ? le questionna Maman.

- Oui. C'est plutôt une bonne affaire.

- Quand pouvons-nous emménager ?

- Vous pouvez emménager dès maintenant. Il ne reste plus qu'à payer. »

On nous servit nos plats. Un petit poisson bien frit avec du riz et une sauce. Papa commanda le même plat. Il nous dit qu'il avait tout expliqué à Tonton Tohya et Tatie Saya. Les deux étaient furieux.

« Je leur ai causé un tas d'ennuis, reconnut-elle. Comment ils vont ?

- Tohya veut revenir en ville.

- C'est un citadin dans l'âme, pas vrai ? Mais il est encore trop tôt. Aller, mangeons. »

Je commençai à manger lentement en observant Chagum goûter à ce petit-déjeuner.

« Hé Balsa, s'inquiéta Papa. Actuellement, tout le monde parle de toi en ville. »

Maman arrêta de manger.

« Personne n'imaginerait que je suis ici, en train de manger dans un endroit comme celui-là, rit-elle. Surtout en famille. Personne ne sait j'ai une enfant, je conserve ça secret. C'est mieux pour sa sécurité.

- Pourtant... avec Murasaki...

- C'était différent et le contexte était tout autre. Pour l'heure, testons cette hypothèse, veux-tu ? »

Elle déposa son bol et se leva pour se diriger vers un client – un vrai goinfre, il avait déjà mangé quatre bols comme le nôtre – juste derrière Papa.

« Puis-je vous parler un instant ? l'arrêta Maman.

- À propos de quoi ? répondit-il avec sa voix grave.

- Avez-vous entendu parler du garde-du-corps appelé "Balsa la lancière" ? »

Je vis Papa et Chagum sursauter.

« Hein ? Balsa, dites-vous ? continua de s'étonner le monsieur. C'est le sujet le plus discuté du moment en ville. Laissez-moi deviner... vous venez d'arriver dans le coin, pas vrai ?

- À peu près.

- Et bien, puisque vous voulez savoir, je vais vous le dire : elle a mis le feu au palais et a tué le Prince. De plus, elle a combattu un millier de poursuivant à la fois pour ensuite se faire lâchement tuer... une vraie perdante. »

Je faillis recracher ma bouchée sur Chagum et m'étouffai silencieusement. Que ces gens-là pouvaient avoir de l'imagination ! J'étais loin d'être la seule à en posséder. Il continua de lui conter que cette « Balsa la lancière » était plus cruelle qu'un homme, qu'il l'avait déjà combattue et qui n'avait pas eu la chance d'avoir sa vengeance. Mais en fin de compte, tout ça avait été enjolivé.

« Vous êtes un grand guerrier, par vrai ? sourit Maman en lui donnant une tape amicale sur l'épaule.

- Bien sûr ! »

Elle revint en touchant l'épaule de Papa avant de se rasseoir. Papa ferma les yeux en soupirant.

« Tu vois ?... Alika ?! »

J'étais encore en train de me débattre avec mon étouffement, le visage rouge. Mon commandant esprit essaya de m'aider, tapotant fermement mon dos. Maman m'aida et Papa me proposa de boire une gorgée de thé.

« Ça va, cocotte ? me demanda à nouveau Maman.

- Oui..., couinai-je alors que j'étais encore en train de toussoter mon riz pris dans ma trachée.

- Ne meures pas, veux-tu ?

- Non. »

Je parvins à prendre une grande inspiration, la main de Maman dans mon dos. Une servante apporta un petit plat. Nous n'avions rien commandé d'autre à l'exception de Papa qui avait commandé son déjeuner. Nous jetâmes un œil par-dessus pour l'observer et l'analyser. Maman jeta un regard interrogateur à Papa. Il nous expliqua que ce plat s'appelait un Gisho et qu'il était composé de haricots. C'était un plat de fête traditionnel Yakue servi uniquement lorsqu'un homme Yakue, qui ne peut pas hériter du foyer familial, réussit à trouver ou fonder une famille par ses propres moyens.

« La famille, hein ? sourit Maman.

- Les Yakues donnent de la valeur à de telles occasions. Cette grosse fève verte est le père, ce haricot mince et rouge est la mère, et ces deux petits pois chiches sont leurs enfants, énuméra-t-il en déposant les haricots sur la table.

- Peu importe, rétorqua-t-elle en mangeant le "Père".

- Maman ! fis-je.

- Quoi ?

- C'est pas nous, ça ? ris-je. On est pas une famille ?

- Eh...

- Moi je trouve ça mignon... mais tu as mangé le Papa. »

Papa se mit à rire. Je souris, fièrement. Après le petit-déjeuner, je suivis mes parents sans dire un mot, préférant les écouter. Je regardai les réactions de Chagum.

« Maintenant que j'y pense, disait Papa, si cela avait quoi que ce soit à voir avec tes emplois précédents, ton travail serait terminé maintenant.

- Quoi ? s'étonna Chagum.

- Qu'y a-t-il, Chagum ? s'inquiéta Maman en se tournant vers lui.

- Cela serait... terminé ?

- Eh bien, le travail d'un garde-du-corps est normalement terminé une fois que l'ennemi ait été vaincu.

- Pouvons-nous nous arrêter ici une seconde ? demanda Papa. Je suis à court d'une plante médicinale bonne pour les blessures.

- Une..., comptai-je. Ton temps est fini, Papa. »

Il rit.

« Un petit moment alors. »

Nous entrâmes dans le magasin et le propriétaire emmena Papa dans sa réserve. Chagum observa, à ce qui semblait être, des squelettes de grenouilles. Il allait les toucher quand elle lui demanda de ne pas toucher sans permission. Elle s'assit sur le palier et toucha l'endroit de sa blessure par-dessus son vêtement. Je me rapprochai et, par simple gestuelle, lui fis comprendre que je voulais m'asseoir sur ses genoux. Maman sourit et me prit comme à son habitude. Je m'accotai sur son épaule droite et continuai de regarder Chagum. Papa revint et s'assit à côté de nous. Je changeais de position pour m'accoter sur l'épaule gauche de Maman. Ainsi, j'évitais de m'interposer dans la discussion de mes parents.

« Tu as déjà fini ? questionna Maman en caressant mes cheveux.

- Il est en train d'en récupérer un peu dans sa réserve, la renseigna-t-il avant d'observer le Prince. Hé Balsa, seras-tu capable de tout gérer à partir de maintenant ?

- Gérer "quoi" ?

- Si tu t'apprêtes à t'occuper de lui pour le reste de ses jours, cela veut dire que tu vas devenir sa mère.

- Oh, je suppose que oui. »

Cette phrase me fit tressaillir. J'avais bien entendu que Maman devait le protéger jusqu'à la fin de ses jours... mais s'occuper de lui et devenir sa Maman était un concept que je ne parvenais pas à comprendre avec ma mentalité d'enfant. J'allais dire quelque chose, mais Papa fut plus rapide.

« Mais tu es sûre que tu vas être capable de t'occuper de deux enfants ? »

Il me regarda.

« Alika était déjà une tâche à temps plein et est quelque chose en soi... alors en avoir un second est une autre paire de manches. Je peux m'occuper d'Alika si tu veux et si tu trouves que c'est trop.

- Non ! rétorquai-je en m'empressant de l'enlacer fortement, effrayée à l'idée d'être encore séparée d'elle. Je veux rester avec Maman !

- Ah non, je suis d'accord avec elle, je garde ma cocotte pour un moment ! sourit-elle en prenant ma défense. Ne t'en fais pas, je suis capable de m'occuper de ces deux-là. Notre fille n'est pas un petit garnement et Chagum est juste trop intelligent. »

Papa ne semblait pas de cet avis. Il avait toujours eu plus de difficulté à gérer mes crises que Maman. Chagum se retourna et demanda à Papa depuis combien de temps il était travaillait en tant qu'apothicaire. Il avait commencé à travailler vers l'âge de douze ans et qu'il était le second fils d'une famille de trois enfants, tous des garçons : Oncle Noshir et Oncle Kaiza. Je me souvins vaguement avoir rencontré sa famille et pour être franche, je les avais vu qu'une seule et unique fois. Nous n'avions jamais été proches d'eux.

Papa reçut sa commande et nous prîmes un chemin à travers les rizières. Papa se sépara de nous, disant qu'il allait encore faire des achats avant de nous retrouver vers l'heure du souper. Je m'amusai à donner des coups de pieds sur des roches lors de notre marche.

« Où allons-nous ? questionna Chagum.

- Nous allons payer notre loyer, indiqua Maman.

- Loyer ? Les roturiers ne peuvent pas vivre dans une maison à moins de payer ?

- Nous ne pouvons rien obtenir à moins de payer.

- Je suis au courant pour l'échange d'argent contre des biens. Je suis également au courant pour l'échange d'argent contre un travail, comme quand tu me protégeais. Mais... !

- Nous avons également donné de l'argent à l'auberge et lors du petit-déjeuner, non ?

- Tu as payé pour dormir aussi ?! s'étonna-t-il comme si c'était une chose presqu'irréfléchie. Mais c'est moi et Alika qui avons dormi là !

- Même si je n'ai pas dormi, je ne peux pas récupérer l'argent.

- L'argent est tellement important dans la vie des roturiers...

- Eh bien, ouais.

- Sans ça, c'est être pauvre, ajoutai-je en courant pour me retrouver aux côté de Maman, à nouveau. »

Pendant que Maman payait notre loyer, Chagum et moi attendîmes proche de l'entrée. Il y avait un chat caramel sur le perron et je jouais avec. Il était câlin et adorable. J'allais ensuite rejoindre Chagum dans la maison du propriétaire. Il regardait Maman parler avec un vieux monsieur. Quelques minutes plus tard, elle revint vers nous et remarqua le regard triste et confus du Prince. Son aura était plus terne qu'au début de la journée : il était beaucoup tourmenté... et confus.

« Que se passe-t-il ? se renseigna Maman.

- Ce n'est rien..., soupira Chagum. »

Le soleil déclinait dans le ciel de par le temps que nous prîmes pour arriver à notre nouvelle maison. Il y avait un moulin à eau !

« Voilà notre nouvelle maison, annonça-t-elle.

- Je veux entrer à l'intérieur ! m'égayai-je. »

Maman ouvrit la porte et je regardai l'intérieur du moulin. Toutes nos choses et bagages avaient été déposés plus tôt.

« Nous allons vivre ici ? réagit Chagum.

- C'est exact.

- Qui aurait cru que nous donnerions des pièces d'or pour vivre dans un moulin à eau ?

- Ouais, c'est une belle trouvaille. Alika, tu sembles intriguée.

- Un peu..., avouai-je en regardant les étranges pilons qui étaient suspendus et teintés de poudre blanche. C'est quoi, Maman ?

- Un moulin à eau sert aussi à moudre les grains de riz, de blé ou toute autre céréale. Pourquoi ne l'essayerions-nous pas ? Ça pourrait être amusant !

- Oh oui ! »

Elle détacha la ficelle et je regardai le mécanisme avec fascination. Le premier coup nous fit sursauter et Maman rit. Je finis par m'habituer au son, peu à peu.

« Tu sais même comment fonctionnent les moulins à eau, Balsa ? s'exclama Chagum.

- Oui.

- Maman connait beaucoup de choses, souris-je.

- Avoir une maison avec une telle installation n'est pas une mauvaise chose, si ? dit Maman. Néanmoins, nous allons devoir peut-être remettre du chaume sur le toit.

- On dirait bien.

- On va dormir où ? demandai-je.

- À l'étage supérieur. Tu vois ? Il y a une échelle au mur avec une ouverture carrée, c'est en haut.

- Je veux y aller !

- Vas-y. »

Je me dépêchai d'escalier les escaliers et laissai mon regard errer sur l'énorme pièce. C'était énorme. Je me hissai d'un coup et fis le tour de la pièce déserte. Ma voix résonnait. Papa arriva et Maman le sermonna comme quoi il avait acheté trop de nourriture. Je descendis aussitôt.

« Désolée de vous avoir fait attendre. Je voulais vous préparer un bon repas, mais le temps de tout acheter, il était déjà assez tard. Je vais le préparer tout de suite, d'accord ?

- Je veux aider, moi aussi ! m'exclamai-je.

- Alors viens, ma belle. »

J'étais en train de couper les légumes quand Papa m'arrêta.

« Tu vas te couper un doigt si tu continues comme ça.

- Comment ? Comme ça ? questionnai-je alors que je le regardais.

- Regarde ce que tu fais ! s'effraya-t-il. Place ta main en patte de chat... non... oui ! Comme ça !

- Papa..., commençai-je à me fatiguer.

- Fais attention pareil, je ne veux pas faire cuire un doigt de ma fille dans notre ragoût.

- Bande de cannibales, ricana Maman.

- Ou bande de Kanbal ? m'amusai-je avec les mots.

- Ton intelligence me surprendra toujours. »

Je lâchai le petit couteau, déposai mes morceaux dans le chaudron et observai Chagum. Il était trop silencieux depuis tout à l'heure et son aura avait encore pris une teinte foncée. Le repas se mit à bouillir tout doucement jusqu'à ce que ce soit prêt. Chagum toucha à peine à sa nourriture. Même Maman le remarqua.

« Chagum, tu ne te sens pas bien ?

- ... Ça va. Grâce à toi, Balsa, je suis en bonne santé.

- Tu as traversé beaucoup d'épreuves, sourit Papa. Tu n'as pas à te sentir coupable de te remplir le ventre de bonne nourriture ce soir. »

Chagum ne dit rien pendant un moment. Puis, il déposa son bol.

« Je dois vous parler de quelque chose, à tous les trois. »

Maman et Papa arrêtèrent de manger simultanément et s'observèrent lentement, avant de reposer leur regard sur lui. Je continuai de manger en lui jetant des regards furtifs. Il retira son collier et le déposa sur le sol avant de s'agenouiller et de s'incliner très, très bas.

« Merci de prendre soin de moi. Cette boucle d'oreille est un gage de ma gratitude. Je n'oublierai jamais tout ce que vous avez fait pour moi. Je ne dois pas vous causer plus d'ennuis. J'ai décidé de vivre par moi-même à partir de maintenant. »

Je ne comprenais pas trop ce qui se passais et observa Maman et Papa, à tour de rôle. Mes parents le regardèrent, encore surpris avant de se jeter un regard à nouveau. Papa avait une drôle d'expression collé au visage. Soudain, ils éclatèrent de rire.

« Je me disais bien que tu agissais étrangement ! s'exclama Maman. C'est ça qui te tracassait ?

- Je suppose que je ne devrais pas être surpris, mais..., renchérit Papa.

- Vous trouvez ça drôle ?

- Chagum, reprit-elle plus calmement, comment comptes-tu vivre par toi-même après que tu sois parti ?

- Je ne suis pas aussi fort que Tanda, mais j'ai quelques connaissances à propos des remèdes et des animaux. J'arriverai certainement à me débrouiller.

- Comme tu es drôle, rit Maman. Tu peux rester ici, tant et aussi longtemps que tu le souhaiteras. J'ai fait cette promesse quand j'ai rencontré ta mère, pas vrai ? De plus, il y a beaucoup de gens dans ce monde qui ne pourraient pas abandonner un enfant comme toi, même s'ils n'étaient pas payés.

- Mais... l'argent n'est-il pas nécessaire pour vivre ? questionna-t-il alors que ses yeux devenaient brillant.

- Ne t'inquiète pas. Tu n'as pas à t'inquiéter pour ça. Et si c'est le fait que je dois m'occuper d'Alika en même temps que toi, ne te fais pas de souci, ça ne me dérange pas le moins du monde d'avoir deux enfants sous ma responsabilité. Tu n'es pas un fardeau. D'accord, Chagum ? »

Des larmes se mirent à rouler sur ses joues. Il se mit à pleurer et Maman le regarda d'un air sympathique, le laissant évacuer son trop plein d'émotions. Une fois calmé, je lui apportai des mouchoirs en soie et lui donnai un gros câlin pour lui remonter le moral. Il était fatigué, alors il se coucha en même temps que moi après qu'on ait chacun prit un bain séparément.

« Maman ? chuchotai-je à son oreille alors qu'elle entrouvrait les yeux.

- Quoi ?

- J'arrive pas à dormir avec le bruit que fait le moulin à eau.

- Oh ça ? Tu vas finir par t'y habituer.

- T'es sûre ?

- Oui, crois-moi. Maintenant essaie de dormir.

- Mais...

- Ferme les yeux. Concentre-toi sur le bruit comme lorsque tu médites. Laisse-toi bercer par le son régulier et endors-toi, me proposa-t-elle. »

Je bougeai sur le futon et instinctivement, je me retrouvai collée contre elle. Je préférai écouter le son de sa respiration. Ça m'apaisait.