Nouvelle version, 2021
Notes : Ce chapitre-ci ne sera inspiré que du livre français que je possède.
Ransa no Moribito
Gardien des Lanciers
Chapitre 21
Les ailes de Nahji
On sortit de la forêt et descendit vers la rivière aussi rapidement que nos jambes pouvaient nous le permettre. La lune brillait de sa lumière argentée et illuminait le paysage nocturne, donnant l'impression que même les ténèbres ne pouvaient franchir ce monde. Le cours d'eau n'était plus qu'un ruisseau. Je sentais que la source se trouvait à quelques pas. Une sueur se mit à perler sur mon front. Sueur froide, sueur de peur. Je pense qu'à cet instant, j'aurai préféré affronter un esprit maléfique, un démon suprême, plutôt qu'un être de Nayug appelé Ralunga. Superposé au paysage paisible de la source en Sagu, celui de Nayug s'étendait devant mes yeux. J'ignorais si les guerriers et Maman voyaient la même chose que moi, ne possédant pas ma sensibilité spirituelle au préalable, mais pour moi et ma vision, tout était parfaitement clair.
La plaine devant mes yeux était boueuse et s'étendait à perte de vue, comme un étang ayant perdu toute son eau. C'était encore loin de l'endroit où je me trouvais, mais à la place précise où l'eau de la source de Sagu, appelée aussi Sahnan, sortait de terre, quelques buissons formaient un îlot de végétation au milieu du marécage en Nayug. Au milieu de ces broussailles, il y avait un trou noir – ce trou exhalait l'énergie de la terre. Je ne pouvais pas le voir mais je le visualisais non-stop et le ressentais. Pourtant, toute cette boue sentait la mort, l'odeur de Ralunga, le Dévoreur d'œufs. Je vis une silhouette s'agiter devant nous : Niisan ! J'allai courir vers lui lorsque la main de Jin se posa sur mon épaule.
« N'y va pas petite—
- Alika ! répondis-je vivement.
- Alika, reprit-il. »
Un frisson parcourut le groupe. Mon premier réflexe fut de me mettre en garde contre une éventuelle attaque invisible. Tous les guerriers semblèrent l'avoir senti, car je les sentais aux aguets. Je ne voyais plus Mayuna, je pense qu'elle avait préféré se retirer le temps que Jin termine son travail. Je n'avais que Jiguro. Les cigales s'étaient tues et leur silence, encore plus que leur vacarme, provoquait une tension insoutenable. Nous étions à l'orée d'une forêt dans Sagu.
« Maman ! criai-je en m'agrippant à elle, prise de terreur. »
Elle se mit en position de combat. Mais c'était quoi cette histoire ?! Tout le monde avait parlé de Ralunga LE dévoreur d'œufs. Personne ne nous avait prévenus qu'ils étaient une gang ! Pas deux, pas quatre... une centaine, même ! Une énergie funeste et multiple semblait émaner de l'endroit, depuis les tréfonds de la terre, de partout en fait. Il y eut un éclair à mes pieds. Instantanément, comme un réflexe, j'y enfonçai ma lance. Je sentis une résistance le quart d'un instant, puis plus rien. Je la retirai. L'instant suivant, les pinces gigantesques de Ralunga, de la taille d'un homme, surgirent de plusieurs endroits à la fois, labourant tout sur leur passage : lierre, racines, souches d'arbres. Sortant de terre, elles se déplaçaient à une vitesse folle, toutes convergeant dans les directions de ceux qui avaient bu le nectar du Sig Salua. Au moins, nous pouvions faire diversion et sauver du temps précieux pour Niisan.
Je vis l'un des sabres de Yun se briser en deux dans un bruit métallique et projeté dans les airs. Soudain, Maman me saisit à deux mains par les hanches, me souleva comme un haltère et me lança en l'air. Je passai à quelques centimètres à peine de la pointe acérée d'une des pinces de Ralunga. Je me fis fouetter par les branches d'arbre au-dessus. Par chance, mes bras agrippèrent une branche assez solide pour soutenir mon poids – mais néanmoins trop souple : elle plia tellement que je restai à portée des pinces.
« Oh oh, fis-je. Maman ! »
Ce qu'accomplit Maman nous laissa encore bouche-bée, et, il faut bien le dire, admiratif : elle planta sa lance dans le sol et servant de l'autre extrémité comme d'une perche, se propulsa sur une branche au-dessus de celle où je me trouvais. Elle se pencha alors et, m'attrapant par le collet, me hissa jusqu'à elle, une fraction de seconde avant que les pinces se replient violemment les unes contre les autres dans un bruit sinistre. Je ramenai prestement mes jambes contre mon corps en position fœtale en criant.
« Pas ma fille ! grogna Maman à l'intention de Ralunga. »
La terre vola et les pinces disparurent.
« Montez aux arbres, tous, vite ! »
Les guerriers imitèrent Maman. Ralunga était désormais bien visible à nos yeux grâce au nectar. Elle remuait dans la boue. Ses autres compagnons étaient sur la plaine et se dirigeaient paresseusement vers Niisan.
« Maman, il faut qu'on aille rejoindre Niisan, là-bas ! annonçai-je. »
Je lançai mon regard vers le bas, essayant de ne pas me laisser avoir par le vertige. Ralunga, qui était plus gros que ses autres compagnons, continuait à déployer une énergie monstre pour remuer la terre à l'intérieur d'un cercle prédéfini. Il n'y avait plus personne dans le cercle, il n'y avait que la lance de Maman et manifestement, la créature de la terre se démenait contre le vide.
« Il faut qu'on récupère ta lance, Maman...
- Ne t'inquiète pas. Mais pour le moment, je vais emprunter la tienne juste au cas.
- Eh ?! »
Sans plus attendre, elle prit la mienne, me laissant ma petite torche. Ralunga, s'apercevant sans doute que tous ceux qui avaient berné son intuition en se faisant passer pour Chagum, disparut dans les profondeurs de Nayug. Nous descendîmes des arbres. Maman reprit sa lance et me remit la mienne. Un cri lointain se fit entendre. Je peinai à suivre Maman qui courait vers Niisan, traversant la plaine boueuse et brumeuse. L'énergie maléfique se fit de nouveau sentir, montant à toute vitesse des profondeurs de la terre, envahissant soudain l'espace. La silhouette de Niisan allait atteindre la source quand six pinces surgirent du sol, l'enserrant de toutes parts.
« Oh non ! lançai-je. Trop tard ! »
Si les pinces se refermaient, tout était fini. C'en était fichu de tout le travail de protection qu'on avait déployé à protéger Niisan. Étrangement, les pinces bougeaient beaucoup moins rapidement. Je compris bien vite : l'énergie mentale de l'œuf avait modifié la nature de l'eau et l'avait rendu plus compacte que la roche. Maman avait trouvé appuie sur un rocher. Au moment où je la rejoignis enfin, les guerriers derrière moi, elle sauta sur l'eau. Elle n'y plongea pas comme prévu : la surface était plus dure que la glace, transparente, lumineuse. Ralunga était ralenti, mais pas totalement stoppé. Les pinces se refermaient toujours inexorablement. Maman se faufila entre deux pinces pur rejoindre Niisan au centre du cercle.
Je vis soudain un point lumineux bleuté se promener dans le corps de Niisan, à quelques mètres de lui. Il remontait de sa poitrine à sa gorge, puis de sa gorge vers sa bouche. Niisan se tenait sur l'îlot en broussailles qui marquait la position de Sahnan en Nayug. Il se pencha vers le trou infiniment profond par lequel la terre exhalait son souffle d'énergie. Ce trou était le point de rencontre des deux énergies telluriques : celle de Sagu et celle de Nayug. Machinalement, je vis Niisan s'accroupir, le front baissé au-dessus du trou. L'œuf ramassait toute son énergie pour naître. Il me sembla entendre la voix de Niisan dans ma tête.
« Vite, vite, vite ! l'encourageait-il. »
L'œuf progressa jusqu'à ses lèvres. Les pinces de Ralunga allaient se refermer sur lui, mais Maman arriva à ce moment-là et le prit à bras-le-corps. Il résista. L'œuf était sur le point de naître, ce n'était pas le moment de bouger, pas maintenant. Je compris que c'était à moi de jouer et je m'approchai d'eux. D'un grand coup de lance, je coupai les pinces qui se refermaient sur Maman, les libérant d'un coup. Je vis l'œuf bleu tomber dans le trou sans fond de Nayug. Le souffle de la terre qui montait des profondeurs de la terre refoula l'œuf et lui imprima un mouvement ascendant. Dans le courant, l'œuf tournoya sur lui-même comme une bulle de savon. Les tentacules restantes de Ralunga s'agitèrent pour s'en emparer, mais il dansait si légèrement qu'il leur échappa. Maman souleva Niisan de toutes ses forces alors qu'il attrapait l'œuf nu dans ses mains.
Alors qu'on courait pour échapper à la Ralunga, j'eus à peine le temps de voir une pince s'abattre sur Maman pour la couper en deux. Mais cela n'arriva pas car Jin, une torche à la main, avait passé la flamme sous le tentacule. Dans un hurlement, la créature s'éloigna de nous. Zen, Mon et Yun firent bon usage de leurs torches. Niisan tomba dans la course. Maman le redressa. Il regarda ses mains fermées, anxieux d'avoir écrasé ou blessé l'œuf. Heureusement, celui-ci était toujours en parfait état, lisse comme un cristal poli, doux et continuait à dégager sa lumière bleutée. Mon tira mon bras pour me soulever et m'emmener hors de la portée de la horde de Ralunga, de même pour Maman et Niisan.
« Balsa ! »
Je vis Papa au loin à dos de cheval. Je demandai à Sune d'allumer ma torche et comme un javelot, je la lançai dans le bec grand ouvert d'un Ralunga qui apparut en face de moi.
« Hé, bien jouer petite ! me complimenta Sune.
- Je voulais juste retrouver mes deux mains pour ma lance, répondis-je avec un sourire de fierté.
- Chef, je suis presqu'à court de flèches.
- Il ne me reste plus beaucoup d'huile, ajouta Hyoku.
- Dans la légende, les Huit Guerriers ont pu tenir trois jours et trois nuits, rappela Mon. Même si nous finissons par être à court d'huile, nous pourrons toujours combattre les êtres de Nayug grâce à l'herboriste. Nous nous battrons jusqu'à la mort, même si nos épées sont les seules armes qu'il nous reste. »
Je levai les yeux au ciel. Les deux soleils étaient sur le point de ne faire qu'un. Dépassé ce délais, j'avais le sentiment que l'œuf, nu, allait mourir si le Nahji n'arrivait pas. Aussitôt qu'un Ralunga mourrait, un autre apparaissait. Ça semblait sans fin. Je me mis à accompagner les guerriers et Maman pour combattre les Ralunga.
« Depuis quand une gamine... sait se battre ? demanda Hyoku.
- Rude ! jeta Jin. Elle a le même âge que nous quand nous sommes devenus des apprentis guerriers, tu te souviens ?
- ... Je disais juste qu'elle était impressionnante. »
J'éclatai de rire et fis un grand arc au-dessus de ma tête pour planter ma lame proche du bec de Ralunga. Maman m'imita et les guerriers aussi. Je levai les yeux au ciel presqu'à chaque minute quand j'avais un temps de répit. Le temps me stressait. Papa était avec Niisan et il regardait l'œuf, espérant qu'il ne meure pas. Maman finit par tomber au sol, ensevelit par des attaques directes de plusieurs Ralunga. Papa cria son nom. Je me reculai et observai le paysage. Lentement, le paysage de Sagu se superposa à Nayug alors que l'aube se pointait. La horde s'immobilisa tranquillement.
« Je vois..., répondit Maman, le jour s'est levé sur Sagu. »
Le paysage de Sagu réapparut et je sus que le sortilège avait atteint sa fin. Maman regardait l'œuf de Niisan comme un nouveau-né... du moins, c'était l'impression que j'avais. Grand-Mère arriva.
« Maintenant, tout ce qu'il reste, c'est...
- Les Nahjis, exact ? répondit Shuga.
- Oui. Si aucun Nahji ne vient, l'œuf mourra bientôt.
- Ils viendront, affirmai-je. Sans aucun doute... »
Je regardai un endroit précis du ciel depuis un moment. Mayuna et Jiguro m'imitèrent. Je restai de longues secondes immobiles jusqu'à ce que les guerriers remarquent ma posture immobile et limite lunatique.
« Hé petite, ça va ? me demanda Rai.
- Balsa-San, votre fille semble... eh..., allait dire Taga. »
Pour toutes réponses, je pointai le ciel.
« Là... Nahji ! »
Une petite masse noire dans le ciel se fit de plus en plus visible. Ils n'étaient pas beaucoup, mais c'était bien des Nahji.
« Les Nahji. Les Nahji sont vraiment venus ! s'exclama Grand-Mère.
- Ce sont vraiment les Nahji ! s'émerveilla Shuga. »
Ils passèrent au-dessus de nous et je cru qu'ils ne nous avaient pas remarqué. Jin sembla lire mes pensées comme il dit tout haut ce que je venais de penser.
« Ils vont nous survoler sans rien remarquer.
- Ça ira, nous rassura Niisan. Ils le remarqueront. »
Comme prédit, un des leurs s'éloigna du groupe, fit demi-tour et vint dans notre direction.
« Ils reviennent ! s'écria Papa.
- Chagum, que devons-nous faire ? se renseigna Maman.
- Si tu jettes l'œuf très haut dans le ciel, un Nahji l'attrapera et l'emmènera dans son bec.
- Vas-y, Maman ! l'encourageai-je. Montre de quel bois tu te chauffes ! »
Maman courut dans les escaliers naturels et lança l'œuf très haut dans les airs. Son lancer me laissa estomaquée à la fois vraiment émerveillée par sa force physique. Le Nahji tournoya et l'attrapa dans son bec avant de rejoindre de nouveau son groupe. Pendant un moment, je crus qu'il aurait pu le manquer et l'échapper. Ç'aurait été très dommage et frustrant, mais pas impossible. Les autres soldats arrivèrent, en retard. Ils ne savent pas courir, être à l'heure, être ponctuel ou bien quoi d'autre encore ?!
« Et c'est maintenant qu'ils se montrent, soupira Grand-Mère, pas du tout impressionnée.
- Oui, l'appuya Shuga, limite embarrassé. Mais maintenant, nous pouvons célébrer le retour du futur Empereur avec le panache qui est lui est dû.
- Alors c'est fini, réalisa Niisan. Mon combat avec le destin est fini... »
Une larme roula sur sa joue.
Les festivités pour célébrer la naissance de l'œuf ainsi que le retour de Niisan auprès des gens de la cour furent joyeuses. Je regardai les soldats manger avec bon appétit et entrain.
« Hé Balsa, l'interpella Niisan, assit à nos côtés. Tu crois que le Nahji a déjà emmené l'œuf jusqu'à la mer ? »
Maman fit un regard penseur.
« Je suis curieux de savoir à quel moment il deviendra l'Esprit aquatique des mers de Nayug.
- Qui sait ? répondit-elle. Mais s'il ne commence pas bientôt à expirer des nuages, la récolte d'automne sera dévastée.
- Tu as raison. »
Niisan prit une gorgée de son ragoût.
« Alors Maître, fit Papa, que croyez-vous que Ralunga mange habituellement ? Je ne pense pas qu'il puisse rester une centaine d'années sans manger.
- Bien sûr que non, se moqua Grand-Mère en caressant son Usanezumi. C'est tout de même un être vivant. Je suis sûre qu'il consomme naturellement d'autres choses et que le Nyunga Ro Chaga est une friandise spéciale qu'il s'octroie tous les siècles.
- Je vois. Bien qu'il soit appelé le Dévoreur d'œuf, je suppose qu'en fait, il ne parvient pas vraiment à le manger.
- Y avait-il des œufs placés à l'intérieur d'autres êtres vivants également ?
- Oui. Un ourson. Je l'ai vu se faire dévorer par Ralunga.
- Oh, je vois. »
Niisan déposa son bol et ses baguettes et alla retrouver les soldats pour leur parler. Maman déposa sa lance alors que je déposai la mienne et posai ma tête contre son épaule. Je bougeai légèrement et vis Jiguro regarder suspicieusement derrière nous. Je le suivis du regard. Je me sentais observer. Je vis Mayuna arriver entre les arbres et s'asseoir derrière nous. Elle me raconta encore tout plein de petites histoires drôles.
Le lendemain, en matinée, Maman m'expliqua que Niisan devait retourner au Palais. Il refusa de monter sur le palanquin alors que Papa lui disait que les serviteurs semblaient gênés. Je marchais en tête avec Grand-Mère et, bien sûre, ma lance.
« Tu es blessé, rétorqua Niisan. Ce ne serait pas correct de ma part d'aller sur le palanquin.
- Ta sollicitude me touche, mais...
- Laisse-le tranquille, sourit Maman. Ça convient parfaitement à Chagum de cette manière.
- Exactement. De plus, nous serons bientôt à Kosenkyo. »
Après quelques heures de marche, nous arrivâmes à un portail qui menait à la cour. Deux serviteurs invisibles se placèrent entre Niisan et nous. Tous les serviteurs s'inclinèrent, de chaque côté du pont à sa vue.
« Balsa..., douta Niisan.
- Pourquoi ne commences-tu pas par aller voir ta mère afin de lui montrer que tu vas bien ?
- D'accord ! »
Cette pensée retira toutes ses peurs et, prit d'un grand enthousiasme, il courut à travers le pont, oubliant les gens agenouillés.
« J'ai également fait préparer le gîte pour vous au Palais, nous renseigna Shuga. Allez sans crainte vous reposer, nous vous préviendrons.
- J'attends cela avec impatience, dit Grand-Mère. J'ai l'intention de pleinement en profiter.
- Nous tiendrons vos lances à disposition. »
Maman leur donna la sienne, mais je refusai de me séparer de la mienne. C'était mon chouchou, mon trésor. Finalement, je cédai et la donnai à contrecœur. En soirée, nous allâmes dans une source chaude royale. Les servantes me trouvèrent mignonne et prirent plaisir à attacher mes cheveux en deux chignons. Je vis Mayuna arriver et se joindre à nous. Les esprits ne connaissaient aucune limite ni barrière.
« Mayuna ! dis-je télépathiquement. Moi aussi, j'ai deux chignons comme toi ! On est pareil !
- Oui, j'ai vu, rit-elle. Ça te va très bien.
- On est jumelles ! »
Maman se fit attacher les cheveux en un unique chignon, de même pour Grand-Mère. On nous enfila une robe de bain blanche légère. Je m'amusai à nager dans la source avec grand plaisir. Grand-Mère s'étira.
« Excellentes sources, n'est-ce pas ? demanda-t-elle avant de regarder Maman. Qu'y a-t-il ?
- Hein, quoi ? répondit Maman, comme si elle reprenait contact avec la réalité.
- Tu fais une tête tellement sérieuse.
- Ce n'est rien. Il s'avère finalement que tout est terminé. »
Elle se redressa et observa le paysage.
« Tu vas faire quoi, maintenant ?
- Qui sait ? Je n'ai pas la tête à y réfléchir maintenant.
- Vas-tu partir pour un autre voyage ? la questionna encore Grand-Mère en prenant une gorgée de saké.
- Je n'ai pas encore réfléchi à cela non plus...
- Il y a des rumeurs comme quoi Tanda aurait reçu une demande en mariage.
- Pardon ?
- Une vieille connaissance m'a embêtée avec ça, aux sources chaudes auxquelles je me suis rendue cet hiver. Sa fille a vu Tanda infuser quelques remèdes pour son grand-père et est tombée amoureuse de lui. Elle me ressemble et elle est plutôt pas mal. Une fille facile à vivre, quoi. »
Maman ne dit rien. Je me redressai dans l'eau, vivement, froissée.
« Maman est à Papa ! Personne d'autre va marier Papa !
- Tu es jeune, tu ne peux pas comprendre, se moqua Grand-Mère.
- Maman est enceinte, lançai-je rapidement.
- Eh... Quoi ?! se surprit-elle avant de regarder Maman avec un regard incrédule. Depuis quand ?!
- Un mois et demi, peut-être deux, avoua Maman en posant une main sur son ventre. »
Les servantes poussèrent des exclamations de joie, ce qui la fit sourire.
« ... Je vois, comprit Grand-Mère.
- Je croyais que vous alliez vous en rendre compte par vous-même.
- Je ne vois pas tout... Je suppose que Tanda va refuser la demande, alors.
- Il est mieux ! boudai-je. »
On sortit de la source avant de se faire enfiler un kimono rose accompagné d'un Haori rouge vin – une sorte de manteau kimono. Nous retrouvâmes Papa au banquet. La vue de toute cette nourriture m'impressionna, mais rien ne semblait chaud.
« Bon sang..., soupira Papa en observant les plats. Je ne vais jamais pouvoir manger tout ça. Je suppose que je vais commencer par ce qui va pourrir le plus vite.
- T'es bête ou quoi ? le remit à sa place Grand-Mère. Pas la peine de faire ton rapiat. Mange ce que tu as envie de manger.
- Maître, vous n'auriez pas un peu trop bu ?
- Oh, tais-toi ! J'ai l'intention d'assécher entièrement le Palais ! »
Elle prit place et vida sa bouteille de saké.
« Hé ! Encore du vin ! appela-t-elle.
- Eh bien..., dit Papa en prenant ses baguettes. En tout cas, je comprends pourquoi un bol de riz lui paraissait si nouveau; si ceci est ce qu'il avait l'habitude de manger. Tu ne crois pas, Balsa ? »
Il regarda Maman qui semblait encore dans ses pensées. Son aura était bleue glace depuis un moment : nostalgie et tristesse. Je savais que c'était dû à la séparation avec Niisan. Son état de grossesse ne l'aidait pas avec les émotions.
« Si, je suppose, finit-elle par dire.
- ... Ne t'inquiète pas ! Tu vas pouvoir revoir Chagum. Ça ne pouvait pas être la dernière fois que nous le voyions. Je suis sûr que Chagum veut te revoir aussi.
- ... Tu as raison. »
Je m'assis aux côtés de Maman. Je regardai l'énorme banquet de nourriture : quel gâchis en même temps. On ne pourra jamais manger tout ça. Ça me décevait un peu parce que les gens du Palais étaient égoïstes et ne se préoccupaient pas des gens qui mouraient de faim dans le royaume. Maman et moi allions partager le même appartement royal pour une nuit. Maman demanda un bac spécial pour ses nausées matinales. Elle n'avait pas envie de courir en travers la chambre et les pièces pour trouver un récipient.
« C'est énorme ! m'écriai-je en allant me rouler dans l'énorme futon en riant.
- C'est vrai, moi-même je me suis demandée si c'était vraiment vrai, la première fois. Pourtant, les gens de la haute noblesse dorment dans des lits comme ceux-ci chaque nuit.
- C'est le paradis !
- Oui, presque, sourit-elle. »
Nous nous couchâmes sur l'énorme futon en soulevant les couvertures et je collai fortement Maman, comme d'habitude.
« Est-ce qu'on va revoir Niisan ?
- Je l'espère... je crois que oui. »
Je me mis en petite boule et en profitai pour poser ma main sur le ventre de Maman. Même si le bébé n'était pas assez gros pour sentir ses coups, j'allais être sa grande sœur, sa protectrice. Maman sourit.
« Maman ?
- Oui ?
- Ça te chatouille pas ?
- Non, je finis par m'habituer. Après tout, il me reste encore neuf mois. Grand-Mère Torogai caressait tout le temps mon ventre quand tu étais-là. »
Je souris. Je crois que j'allai devenir possessive envers son ventre... Vers le milieu de la nuit, Maman bougea et se redressa lentement en murmurant. J'ouvris les yeux et la suivis du regard. La porte s'ouvrit sur une belle dame : c'était bien la Seconde Impératrice, la Maman de Niisan. Aussitôt je bondis hors du futon et imitai Maman en prosternant.
« Redressez-vous. Je voulais vous remercier du plus profond de mon âme d'avoir si bien pris soin de mon fils, nous dit-elle.
- Tu peux lever les yeux, mon ange, m'invita Maman. Il ne va rien t'arriver.
- Je ne vais pas perdre la vue ? m'enquis-je, encore un peu effrayée de lever les yeux.
- Promis. »
J'osai lever les yeux vers la Seconde Impératrice, alors.
« J'ai donc bien fait de vous confier mon fils, Balsa-San. Ainsi, je ne savais pas du tout que vous aviez une enfant avec vous.
- C'est un secret. Rare sont les gens à le savoir, avoua-t-elle. »
Je les écoutai parler quelques minutes. Maman avait tenu sa promesse et la Seconde Impératrice lui dit qu'elle la payerait pour la remercier de ses services et d'avoir ramené Chagum sain et sauf. Il était aussi plus mature et avait vieilli. Elles parlèrent un moment, trop longtemps pour moi, car je finis par cogner des clous. Je ne me souviens plus de ce qui s'est passé par la suite, car je n'avais pas souvenir d'avoir vu la Seconde Impératrice quitter notre chambre. D'après Maman, elle avait quitté notre appartement, visiblement heureuse.
Au matin, Maman eut ses principales nausées dues à sa grossesse et usa le bac à cet effet. Elle s'excusa à une servante qui lui dit de ne pas se sentir mal et que c'était très commun parmi les femmes enceintes, nobles ou roturières. Après le déjeuner, nous nous rendîmes sur place principale du Palais, à l'extérieur. Maman portait son habit du dimanche avec sa boucle en or. Je portais le même chandail avec une boucle blanche.
« Mais combien de temps vont-ils nous faire attendre ?! maugréa Grand-Mère. »
Six des huit guerriers montaient la garde. Je reconnus Rai, Hyoku, Sune, Zen, Yun et Taga. Ils étaient si sérieux que leur expression m'en faisait peur. Je me tenais entre Maman et Grand-Mère. Shuga se montra enfin, suivis des trois Impératrices, du Mikado en personne et de Niisan. Ils avaient des filets noirs qui couvraient leurs yeux. Dans leur croyance, je pense que ça voulait signifier qu'ils pouvaient nous regarder sans nous brûler la rétine.
« Balsa, c'est..., allait dire Papa.
- Oui, dit-elle.
- D'après eux, "l'habit fait le moine", expliqua Grand-Mère.
- Maître...
- Quoi ? Ce n'est pas comme s'ils pouvaient nous entendre d'où nous sommes.
- À la lumière des excellents services rendus à Son Altesse, parla haut et fort Shuga, le Prince Héritier, fils du Paradis... Sa Majesté, l'Empereur, va maintenant accorder une récompense. »
Pap observa sa récompense, dubitatif. Maman ne cessait d'observer Niisan, même lorsqu'elle prit sa récompense. Et en toute surprise, j'avais aussi droit à une récompense. Je m'avançai, un peu trop joyeuse et souris à Shuga. Même s'il voulait rester sérieux et neutre, je le vis esquisser un mince sourire. Grand-Mère refusa d'aller chercher sa récompense et demanda à Papa d'y aller pour elle. Nous nous dirigeâmes vers la sortie de la cour impériale.
« J'aurai préféré avoir la chance de parler à Chagum une dernière fois plutôt que de recevoir un truc comme ça, avoua Papa en tenant la grande majorité de nos récompenses.
- Je prendrai ta récompense un de ces jours, alors, décida Grand-Mère.
- Ce n'est pas vrai..., soupira-t-il. »
Alors que nous approchâmes la sortie de la cour, les deux gardes qui n'étaient nuls autre que Mon et Jin, nous arrêtèrent.
« Arrêtez, annonça Jin d'une voix autoritaire. Les gens du peuple ne sont pas autorisés à passer par ces portes.
- Prenez le chemin à votre gauche, indiqua Mon.
- Qu'est-ce que ça veut dire ? se renseigna Grand-Mère, indignée.
- Vous devez passer par ce chemin.
- Hé, c'est..., allait sortir Papa.
- Allez, insista Mon sur autre ton de voix, plus doux cette fois-ci.
- Faisons ce qu'ils disent, déclara Maman au bout d'un moment. »
Ce n'était pas le temps de créer des ennuis à la cour. Nous passâmes la porte de gauche. Niisan apparut avec la lance de Maman dans les mains. Shuga tenait la mienne. Ma lance, mon trésor, mon bébé ! Un grand sourire fleurit sur mes lèvres.
« Chagum, murmura Maman. »
Il se crispa, retenant tant bien que mal ses émotions et se mit à pleurer en courant vers Maman.
« Balsa ! pleurnicha-t-il en l'enlaçant, enfouissant son visage contre sa poitrine. Je… Je ne veux pas être le Prince héritier ! Je… je veux rester avec toi, Balsa ! Je ne veux pas que nous soyons séparés ! Je veux continuer à voyager avec toi, Alika-Imouto et Tanda ! »
Je sursautai : c'était la seconde fois que je l'entendais m'appeler "Imouto"; petite sœur. Maman ne réagit pas sur le coup, en proie à ses propres émotions et lui caressa doucement les cheveux alors qu'il sanglotait à chaudes larmes. Puis, elle s'agenouilla, lâchant sa récompense qui tomba au sol et l'étreignit fortement. Il calma instantanément ses pleurs. Les câlins de Maman sont magiques ! Ils restèrent un moment sans parler. Je vis leurs auras fusionnés et devenir blanche avec un soupçon de vague d'énergie verte : le vert, pour l'énergie du cœur, l'amour, l'attachement. Je ne l'avais jamais aperçue auparavant.
« Chagum... Vas-tu t'enfuir avec moi ? demanda-t-elle en l'observant. »
Il y eut un moment de silence. Niisan fut pris de court. Elle reprit en même temps sa lance.
« Eh bien ? Tu veux que j'agite un peu les choses et veux que je te fasse une démonstration de mes capacités au combat ? »
Niisan nous regarda. Grand-Mère hocha la tête, même chose pour Papa. Je me contentai de sourire. Maman continua de le regarder. Il soupira et inspira profondément pour calmer ses émotions.
« Ce n'est pas la peine. Garde ça pour d'autres enfants. Comme le petit frère ou la petite sœur d'Alika ! s'amusa-t-il en me jetant un regard complice.
- C'est parfait, rit Grand-Mère. C'est bon ! Tu as appris à faire le bien, comme on l'a fait pour toi. Je crois que tu comprends certaines choses mieux que les grandes personnes. »
Nous rîmes de bon cœur alors que Shuga me redonna ma lance en s'inclinant.
« Je vais rentrer maintenant, annonça Niisan.
- Très bien. »
Maman reprit sa récompense tombée au sol et se redressa. Nous croisâmes chemin et, une fois dos à dos, j'entendis Niisan demander :
« Balsa. Appelle-moi "Chagum". Dis, "Au revoir, Chagum", s'il te plait. »
Je regardai Maman. Elle ferma les yeux, un court instant elle afficha un regard remplit de douleur et de tristesse reliée à la séparation, mais se reprit bien vite et déclara :
« D'accord. Au revoir, Chagum.
- Bye, Niisan, ajoutai-je.
- Merci, Balsa, Tanda, Alika-Imouto, et vous, Chamane Torogai. Au revoir ! »
J'étais le point de me remettre à marcher avec mes parents, quand, soudainement, je me retournai. Entendant mes pas de courses, Niisan se retourna à son tour, intrigué. Je lui fonçai droit dedans et le serra fortement de mes petits bras.
« Au revoir… Niisan, terminai-je. Je voulais juste, une dernière fois, te serrer dans mes bras et te sentir proche de moi… »
Il sourit et me serra fortement contre lui à son tour.
« Tu es si mignonne et gentille, Imouto-Chan... Sois une merveilleuse grande sœur et veille sur tes futurs frères et sœurs, veux-tu ? Fais-le pour moi.
- Oui, je le ferai. »
Je le laissai pour rejoindre Maman et Papa. Dès que nous fûmes hors de la cour, je me rendis à l'évidence : je n'avais plus de "Niisan" maintenant. La jalousie et la compétition n'avait plus lieu d'être. Oui, j'allais avoir Maman pour moi seule... mais ça me faisait un peu étrange tout de même.
