REGRESSVS DIABOLI
« Et maintenant, un bien triste anniversaire, annonça la voix nasillarde du présentateur. C'est demain que les autorités fédérales inaugureront le mausolée commémoratif de notre héros national Cloud Strife à Midgar. A l'occasion des cinquante ans de sa mort, on annonce une affluence record autour du dernier survivant des sauveurs du monde, Rouge XIII. Le maire fait demander à la population d'éviter de se masser dans les rues et de prendre — »
Séphiroth éteignit la télévision et jeta la télécommande loin de lui. Son geste avait été trop énergique, et le boîtier de plastique alla se désosser au sol. Le bruyant empressement des médias à évoquer la mémoire du disparu lui portait sur les nerfs.
Le temps qui passait n'apaisait en rien ses regrets. Lorsque Cloud et lui s'étaient avoué leur amour, il avait cru enfin rompue la malédiction de ses origines. Il s'était jeté cœur et âme dans cette relation, qu'il espérait éternelle alors qu'une partie de lui-même savait pertinemment que le temps leur était compté à tous deux. Et qu'il ne le serait, hélas, pas de la même façon. Cloud avait vécu beaucoup plus longtemps qu'il n'était permis à un mortel de le rêver : la Mako qui coulait dans ses veines, jointe aux cellules de Jénova qu'on lui avait greffées du temps de sa maturation dans le laboratoire de Hojo, avaient pratiquement stoppé chez lui le processus de la sénescence. Son corps cessa de changer sitôt passé son vingtième anniversaire. Ses splendides yeux bleus, seuls, trahissaient son âge réel. D'un autre côté, si c'était un privilège de partager peu ou prou la jeunesse éternelle de Séphiroth, le spectacle de ses compagnons d'armes vieillissant sous ses yeux lui infligeait de cruelles souffrances. Quand il eut enterré tour à tour Barrett, Tifa et Cid, et qu'il réalisa que les adolescents qui, peu après sa victoire sur Jénova, envahissaient sa maison de Nibelheim les bras chargés de fleurs en l'importunant à qui mieux mieux afin qu'il consente à leur montrer son épée ou à leur raconter ses aventures, étaient soit morts, soit désormais si vieux qu'ils ne le reconnaissaient plus ou le prenaient pour un autre, Cloud résolut de quitter la ville et s'en fut s'installer, avec son compagnon, dans l'ancien Manoir Shinra où nul ne se risquait plus depuis des lustres. L'atmosphère toujours lugubre de la demeure l'apaisait, à ce qu'il prétendait. La nouvelle du décès de Youfie survenu dans sa cent huitième année, ne lui tira même pas une larme ou une expression de chagrin. Longtemps après, Nanaki vint leur présenter le dernier-né de ses fils ; Cloud paraissait absent, et n'avait pas desserré les dents de toute la soirée. Lorsque son sérieux avait déserté Séphiroth devant le spectacle du fauve minuscule cherchant à téter les passementeries de la veste d'intérieur du garçon, et qu'il avait ri de bon cœur, son amant s'était contenté d'écarter l'animal de son sein. C'est à ce moment-là que les angoisses du grand guerrier se réactivèrent. Quelque chose lui soufflait que les beaux jours avaient vécu.
Un mois plus tard, Cloud s'éteignait.
Comme on souffle la chandelle d'une bougie parvenue à son terme, la vie l'avait quitté par une éclatante après-midi de juin. Le blond adolescent s'était plaint d'une extrême fatigue, dès le matin, et avait montré une telle langueur dans l'entraînement quotidien à l'épée, qui préludait à leurs ébats depuis plus d'un siècle, que Séphiroth épouvanté l'avait envoyé se coucher. S'étant assuré, après moult hésitations, qu'il reposait calmement, il était descendu à la ville à la recherche du meilleur médecin qu'il pourrait trouver. Le praticien n'avait pu que constater la mort, survenue de causes naturelles. L'ancien Soldat se souviendrait pour le restant de ses jours du regard venimeux que lui avait lancé l'autre en remplissant les papiers officiels. Cette expression-là, il la connaissait par cœur depuis qu'il avait subverti le sauveur du monde : tout cela est de ta faute, sans toi il serait encore là, parmi nous. A nous aimer. Le temps n'avait pas apaisé la rancune sourde que nourrissaient à son encontre les gens de Nibelheim. Pire, les vieux semblaient avoir transmis à leur descendance la haine jalouse qu'ils lui vouaient.
Des conciliabules au plus haut niveau qui s'étaient ensuite tenus, il était ressorti que l'on ferait au défunt des funérailles nationales, et qu'il recevrait l'honneur d'un caveau sur la grand place de Midgar, tandis que sa dépouille mortelle serait ensevelie dans le plus grand secret un peu à l'écart du Manoir Shinra, dans sa ville natale. Séphiroth avait été tenu à l'écart du début à la fin. Nul n'osa cependant lui refuser d'assister à l'inhumation ni d'accomplir le dernier voeu de son compagnon en le revêtant de la splendide armure de combat que lui avaient offerte ses concitoyens reconnaissants quand le dernier monstre de la contrée eut péri sous ses coups, et en le parant de Dernière Arme et de toutes ses Matérias. La paix revenue, l'impressionnant stock de Matérias qu'avait accumulé Cloud durant sa quête, grossi de celles qu'il reçut de ses compagnons au fur et à mesure que ceux-ci disparaissaient, représentait une menace potentielle. Les autorités civiles ne furent pas mécontentent de voir toute cette puissance que nul, hormis Séphiroth le honni, ne savait plus contrôler, disparaître sous terre à jamais, scellée dans un cercueil de trois tonnes. L'albinos avait tiqué en découvrant le caractère très particulier de la bière — elle ressemblait plutôt à un coffre de fonte qu'à un cercueil conventionnel — et son cœur se déchira lorsqu'il réalisa la nature des discrets pictogrammes gravés tout autour des boulons jointifs du couvercle : des runes, selon toute apparence destinées à garantir le séjour du défunt dans l'au-delà, et à empêcher un éventuel retour de son âme. Puis il s'était dit que la précaution n'avait rien de choquant. Lui-même, quand ses jours parviendraient à son terme, serait bien inspiré de prévoir un dispositif de ce genre.
Le sifflement de la bouilloire le tira de ses pensées. Perdu dans ses réflexions, il devait avoir perdu toute notion du temps, car la lumière qui, filtrée par les draperies funèbres du salon du premier étage où il logeait à présent, léchait le parquet craquelé, était d'un rouge orangé typique des fins d'après-midi à Nibelheim. Peu après avoir dû faire ses adieux à Cloud, Séphiroth avait abandonné l'appartement, au rez-de-chaussée, où tous deux avait vécu, et établi son repaire au premier. Là il s'était tant bien que mal (plutôt mal que bien et uniquement grâce à l'aide cher payée d'un artisan du coin) installé une chambre à peu près vivable, un coin douche ainsi qu'une kitchenette. Il ne se sentait point le cœur à poursuivre la rénovation de la maison ; ce chantier était cher à Cloud, qui y trouvait un exutoire commode à son trop-plein d'énergie et au perfectionnisme méticuleux qui l'animait. Mais reprendre les outils laissés en plan, travailler les matériaux où se lisaient au stade d'ébauche des éléments de boiserie ou d'architecture, hanter les pièces que Cloud avait marquées de son empreinte, bref se substituer à lui, était toujours impossible à Séphiroth. A cet égard, les années ne diminuaient pas la répugnance qu'il éprouvait à se replonger dans les lieux trop familiers de son ancienne vie.
L'albinos s'en voulait aussi pour tout le temps depuis lequel il n'était pas allé se recueillir sur la tombe. Les excuses qu'il inventait en permanence et qui ne le déculpabilisaient en rien — sauf quand il avait bu au point de ne plus éprouver l'affreux sentiment de vide qui l'oppressait à tout moment — étaient celles de n'importe quel humain plongé dans l'affliction. Amer constat de la part de quelqu'un d'aussi exceptionnel et orgueilleux que l'ex Chef du Soldat. La végétation galopante du jardin dissimulait complètement la trouée au détour de laquelle avait été creusée la fosse et érigé le tertre funéraire. Quelque part, les choses étaient bien telles quelles. Cloud pleuré à Midgar par un peuple unanime, Cloud toujours vivant dans la mémoire des hommes pour lesquels il n'avait reculé devant aucun sacrifice — ce Cloud-là n'avait aucun besoin qu'on vienne piétiner sa dalle mortuaire ni saluer sa tombe anonyme.
Mais le Cloud qui lui avouait sa flamme à chaque fois qu'ils s'unissaient ? Celui-là était-il vraiment heureux que son seul amour délaisse sa dernière demeure ?
Séphiroth écarta la question lancinante dans un recoin de son esprit et se dirigea vers sa cuisine. Il éprouvait le besoin pressant de boire. Le coin du grand salon occupé par sa kitchenette étant plongé dans des ténèbres quasiment absolues, et l'électricité faisant toujours défaut à cette partie de la bâtisse, il dut écarter les tentures de façon à faire entrer la maigre lueur du crépuscule. Son œil de prédateur se perdit un moment sur l'étendue luxuriante du domaine. Il eut un soupir et se détourna à la recherche d'une tasse propre. Il n'alla pas au bout de son geste, il lui avait semblé voir bouger à l'orée du bois marquant les limites de la propriété. Du côté de la route.
Il attendit, caché dans l'ombre de la pièce, que le mouvement se reproduise. Rien ne se passa. Désespérant de sa stupidité, qui lui faisait voir ce qui n'était certainement pas, il attrapa sa dernière tasse intacte et se versa une rasade généreuse d'alcool. La soirée qui s'annonçait ne passerait pas moins désagréablement s'il était ivre, alors à quoi bon se priver ?
— « Althène », chuchota le rouquin en se collant contre sa grande sœur, « tu es bien sûre qu'on ne va pas tomber sur l'autre malade ? Je ne suis pas rassuré. »
La jeune fille se retourna, une expression furibonde sur le visage, et marcha vers lui d'un air de se retenir de le gifler à la volée. Sa voix étouffée possédait la dureté de l'acier.
— « Pour l'amour du ciel, Phelan, tu ne vas pas te dégonfler ! On ne risque rien du moment qu'on ne fait aucun bruit. Je t'ai emmené parce que tu es le seul en qui j'aie confiance, et que je ne serai jamais assez forte pour dégager toute seule le caveau. Alors ne me fait pas regretter ma bonté !
— Bonté, bonté », maugréa le garçon qui ne voulait absolument pas laisser paraître le plaisir que lui causait le compliment. « Je vais jouer les déménageurs pour quelques babioles, pendant que toi, tu auras la meilleure part. Je ne trouve pas le marché très juste... »
La dénommée Althène lui fit signe de se taire en désignant une fenêtre ouverte au premier étage du manoir, à plusieurs dizaines de mètres des fourrés parmi lesquels ils progressaient. Un visage d'une pâleur mortelle, vivement éclairé par les rayons rouges et rasants du crépuscule, lui avait paru, un bref instant, s'y encadrer et regarder de leur côté. Tous deux se figèrent sur place. Rien n'avait encore bougé au bout d'un quart d'heure, si bien qu'ils se décidèrent à reprendre leur marche, mais en y mettant mille précautions supplémentaires. Courbé derrière sa sœur dont le sac à dos gonflé le bourrait de coups à chaque fois qu'il avait le malheur de la rattraper, se débattant lui-même avec le chalumeau qui brinquebalait dans son havresac, Phélan cherchait à se rassurer sur le succès de leur expédition. Il n'avait pas été très chaud, d'emblée, à l'idée d'aller fracturer la tombe du héros auquel leurs parents, grands-parents et aïeux devaient d'avoir conservé la vie, et tout ce que son monument d'égoïsme de sœur lui avait représenté afin de le convaincre paraissait un peu léger au regard des risques encourus — et de la honte de l'acte. Pourtant, la perspective de mettre la main sur les Matérias les plus rares et puissantes jamais collectées était trop séduisante pour que l'apprenti magicien se permît de tirer un trait dessus. D'autant que plus grand monde n'en conservait ni ne ressentait le besoin d'en posséder, maintenant que les guerres appartenaient au domaine du souvenir et que les monstres avaient disparu. Leur valeur marchande, à condition de les négocier sous le manteau, demeurait toutefois fort attractive, car d'aucuns spéculaient sur le tarissement prochain de la Rivière de la Vie et se montraient intéressés à avoir par-devers eux quelques-unes des sources de pouvoir de l'Ancien Monde. Ainsi en allait-il des armes améliorées, de la Mako et des Matérias de bon niveau, surtout ces dernières, que les autorités collectaient pour les détruire en un lieu tenu secret. Althène, elle, recalée par deux fois à l'examen d'entrée du Néo-Soldat pour motifs psychiatriques, était rongée par le désir de troquer ses dagues jumelles contre l'objet qui lui assurerait le respect dont la pauvreté de sa condition et l'ignominie de son lignage l'avaient privée (à son sentiment) : Dernière Arme, la légendaire épée de Cloud Strife.
Le frère et la sœur patientèrent à l'orée du domaine jusqu'à ce que la nuit tombe. Une fois certains que nul ne pouvait les voir du manoir, ils se mirent en quête de la tombe. Les indications fournies sur son lit de mort par le père naturel d'Althène, l'un des bronziers qui avaient fondu le cercueil, s'avérèrent exactes : la petite clairière, pratiquement invisible depuis la maison et si bien dissimulée que seule une personne informée de son existence, ainsi que de la direction précise dans laquelle chercher, avait une chance de la trouver, abritait effectivement la tombe — une dalle de pierre noire rectangulaire accoudée à une stèle sobrement gravée du monogramme C.S. Le tout était empreint d'une gravité extrême, pour ne pas dire pauvre.
Althène mit en place de part et d'autre du tertre deux lampes basse consommation à l'optique recouverte d'un tissu opacifié puis bourra son frère, qui ne déballait pas le reste de leur matériel assez vite à son goût, d'un coup de poing bien senti dans les côtes. Onze heures trente venaient de sonner à sa montre. Cela leur laissait environ six heures avant que les premiers rayons de l'aube ne viennent rosir les contreforts montagneux au bas desquels se nichait le domaine.
Avec des mouvements sûrs, ils entreprirent de faire pivoter la pierre tombale sur son champ. Peine perdue, durent-ils reconnaître. Le matériel du père de la jeune fille était usagé et mal entretenu, ceux qui le maniaient n'avaient guère d'expérience de la marbrerie funéraire, la pierre même opposait à ses violateurs la résistance qui convenait : au bout d'une demi-heure d'efforts, c'était tout juste si la dalle s'était déplacée latéralement de quelques centimètres.
— « Qu'est-ce qu'on fait, maintenant ? », demanda Phélan en épongeant la sueur de son front à l'aide de l'avant-bras. De la lassitude se lisait dans ses prunelles grises qui reflétaient faiblement la clarté des lampes électriques. « On peut y passer toute la nuit, je doute que ça bouge autant qu'on en a besoin. Faut te rendre à l'évidence.
— On essaie autre chose », lui répondit sa sœur. Ses pommettes rougies par l'excitation rendaient l'éclat de ses yeux verts encore plus pénétrant qu'à l'accoutumée. Un regard de tueur.
— « Un des angles doit être légèrement coupé », reprit-elle, « et la surface, évidée de façon à permettre à un crochet de mordre. C'est de cette façon que ce type de dalle est déplacé.
— Tu ne pouvais pas le dire plus tôt, je me serais épargné une bonne suée et je n'aurais pas tous les ongles d'une main cassés !
— Petit crétin », lui fut-il répondu. « On n'est pas des pros, je te signale, et si jamais on évalue mal la poussée nécessaire, on risque de déraper. De perdre notre appui. Cela signifie endommager la dalle, pire, faire du bruit. Dans tous les cas on est minables.
— Ne balise pas, j'ai trouvé l'encoche. Passe-moi la pince ; je vais faire levier, tandis que tu te mettras de l'autre côté et que tu pousseras de guingois. »
Le métal mordit l'angle de pierre, sous lequel il s'arc-bouta. La dalle trembla et fit mine de retomber, trembla encore comme une pression plus violente lui était imprimée, puis se souleva sensiblement, dévoilant un coin de ténèbres plus denses que la nuit environnante. Dans les muscles gonflés du jeune homme passa un flash d'adrénaline. La convoitise traversa son cerveau. Ses bras tendus à se rompre repoussèrent la tonne et demie de basalte qui reposait sur la pince, de sorte que la blonde aux yeux de chat sauvage put guider à elle le pivotement de la pierre tombale jusqu'à dégager les trois-quarts environ de la cuve funéraire. Pendant que son frère reprenait son souffle et entreprenait de retirer le polo sous lequel il transpirait d'abondance, elle avait rapproché les deux lampes du puits obscur qu'elle fouillait du regard avec application. Si jamais le trou s'avérait trop profond, leurs chances de fracturer le cercueil puis de remonter et de disparaître se réduiraient à néant. Elle avait réfléchi aux moyens de parer à cette éventualité, mais avait dû renoncer : une corde n'aurait pas suffi, et elle se voyait mal contraindre Phélan à transporter une échelle
Plusieurs mètres en contrebas, beaucoup trop profondément pour qu'aucun d'eux puisse y descendre sans se blesser et encore moins en remonter sans secours extérieur, reposait la forme rébarbative du cercueil.
Le rouquin s'approcha du bord du caveau et y jeta un œil, visiblement décontenancé. Il sentit alors le regard de sa sœur descendre sur ses abdominaux tendus. Une seconde plus tard, elle était sur lui et, pinçant sa taille de ses deux mains, commençait à vouloir lui arracher son pantalon de cuir bouilli sans égard pour ses protestations étouffées. Le vêtement avait déjà glissé le long de ses hanches — juste assez pour mettre le feu aux joues de son propriétaire.
— « Espèce d'âne », lui glissa-t-elle à l'oreille sans cesser son manège, « je ne veux pas te violer ; j'ai juste besoin de ta ceinture.
— Ma... ma ceinture. Pourquoi... pour quoi faire ?
— Gros bêta ! Avant que tu ne la récupères pour retenir ton fut, c'était une lanière du crin le plus solide. Mère s'en servait pour caresser ses clients portés sur la domination, et ne dédaignait pas, à l'occasion, de m'en donner sur les fesses lorsque j'étais vilaine.
— J'y suis ! Tu vas descendre le long de ce fouet, pendant que je tiendrai l'extrémité. Ça ira plus vite si c'est moi qui l'enlève, alors ! »
Althène fit claquer entre ses doigts la lanière, histoire d'en éprouver la résistance, tout en supputant à part elle la tension que serait capable d'endurer sans se rompre le frêle objet. Il fallait se décider rapidement. La minuit devait être largement écornée, et le véritable sarcophage qui les attendait dans la cuve ne rendrait pas volontiers les armes. Elle attira à elle son havresac, en retira une paire de gants de sécurité qu'elle enfila, avant de s'asseoir sur le rebord du caveau et de jeter une extrémité de la lanière à Phélan. Ce dernier avait noué son tricot autour de ses paumes.
Malgré leur différence indéniable de taille et de poids, le rouquin ne se sentait pas du tout capable de descendre son échalas de sœur à bout de bras par sa force pure. Il n'en souffla pas mot, quoique la tension au fond de son regard trahît éloquemment ses inquiétudes. Mais Althène ne pensait déjà plus qu'à forcer la bière ; la raisonner eut été gâcher un temps précieux, aussi se mit-il en position. Le fouet crissa légèrement quand la blonde se suspendit à l'autre extrémité, les pieds dans le vide. Le sol glaiseux n'offrait qu'un médiocre appui sous les pieds de son frère, et sa charge manqua d'abord de gagner sur lui. Il tint bon, pourtant. Centimètre après centimètre, la jeune fille s'enfonçait dans l'à-pic de la cuve qu'aucun des deux n'avait osé éclairer directement de peur d'attirer l'attention. L'on n'apercevait désormais plus d'elle que les cheveux blond paille dressés au sommet de son crâne. Puis même ceci disparut.
Un son mat avertit le garçon qu'elle venait de prendre pied sur le fond du caveau. En effet, une voix légèrement caverneuse lui enjoignit de remonter la lanière puis de la faire descendre attachée à l'une des lampes électriques, puis autour de la poignée du chalumeau. Ce qu'il fit avec toute la diligence qu'il put. Et bientôt s'éleva la flamme bleue de l'arc à souder.
Il se recula, dans une tentative de reprendre son souffle. La température, quoique douce, avait dû baisser, car il sentait des plaques de chair de poule hérisser son torse. Il avait soif, aussi.
Althène jura dans sa barbe. L'espace libre de chaque côté du cercueil la laissait à peine libre de bouger. La pièce de fonte atteignait de telles dimensions, en hauteur et en largeur, qu'elle n'arrivait pas à concevoir qu'on ait pu la faire bouger sans disposer d'un engin de levage. A plus forte raison la descendre au fond de la cuve. Quelque crainte qu'elle éprouvât de tomber et de se briser quelque chose, il n'y avait pas d'autre moyen, si elle voulait travailler à son aise, que de se hisser sur le couvercle. Dont acte. Bizarrement, la sensation du vert-de-gris poisseux du métal sous ses paumes et à travers le mince tissu de sa jupe pantalon, la choqua moins que l'idée qu'elle chevauchait un cadavre vieux d'un demi siècle. C'était... répugnant. Ceci dit, elle pouvait vivre avec. N'avait-elle pas, et de longue date, intégré le fait que sa mère avait semé sa vertu dans trois ou quatre contrées depuis sa jeunesse, que le demi-frère qui vivait avec eux ne représentait qu'un échantillon des galipettes maternelles, et que celle-ci couronnait sa longue carrière de prostituée en encadrant, dans un bastringue miteux à la sortie de Nibelheim, des filles à peine plus âgées que sa propre enfant ? Je te hais, maman ! Sale pute ! jura-t-elle entre ses dents sans cesser de sa battre avec la valvule d'adduction d'oxygène du chalumeau. Elle aurait juré avoir réparé cette saleté avant de partir. Mais que lui prenait-il ? Elle était presque à l'étape ; ce n'était pas au moment où tous ses rêves se trouvaient à portée de main qu'elle allait se laisser détourner par un infime pépin technique. Une main rageuse s'appliqua sur la poignée minuscule, qui céda sous la pression, et une flamme bleue comme l'espoir se propagea le long de la rampe de brûlage.
La jeune pilleuse de tombe s'appliquait à faire fondre les ferrures qui bardaient l'espace jointif séparant de la partie inférieure de la bière le rabat destiné à dévoiler, lors de l'enterrement, la tête du défunt. Le vieux n'avait peut-être plus toute sa raison, et il lui avait rebattu les oreilles avec les histoires du temps jadis, à chaque fois qu'elle allait le voir dans sa minuscule échoppe, en quête d'une paix que ne lui offrait point sa 'maison' toujours pleine d'hommes en érection ou des querelles des pensionnaires ; mais elle avait appris des choses à son contact, et notamment les trucs des croque-morts. Parmi eux, comment déverrouiller un cercueil de l'intérieur : dans le cas des bières à deux battants, une poussée vigoureuse sous le joint d'étirement suffisait, dans la plupart des cas, à faire exercer au bas du couvercle une pression assez forte pour que les boulons sautent. Sauf si ces derniers étaient vissés à chaud. Ce qui n'était pas le cas du cercueil de Cloud Strife. Son père se souvenait que les officiels avaient été très clairs sur ce chapitre : il fallait serrer les boulons juste assez pour garantir la cohésion de l'ensemble ; quant au reste il y avait les signes bizarres incisés tout autour de la bière.
A sa grande satisfaction, elle progressait plus vite qu'elle ne l'eut cru.
Sur une ultime bouffée d'oxygène, la dernière bande de joint se liquéfia complètement. Elle s'attaqua alors aux boulons latéraux. Ceux-ci eurent tôt fait de tomber sur le sol en grosses gouttes grésillantes. Plus rien ne retenait le haut du couvercle. Sa pince monseigneur plongea dans la séparation entre les deux moitiés et elle fit passer dessus tout le poids de son corps. Rien ne se produisit. Soit le mécanisme s'était grippé au fil du temps, soit la pièce de métal était trop lourde pour ses bras de fille. Pas question. La rage submergea Althène : elle chassa de son front une mèche de cheveux poisseuse d'humidité — ne me dites pas que cet idiot m'a renversé dessus sa bouteille d'eau ! — elle renouvela son effort, en le tenant aussi longtemps qu'elle pouvait. Cette fois-ci, la moitié supérieur du couvercle bougea distinctement. Un dernier effort, et elle fut en mesure d'actionner les gonds pour écarter loin d'elle le battant renforcé. Quoiqu'elle eut pris la précaution de reculer sa tête, des relents de veille mort la frappèrent au visage. Le haut-le-cœur qu'elle dut réprimer la ploya presque en deux. Mais la curiosité l'emporta.
Elle braqua vers l'ouverture le faisceau de sa lampe. Le spectacle d'un crâne couleur d'or rouge auquel adhéraient une masse filandreuse de cheveux jaunes et arachnéens, reposant sur un capiton blanc souillé de moisissures, s'imposa à ses yeux, et elle détourna aussitôt la lumière. Une autre goutte tomba lourdement sur son front, d'où elle la délogea, toute à la réalisation de la suite de son plan. Puis d'autres. Une pluie clairsemée s'abattait sur elle.
Un éblouissement la prit lorsque le faisceau chuintant de la lampe éclaira la main qu'elle venait de passer au dessus de ses yeux. Ses doigts étaient maculés d'écarlate. Du sang. Il y en avait partout autour d'elle. Mais qu'est-ce qu'il se —
Deux objets lourds tombèrent coup sur coup sur elle. Ou plutôt le premier l'écrasa de toute sa masse inerte, là où le second descendit la rejoindre. Le bruit de bottes ferrées cliquetant contre la fonte du cercueil fut la dernière sensation de sa vie terrestre.
Toute humanité s'était instantanément éteinte en Séphiroth lorsqu'il avait découvert le grand échalas aux cheveux rouges à demi nu près du caveau ouvert. Les bruits infimes lui avaient d'abord paru être le fruit de ses sens déformés par l'ivresse. Mais leur répétition, leur provenance même, l'avaient convaincu de se rendre compte par lui-même de ce qui n'allait pas. Il ne croyait en rien avoir eu raison de se munir de Masamune, jusqu'au moment où il tomba sur une lumière assez nette émanant de l'endroit qu'il souhaitait éviter le plus au monde. Le spectacle qu'il eut devant les yeux lui fit l'effet d'une commotion cérébrale. La totalité de sa carrière d'assassin, sa longue existence heureuse au côté de Cloud, enfin ses mornes années de solitude — le film accéléré de tout ce que sa vie avait été défila en l'espace de quelques fractions de seconde au fond de son crâne, presque immédiatement remplacé par un abîme de rage.
Il ne s'était même pas senti réfléchir. Son corps avait agi de sa propre initiative. Il avait fondu sur le gamin occupé à ingurgiter le contenu d'une bouteille d'eau, le perçant net de sa lame en retenant le corps que toute vie désertait déjà au dessus du puits du caveau. La scène s'était déroulée dans un silence absolu. La minute ou deux durant laquelle il avait laissé le corps se vider de son sang, sans qu'il eut vraiment conscience, au milieu de l'ivresse de sa douleur, de marquer une pause, suffit pourtant à laisser à la personne qui s'affairait en bas la latitude de porter à son comble l'horreur de la profanation.
La puanteur qui monta de la fosse le disait assez : le cercueil avait été ouvert, son amour exhumé. L'albinos avait aussitôt balancé le cadavre devant lui et sauté tête la première.
La suite, il refusait de s'en remémorer. Sauf qu'il était remonté à l'air libre couvert de sang et de fluides vitaux de la plante de ses bottes à la racine de ses cheveux. Massacrer la garce qui avait osé porté la main sur ce qu'il avait jamais eu de plus cher, n'avait été d'aucun réconfort. Surtout qu'il n'avait pu, ce faisant, échapper au spectacle du visage cadavéreux de Cloud dans sa prison de tulle et de métal tordu. Devoir survivre à celui qu'il aimait était déjà une torture ; mais être contraint de regarder, fût-ce à la dérobée, ce qu'était devenu cette tête chérie, aurait rendu fou le plus blasé des êtres sous la face du soleil.
Il avait refermé le cercueil comme il avait pu et replacé la pierre tombale. Le torrent de ses larmes l'aveuglait tellement qu'il dut chercher à quatre pattes les restes martyrisés des deux corps. Une fois les morceaux rassemblés à l'écart de la tombe, il lança à la suite sur eux Feu 3, Ultima et Eclat d'Ombre, jusqu'à ce qu'il en résulte un véritable pilier de lumière noire parcourue de flammèches et de fulgurances verdâtres.
Satisfait d'avoir épanché, au moins provisoirement, sa rage, et épuisé par l'effort qu'il venait de fournir, le grand guerrier n'attendit pas que la concentration de magie se dissipe. Le résultat ne faisait aucune doute. Il soupira puis tourna les talons sans un regard pour la trouée des arbres envahie d'une clarté irréelle.
Une modification subtile dans l'atmosphère se produisit alors qu'il se trouvait encore sur les lieux. Mais il s'était interdit de regarder en arrière — cela lui faisait trop mal —, et même de seulement penser à se retourner, et il ne sentit donc pas le changement dans les énergies magiques à l'œuvre. La lune seule vit les différents sorts et invocations se désolidariser et refluer par les interstices de la dalle funéraire, pour disparaître aspirés dans les tréfonds du tombeau.
oooOOOooo
Regimbant contre sa corpulence qui lui faisait cracher ses poumons à chacun de ses pas, la femme se forçait à maintenir une allure rapide. Quoi qu'elle avait aperçu dans la combe plus tôt dans la soirée, il était impératif de prendre le maximum d'avance. Le crépuscule qui pointait ne lui disait rien de bon. Les bois des alentours du Manoir Shinra passaient pour sûrs, mais elle avait vu très clairement, rôdant non loin de la bâtisse à l'abandon, une forme d'allure humaine drapée dans des loques de couleur vive. A la vérité, l'épaisseur de la végétation lui avait accordé tout au plus un aperçu fugace. Mais cela avait suffit pour épouvanter la robuste matrone et lui ôter l'envie de poursuivre ses recherches. Au détour d'un fourré, le cri qu'elle émettait à l'adresse de ses enfants s'était figé dans sa gorge, paralysé par une odeur abominable. Un charnier humain sous un soleil d'été n'aurait pas émis pire pestilence. Comme elle se reculait, son regard circonspect était tombé sur la source de la puanteur. Une silhouette contrefaite et couverte de guenilles appuyée contre un arbre, en station debout. Son corps tordu dans une position tout à fait insolite paraissait souffrir atrocement. Du moins telle avait été son impression sur le moment. Car la chose l'avait entendue ou flairée ; elle s'était violemment tendue dans sa direction et d'un bond lui avait passé très haut au dessus de la tête, déracinant comme simple fétu le sapin monumental à l'ombre duquel elle se tenait à couvert l'instant auparavant. Rosalind n'avait pas demandé son reste, elle était aussitôt partie dans la direction opposée à celle empruntée par le monstre.
Elle se maudit de n'avoir pas emporté son arquebuse.
Elle ressentait la faim, la soif, la fatigue, par dessus son appréhension. Mais comment faisaient son fils et sa fille pour partir en expédition des jours durant au milieu de ces bois où tout se ressemblait ? Ils en revenaient enchantés et plus liés l'un à l'autre qu'avant leur départ. A elle, la forêt sombre et compacte paraissait surtout gagner en hostilité à chaque enjambée. Sa marche forcée lui avait permis de réfléchir : la créature dégageait une telle puanteur qu'elle la sentirait venir de loin. Elle ne risquait donc pas d'être surprise. Mais elle devait à tout prix regagner la sente avant que la nuit ne soit complètement tombée, sans quoi ses seules perspectives seraient d'errer dans le noir sans la moindre idée du côté duquel la mèneraient ses pas ou bien de rester sur place le moins inconfortablement qu'il y aurait moyen.
Peine perdue. Les étoiles étaient montées au firmament sur la voûte céleste assombrie, et le crépuscule se réduisait à un poudroiement pourpre, qu'elle n'était pas même encore parvenue à regagner la portion la plus clairsemée de la forêt.
Le murmure d'une eau vive l'avertit qu'elle n'était peut-être pas si égarée qu'elle le croyait, après tout. Elle se dirigea à l'oreille. Bingo, se dit-elle lorsque ses deux pieds passèrent à travers une couche de lichen pour entrer au contact d'un ruban d'eau glacial.
Son sang se glaça tout à coup, sans rapport avec la froidure qui léchait ses mollets ni même avec l'odeur de charogne qui refluait vers elle. Par delà l'étendue moussue se découpait une tache plus sombre que les profondeurs adjacentes du sous-bois. Le hurlement de terreur pure qui vrilla le gosier de la femme et vida ses poumons, scella son destin. Un mouvement se produisit, beaucoup trop rapide pour des yeux de mortel. Une main cadavérique à laquelle adhéraient les restes d'un gant fut plaquée contre sa bouche, aussitôt suivie par le jet dense et poisseux des débris de ce qui avait été un visage convulsé de frayeur. La chose recula, apparemment surprise, alors que le corps animé de soubresauts glissait contre son sein.
Ce qui restait de la prostituée décrivit un vol plané au milieu des arbres. L'être difforme qui l'avait tuée en pensant la faire taire tenait entre ses mains la capuche ramenée sur le volume grotesquement gonflé de sa tête. Pourquoi la femme avait-elle crié en le voyant ?
Et d'abord, qu'était-il ?
Moitié travaillant de ses doigts, moitié fouissant des quatre pattes, il dégagea le lit du ruisseau et s'y mira avidement. L'onde argentée aurait été incapable de refléter quoi que ce soit, même pour les yeux d'une bête féroce, mais la créature s'y vit plus distinctement et cruellement qu'elle ne l'aurait souhaité dans ses pires cauchemars — et Dieu lui en était témoin, les trois jours précédents se réduisaient justement à cela. Un cauchemar lourd et cotonneux zébré ça et là d'éclairs de conscience et de fragments de souvenirs
La face ivoire et tavelée avait été humaine. Humains également, et vestiges d'une beauté enfuie, les globes proéminents d'yeux bleus, le nez aplati et légèrement de guingois, les joues parcheminées et la trouvée de l'os du menton. Mais la bouche figée en une grimace sans gencives et une couronne désordonnée de cheveux jaunes paille affaissés sur le front dont la chair partait par plaques, comme atteinte de lèpre humide, étaient ceux d'un cadavre imparfaitement momifié. Toute sa physionomie portait le rictus sarcastique de la mort. D'autant plus incongrue était la riche armure constellée de pierreries sphériques et luisantes qui recouvrait son corps pourrissant.
Une main dont les jointures à nu tremblaient s'abattit dans l'eau, troublant le miroir liquide. Une décharge de lumière argentée fila le long du bras tendu ; tout aussitôt, le ruisseau fut pris par la glace. Le mort retira ses doigts, hagard, ce qui eut pour effet d'envoyer un autre bref éclair blanc. Le froid se propagea des berges vers l'intérieur des terres sur un large rayon tandis que le cours d'eau gelé, incapable de contenir plus longtemps l'intensité du sortilège, explosait en myriades de minuscules échardes de givre.
Un joyau blanc bleu sur l'une des épaulières de l'armure luisait d'un éclat mat. Quand il revint à la normale, la pulsation résiduelle aviva un souvenir dans la cervelle corrompue du non vivant, instillant une lueur d'intelligence au fond de son regard vitreux.
Ma... téria.
Il tenta de rassembler les bribes de sa compréhension. N'y parvint pas. Il se sentait mal, avec ce corps qui réagissait étrangement. L'homme qu'il avait été, comme ses semblables, était habitué à éprouver en lui la matérialité de la vie — la dureté des os, la densité de la chair, la résistance relative des articulations et des cartilages, la raideur des muscles, la pesanteur des mouvements. L'essence de la vie contenue dans les mille petits riens que représentait l'exercice du corps. Le fait même de devoir, pour respirer, mettre en branle toute une mécanique physiologique subtile, participait de la réalisation que chacun avait de sa condition d'être vivant et pensant.
Il y en allait autrement en son état actuel. Les sensations gênantes se bousculaient à la limite de sa conscience : il était à la fois complètement grippé et totalement relâché. La grosseur tuméfiée de la langue allait et venait avec des airs de mollusque égaré dans sa bouche dépourvue de gencives ; à chaque mouvement de mâchoires c'étaient ses dents qui s'entrechoquaient, au plus petit geste de la tête c'était la sensation que ses oreilles allaient se détacher et choir, la certitude que la peau de ses joues était en bonne voie de se craqueler, la terreur que la masse flottante de sa cervelle ne veuille s'épancher par la béance des narines. Plus bas, la conscience de son organisme décati se faisait plus discrète. La maigreur des jambes et du bassin menacé de relâchement le touchait moins, encore qu'il fût des plus étrange de ne rien percevoir à l'entrejambe ; mais le fait, en marchant, de croire se déplacer dans du coton ou de l'ouate, tout en gérant la réticence des tendons et des ligaments à se ployer sans rompre, était tétanisant. Comme respirer de l'éther.
De ses sens, la vue seule fonctionnait à peu près correctement, si l'on exceptait un halo nimbant toutes choses dans son champ de vision. Le non vivant ne percevait que quelques sons indistincts — la faute sans doute à ses tympans atrophiés —, le goût était parti également et sa peau dure comme une carapace aurait tout aussi bien pu être absente qu'il ne s'en serait pas senti le moins du monde plus incommodé.
Son regard tomba sur le corps désarticulé de la femme, toujours emprisonné dans les basses branches d'un arbre. Il n'aurait su dire pourquoi, le spectacle de son sang grumeleux s'épanchant sur la glace en longues traînées noirâtres exerçait sur lui une trouble fascination. Cette chair offerte et rouge était si tentante. Là où elle était, elle n'en aurait plus jamais besoin.
Le premier morceau qu'il ingéra faillit lui faire cracher tous les tubes de la gorge.
Le second, en revanche, éveilla une titillation presque agréable. Il en voulait encore.
Il ne s'arrêta pas avant d'avoir soigneusement et complètement récuré la carcasse.
Un changement s'était accompli en lui à mesure qu'il mangeait. Il en avait eu la parfaite conscience : son corps se raffermissait. Un coup d'œil dans une flaque d'eau gelée confirma la meilleure tenue de son visage. Une mèche d'un blond normal avait paru dans la texture filandreuse de ses cheveux. Ceux-ci ressemblaient déjà moins à une perruque à deux sous. Par contre, ses dents et ses pommettes saillaient plus que jamais sous la peau.
Quand il s'essaya à sourire, deux grandes craquelures se firent jour à l'emplacement de ce qui aurait dû être des fossettes. C'en était trop. Sa vue se brouilla, et il s'affaissa sur lui-même en un pathétique effort pour s'asseoir. Il en fut empêché par quelque chose de long et dur au niveau de son dos. Une seconde tentative l'envoya bouler maladroitement au sol.
Il déchira la harde l'enveloppant et se décrocha la tête afin de regarder derrière lui. Avec un étonnement certain, il réalisa qu'il pouvait voir à quatre-vingt dix degrés dans son dos : sa tête avait proprement pivoté sur l'axe de la nuque. Il n'en ressentit qu'un infime picotement, compensé amplement par la satisfaction de pouvoir mettre un nom sur ce qui l'avait fait chuter.
Une énorme épée à deux mains, dans son fourreau mangé des vers, était accrochée entre ses épaules. Toute de métal blanc argenté, décorée de pâtes de verre bleues et roses, l'arme, presque aussi longue que son propriétaire, dégageait une très forte impression de puissance.
De familiarité aussi. Le nom de l'épée lui échappait encore, ainsi que son identité à lui, mais cela était sans importance maintenant qu'il connaissait le moyen d'émerger de ce cauchemar. Cette perspective galvanisa ses membres. Pour la première fois depuis le temps indéterminé où il avait tourné en rond sans être en mesure d'aligner deux idées de suite, il se dit qu'il y avait un espoir de retrouver la conscience de lui-même.
Il mit un pas devant l'autre et se sentit propulsé plusieurs dizaines de mètres en avant. Il jeta un regard en arrière : les arbres déracinés ou couchés sur son passage décrivaient un véritable tunnel. Il recommença l'expérience, en avançant d'un pas plus vif. Cette fois, la forêt défila de part et d'autre de lui avec une telle vélocité que ses cheveux plaqués sur son front l'aveuglèrent. Quand il put à nouveau y voir, il lui fallut un moment avant d'être en mesure de se repérer. Il avait émergé de la forêt et se tenait à la croisée des chemins, à un jet de pierre d'une grosse bourgade qui lui évoquait vaguement quelque chose. Le cadre, en tout cas, était familier.
Puis il se souvint et la même pulsion qui lui avait fait tuer la femme dans la clairière sans le vouloir vraiment mais sans avoir tenté de l'empêcher, refit surface. Les nombreuses Matérias éparses sur son armure et son épée ressentirent le changement de disposition de leur propriétaire et émirent en réponse un éclat cruel.
Un sourire vint éclore sur ses lèvres ravagées.
La chose autrefois connue comme Cloud Strife était de retour chez elle. Et dans leur grande bonté, ses ex concitoyens avaient dressé à son endroit un banquet de bienvenue.
Eux-mêmes.
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Dans la quiétude de sa maison bourgeoise de Kalm, le vieux collectionneur se réveilla en sursaut, le rouge aux joues et le poil hérissé. Le couvre-lit rejeté non moins que l'oreiller trempé de sueur attestaient de la violence de son cauchemar. Il dégagea ses jambes des draps et s'assit en tailleur, dos calé contre la tête de lit, dans l'attente que l'oubli vienne le saisir.
Au bout d'un moment qui lui parut fort long, les détails du cauchemar étaient toujours aussi présents dans son esprit, et le sentiment d'horreur incoercible ne voulait pas s'estomper. Il s'aperçut aussi qu'il grelottait de froid... dans une pièce surchauffée. La faute à ses rhumatismes. Comme il ne servait à rien de patienter ainsi, il chaussa ses mules d'intérieur et descendit au rez-de-chaussée, dans l'idée qu'il lui fallait un cordial.
L'alcool ne lui apporta pas la Rédemption, ainsi qu'il s'en était douté. Un deuxième verre le fit toutefois se sentir un peu moins nauséeux, tant et si bien qu'il dut résister à la tentation d'écluser séance tenante le restant de la flasque. Il se contenta de se servir l'un derrière l'autre quatre doubles très tassés. L'ivresse imminente chassa les fantômes dans un repli de son cerveau. Là au moins, il ne les verrait plus détaler dans les rues de cette ville si familière et si étrange à la fois, au milieu de cette brume pourpre à l'odeur déplaisante qui masquait son avancée. Il ne les entendrait plus glapir lorsque des tentacules noirs et glaireux, et Dieu savait quelles autres abominations, les saisissaient pour les lui amener. Il ne percevrait plus à travers son échine la douleur abominable causée par ses mâchoires mettant en pièces les chairs offertes.
L'alerte centenaire revenait en direction de l'escalier lorsque son regard fut attiré par de la lumière qui filtrait sous la porte donnant sur son musée personnel. Il hésita, puis retira de son cou le cordon au bout duquel pendait une clé qu'il inséra dans la serrure. Un pas le mena à l'intérieur.
La Harpe Terrestre échangée bien des années plus tôt avec cet étonnant gamin jetait mille feux à l'intérieur de sa vitrine.
Un éclair passa dans ses yeux du vieillard. Non. Pas maintenant. Il aurait dû encore avoir de belles années devant lui... C'était par trop injuste. Il marcha droit vers le clou de sa collection et posa sur la délicate courbure dorée une main qui ne pouvait se retenir de trembler. Un frisson le parcourut. Son dos voûté se redressa, ses traits fanés reprirent un bref instant noblesse et force avant de rajeunir de façon spectaculaire. Sa chevelure coupée ras s'allongea et boucla à vue d'œil pour devenir une étincelante tresse violette, tandis que son grotesque pyjama de flanelle disparaissait, remplacé par une longue robe bleu nuit.
L'ange déchu attira un tabouret à lui et s'assit, la harpe sur ses genoux. Il se demandait s'il serait encore capable de jouer. Peut-être cette folie pouvait-elle être stoppée...
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Cloud termina de croquer l'intérieur d'un crâne et jeta l'os récuré à la créature mi pieuvre mi fantôme qui l'avait aidé à se repaître des habitants de Nibelheim. Un énorme tentacule se saisit du relief humain en plein vol tandis que deux autres enserraient avec affection les jambes du non vivant. Celui-ci se dégagea avec humeur. Les monstres intermédiaires entre le monde des vivants et l'au-delà pouvaient se révéler d'une grande utilité, ils n'en demeuraient pas moins dénués de toute intelligence. C'est pourquoi il lui était si simple de les invoquer.
L'ancien mercenaire s'était découvert la faculté de contrôler la mort. Son attaque sur la ville endormie aurait fort bien pu faire long feu sans ce talent. Non pas que les habitants, une fois remis du choc et de la surprise, avaient opposé une résistance insurmontable. Mais Nibelheim était vaste, et il ne lui aurait pas été loisible de nettoyer maison après maison sans courir le risque de laisser s'échapper une fraction non négligeable des bestiaux. De cela, il n'était pas question. Le sacrifice de tous ces gens était un prix assez élevé ; Cloud ne se sentait pas d'ajouter massacre sur massacre en risquant que quiconque d'extérieur vienne se mêler de ses affaires. Il avait levé les bras, mû par une intuition. Les premiers rayons du soleil s'étaient instantanément voilés et une brume d'un mauve sale avait commencé à lécher les maisons en progressant depuis les faubourgs. Ce brouillard aux reflets malsains émanait directement de la zone sans nom située entre les deux plans de l'existence et de la mort. Il regorgeait de créatures semi transparentes plus répugnantes les unes que les autres dont la rage n'attendait qu'un ordre de sa part pour se déchaîner. Leur faire traquer les dormeurs et les concentrer dans un lieu clos avait été un jeu d'enfant.
Malgré l'accroissement de sa force physique et de sa magie, Cloud ne se savait toujours pas peu ou prou complet. La masse de chair qu'il avait ingérée et le sang de milliers d'individus qui coulait à présent dans ses veines, en lieu et place du sien, étaient insuffisants à lui rendre sa beauté d'antan. Les lacunes dans ses souvenirs blessaient son amour-propre. Son état toujours demi cadavérique l'irritait plus encore. Sans parler du fait que, s'il ne recouvrait pas sous peu un niveau élevé de HP, il resterait dans l'incapacité de tirer la pleine puissance de Dernière Arme. Il en vint à douter qu'aucun carnage puisse le faire redevenir celui qu'il était auparavant.
Cela attendrait, décida-t-il. Il fallait d'abord qu'il revoie Séphiroth. L'emprise magique qu'il exerçait sur la ville avait dû empêcher son ancien amant de ressentir quoi que ce fût. Au demeurant, ce dernier ne portait pas dans son cœur les gens du lieu. Qui pouvait dire s'il ne lui pardonnerait pas son geste, une fois informé des tenants et aboutissants ? Il serait, à coup sûr, ravi de retrouver son seul et unique amour ressuscité d'entre les morts.
Il espérait de tout cœur que son apparence ne serait pas un obstacle. Sans entretenir hélas de grands espoirs qu'il ne dégoûterait pas d'emblée Séphiroth. Le splendide guerrier était imbu de lui-même ; il lui arrivait de porter des jugements tellement définitifs...
Regarde la vérité en face, martelait son bon sens : tu es la caricature de toi-même, et tu voudrais lui faire envie ? Renonces-y. Au moins provisoirement. D'ailleurs, qu'est-ce qui te permet de croire qu'il n'a pas tourné la page pour de bon ? Des décennies se sont écoulées. Même à son échelle, c'est long. Et à supposer qu'il soit resté inconsolable, qui désirerait d'une loque pourrissante comme toi ?
Il était bien exact que le quasi retour à la normale constaté sitôt le dernier quartier de viande assimilé semblait ne pas vouloir durer. Se pouvait-il que, de par sa nature de non vivant, il brûlait une quantité d'énergie vitale trop élevée au regard de celle que lui apportaient ses repas ? Cela serait dramatique, car aucun carnage ne lui garantirait une quelconque période de répit. A supposer qu'il continue encore et encore à tuer pour se nourrir, sa faim ne serait jamais assouvie..
Une grande glace en pied était tombée à terre dans le vestibule de l'ancienne maison de sa 'mère' où il se trouvait présentement. Il la redressa et s'y refléta. Le spectacle ne lui agréa guère. Il ressemblait à un mannequin de haute couture défraîchi que l'on aurait ressorti de sa réserve après un trop long entreposage et dont on aurait tenté à la va vite de ravaler la face avec un maquillage grossier. Ses cheveux avaient recouvré leur souplesse et les mouvements désordonnés qu'il n'avait jamais pu domestiquer du temps qu'il respirait, ses pupilles leur azur soutenu, ses joues leur incarnat tirant sur le rose. Mais son nez légèrement aplati semblait factice, ses globes oculaires encore proéminents ressemblaient à de gros oeufs trop cuits, son cou d'une extrême maigreur ne se soulevait au rythme d'aucune respiration, quant à son visage et à ses mains, leur lividité et les tâches qui y persistaient auraient pu passer pour normales si l'on n'avait pas deviné aussi nettement les os, les articulations et les cartilages sous la peau parcheminée. De surcroît, il aurait aussi bien pu porter un masque tant le tonus musculaire faisait défaut à sa face.
La situation exigeait qu'il invoque Hadès sitôt qu'il le pourrait et lui demande conseil. Mais un premier effort pour convoquer une Invocation de bas niveau s'était soldé par un échec. Sa magie était revenue, il pouvait déchaîner à sa guise ses Talents de l'Ennemi, pour ne rien dire de ses nombreuses et vastes capacités de nécromancien, mais il n'avait pas à sa main ses Matérias d'Invocation. Son expérience lui chuchotait que les liens mystiques par lesquels les Divinités lui étaient attachées s'étaient atténués durant son ensevelissement. Il devrait renouer avec elles.
Encore un contretemps. Encore une contrariété. Voilà qui faisait trop.
Une bille de lumière rouge s'alluma au fond de ses pupilles. La surface du miroir éclata, suivie par la totalité de la maison. En quelques secondes, la gerbe d'explosions se communiqua à l'ensemble du quartier. Lorsque le brasier s'écarta pour lui livrer passage, la ville tout entière était la proie des flammes. Il se retourna. L'éclat au fond de ses yeux devint démentiel.
L'incendie vira au bleu et ensuite au blanc, se déchaîna quelques secondes dans une clarté de fin du monde, puis stoppa net. De la ville ne subsistaient plus que quelques monticules de débris vitrifiés par la chaleur.
Satisfait, Cloud s'ébranla vers les limites du mur de brouillard.
Un spectre ressemblant au croisement entre un mammouth et un dragon surgit devant lui peu avant qu'il n'atteigne la limite de la zone de restriction magique. Le message dont il était porteur provoqua l'ire du non vivant. Le Manoir Shinra était vide. Séphiroth en avait déménagé ses affaires, ne laissant que quelques objets dont émanait la même aura que le Maître. La main droite de ce dernier décrivit un geste agacé. Les Talents Laser, Trine, Boîte Pandore et Eclat d'Ombre déferlèrent simultanément sur le monstre interdit. Ce dernier se dégonfla ainsi qu'une baudruche et s'estompa dans l'air. Cloud regretta aussitôt son mouvement d'humeur. C'est qu'en retournant au néant, le spectre avait libéré un petit tas de cristaux : tous les Ethers Turbo et les Mégapotions de Nibelheim, collectés par ses soins. Il s'était donc acquitté de sa mission.
La culpabilité ne dura pas en Cloud. Quelle importance après tout ? Il pouvait invoquer des légions de créatures toutes pareilles, voire plus puissantes, et celle-là avait montré un manque de tact absolument inadmissible en délivrant sa mauvaise nouvelle.
Un autre mouvement de sa main, et la barrière magique se dissipa.
Le non vivant fléchit les genoux devant la trentaine d'Ethers et en prit une pleine brassée qu'il pressa contre sa poitrine. L'éclat des Matérias semées sur son armure s'harmonisait avec celui des items. Il ne lâcha ceux-ci que lorsque leur surface polie et luisante fut devenue terne et d'un gris sale. Il recommença la manoeuvre avec d'autres cristaux, jusqu'à ce qu'il eut absorbé l'intégralité de leur force de récupération. L'armure et ses accessoires irradiaient désormais de leur vie propre, ses Matérias de magie et d'invocation chargées à bloc.
Il avait demandé à ses serviteurs de lui amener autant d'objets médicaux et de potions qu'ils pourraient en trouver. Il lui importait en effet de vérifier une autre de ses intuitions : alors que les morts vivants redoutaient par dessus tout la magie médicale, lui-même pensait n'avoir rien à en craindre. De fait, les Elixirs dont il s'était aspergé n'avaient eu aucun effet. Restait à s'en assurer avec les Mégapotions. Il en déboucha une et en fit couler le contenu dans sa gorge. Le goût était fade, le bouquet, râpeux et chimique. Une infime sensation de brûlure, au demeurant plutôt agréable compte tenu qu'il s'agissait du premier aliment qu'il ingurgitait depuis son retour en ce monde, gagna ses muqueuses. C'était parfait.
Sa satisfaction fit voler en éclats la vingtaine de Mégapotions.
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— « Je te remercie d'avoir bien voulu m'accorder l'hospitalité, Vincent », fit Séphiroth à brûle-pourpoint. « Rien ne t'y obligeait, surtout maintenant que Cloud n'est plus là.
— Je ne suis pas comme toi », répondit le vampire en rivant son regard dans le sien. « Je choisis mes amis avec discernement et surtout, je n'ai pas pour habitude de leur manquer. Tu n'as aucune valeur à mes yeux, moins même que Hojo, mais lui t'aimait et cela me suffit. »
La conversation mourut après cet échange. Ni l'un ni l'autre n'était de grands bavards, et tous deux ressentaient avec trop d'acuité combien peu ils avaient en commun : la détestation du scientifique fou et l'amour envers Cloud.
Séphiroth se demandait comment il était possible que Strife ne se soit jamais avisé des sentiments que nourrissait Valentine à son égard. Peut-être la mélancolie du vampire l'avait-elle induit en erreur. Ou plus simplement Cloud était-il borné et piètre psychologue. Que Séphiroth ait mieux cerné Vincent que ce dernier ne se comprenait lui-même, lorsque le petit groupe était venu combattre le chef du Soldat sous sa forme maléfique ultime, était un brin ironique, attendu que l'argenté avait été complètement incapable jusqu'à ce moment de savoir s'il devait tenir Cloud pour un ennemi ou si le blondinet ébouriffé demeurait, comme par le passé, son seul ami.
— « Tu tiens le coup ? », s'entendit-il demander. Il leva une oreille distraite et constata que son vis-à-vis le fixait avec une réelle expression de sollicitude. Il attendit la suite, mais aucune parole de consolation ne vint. Les yeux de Valentine avaient repris leur froideur coutumière. Ce n'était donc pas une question qu'il avait posée, mais une affirmation.
— « Tu dois te douter que je viens de traverser des jours pénibles. Son souvenir trop présent... Je ne pouvais plus supporter de rester à proximité, il valait mieux mettre de la distance.
— Tu ne me dis qu'une partie de la vérité », laissa tomber le vampire, ses narines frémissantes. A en juger d'après la crispation de ses mâchoires et le soudain durcissement des muscles de son cou, il n'aimait point ce qu'il venait de flairer. « N'oublie pas ce que je suis. Tu empestes le sang. Un sang jeune. Dois-je supposer que tu as noyé ta peine en lui offrant une hécatombe ?
— J'ai surpris deux gosses en train de profaner sa tombe », répondit-il au bout d'un moment. « Ils auraient complètement fracturé le cercueil si je n'étais intervenu. Je n'ai pu retenir mon bras. Et veux-tu que je te dise ? Je n'en éprouve aucun remords. »
Il marqua un temps d'arrêt, puis ajouta de sa voix la plus profonde :
— « Tu serais mal placé pour porter un jugement. Pas toi.
— Telle n'est pas mon intention. Par contre, je te demanderai de prendre une douche. »
Il sourit brièvement, exhibant une dentition de loup. Nullement impressionné, Séphiroth jugea pourtant préférable d'obtempérer. Il se sentait sale. Sur son corps et en lui. Il y avait trop longtemps qu'il se négligeait. Et Vincent venait de trouver le moyen de le lui faire comprendre.
Pour un peu, il lui en aurait été reconnaissant.
Il disparut par la porte que lui indiquait le bras tendu de Vincent. Bientôt le murmure enjoué de l'eau s'élevait. La maison de Mideel était minuscule mais ingénieusement agencée et confortable. La salle d'eau en particulier constituait un luxe dont le grand guerrier avait beaucoup joui en compagnie de Cloud mais qui, tout comme le souvenir de leurs étreintes aquatiques, s'était évanoui peu après la disparition du seul être capable d'en réparer la plomberie. Le dispositif était tombé en panne, et Séphiroth ne l'avait plus utilisé, se contentant de se débarbouiller au robinet de la kitchenette. Fin de l'histoire. Il se prit à songer que Cloud aurait adoré cet endroit, pour son ambiance de maison de poupée et la chaleur de sa décoration. Dans l'intimité, son amant avait toujours fait montre d'un sens presque féminin du joli, voire du léché. Quant à lui, il trouvait l'atmosphère un rien trop confinée.
Séphiroth se saisit des affaires jetées sur un portemanteau, sans doute par Vincent à son usage personnel. La taille était la bonne, encore que le vampire fût nettement moins étoffé que lui, et il fit quelque peu craquer aux entournures le chandail et le pantalon. La veste de cuir noir qu'il enfila par dessus camouflait le tout fort à propos.
Lorsqu'il fut de retour dans le salon, il surprit Vincent qui examinait Masamune sous tous les angles. L'immense sabre posé sur la table marquetée semblait le fasciner.
— « Dans mes souvenirs, cette épée me paraissait plus grande », lança-t-il en se détournant pour prendre un siège à l'autre bout de la table. « Comme quoi le temps remet toutes choses à sa place.
— Si fait. Toi-même semblait très attaché à Cloud. Pourtant, tu n'es jamais venu le voir. Pas une fois en cent ans. Et moi qui inventais des excuses pour te justifier. Tu es pathétique.
— Mieux vaut pitoyable qu'égocentrique. » Les yeux de Vincent s'étaient enflammés, bien que son visage impassible ne laissait rien paraître. « Par ta faute, il s'est coupé de tout ce qui faisait son existence. Midgar, ses amis, les enfants, la Planète. Chacun des bruits que l'on colportait sur son compte — car tu n'as jamais espéré que l'on parlerait de toi, n'est-ce pas ? comme s'il n'était pas suffisant que tu sois resté en vie, il fallait que tu l'aies ! — me déchirait le cœur, et moi, pauvre fou, je m'enflammais pour votre défense. Je me savais ridicule, mais combien de fois ai-je plaidé les circonstances atténuantes en ta faveur? Je n'ai jamais fait le voyage de Nibelheim en raison de cela. Encore plus aujourd'hui qu'hier et qu'à l'époque, je te hais, Séphiroth ! »
Séphiroth se leva, très digne, contourna la table et fit face à Valentine. Ce dernier lui jeta un regard étincelant, qui se mua en ébahissement lorsque le colosse se pencha en avant et déposa un baiser rapide sur ses lèvres. Le geste avait été dénué de toute sensualité. Ce n'était pas non plus camaraderie, car il fut suivi d'une gifle sonore.
— « Ce n'est pas parce que chacun de nous a couvert l'autre que je te pardonne d'avoir rendu Cloud malheureux ! »
Le vampire tapota sa joue meurtrie. Séphiroth n'y était pas allé de main morte. Tout autre que Cloud ou lui se serait broyé les jointures contre ses dents immortelles. Cependant la réaction de l'argenté était équitable. Il pouvait voir toute la justesse de sa dernière remarque. Au fond, l'un comme l'autre avaient infiniment plus en commun qu'il ne leur agréait de l'avouer.
Le grand guerrier attira une chaise à lui. Il aurait voulu rompre ce silence pesant, mais les frais d'éloquence qu'il venait de déployer avaient consumé son peu d'aptitude à la conversation. Vincent le regarda jouer nerveusement avec la pointe de Masamune : il passait et repassait sans arrêt l'extrémité de l'ongle de son pouce sur le tranchant de la lame. Le spectacle du malaise de son rival redonna confiance au vampire. Il osa donc, enfin, formuler la question qui lui avait brûlé les lèvres durant un siècle et demi :
— « Comment est-ce que c'était de le voir heureux ? »
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Très loin de ces considérations, l'objet de leurs pensées était occupé à broyer les os de Dio Junior. Le nabab avait refusé, et ô combien insolemment, de lui céder le Miroir du Destin, alors qu'il lui offrait de conserver sa tête en échange. Grave erreur. Les derniers scrupules de Cloud s'étaient envolés à la vue du trou béant de son tombeau. La douleur qu'il avait ressentie en se promenant dans le manoir Shinra vide, partout assailli par l'odeur de son grand amour, n'était rien comparée au sentiment de profonde horreur que lui inspirait la perspective de devoir retourner sous terre. Sur son sang, le non vivant avait juré de retrouver Séphiroth et de vivre éternellement. Avec ou sans lui. Le sursaut d'orgueil qui avait été le sien l'avait grandement aidé à pactiser de nouveau avec ses Invocations. Hadès ignorait le pourquoi et le comment de son retour en ce monde. Il lui avait appris qu'il était désormais immortel, que ses pouvoirs sur la non vie iraient croissant et qu'il devrait payer ces privilèges en pourrissant sur place jusqu'à rétrograder à l'état de squelette. A moins qu'il n'ingère la chair et ne dévore l'âme d'un être doté de la même ligne de vie que lui. Pour cela, il devait retrouver certain objet censé n'avoir jamais existé, lui demander une chose réputée être irréalisable, enfin accomplir un rite plus terrible que ce que l'esprit humain pouvait concevoir. Que voilà un programme auquel je suis habitué, s'était exclamé Cloud.Pour ce qui touchait la première étape, l'intuition de l'ancien héros s'était avérée juste : au cours d'une de ses expéditions à la recherche de trésors, Dio avait bel et bien fait main basse sur le légendaire Miroir, cet objet, disait-on, capable de visualiser le passé et l'avenir d'une personne. Se mettre en condition de l'obtenir avait été ennuyeux et quelque peu salissant, quand il avait fallu expédier ad patres la soldatesque du Golden Saucer, puis raser la moitié du bâtiment à la recherche de la collection. En vain jusqu'à présent. Chou blanc sur toute la ligne. Peut-être Cloud aurait-il été mieux inspiré de laisser faire le sale travail à ses Spectres. Mais la perspective d'un peu de viande rouge avait été la plus forte. Et le jeune Dio l'avait vraiment fait sortir de ses gonds.
Il allait répéter la question au despote gigotant sous son étreinte lorsque les membres de celui-ci se ramollirent soudain. Sa tête sanguinolente et boursouflée pendait de côté au bout de son corps flasque comme une poupée de chiffon. Aïe... L'homme lui avait claqué entre les doigts.
Cloud se débarrassa du mort ainsi qu'on chasse un insecte importun : d'un revers de la main, et se concentra sur la suite des opérations. L'odeur du sang qui s'épanchait du corps des gardes épars autour de lui chatouillait agréablement ses narines, mais il choisit de l'ignorer. Ses pensées se dirigeaient vers un irritant casse-tête logique. La salle dans laquelle Dio Junior avait trouvé refuge ne présentait vraiment rien d'extraordinaire. Des murs de béton nu, des rangées de casiers à bouteilles, quelques fûts, un pressoir artisanal de bien modeste taille au regard du volume de la cave, au plafond un éclairage par arc électrique, et puis rien d'autre. Pourquoi diable s'être rendu ici en ses suprêmes instants ?
Il se dirigea vers le mur situé droit devant lui. Se concentra sur la profondeur de béton. Ne perçut rien. Il allait en défoncer la surface d'un coup de poing quand une formule magique lui revint en mémoire. Il ôta un de ses gants et se mit à incanter dans une langue oubliée aux accents rocailleux, à la suite de quoi il promena l'extrémité de ses doigts sur le mur. Le changement ne fut pas long à se manifester : l'aspect irrégulier, compact et granuleux de la surface s'estompait par paliers pour adopter une texture d'abord visqueuse, puis beaucoup plus fluide, enfin mouvante et presque liquide, dans laquelle il plongea résolument la tête. Il recommença la manoeuvre sur chacun des murs. Bientôt la cave tout entière ondulait au rythme d'une pulsation lente. Le béton s'affaissa alors brutalement et le sol disparut dans un gouffre béant.
Dio l'Ancien s'était cru malin en dissimulant le saint des saints, sa cachette personnelle, sous une muraille sans pierre. Sans doute son descendant disposait-il de moyens moins périlleux pour y descendre. Une échelle aux barreaux gondolés par le temps plongeait au fond du puits, mais Cloud n'endurait plus les handicaps physiques des hommes et il se laissa tranquillement descendre au sein des ténèbres. L'abysse plongeait sur une centaine de mètres, le long de ce qui paraissait une cavité naturelle. Là, tout en bas, s'appuyait un sas blindé et inoxydable. Quelques coups de pieds suffirent à le rendre à merci.
Le non vivant dédaigna les étagères surchargées de pièces d'orfèvrerie et les vitrines débordantes de richesses. Les coffres non plus ne retenaient pas son attention. Ce après quoi il en avait était trop volumineux pour être enfermé. Il fractura la porte de plusieurs chambres adventices. Enfin, son exploration se vit couronnée de succès. La dernière pièce barrée en deux par un rideau recelait un miroir en pied à la glace obturée de ruban adhésif. Une frise couvrait de ses motifs complexes les pieds, l'encadrement et le fronton de l'objet.
Il en émanait une aura relativement puissante, quoique encore trop faible pour être perçue par les humains et trop subtile pour atteindre les sens d'un guerrier. Comme mes compagnons, pensa Cloud tout à trac. La nostalgie du temps où leur bande courait le monde se fit aussitôt poignante. Mais il refusa de s'attarder sur le sort funeste qui avait atteint la plupart d'entre eux Les survivants ne l'intéressaient point. L'avenir se trouvait là, devant lui, incarné dans ce miroir. C'était sur cela qu'il devait concentrer ses pensées.
Il arracha l'adhésif. Même dans l'obscurité quasi absolue, il put distinguer un double de lui-même qui le regardait de l'autre côté de la surface réfléchissante. Cet autre lui-même vieillit à une vitesse prodigieuse. Quand le processus s'arrêta, un squelette en armure vêtu de son splendide manteau et de son armure le toisait de ses orbites caves. L'image se troubla, puis le Cloud actuel reparut.
L'ex Sauveur du monde se mordit la lèvre. La légende était donc véridique. Voici le destin qui l'attendait à moins qu'il n'y fasse obstacle.
Il leva une main à hauteur du fronton, vers l'inscription gravée à même l'argent massif. QVOD FORE PARATVM EST, ID SVMMVM EXSVPERAT DEVM. 'Ce qui doit se produire', traduisit-il, 'cela dépasse même le plus grand dieu'. Etrange. Hadès n'avait pas dit que le miroir comporterait une épigraphe latine. Ni surtout qu'il était loisible d'y lire un encouragement. Une vérification s'imposait. Il chargea l'encombrante glace sous son bras gauche, récita une formule et disparut dans un claquement de sa cape.
L'explosion qui secoua le continent ouest se fit ressentir de Nibelheim jusqu'au Mont Corel. Les équipes qui travaillaient à fouiller les débris de la cité comme les passagers du train de Corel Nord purent voir la spectaculaire colonne de flammes, puis le panache de fumée témoignant que le Golden Saucer venait de disparaître, monter à l'horizon et rivaliser l'espace d'une seconde avec l'éclat solaire. Il y eut toutefois quelqu'un à qui ne fut pas donné de contempler ce spectacle : certain colporteur qui avait décidé de longer la côte opposée à Gongaga. Un étrange personnage entièrement dissimulé par son manteau noir bouffant était apparu sur la route déserte, avait fait faire une embardée à son camion et l'en avait prestement retiré pour le coller devant un miroir où lui était apparue une horrible vision : lui-même hurlant pour la dernière fois de sa vie tandis qu'un visage couvert de sang dévorait ses entrailles.
Cloud essuya sa lèvre supérieure souillée de fluides visqueux et contempla, goguenard, l'inscription qui venait de paraître au fronton du miroir. Les capitales inclinées proclamaient cette fois : PRIMVM ME ILLORVM, DEDERIM QVIBVS ESSE HOMINIS, EXCERPAM NVMERO. 'En premier lieu, je me retrancherai du nombre de ceux que je reconnaîtrai des hommes'. Le doute n'était plus possible : les sentences latines délivraient un message à son intention. Il fit flamber la carcasse pillée du colporteur, et convoqua Hadès, qu'il soumit à un interrogatoire serré tout en s'amusant à concasser entre ses doigts le camion de sa victime. L'Invocation reconnut, d'assez mauvaise grâce, avoir toujours su que l'objet, dans certains cas rarissimes, pouvait fonctionner à la manière d'un planchette magique et délivrer des messages de l'au-delà.
Hadès dut modifier la densité de son corps pour éviter d'être blessé : Cloud venait de lancer sur sa tête la boule de métal tordu en laquelle il avait réduit l'énorme semi-remorque. L'objet traversa l'Invocation et disparut vers l'horizon en sifflant à vitesse supersonique.
— « Résumons-nous », laissa tomber l'ancien Sauveur du Monde. « Je dois maintenant me mettre en quête de la formule magique. Celle qui est censée contraindre le miroir à me révéler le visage de la personne dont j'ai besoin d'emprunter la ligne de vie. Je suppose que tu ne vas pas me dire de quel côté chercher, ni si je puis me fier à ces messages.
— Il n'est pas en mon pouvoir de t'aider davantage. De toute façon, tu n'en as pas besoin.
— Je sais. Si jamais j'avais fait chou blanc avec Dio, mon second choix aurait consisté à rendre visite au petit vieux de Kalm. Le pépé m'a confié un jour être âgé de plusieurs centaines d'années. Je sens qu'il est toujours en vie. Il me donnera sûrement un indice.
— Sûrement, oui. » L'Invocation réprima un sourire cruel. Non seulement son maître était sur la bonne voie, mais l'idée qu'il rencontrerait bientôt Celui qui se cachait sous la défroque du vieillard dans la dernière maison de Kalm, le remplissait d'aise. « Je dois encore t'apprendre quelque chose. Puissant comme tu es, tu ne crains presque plus rien, mais prend garde tout de même à mes paroles. Observe les signes ; les puissances de l'autre monde n'aiment point qu'on les prive de leurs prérogatives. Je doute qu'elles ne tentent rien pour reprendre certains de tes pouvoirs, tant qu'elles conservent encore un certain contrôle. Aussi, je t'avertis : méfie-toi des psychopompes. »
Cloud acquiesça. Il n'était pas besoin de lui en dire davantage, il percevait depuis déjà longtemps le conflit qui agitait l'au-delà. Il se tiendrait en garde contre les Escorteurs.
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Rouge XIII ne fut pas peu surpris de trouver Séphiroth et Vincent écroulés l'un à côté de l'autre sur la table du salon de la maison du vampire, au milieu d'une quantité respectable de bouteilles vides. L'haleine de l'argenté empestait le genièvre et le vomi, celle de Valentine, pire encore. Deux marques violettes au cou de Séphiroth laissaient imaginer la scène : soit de sa propre initiative, soit que l'autre avait insisté pour prendre sa part de la beuverie, il s'était enivré puis Vincent l'avait mordu. Saturé d'alcool, le sang surpuissant du fils de Jénova avait dû constituer un breuvage détonnant. Le plus étrange aux yeux de Nakani était que ces deux-là se détestaient. Souvent, comme en ce moment, le grand fauve devait s'avouer dérouté par le comportement des humains. Cependant le temps pressait. Il ne pouvait se permettre de faire dans la dentelle. Il alla s'affairer dans la cuisine avant de revenir au salon.
Deux sorts de Glace de faible niveau plus tard, les dormeurs sautaient sur leurs jambes, et accessoirement sur les brocs de café brûlant déposés devant eux. Dégrisés par le breuvage, l'un après l'autre, ils filèrent ensuite dans la salle de bain. Le fracas de la lutte menée par Séphiroth contre tous les ustensiles de toilette se répandit bientôt dans la maison. Puis ce fut un juron sonore — apparemment, le grand guerrier venait de se brûler avec le sèche-cheveux. Enfin il reparut, relativement plus à son avantage.
Rouge XIII embrassa du regard les deux anciens rivaux. Leurs yeux ne montraient pas encore de grande lueur d'intelligence, mais il ne pouvait patienter davantage. Il s'empara de la télécommande du téléviseur.
— « J'espère que vous vous sentez d'attaque. Parce que nous avons un problème sur les bras. »
Le visage du présentateur envahit l'écran. L'homme se tenait debout face à un immense cratère et débitait des données techniques, en s'excusant à tout bout de champ pour le spectacle qu'il infligeait aux téléspectateurs. Dans le coin droit, une incrustation montrait une jolie brunette qui tentait tant bien que mal de se frayer un chemin au milieu d'une marée humaine d'uniformes. Derrière elle, au delà des engins de terrassement et des véhicules militaires, le regard était attiré par une plaque d'un gris irisé qui recouvrait le sol à perte de vue dans toutes les directions. Rouge XIII laissa ses compagnons prendre connaissance du contenu des commentaires. On déplore trois mille disparus à Nibelheim, un bon millier au Golden Saucer, pérorait le speaker. C'est terrible. Terrible. Dans les deux cas, cent pour cent de la population semblent avoir péri. Les autorités manifestement débordées ont décrété la loi martiale sur tout le continent. Il faut s'attendre à des changements drastiques dans la vie quotidienne. Le Président déclare que des mesures, pour douloureuses qu'elles soient, seront prises afin de garantir que... » Lorsque deux paires d'yeux ahuris se retournèrent vers lui, Nanaki coupa le son et laissa tomber ces simples mots :
— « Prenez quelques affaires. Il nous faut disparaître. »
Apprendre que le pouvoir lui mettrait les deux affaires sur le dos au prochain bulletin d'informations, provoqua la colère de Séphiroth. La conscience d'être à la fois le coupable tout désigné de ces pathétiques humains et la victime expiatoire de leur sentiment d'infériorité, était un sentiment avec lequel il vivait depuis trop longtemps pour qu'il s'en offusque vraiment. Mais découvrir qu'il avait été assigné pour cible prioritaire au ban et à l'arrière-ban des forces du Néo-Soldat ; qu'une véritable armée s'ébranlait sans doute à cette heure en direction de l'ensemble de ses points de chute possible — en clair, vers tous les lieux où résidaient ou avaient vécu des relations à lui au cours du précédent siècle et demi — ; et qu'autorisation avait été donnée, au plus haut niveau de l'Etat, pour que l'on déploie contre lui des moyens extraordinaires, voilà qui faisait beaucoup.
Beaucoup trop.
Nanaki savait tout parce qu'il se trouvait encore dans l'entourage du président lorsque la nouvelle de l'anéantissement de Nibelheim était tombée. Le fauve avait facilement obtenu de rester dans l'équipe des conseillers à la présidence. Il en avait été écarté peu après qu'une équipe se fut rendue à l'emplacement du Golden Saucer et confirmé tant la nature magique de l'explosion que l'absolue similitude avec celle responsable de la destruction de la cité. Sitôt qu'était tombé le mot Matéria, le regard porté sur Rouge XIII avait changé. Des hommes en armes lui interdirent bientôt de circuler dans le palais du gouvernement. On le raccompagna aux appartements des hôtes de marque. Sous bonne escorte. Quand il eut saisi une conversation au fil de laquelle il était question de se saisir de ses Matérias, il n'hésita plus à s'évader.
— « Je les croyais purs, mais il n'en est rien », déclara-t-il en conclusion. « Leur recherche d'un bouc émissaire les aveugle. Il ne va falloir compter que sur nous-mêmes. »
Pour toute réponse, il obtint un moulinet de Masamune en l'air et le claquement sec de la chambre de percussion de Peine de Mort, l'arme ultime de Vincent.
Regressus diaboli : le retour du diable
