Nouvelle version, 2021

Ransa no Moribito

Gardien des Lanciers


Chapitre 14

Être un enfant médium...

On nous servit un grand repas devant un feu en braise. J'étais assise entre Maman et Grand-Mère. La nourriture était vraiment délicieuse !

« Pourquoi avez-vous fait tout ce chemin pour parler d'une chose survenue il y a si longtemps ? demanda Souya.

- Oh... hé bien, nous sommes dans une situation plutôt complexe, répondit Grand-Mère. Nous aimerions nous entretenir en détail avec le conteur à propos de la dernière succession du Nyunga Ro Im, survenu il y a un siècle déjà.

- La succession du gardien de l'esprit sacrée est-elle bientôt arrivée ?

- Eh bien, oui, en quelque sorte.

- Alors vous êtes venus au bon endroit. J'ai entendu dire que le grand-frère de mon père, qui est mort jeune, était un Nyunga Ro Chaga lui aussi.

- Est-ce vrai ? se surprit Papa.

- Oui, mais à chaque fois, c'était tellement douloureux pour ma grand-mère d'en parler que je ne me souviens pas de tous les détails. En plus de ça, ma mère, notre dernier conteur, est décédée l'an dernier, donc il ne reste plus personne au village qui peut vraiment connaître en détail l'histoire du Nyunga Ro Chaga. »

Je sentis l'énergie de Grand-Mère s'imposer légèrement dans la salle.

« Pourquoi avez-vous laissé la tradition des conteurs tomber en désuétude ?

- Je suis sûr que vous en avez conscience, mais l'entraînement des conteurs est très difficile. Depuis sa plus tendre enfance, un apprenti doit retenir des milliers d'histoires, du matin au soir. C'était bien trop cruel d'imposer cela à une personne. Je n'aimais pas vraiment ce genre de chose, alors j'ai décidé de ne pas désigner de successeur. De plus, nous avons maintenant des choses telles que l'Histoire Officielle de la Fondation.

- C'est affreux. Cet endroit est exactement comme la cour, après tout, pesta Grand-Mère en regardant Maman, qui elle, observa le Doyen du village d'un regard semi-furieux. »

Je ne dis rien et continuai de manger lentement. Avais-je mentionné que la nourriture était bonne ? Oui...

« Eh... excusez-moi, intervint la jeune fille Yakue, rencontrée un peu plus tôt. J'ai entendu ma grand-mère parler du Nyunga Ro Chaga, alors je pense pouvoir vous en apprendre un peu plus à son sujet...

- Quoi ? dit Papa.

- Maintenant que j'y pense, Nimka, reprit Souya, tu allais tout le temps apporter du Yamabime à ma mère.

- Tout à son importance..., la pressa Maman. Peux-tu nous dire ce que ta grand-mère t'a raconté ?

- Oui, bien sûre ! »

Elle déposa son bol au sol.

« D'après ma grand-mère, l'œuf du Nyunga Ro Im est subitement apparut dans le frère de mon arrière-grand-père. Le Nyunga Ro Im est un esprit qui vit dans les profondeurs de Nayug et qui ressemble à un grand coquillage. La force de vie qu'il expire se transforme en nuages dans le monde de Sagu et crée la pluie. Mais tous les cents ans, le Nyunga Ro Im pond un œuf et meure. Quand cela se produit, les nuages disparaissent du ciel et la sécheresse commence. C'est pour cette raison que, depuis la nuit des temps, les Yakues ont toujours protégé le Gardien de l'Esprit Sacré, pour que le prochain esprit sorte de son œuf en toute sécurité. Mais d'habitude, la sécheresse ne dure que pendant le développement de l'œuf. Lorsque l'heure de l'éclosion est proche, le gardien voyage seul vers la Place de la Cérémonie et ne revient jamais, récita Nimka. »

L'énergie de Chagum devint tendue. Je ne pouvais m'empêcher de le regarder secrètement pour analyser son aura.

« Lorsque son fils devint le gardien, mon arrière-arrière-grand-mère était tellement triste qu'elle a demandé aux villageois de le protéger.

- Je me souviens avoir entendu cela également, appuya Souya.

- Mais qu'est-ce que les villageois ont fait du Nyunga Ro Chaga ? s'informa Papa.

- Lorsque le jour pair du printemps fut proche, le Nyunga Ro Chaga quitta le village comme s'il était un oiseau migrateur. Les villageois adultes le suivirent dans son long trajet. Ils finirent par arriver à la source de la rivière Aoyumi, une grande fontaine où fleurissent des Sig Salua. Là, le gardien de l'esprit sacré commença les préparatifs dans le but de renvoyer l'œuf à Nayug. Néanmoins, le Ralunga qui venait de Nayug également était là aussi. Il se lança sur le Nyunga Ro Chaga comme un serpent se jette sur sa proie. Et avec d'immenses mâchoires imperceptibles pour les humains... »

Elle mima le geste.

« Le Ralunga découpa le Nyunga Ro Chaga en deux sous les yeux incrédules des villageois. »

C'est à ce moment-là que Chagum ne se sentit pas bien. Il s'agita et commença à faire de l'hyperventilation, en proie à une crise d'angoisse aigüe. Il se prit l'encolure du kimono comme s'il étouffait.

« Est-ce que je vais mourir de cette façon, moi aussi, Balsa... ? gémit-il avant de perdre connaissance, soutenu par Maman qui le déposa sur ses cuisses.

- "Mourir" ? demanda Souya. Mais qui est ce garçon ?

- En vérité... ce garçon est le nouveau Nyunga Ro Chaga, annonça Maman.

- Comment ?! se scandalisa Nimka qui posa ses mains sur sa bouche. »

Maman alla coucher Niisan dans un abri Yakue, accompagnée par la Maman de Nimka. Je pris sa place entre Papa et la place de Maman.

« Qui aurait pu deviner que le Second Prince du Nouvel Empire de Yogo deviendrait un Nyunga Ro Chaga ? réfléchit Souya. Si vous le souhaitez, nous pouvons le maintenir en lieu sûr ici même, jusqu'au printemps, offrit-il.

- Pour certaines raisons, nous ne pouvons accepter votre offre, répliqua Grand-Mère.

- Que devrais-je faire ? J'ai dit des choses tellement horribles sur Son Altesse..., regretta Nimka.

- Ne t'inquiète pas, ce n'est pas ta faute, tenta de l'apaiser Papa. Nous n'avons pas fait assez attention, tout simplement.

- Il dort, annonça Maman. Il donne l'impression d'aller un petit peu mieux.

- Je vois. »

Maman reprit sa place à mes côtés. Je ne mangeais plus, j'étais rassasiée et j'aurai pu jurer que mon ventre exploserait.

« Nimka, dis-nous ce que tu sais d'autre, s'il te plait, la pria Maman. Nous savions que le Dévoreur d'œuf viendrait. La raison pour laquelle nous n'avions rien dit à Chagum est que nous pensions d'abord trouver un moyen de pouvoir repousser le Dévoreur d'œuf. S'il te plait. »

Nimka resta un moment sans parler.

« Tu as bien dit que le Dévoreur d'œuf ne peut être vu ni touché. Qu'est-ce que ça signifie ?

- Je ne sais pas. C'est ce qu'on m'a dit, c'est tout. Mais elle a dit qu'il avait été clairement vu lorsqu'il a mis le Nyunga Ro Chaga en pièces. Elle a aussi dit que de nombreuses et grandes mâchoires étaient sorties du sol.

- De nombreuses mâchoires ?

- Ça me semble être un véritable casse-tête, analysa Grand-Mère. Nimka, ton arrière-grand-mère t'a-t-elle dit autre chose ? Quelque chose que le Dévoreur d'œuf détesterait, par exemple. »

La jeune fille ne répondit pas et hocha négativement la tête.

« Ça aurait pu... Quoique s'il y ait eu une solution, les villageois l'auraient sans doute essayé, il y a cent ans.

- Je suis désolée. J'aurai aimé être porteuse de bonnes nouvelles, mais... elle a dit que le Nyunga Ro Chaga était destiné à se faire manger par le Dévoreur d'œuf.

- J'imagine que le Yona Ro Gai disait la vérité, confirma Grand-Mère en parlant du peuple de l'eau.

- Mais si l'œuf avait également été mangé, nous n'aurions pas eu la bénédiction de l'eau, précisa Papa. Cela veut donc dire qu'il y a cent ans l'œuf a bel et bien été épargné, donc le Nyunga Ro Chaga aurait aussi dû l'être... »

Tous se mirent à penser à la question.

« Je pense que..., continua Nimka, l'œuf ne peut être déposé sur Sagu que lorsque le Ralunga met le Nyunga Ro Chaga en pièces. J'ai entendu dire que le Nyunga Ro Im est un esprit issu des mers de Sagu, qui remonte le courant, et finit par vivre dans les profondeurs des mers de Nayug. Donc, nécessairement, l'œuf doit d'abord être pondu ici.

- Il est possible que le Dévoreur d'œuf, Ralunga, soit un mécanisme de défense qui maintient l'équilibre entre Sagu et Nayug, émit comme hypothèse Grand-Mère. Dans tous les cas, une fois déposé, comment l'œuf fait-il pour se rendre des sources de l'Aoyumi à la mer ? Descend-t-il la rivière tout seul ?

- Si l'on en croit la chanson des planteurs de riz, un Nahji transporte l'œuf dans son bec et l'emmène jusqu'à la mer.

- La chanson des planteurs de riz ? Tu parles de celle qui commence par "Vole, vole, Nahji" ? récita Papa.

- Oui. La troisième strophe de cette chanson dit : "Pars, pars, Nahji. Pars avec l'œuf et envole-toi loin au-dessus des mâchoires", n'est-ce pas ?

- Il y avait une chanson comme celle-là ? »

Papa regarda Grand-Mère.

« C'est une strophe qui n'est plus tellement chantée dans les fermes Yogoese car elle parait quelque peu enfantine, formula-t-elle. Mais je m'en souviens maintenant, on la chantait, à l'époque. »

Ils se mirent à parler de la quatrième strophe jusqu'à ce qu'un second problème survienne. J'étais trop fascinée par ces sortes d'histoires pour dire quoique ce soit.

« Quelle plaie ! Maintenant nous avons un problème encore plus gros, s'exaspéra Grand-Mère.

- Quoi ? dit Papa, surprit.

- Le Nahji. »

Maman et Papa se regardèrent.

« Vous êtes stupides tous les deux. Quand avez-vous vu un Nahji pour la dernière fois ?

- Maintenant que j'y pense... Quand j'étais petit, je voyais souvent des nuées de Nahji assombrir le ciel lorsqu'ils migraient vers le Sud. Mais je n'en ai plus vu récemment.

- Ils se sont raréfiés depuis que le peuple Yogoese a commencé à forger l'acier, confia Souya. La poussière que le fer forgé créer, obstrue leurs voies respiratoires et pollue leurs poumons.

- Leurs os, utilisés comme talismans protégeant des mauvais esprits, sont maintenant difficiles à trouver. À ce rythme, nous pourrions être incapables d'amener l'œuf de l'esprit sacré à la mer en toute sécurité, sans parler de protéger le gamin. Il semblait que nous ayons perdu plus que de nos us et coutumes, ces cent dernières années. »


Nimka et Souya partirent en nous informant qu'ils seront dans le bâtiment principal. Nous nous retrouvâmes seuls, en famille. Maintenant, c'était moi qui étais surprise de ressentir un vide sans Chagum.

« Hé Balsa. Même toi, tu ne pourras pas battre un adversaire invisible, lui dit Papa. Et par-dessus tout, si Chagum doit être tué pour déposer l'œuf sur Sagu, alors peut-être devrions-nous nous enfuir très loin–

- Nous ne pouvons pas, répliqua Maman sévèrement. Même si nous fuyons, nous ne pourrons pas échapper au sort qui repose sur ses épaules; à moins que nous nous battions pour trouver une autre voie. J'ai promis de ne pas le laisser mourir. Je le sauverai coûte que coûte. Torogai-Shi, n'y a-t-il rien que nous puissions faire ? Quelque chose qui nous permettrait à la fois de protéger Chagum et d'amener l'œuf à bon port ?

- Je ne sais pas.

- En tout cas, soupira Papa, il nous reste encore un peu de temps avant que le printemps n'arrive. Réfléchissons à un autre moyen entre temps. Quoi qu'il en soit, si nous sommes poursuivis par des guerriers de la cour, cet endroit n'est pas sûr. Nous devrions partir dès que possible.

- Alors, nous devrions peut-être aller à la Grotte des Chasseurs.

- Vous avez raison. Nous pourrons peut-être nous préparer efficacement là-bas. »

Je me redressai et ouvris la bouche.

« La Grotte des Chasseurs ? questionnai-je, ma première question de la soirée... et mot aussi.

- Tu es encore là ! s'exclama Maman. Je t'avais presqu'oubliée tellement tu as peu parlé !

- L'histoire était trop bonne pour parler !

- ... Tu es comme ton père. Les histoires compliquées étaient un cauchemar pour moi, mais pas pour lui. Tu nous demandais ce qu'était la Grotte des Chasseurs ?

- Oui.

- C'est un endroit, à peu près comme le refuge de Papa, mais qu'on utilise comme cachette lorsque nous faisons de la chasse. Nous y allons aussi, parfois, quand il commence à faire un peu trop froid en hiver au refuge. Tu vas sûrement t'y plaire. »

Je souris et m'allongeai pour dormir.


La voix de Papa me réveilla. Grand-Mère était déjà levée et Maman n'était pas là. Elle aurait laissé sa lance avec moi – pour que je puisse la porter un peu – si elle n'était pas partie. Prise de panique, par peur qu'ils m'aient oubliée, je me ruai dehors. Mon cœur se calma en les apercevant... mais il y avait juste Papa. Je courus proche de Papa et l'enlaçai, soulagée.

« C'est votre fille ? sourit le doyen du village.

- Oui. Ça ne parait pas beaucoup comme la loterie génétique a beaucoup joué en faveur des gênes de sa mère, mais elle a un peu de sang Yakue dans ses veines.

- Papa, j'ai eu peur que vous soyez partis sans moi ! m'exclamai-je.

- Mais non ma belle, ça n'arrivera jamais. »

Il reporta son attention vers le doyen du village ainsi que les deux parents Yakue. Ils devaient être ceux de Nimka.

« Je suis tellement désolé. Nous n'avons pas du tout remarqué leur départ, s'excusa Papa.

- Nimka connait les environs comme sa poche, donc ça ira pour elle, informa Souya. Mais il ne faudrait pas que quelque chose arrive au Nyunga Ro Chaga.

- Alors, avez-vous pu savoir à quel moment ils sont partis ? demanda Grand-Mère en arrivant à son tour.

- Oui, répondit Papa. Quelqu'un a entendu des chiens aboyer à l'aube. Ils sont probablement partis à ce moment-là.

- Eh bien, avec Balsa à leurs trousses, je suis sûre qu'ils seront revenus ici en un rien de temps. Nous allons nous préparer pour partir. »

J'allai aider Papa avec nos provisions et nos sacs. Cela prit un moment.

« N'est-ce pas plus rapide en suivant cette rivière ? proposa Grand-Mère.

- Oui, mais si vous prenez en compte le Prince..., rectifia le doyen, il serait préférable de prendre une route plus plate.

- C'est vrai. »

Une jeune femme Yakue vêtue d'une robe rose arriva, alarmée.

« Souya-San, il y a sur la place du village un homme se disant être un messager de la cour et des guerriers sont avec lui ! Il dit qu'ils sont venus reprendre le Prince !

- Maître ! s'alarma Papa, alors que je me blottissais contre lui, soudaine terrifiée sans la présence de Maman.

- Nous sommes fichus. Ils sont déjà ici, pesta Grand-Mère.

- Je vais écouter ce qu'ils ont à dire. Veuillez rester cachés ici, nous pria le Souya. »

J'aimais beaucoup Papa, c'est bien vrai, mais comme Maman était une guerrière, je me sentais beaucoup plus en sécurité en sa présence. Sans elle, je me sentais sans protection. De plus, ce village Yakue faisait partie de mes origines. C'était grâce à eux, et à ma mère, que j'étais ici en ce moment-même. Grand-Mère s'habilla. Au bout d'un moment, on entendit un guerrier crier. Grand-Mère décida de sortir, vite suivit de Papa.

« Reste ici, mon trésor.

- Non, je veux être avec toi Papa... s'il te plait...

- D'accord, ma belle. »

En sortant dehors, mes tympans crurent éclater alors que le guerrier criait encore.

« Lancière ! Est-ce que tu m'entends ?! criait-il. Cette fois-ci, tu n'iras nulle part ! Nous ferons tout ce qui est en notre pouvoir pour te battre ! Nous ne savons pas pourquoi tu as pris le Prince avec toi, mais ton travail est terminé ! Montre-toi !

- FERMEZ-LÀ, BANDE DE MORVEUX ! tonna Grand-Mère en se montrant. Qu'est-ce que vous avez à hurler comme ça ?

- Cet homme..., se surprit Papa. Si je me souviens bien...

- Je suis le Chamane Torogai ! Le Prince et la Lancière ne sont plus ici ! Si vous avez quelque chose à dire, je vous écouterai. »

Nous descendîmes les escaliers, moi cramponnée à la main de Papa. Pendant un moment, je me tenais en retrait, presque cachée, d'eux. Je reconnus l'homme qui avait isolé Niisan, alors que nous étions au Bas-Ougi. Instinctivement, mon don s'activa en leur présence et je commençai mon analyse. Le nom « Shuga » me vint en tête, comme Niisan l'avait appelé. Je reçus comme information qu'il était un astronome... un liseur d'étoiles. De par son énergie, je compris qu'il venait d'une famille de pêcheurs et avait réussi tous les tests d'admissions pour étudier l'astronomie et servir le Mikado.

« Toi..., analysa Grand-Mère en regardant Shuga. Es-tu un liseur d'étoiles ?

- Oui. Maître Torogai, j'aurai aimé que nous nous rencontrions plus tôt.

- Peuh. Difficile de croire que de tels mots sortent de la bouche d'un liseur d'étoiles. Oh ! j'ai compris. C'est toi qui as fait écrire une lettre à mon intention de la part de la Seconde Impératrice.

- En effet.

- Alors il semblerait que nous puissions avoir une discussion à moitié convenable. Petit liseur d'étoile naïf, j'aimerai beaucoup entendre tes impressions.

- Maître..., allait dire Papa. »

Shuga n'eut pas le temps de répondre quoique ce soit, Grand-Mère reprit la parole.

« Il semblerait que lorsque le jour pair au printemps arrivera l'année prochaine, Son Altesse, le Nyunga Ro Chaga, partira pour la Place de la Cérémonie tel un oiseau migrateur prenant son envol. De plus, nous savons qu'un Dévoreur d'œuf viendra de Nayug, récita-t-elle.

- Un dévoreur d'œuf ? s'étonna Shuga.

- Oui, tout comme l'ours brun qui voyage pour se nourrir des tobryas remontant le courant afin de pondre leurs œufs. Et d'après nos légendes, le Gardien est destiné à mourir entre les mains du Dévoreur d'œufs le moment venu.

- Vous dites... que le Prince va mourir ? s'indigna le second guerrier qui m'était étrangement familier.

- Oui, c'est exact. Ne me faites pas répéter ! »

Ce second guerrier... C'était « Jin ». La même énergie que j'avais senti quand j'étais chez le forgeron avec Maman, caché dans la pièce adjacente. Je ne m'étais pas trompée quant à son cas : il avait vraiment une grosse horde d'esprits qui l'accompagnait et ils étaient tous présents. Je me souvins de son Grand-Père, de son petit frère et la magnifique et belle jeune femme qui était sa fiancée, « Mayuna ».

Comme si elle avait senti que mes pensées étaient pour elle, elle tourna son regard vers moi. Je pouvais enfin mettre un visage sur elle. Elle avait les cheveux bruns attachés en deux chignons, des yeux bruns comme Maman, un teint pâle et portait un beau kimono rouge vif et brillant. Son obi dorée était parsemé de motifs délicats de couleur blanche rappelant les flocons de neiges avec des dégradés. Son énergie était très douce, très maternelle; elle m'attirait beaucoup sans pouvoir expliquer pourquoi. Je tentai quelque chose avec elle et établis une communication télépathique.

« Tu t'appelles Mayuna ? demandai-je, attendant de voir si elle recevait mes réponses.

- Eh... Oh ? Tu peux donc me voir et me parler, même par télépathie ? s'étonna-t-elle. Comment sais-tu mon prénom ?

- Je suis médium !... Es-tu la fiancée de monsieur Jin ?

- Je suis impressionnée que tu le saches, oui, je suis sa fiancée... enfin, j'étais sa fiancée.

- On se reparle plus tard, je voudrais écouter ce que les autres messieurs ont à dire à Papa et Grand-Mère. »

Je coupai la communication et observai le petit frère de Jin. Le nom « Touji » me vint en tête. Il était de nature très joyeuse et préférait jouer avec les poules. Il semble que d'autres enfants Yakue pouvaient le voir également, car je les voyais interagir avec. Il y avait une autre femme qui accompagnait Jin et à son énergie maternelle, je crus deviner qu'il s'agissait de sa mère. Elle était décédée en donnant naissance à sa petite sœur. Cette dernière avait le physique d'un bambin de trois ans et jouait aussi avec Touji. Il y avait d'autres esprits avec Jin, mais je reportai mon attention sur la conversation de Grand-Mère.

« Quelles sont tes connaissances actuelles à propos du Nyunga Ro Chaga ? demandait Grand-Mère à Shuga.

- N'y a-t-il aucune archive historique décrivant un gardien qui aurait échappé à son destin ? demanda Shuga.

- Aucune. Du moins, parmi les Yakue.

- Chamane Yakue, prit la parole un des guerriers. Si ce que vous dites est vrai... ne serait-il pas encore plus prudent de nous rendre le Prince ? Je ne sais pas ce qu'est ce "dévoreur d'œuf", mais notre armée de Yogo est forte de dix-milles hommes. »

Son énergie m'était également familière. « Mon » était le nom qui me vint en tête. Cette énergie de chef, légèrement mélangé à une énergie paternelle avec beaucoup d'autorité... Il était le premier client chez le forgeron, bien sûre ! Désormais que je pouvais mettre un visage sur son nom, les informations que j'avais reçu s'avéraient exacte. J'avouai me sentir légèrement intimidé.

« Même si un démon comme celui décrit dans l'Histoire Officielle de la Fondation devait apparaître, nous serons capables de protéger le Prince sans aucune difficulté.

- Oh ? se moqua Grand-Mère. Cela est-il toujours vrai face à un monstre de Nayug qui ne peut être ni vu, ni touché par les humains ? Je parie que le mur de pierre ni l'enceinte d'épines qui entourent la cour ne dissuaderaient quiconque venant de Nayug. Finalement, peu importe les efforts investis pour cacher le Prince, il sera facilement atteint depuis Nayug par des mâchoires invisibles et sera mis en pièces. Si nous rendons le Prince, pourrez-vous toujours garantir la sécurité de l'œuf ?! »

Il y eut un instant de silence. J'analysai le reste de bande. Le plus petit des guerriers avaient les cheveux argentés. Le nom « Hyoku » me vint à l'esprit et voulait dire « Six » en Yogoese. Je sentais qu'il était aussi rude que je pouvais l'être et était capable d'intimider. Je sentis qu'il était déjà marié, avait déjà trois enfants, des triplés identiques, mais qu'il avait eu un coup de foudre pour Mayuna.

Mon regard se posa sur le guerrier qui portait une boucle marine sur le dessus de sa tête. Si je n'avais pas eu mon don, j'aurai pu jurer que je l'aurai pris pour une fille ! Autant concernant son physique que dans son énergie. Il avait des traits fins et doux comme ceux des femmes. Le nom « Sune » apparut dans mon esprit comme une évidence et ça voulait dire « Huit ». Il ne semblait pas marié.

« ... J'ai un ouvrage secret laissé par le premier Saint Sage, Kaïnan Nanaï, répondit finalement Shuga au bout d'un moment. Si je le déchiffre, alors peut-être...

- Pardon ?! s'indigna Grand-Mère, me coupant de mon analyse. Tu avais quelque chose de précieux depuis tout ce temps et tu ne l'as pas encore déchiffré ?! Il est clair que ce morveux d'Hibi Tonan est devenu gâteux. Je ne peux pas me permettre de rendre le précieux Nyunga Ro Chaga à un idiot tel que lui.

- Êtes-vous en train de nous dire que les Yakue peuvent protéger le Prince ? s'insurgea Mon.

- Bien entendu. C'est pour cette raison que la lancière a déjà emmené le Prince vers un endroit tenu secret. Libre à vous de fouiller le village si vous ne me croyez pas. Toutefois, ce n'est pas que la lancière refuse de rendre le Prince, mais plutôt qu'elle veut protéger à la fois le Prince et l'œuf. Si vous voulez réellement aider à sauver le Prince, allez déchiffrer votre ouvrage secret dès que possible et venez nous retrouver sur la Place de la Cérémonie au jour pair du printemps. Nous vous attendrons là-bas. »

Il y eut une pause. J'observai un autre guerrier. Le nom « Zen » apparut dans mon esprit, ça voulait dire « Trois ». Je sentais que c'était un homme marié. Il était très intelligent et gardait facilement son sang-froid. Il était très imposant en taille, mais je fus surprise quand je reçus l'information qu'il avait déjà côtoyé Tonton Tohya !

Mon regard se posa sur le guerrier avec une longue balafre qui courait sur son nez de façon horizontal. J'ignore pourquoi, mais avec plus d'attention, je voyais une énergie de couleur rouge se dégager de la cicatrice. L'énergie était semblable à celle de... Maman ?! Le nom « Yun » me semblait comme une évidence, « Quatre ». Je compris avec les informations qui me parvenaient qu'il avait déjà affronté Maman par le passé et qu'il gardait un souvenir amer de celle-ci, car elle lui avait fait cette entaille à l'aide de sa lance. Il possédait une mémoire photogénique incroyable et retenait tous dans les moindres petits détails, sans rien oublier. Son regard semblait, d'une façon, vide. Il me faisait un peu peur pour être franche. Il avait un très lourd et sombre passé qui me rendit malaisée... ce malaise fit en sorte que j'arrêtai de l'analyser. Je ne voulais pas aller plus loin.

Il n'y avait qu'un seul guerrier chauve dans la bande. Le nom « Rai » arriva dans ma tête comme réponse, ça voulait dire « Cinq ». Je compris qu'il avait été atteint de calvitie, d'où le fait qu'il n'avait plus de cheveux sur la tête pour son âge. Il était marié aussi. Ce n'était pas le guerrier le plus bavard. Pour tout dire, il était très réservé, très discret et ne parlait pas pour rien. C'était le plus grand aussi.

J'arrivai enfin au dernier guerrier pour l'analyser. Le nom « Taga » me vint à l'esprit, « Sept ». Il était plus foncé de la peau et je me demandais s'il ne pouvait pas avoir des origines Yakue. Il n'était pas marié. L'unique information que je parvins à soutirer de lui à son insu fut le fait qu'il avait assisté aux funérailles de sa mère et que le Mikado de l'époque, Yamuru, n'avait jamais redonné le corps à sa famille. J'étais incapable de creuser plus en profondeur et je me demandais si ce « Taga » n'avait pas créée une barrière spirituelle qui le protégeait des intrusions par d'autres médiums et magic-weavers comme moi. De tous les guerriers que j'avais analysés à présent, il était celui qui me donnait le plus de fils à retordre. Plus j'essayai et plus ma tête faisait mal.

« Arrête, petite fleur, m'avertit mon commandant esprit. C'est inutile. Comme tu l'as bien perçu, il est le seul qui utilise une barrière spirituelle... ne te donne pas mal à la tête. Ce n'est pas le moment. »

J'arrêtai de forcer. Soudain, Jin dégaina son épée.

« Hors de question ! »

Son énergie devint menaçante et j'avais bien vu qu'il était très impulsif. Je reçus une nouvelle information le concernant : il était très loyal envers Chagum, comme s'il avait une dette éternelle envers lui. Comme Chagum était concerné, ça le mettait dans tous ses états. Je vis la pauvre esprit Mayuna se donner une claque sur le front et poser sa main sur le bras de son fiancée. Le petit frère Touji, la petite sœur, ainsi que toute la horde de Jin arrivèrent proche de lui pour tenter de le calmer.

« Allons, allons, Taiga... calme-toi, des massacres insensés ne résoudront rien, disait-elle avant de me regarder. Pardon, petite... »

Papa me poussa derrière lui pour me protéger.

« Le Prince Chagum est le Prince du Nouvel Empire de Yogo. Nous le protégerons sans l'aide des Yakue !

- Oh ? Allez-vous massacrer tout le monde dans le village ? Si vous pouvez sauver le pays et le Prince ce faisant, allez-y, provoqua Grand-Mère. Mais comprenez que si vous reprenez le Prince, le dévoreur d'œuf venant de Nayug vous suivra.

- Attendez ! intervint Shuga en se mettant devant Grand-Mère, faisant face aux guerriers. Des massacres insensés ne résoudront rien ! Rangez vos armes ! Chamane Torogai, il semblerait que nous autres, liseurs d'étoiles, ayons été trop imbus de notre personne. Comme je le craignais, notre savoir est trop incomplet comparé au vôtre.

- Les hommes qui vous accompagnent ne semblent pas partager cette opinion.

- Pour l'heure, je vais partir avec eux. Mais je promets de revenir avec un moyen pour sauver le Prince avant que le jour pair du printemps n'arrive. Lorsque cela arrivera, vous nous rendrez le Prince.

- Maître Shuga..., allait commencer Jin.

- Silence ! Peu importe ce que vous avez tenté, vous n'avez pas été capables de battre la lancière. Confier le Prince à la femme garde-du-corps jusqu'au printemps est le moyen le plus sûr. »

Mon tourna la tête vers Jin.

« Jin, Maître Shuga a sûrement raison, dit-il. Range ton arme.

- Chamane Yakue, répondit enfin Jin, est-ce que le prince va bien ?

- Oui, il va bien, conclut Grand-Mère. »

Il rangea enfin son arme. Je vis Mayuna soupirer de soulagement.

« Chamane Torogai. Nous nous reverrons au printemps prochain sur la Place de la Cérémonie, termina Shuga. »

Les huit guerriers quittèrent doucement les lieux. Je remarquai que le guerrier appelé « Sune » avait aussi une démarche féminine. Je fis un sourire discret. Shuga se retourna vers Papa.

« Es-tu l'apprenti du Chamane Torogai ? dit-il.

- Pardon ?... Oh, oui.

- Je veux te remercier pour ton aide. Ton histoire à propos des œufs de mante religieuse est l'indice qui m'a conduit ici. Je t'en suis reconnaissant. »

Il osa me regarder.

« J'ai accusé injustement ta mère et t'ai indirectement menacée. Je vois désormais à quel point j'avais tort et je te demande pardon. »

Je le dévisageai durement, mais je crois que mon expression ressortit de façon plus charmante que menaçante. Il se retourna et suivit les huit guerriers. Mayuna me regarda, légèrement déçue de ne pouvoir rester plus longtemps, mais je lui dis télépathiquement que nous nous reverrons.

« Alors il s'est souvenu de moi, s'étonna Papa, me sortant de mes pensées.

- Tu avais déjà rencontré cet astronome auparavant ? demanda Grand-Mère.

- Oui. Nous nous étions déjà rencontrés aux alentours du Bas-Ougi.

- Ah...

- Cependant, je suis impressionné que vous ayez pu dire un tel mensonge juste avant, Maître.

- Pfff... Nous nous rendrons à la Grotte des Chasseurs une fois que Balsa sera de retour. C'est donc lui que tu avais vu, Alika ?

- Oui... avec Maman. Mais je l'aime pas !

- Hahaha !

- C'est très rude, ça, Alika, me reprocha Papa.

- J'aime bien ma petite-fille comme ça, moi ! répliqua Grand-Mère en ébouriffant mes cheveux. »

Maman revint au crépuscule avec Chagum et Nimka. Et à les voir, je crus deviner qu'il s'était passé quelque chose... j'ignore quoi, mais c'était évident. Niisan s'excusa auprès de nous et Nimka avait failli recevoir une fessée de son père si ce dernier n'avait pas été arrêté grâce à sa mère et Maman elle-même. Maman lui dit que ce n'était pas nécessaire. Niisan monta les escaliers sans rien dire de plus. Son aura, grise avant était maintenant devenue noire.

Il fallut réellement que l'on parte le jour suivant. Je pris fièrement mon bâton de bois pour imiter Maman et sa lance.

« Devez-vous vraiment partir ? nous questionna Souya, un brin de tristesse dans la voix.

- Merci de votre hospitalité. Mais il y a de nombreux préparatifs que j'aimerai faire faire à ce garçon, dit Maman.

- Je vois.

- Merci d'avoir si bien pris soin de nous, le remercia Grand-Mère. Nous n'avons pas l'intention de passer l'hiver à ne rien faire. Laissez-nous le Nyunga Ro Chaga.

- Nous comptons sur vous. »

Souya s'inclina respectueusement. Nimka s'avança vers Chagum en compagnie de sa mère tout en tenant un pot en terre cuite dans les mains.

« C'est du nectar de sikul que Nimka a recueilli. Vous vous en délecterez durant votre séjour dans la grotte, expliqua sa Maman alors que Nimka lui donna en main.

- Merci, dit doucement Niisan.

- Prenez soin de vous.

- Oui. Nous devons y aller maintenant, annonça Maman.

- Faites attention à vous, termina le doyen. »

Nous marchâmes un à la suite de l'autre lorsque Grand-Mère se retourna.

« Qu'est-ce que... Un rassemblement d'adieu ?

- Pourquoi se s'inclinent-ils ? demanda Niisan.

- C'est un signe de respect envers celui qui est chargé du fardeau qui doit être porté. »

Nous les regardâmes s'incliner. Je trouvai ça vraiment beau comme rituel de respect. La route reprit. Nous avions encore quelques heures de marches devant nous.