SVNT LACRYMAE RERVM

Cloud jeta un regard furibond à l'image enclose dans le miroir. Autour de Kalm, invisible à l'œil nu et pourtant bien présente, scintillait doucement la barrière qui avait stoppé net l'attaque de ses Spectres. Ses craintes se confirmaient : une force d'une puissance redoutable avait déployé la Rivière de la Vie tout autour de la ville — une géode de pure énergie mystique, l'émanation de la Planète. Ses hordes pouvaient tenir la campagne alentour, et la brume enchantée suscitée par ses soins, isoler le comté du restant du pays et garantir pour le moment le mystère sur ses plans, il n'y avait pas moyen de passer cet obstacle. Le temps pressait, pourtant.

Le non vivant se détourna et, dans un froissement d'étoffes sépulcral, alla s'asseoir sur son tout nouveau trône, ses pas éveillant d'étranges et volatiles échos sous les voûtes sinistres. Ses pensées bruissaient sous la contrariété. Il y avait autre chose. Une impression qui le touchait à un niveau beaucoup plus profond et personnel. C'était terriblement frustrant de ne pouvoir focaliser exactement sur la source de cette perturbation.

La chapelle où il avait élu domicile, nichée au plus profond des dédales d'un cimetière oublié, regorgeait d'énergies maléfiques, de sentiments violents, de magies anciennes et puissantes emprisonnées avec les corps de ceux qui les avaient détenues et à jamais confinées dans les pierres. Les secrets que murmuraient sans trêve les morts à ses oreilles l'irritaient de plus en plus. Il n'écoutait leurs regrets et leurs expressions de haine envers ceux qui voyaient toujours la lumière que parce qu'il n'avait pas encore trouvé moyen de faire taire ce babil douloureux dans son crâne. Il n'était pas reconnaissant aux plus résolues de ces âmes pour les maléfices qu'elles susurraient à son endroit, les incantations qu'elles murmuraient le long de ses terminaisons nerveuses : elles le distrayaient inutilement du but vers lequel était tendu la moindre fibre de son corps, ne le ramenaient que trop dans ses pensées, et vers cette même maudite introspection et ses suites douloureuses. Il avait été comblé, de son vivant. Trop longtemps, trop continûment pour pouvoir goûter de tout son cœur au baiser des ténèbres.

Cette pensée en appela une autre.

L'image du visage de Séphiroth dansa un instant devant ses prunelles — crispé dans une colère froide, l'œil dur, les lèvres plissées en une expression de dédain, son compagnon paraissait affreusement déçu. Il l'avait déçu. Le guerrier de naguère, arrogant et fanatique, n'eut pas fait plus triste figure.

Le fantôme s'estompa et Cloud se tassa sur lui-même. Le cri de détresse qu'il avait laissé échapper, tandis que le visage aimé miroitait devant lui, se répercuta dans la salle, prenant de l'ampleur, jusqu'à ce que le son lui revienne en pleine face. Il réalisa alors, un brin choqué, que ce n'était plus une plainte, mais une stridulation haute et railleuse. Comme si les voûtes et la géométrie complexe de la nef de pierre lui avaient craché leur mépris.

— ASSEZ !

Deux mains griffues retombèrent lourdement sur les accoudoirs. Il s'était affaissé, plutôt effondré, dans son trône. Le basalte noir trembla sous son poids. Trépidation modeste, lui sembla-t-il. Aussi fut-il très étonné lorsque le sol et les murs se mirent à osciller, le miroir à danser sur ses pieds d'argent, et que de la poussière de tombe mêlée à de la pierre friable commença à pleuvoir ça et là dans la pièce. Les voix dans sa tête glapirent à qui mieux mieux, c'était insupportable. S'il ne remédiait pas tout de suite au mugissement de ces myriades d'esprits incorporels, il le sentait aussi clairement que le tassement douloureux de son corps sous lui, sa cervelle lui jaillirait par le moindre orifice du crâne et irait asperger les murs. Il leva sa main droite dans un pur concentré d'adrénaline. Le silence s'établit subitement. Un calme absolu, surnaturel. Effrayant.

Il pouvait ressentir la terreur, l'excitation, qui montaient des spectres grouillant à la limite de son champ de perception, dans le sol, les murs, les voûtes et l'air fétide.

Qu'avait-il donc fait pour provoquer pareil choc chez les êtres au delà de la mort ?

La réponse lui vint lorsqu'il baissa les yeux et que son regard tomba sur le poing brandi à hauteur de son cœur. Ses phalanges émaciées par l'ensevelissement baignaient dans un nimbe de lumière noire irisée, si dense et si épaisse qu'aucune clarté, pas même celle du plein jour, n'aurait été capable d'en faire miroiter la surface. Dans la pénombre qui inondait la salle, leur obscurité rayonnante ressortait avec la netteté d'une tache de révélateur sur une photographie.

Il ramena sa main devant ses yeux, fasciné. La sphère de pure obscurité vacilla, incertaine de sa présence, puis s'arqua et tremblota sur elle-même afin de suivre le mouvement. La sensation remontant de ses articulations n'était en rien désagréable, juste... étrange. Il se corrigea aussitôt. L'impression de pouvoir qui remontait le long de son bras était envoûtante. Littéralement. Comme de jouer avec un feu ardent sans en être soi-même brûlé, tout en ressentant la moindre implication physique — le jeu des atomes modifiés par cette force incongrue, la soudaine modification dans l'atmosphère et la réalité environnantes, l'altération de la pesanteur de son corps. Les mots lui manquaient pour définir les sensations que la force qui jouait au bout de ses doigts éveillait dans son être pourrissant. Cloud se souvint avoir un jour éprouvé des impressions similaires, lorsqu'il était tombé dans la Rivière de la Vie et avait bien manqué périr des suites de l'overdose de Mako. A ceci près que cette force noire était l'antithèse de l'âme de la Planète.

Sans le vouloir mais en cherchant confusément à repousser ses pensées trop humaines, il avait invoqué le contraire de la force de la vie. La Négation. Le bruissement des voix autour de son cerveau était respectueux, misérable même, désormais. Tout pâlissait devant la puissance souveraine du Néant, et devant l'être qui s'en jouait.

Une présence étrangère s'insinua soudain en lui. Assez faible, diffuse quoique déterminée. Emanant de l'extérieur, à une très grande distance, et relayée par les étranges dimensions de l'au-delà. Son attention se reporta sur l'intrusion, l'espace d'un battement de son cœur mort. Trop brièvement, et il ne put assimiler le sens du message télépathique adressé par un de ses Hauts Spectres, mais bien trop longtemps au goût de la force noire. Dédaignée, la balle de Négation avait déjà éclaté entre ses doigts, non sans un trille douloureux à l'adresse des nerfs de son bras.

La contrariété de Cloud redoubla une fois qu'il eut pris la pleine mesure du message. Les oreilles immatérielles qu'il avait envoyées traîner dans les couloirs de la Shinra avaient eu vent de nouvelles alarmantes. Des voix s'étaient élevées, au sein du comité de direction, pour lesquelles Séphiroth ne pouvait en aucun cas être responsable du double carnage de Nibelheim et du Golden Saucer. La trace énergétique de son pouvoir, clonée jadis par Hojo et précieusement conservée par les Présidents successifs, ne cadrait pas avec celles relevées dans les décombres. Du moins, pas totalement — pas aussi complètement qu'il l'eut fallu. Et ce doute raisonnable divisait les cadres du régime. A cela les militaires avaient objecté les vraisemblances, le passé du ci-devant fils de Jénova, sa fuite même. Sans réussir à renverser complètement la preuve scientifique.

Le non vivant laissa filer le lien télépathique avec Midgar et retourna un moment la situation dans son esprit. L'illogisme des faits était précisément son meilleur atout. Tant pis, Kalm devrait attendre. Laisser la Shinra libre de reconsidérer froidement chaque piste, de remettre les possibilités à leur place logique, risquait par trop de la mener dans la bonne direction. Quant à permettre à Séphiroth de dévider l'écheveau, à coup sûr cela le conduirait à marcher sur ses brisants. Quoique le risque fût infime, il était préoccupant de voir, à court terme, s'ouvrir deux fronts pour le nouveau Seigneur des Morts. Si ses anciens compagnons étaient, comme il y avait toute chance, bel et bien en fuite, ils iraient certainement récupérer le sous-marin à Junon. De là, il leur serait possible de gagner n'importe quelle destination à leur convenance.

Depuis son installation dans le cimetière, son instinct murmurait en effet à Cloud que les derniers survivants de sa bande s'étaient mis en branle contre lui. Sans savoir au juste la nature du danger ni s'ils pourraient le surmonter, Vincent et Nanaki avaient fait exactement ce qu'il aurait jugé, lui, être impossible en d'autres circonstances : pactiser avec leur ancien ennemi et admettre dans leurs rangs celui qui avait confisqué à son seul profit l'affection de leur leader.

Cette dernière idée lui était étrangement désagréable. Ce fut elle qui précipita sa décision.

Plutôt que d'y mettre obstacle, s'était dit Cloud, il serait plus judicieux de retourner à son profit et l'événement et la prescience qu'il en avait. Laisser filtrer la nouvelle de leur passage à Junon suffirait, pourvu que le timing ménageât à ses 'poursuivants' l'avance qui leur permettrait de constituer de parfaits boucs émissaires : présents sur les lieux au plus mauvais moment, puis déjà hors de portée et incapables de seulement songer à se disculper du grand coup que le blond s'apprêtait à frapper. L'occasion serait trop belle, pour la Shinra, d'en finir avec son plus mortel ennemi, et pour lui, de vider Midgar d'une partie de ses troupes. Juste au cas où...

Par la suite, quand le monde entier serait au fait de l'odieux forfait commis par Séphiroth et par ceux qu'il faudrait se résoudre à nommer ses complices, il n'y aurait pas la plus petite autorité qui ne les vouerait collectivement aux gémonies, pas la moindre bonne âme pour faire obstacle à ce que ne s'ouvre une traque absolue. Le chaos subséquent offrirait amplement à Cloud matière à remplir son grand dessein.

Devoir manipuler ses plus chers amis ne lui pesait pas autant qu'il ne l'aurait pensé. Non que son cœur fût de glace. Loin de là. Mais il fallait par dessus tout se montrer pragmatique. Tant qu'il serait en son pouvoir de parvenir à ses fins sans provoquer d'affrontement direct avec ses anciens compagnons et seuls véritables adversaires, il n'avait pas lieu de craindre quoi que ce fût. Ni pour sa personne ni pour ses projets. La solitude et la souffrance seraient vite oubliées.

Il convoqua les plus zélés de ses Spectres et leur intima un ordre qu'il n'aurait jamais cru possible de s'entendre donner une seconde avant de commencer à parler.

— « Trouvez-moi une cible civile, du côté de Junon. De préférence facile à circonvenir, comme un orphelinat ou un camp de vétérans. Et que ce soit brutal. A la dernière extrémité. Je viendrai apporter moi-même la touche finale. »

oooOOOooo

— « Je vous avais dit qu'emprunter le submersible était une très mauvaise idée ! On a la matéria Sous-marin, on aurait pu y aller par mer, à dos de chocobo ! Comme on a fait depuis Mideel. Mais non, parce que j'ai de la fourrure, on ne m'écoute jamais.

— Va falloir le répéter jusqu'à quand ? Un peu ça va, de jouer les poissons... Moi, ça me gonfle, et je suis sûr que l'autre est de mon avis, il y en a marre de l'eau. Si au moins t'avais eu le dos assez large, et des fusées dans le cul, pour nous faire voler jusque là-bas... »

Séphiroth se tourna de l'autre côté de la couchette, regard braqué vers le coin le plus obscur de la cabine, et remonta le couvre-lit au dessus de sa tête dans l'espoir d'étouffer les bribes de la querelle opposant Nanaki à Vincent. Comme s'il se suffisait pas de traverser un mitraillage intensif de la part de la marine de guerre de la Shinra, il fallait que ces deux-là se disputent. Cela n'avais pas arrêté depuis qu'ils avaient accroché un écho sonar, peu de temps après avoir quitté Junon. Bientôt leur vieil écran fendu avait regorgé de points verts de mauvais augure, et la même compréhension était passée dans leurs yeux : ce n'est pas seulement mort que le gouvernement mondial brûlait de voir Séphiroth, mais anéanti jusqu'à l'ultime molécule de son corps, et même au delà, pour avoir déployé des moyens aussi invraisemblables. La danse n'avait pas été longue à commencer : les détonations des grenades sous-marines, les ondes de choc, les remous, le moindre objet dansant violemment dans le submersible — et les criailleries. Surtout les échanges doux-amers, tandis que les deux ostrogoths se disputaient la barre. A se demander comment Cloud avait jamais pu mener sa bande à la victoire, avec de tels énergumènes...

Cloud... Le grand guerrier s'en voulut aussitôt pour cette pensée. Le fait de savoir qu'il ne restait plus rien de lui passait déjà l'entendement ; mais n'avoir jamais été capable ne fut-ce que de se recueillir une fois, une seule, toute petite fois, sur la tombe de son compagnon — tu ne le pourras plus jamais, maintenant ! — accablait Séphiroth sitôt qu'il fermait les yeux.

Le sous-marin décrivit une embardée nettement plus prononcée que les autres, et le fils de Jénova découvrit avec amertume que son pedigree ne le prémunissait certainement pas contre les bosses. D'un geste rageur, il dégagea le traversin derrière le sommet de son crâne endolori par le contact avec la tête du lit et se mit en devoir de trouver une position qui le garantît contre un autre tête-à-queue de l'embarcation. Selon toute apparence, ils essuyaient un mitraillage intensif. Le temps qui s'écoulait sans aucun succès ne paraissait pas décourager leurs poursuivants. A soi seul, cela ne laissait pas de l'étonner. Depuis quand les petites mains qui trimaient sur les bateaux vétustes de la Shinra faisaient-elles montre d'un aussi singulier entêtement ?

La réponse fusa, désagréable à son amour-propre. Impossible pourtant de se retenir de la dire à part soi. Cloud n'avait jamais accepté qu'il se voile la face sur son passé.

Depuis qu'il avait été mis hors d'état de nuire.

N'importe comment, les ordres des potentats de Midgar n'avaient jamais été suivis avec autant de constance. Manifestement, la flotte entière lui en voulait. Les poings crispés à se rompre étaient tout ce qu'il s'autorisa en fait de manifestations de sa frustration. Il avait été nettement moins renfermé du temps où sa vie s'écoulait dans la chaleur de l'affection du blond, mais le retour pour le moins brutal au silence contraint du dialogue avec soi-même lui avait arraché toute envie de fendre l'armure. C'est à peine si la haine conjuguée de l'humanité, des cieux et de la Planète en personne lui importait, désormais. En d'autres temps, alors qu'il était encore sous le choc du décès de Cloud, il avait caressé l'idée de redevenir un fléau, dans l'espoir insensé qu'une mort miséricordieuse viendrait l'arracher à son affliction. Mais plus question maintenant, son amour-propre ne l'aurait jamais souffert. Pas face à des pygmées actionnés par une bande de bureaucrates encore plus ivres de leur fatuité que ne l'avait été Rufus. Ces impuissants, s'ils le provoquaient sans trêve, connaîtraient sa colère.

Et ses bien improbables compagnons n'empêcheraient rien.

Sépihiroth n'en pouvait mais, l'attitude des gens de Junon à leur égard l'affectait. Il avait beau, comme Général puis aspirant Maître du monde, n'avoir rencontré dans sa vie que la crainte respectueuse, remplacée par un déni à peine poli de son existence lorsque le pardon ostensible de Cloud avait fini par agir sur les plus remontés à son encontre parmi les humains qu'il fréquentait, la froideur mutique, le détachement qu'il avait ressentis tout autour de lui pendant que leur petit groupe progressait travesti dans les quartiers portuaires de la ville, lui inspirait des sentiments d'une acuité inhabituelle. Il se demandait si les autres en avaient été frappés, ou si l'atmosphère irréelle de leur marche à travers les ruelles enchevêtrées de la grosse bourgade participait d'une tonalité trop subtile pour des sens qui restaient, il ne devait pas l'oublier, ceux d'un Turk et d'un fauve transgénique — infiniment grossiers comparés aux siens. Rien ne l'avait d'abord frappé : l'activité débordante ressemblait à celle de n'importe quel jour de la semaine sur les marchés et les docks, il y avait, au mieux, un rien trop de monde qui passait dans tous les sens sans paraître les voir — Dieu savait pourtant combien Nanaki aurait dû sembler insolite avec son corps impossible à déguiser ! —, mais son sens du danger, inné chez Séphiroth, ne s'était pas déclenché une seule fois. Jusqu'à ce qu'ils quittent l'enchevêtrement de la vieille ville pour déboucher à l'air libre, sur la grand place, nez à nez avec les arcades de l'Hospice Général. L'argenté avait bien cru relever une affluence incongrue, à cette heure avancée du jour et pour un lieu qui n'offrait guère que ses splendeurs architecturales ; il aurait dû remarquer combien les visages fermés tournés en direction du bâtiment convergeaient dans le vague. Mais rien ne l'avait préparé au malaise qui avait coulé en lui sitôt que ses compagnons eurent plongé dans la masse afin de rejoindre les hangars à un jet de pierre de la place. Le grand guerrier avait presque ressenti de la peur en coudoyant ces gens d'apparence si inoffensive.

Surgi il ne savait d'où, l'étau d'une migraine s'était refermé sur sa pensée consciente. Il n'eut pas été étonné d'apprendre qu'il se ressentait d'une cuite aussitôt oubliée que consommée, tant l'irréalité de ce que ses sens enregistraient allait croissante. De puissantes forces lui donnaient l'impression de s'être réunies sous le travesti d'une scène presque parfaitement normale. Toute chaleur de vie propre désertait ces corps dressés sur leurs jambes dans une parodie d'existence consciente. La manière dont ils retenaient leur souffle, posant chaque et chaque respiration, dont leurs vêtements flottaient autour d'eux, ce que leur mise possédait de contraint — une robe au corsage un rien trop ouvert dévoilant qui une bretelle retournée qui une lingerie chiffonnée, une chemise boutonnée de façon dissymétrique, un pan de tricot sortant d'un pantalon à un endroit éminemment stratégique : on n'allait pas lui dire que tous ces gens s'étaient donné le mot et décidé d'aller dans un négligé qui ne cadrait que trop avec leur absolue carence d'expression. Quelque odeur, chaleur, normalité qui émanât d'eux — il en fut rapidement convaincu, aucun ne pouvait être aux commandes. Leur volonté, inhibée, absente en chacun, était collective. Quelque chose les transcendait. Quelque chose de sombre. Bientôt, les visages anonymes défilant devant Séphiroth se prirent à grimacer en des angles impossibles, comme si leur chair n'avait été qu'un masque dont les apprêts se seraient fissurés. Devant ses yeux aux pupilles dilatées peinant à accommoder au sein du voile violacé qui nimbait désormais la scène, tournoyait une farandole de sons et de couleurs, une ronde hypnotique dont les pavots s'infiltraient par chacun des pores de sa peau.

Puis la folle farandole exécutée par la foule autour de son cerveau s'était arrêtée. Net. Il ne l'avait cependant réalisé que lorsque Nanaki, se détournant de son chemin, avait pris la peine de revenir sur ses pas comme l'argenté s'égarait dans une ruelle. Cela faisait un petit moment, comprit ce dernier, qu'ils avaient laissé derrière eux la place aux si étranges badauds. Il avait été seul à percevoir ce qu'il préféra ranger au rayon des illusions — la faute sans doute à la pression, au manque de sommeil. Et à l'envie de ne plus voir le monde qu'à travers le prisme de l'ivresse. Bon sang, il se comportait à la manière d'un soiffard travaillé par son vice !

Tous trois étaient parvenus sans encombre jusqu'à leur destination : un hangar d'aspect anonyme au bout d'une jetée déserte, sur lequel Cid, toujours à la recherche d'un coin tranquille, avait jeté son dévolu et qu'il avait aménagé en port d'attache pour le sous-marin Shinra. L'entrée en était adroitement dissimulée parmi un fatras d'ancres de marine, aussi ne la repérèrent-ils pas d'emblée, et la pièce sur laquelle elle s'ouvrait leur fit craindre un moment que le plan tracé par Cid ne fût erroné. A mieux y regarder, l'anonymat de cette resserre encombrée de filets, de drisses, de tonnelets et d'une enfilade de caisses trahissait le factice. Un simple décor. Il fallut néanmoins le flair de Nanaki — plus quelques jurons bien sentis à l'adresse des deux autres — pour mettre à jour une trappe ménagée au beau milieu des rogatons amoncelés. Séphiroth paraissait hors de lui-même, perdu dans ses pensées, et Vincent en bon Turk confronté à une situation ne requérant pas la force, n'avait pas manifesté la moindre velléité de se rendre utile. A défaut de mains, le grand fauve s'était servi de ses griffes afin de dégager le passage, semant à cette occasion une pagaïe indescriptible. Une fois à l'intérieur, la vision d'un bassin complètement envasé, d'un quai chargé de palettes de rations — Cid semblait avoir entassé pour des siècles de denrées alimentaires séchées — et d'un kiosque de sous-marin en manque de peinture mais point trop corrodé, avait arraché un mouvement de joie même au glacial Séphiroth.

Le temps de procéder aux vérifications d'usage, et ils étaient à bord.

Un choc sourd ébranla le sous-marin. Le dormeur fut instantanément sur ses pieds. Cette fois, les grenades étaient passées à un cheveu. Non de non, que trafiquaient-ils, dans le kiosque ? Dans un soupir, l'argenté récupéra son manteau de la patère à laquelle il l'avait accroché. Aucune envie particulière ne l'animait, de passer la porte et remonter la coursive le long du sous-marin. Trouver le fauve et le Turk en train de se chamailler à propos de leurs (in)compétences respectives à piloter l'engin hors du mitraillage, très peu pour lui. Surtout en ce moment où son corps nauséeux, plus encore que ses pensées confuses, le rendait à peu près inapte à toute réflexion sauf celles purement machinales. Tenir droit. Avancer un pied devant l'autre. Garder son quant-à-soi et sa distance hautaine.

Quand il se fut enfin décidé à faire son apparition dans le kiosque du submersible, ce ne fut pas la machinerie qu'il lui fut donné de voir en premier. Ni quoi que ce soit.

Un poids massif s'abattit sur lui et la plaqua net au sol. Dans la seconde, deux rangées de crocs s'interposaient entre son cou à nu et la main qui tenait Masamune.

oooOOOooo

Déchirant le firmament à une altitude fréquentée par les seuls aéronefs, la silhouette noire ourlée d'argent infléchit sa course et décrivit un virage à pleine vitesse. La lune purpurine semait d'opale et de carmin son visage auguste, beaucoup plus pâle encore que l'original, et aspergeait d'un sang vermeil les mèches folles entraînées par le vol.

La cible était en vue. Le seul avion radar que possédait la Shinra dans cette partie du monde. Une pièce maîtresse de leur dispositif militaire, et Cloud s'apprêtait à l'effacer du jeu.

Un de ses plus vieux rêves s'était réalisé lorsqu'il s'était revêtu, plus tôt dans la journée, de l'apparence de Séphiroth. Modifier son corps à l'image de celui qu'il connaissait si bien avait été une joie. Du moins au début. Jusqu'à ce qu'il comprenne qu'il avait fait bien davantage que se grimer — son organisme d'emprunt était l'exacte réplique de son cher et tendre, y compris ses pensées, et l'affaiblissement physique qu'il avait senti refluer chez l'autre dès l'instant qu'il était devenu lui, l'avait fait se sentir coupable. Affreusement triste aussi, ainsi que sale. Quelque part, cela revenait à violer l'intimité de Séphiroth — pas seulement au physique, mais son être même, son âme. Pire, la transformation portait en elle son lot d'inconvénients : le grand homme était beau comme un dieu sans nul doute, chacun de ses mouvements empreint de perfection et de grâce, si bien qu'il se sentait grisé de participer à cette unité d'êtres, mais se glisser dans sa peau avait déçu le non mort. La chair était si triste, hélas, si faible et si limitée, en comparaison de ce que pouvait accomplir sa propre enveloppe cadavéreuse. Pour la première fois, Cloud eut la conscience, adamantine, de sa supériorité.

Il avait joui à chaque instant de cette sensation. Quand elle s'était envolée, remplacée par la certitude que Séphiroth souffrait trop de ce partage de sa force de vie, le regret, puis le manque l'avaient étreint. Pas suffisamment pour le faire dévier de son projet, mais assez pour le décider à mettre fin au sortilège sitôt que le besoin cesserait de s'en faire sentir.

C'est-à-dire maintenant.

Le missile de cuir et d'argent vira à angle aigu, ascensionna de manière à se positionner dans l'exact alignement de sa proie, puis entama sa descente sur l'aéroplane selon un vecteur qu'il savait peu ou prou impossible à couvrir par les radars. Ses contours se modifiaient à mesure que la distance diminuait. Des mèches blondes et hirsutes surgirent sous l'or blanc qui couronnait sa tête, son sabre de deux mètres allait épaississant en forme d'une épée à deux mains presque aussi longue, son grand manteau noir s'évasait en une cape raide et empesée comme une aile de chauve-souris, puis ce fut le tour de son regard de tourmaline de s'abîmer au sein de deux fentes bleues translucides. Deux billes d'azur à l'éclat marmoréen et aveuglant.

Avec ses deux rangées de hublots partiellement occultés, son mufle proéminent et ses antennes paraboliques animées d'une rotation incessante, la carlingue blanche et pansue présentait l'allure maladroite d'un pélican. L'énorme oiseau ne pourrait pourtant se garder de son attaquant de la taille d'une mouche et de la force d'une armée déchaînée.

Les bottes du non mort touchèrent le bastingage au niveau de la voilure de queue. Sa main levée avait déjà invoqué l'obscurité luisante d'une nuitée de Sabbat, et l'eau des ténèbres, telle une pieuvre qui s'enroule, draina aussitôt toute énergie hors de l'avion.

Sa chute dura longtemps, ignorée, silencieuse. Le manteau de noirceur qui tombait comme une pierre se fondait dans la nuit environnante, à peine rompu par les quelques flashes de lumière, témoins impuissants et falots de la résistance opposée par les occupants de l'engin à l'assaillant et à sa faim dévorante. Puis tout se fondit dans les ténèbres. Les rares débris qui finirent au fond de l'océan ne dépassaient pas la taille d'une orange.

oooOOOooo

Séphiroth repoussa l'étreinte de Rouge XIII et se projeta à toute volée vers l'arrière quand le chat géant lui fonça dessus, griffes et crocs dehors... pour se retrouver ceinturé par une poigne d'acier. Vincent. L'homme rouge était de beaucoup son inférieur sur le plan de la résistance physique, mais il pressait les canons jumeaux de Peine de Mort contre la carotide couleur de craie. L'argument porta. Masamune, à regret, lui échappa des mains, aussitôt écartée dans un coin par un magistral coup de patte. La flamme qui dansait au bout de la queue de Rouge XIII brûlait ainsi qu'une torchère. Vive, haute, incandescente — à l'image de la fureur déformant son visage.

Vincent fit un signe à son acolyte, l'air de signifier que tout irait bien. Ensuite de quoi son étreinte autour du thorax de Séphiroth se relâcha progressivement. Très, très doucement. Bien que l'effort qu'il mettait à se maîtriser et à se retenir d'éclater à la manière de Nanaki consommât le plus clair de sa force d'âme, le vampire dardait sur son rival la même prunelle assassine que le fauve. Une envie de meurtre délirante menaçait même de submerger sa partie humaine. Chaos n'y était pourtant pour rien ; les présages d'une prochaine transformation ne se lisaient point sur les traits altérés de l'ex-Turk. Séphiroth choisit de réagir en portant le fer au plus creux de la plaie : il fut hautain et insupportable quand il ouvrit la bouche.

— « On ne peut pas vous laisser trois heures entre vous sans que vous ne vous écharpiez... ou décidiez que je représente tout à coup la Bête immonde... Je vous octroie deux minutes pour vous expliquer, après quoi je vais vraiment piquer un fard.

— Voilà une assez bonne définition de la pourriture que tu es, en effet ! » Le baryton profond de Vincent était las, atterré, comme vaincu par l'horreur de la connaissance qu'il avait sur la langue. « J'aurais cru que cent ans passés auprès de lui auraient eu raison de tes instincts ; visiblement, je me berçais d'illusions. Ecarte-toi de moi. Très doucement. Tu me dégoûtes.

— Estimes-toi heureux que l'espace confiné où nous sommes nous interdit d'utiliser nos armes. Ta cervelle aurait depuis longtemps tapissé les écrans...

— Quelqu'un va-t-il finir par me dire ce que j'ai fait, tonnerre de Dieu ? »

Pour toute réponse, Vincent étendit la main vers une console et enfonça une commande. Le luxe de précautions qu'il avait déployé afin d'exécuter ce simple geste était éloquent : soit la paranoïa qui paraissait contrôler Nanaki le tenait lui aussi, soit l'argenté lui inspirait pour de bon une terreur sans nom. Et cela était nouveau.

La même suite d'images, répercutée autant de fois qu'il y se trouvait d'écrans dans le kiosque, envahit le champ de vision de Séphiroth : son visage, barbouillé de sang du menton à la racine des cheveux, en train d'égorger férocement un vieil homme en uniforme brun, puis prenant la pose tandis que sa lame transperçait d'un air dédaigneux trois nurses l'une à la suite de l'autre, accourues dans leur terreur suite aux cris et piégées par la sauvagerie du spectacle. La vidéo, de mauvaise qualité, montrait ensuite une boule de feu lancée sur la caméra, et l'image disparut dans une explosion de parasites. Le grand guerrier avait eu le temps de remarquer la date et l'heure portées au bas de ce qui devait être une bande de surveillance : il s'agissait du moment même, à très peu de choses près, où ils s'étaient trouvés dans le centre de Junon, plus tôt ce même jour. Une minute, se dit-il, les mots s'étranglant dans sa gorge comme ses pensées s'effilochaient avant qu'il parvint à les ordonner. Il répétait à part lui les mêmes trois mots, mantra dérisoire comparé à la réalité mais qui était tout ce qu'il parvenait à articuler :

— « Pas moi... Impossible. Pas... moi. Impossible. Pas —

— Tu vas nous dire ce qui t'es passé par la tête, pour revenir de cette manière à l'Hospice général et perpétrer cette boucherie ! ». La haute-contre de Nanaki avalait la moitié des sons, tant sa contrariété animale prenait le pas sur sa réflexion humaine.

— « Ces images passent en boucle sur tous les canaux militaires depuis des heures », expliqua Vincent, « mais nous n'avons pu les capter qu'il y a peu de temps. Je comprends mieux pourquoi tu restais en arrière, à Junon. A partir de quel moment as-tu résolu ce carnage ? Juste avant de te laisser distancer, ou dès que nous sommes entrés dans la ville ? J'avais cru remarquer que tu n'étais pas dans ton assiette, mais de là à —

— Je n'ai rien fait ! Et d'abord, je n'en aurais pas eu le temps matériel... Souvenez-vous, je ne suis pas resté en arrière de plus de quelques mètres, ni distant de vous d'autre chose que d'une poignée de secondes. Une minute ou deux, grand maximum. Réfléchissez, j'aurais dû être couvert de sang, je ne sais pas moi ; c'est un cauchemar ! »

L'accent de sincérité qu'il avait mis dans ces mots, les premiers cohérents qu'il parvenait à formuler, troubla Vincent. Ce n'était pas là le terrifiant chien de guerre qui, encore aujourd'hui, impressionnait assez le vampire pour le poursuivre dans ses rêves. Non moins que le demi-dieu qui lui avait ravi l'amour du seul être à l'avoir obsédé davantage que Lucrétia. Et il prenait la nouvelle d'une manière anormalement concernée, pour une personne dont le credo avait toujours été de ne laisser rien transparaître de ses pensées. Nom de nom, même le jour de l'enterrement, il avait trouvé moyen de ne s'exprimer qu'à mots comptés, châtiés sévèrement et sans rien marquer de la douleur qui ravageait ses entrailles.

Leurs yeux se croisèrent, prunelles terre de Sienne contre lacs miroitants d'émeraude. La dureté de façade craquait ; par delà la tristesse et la lassitude accumulées, la vulnérabilité était presque palpable. La vulnérabilité et un sentiment totalement inhabituel chez cet homme de glace. Etait-ce, se dit Vincent... du remords ? Cela ne se pouvait pas. Il devait avoir mal vu.

L'idée qu'il ne se trompait en rien s'était muée en certitude, au moment où il avança en direction de Rouge XIII afin de poser une main apaisante sur son dos parcouru de tremblements.

— « Nanaki, je ne suis si plus certain que ce soit lui. La vidéo proclame qu'il se trouvait là-bas, qu'il a perpétré toutes ces choses, mais... bordel de merde, on était si près de lui ! Nous le savons, la Shinra est orfèvre en coups montés. Rien ne garantit la véridicité de cette bande. »

S'il avait été possible à l'incompréhension, puis l'indignation, de dépasser le degré qui s'exprimait à présent dans le seul œil valide de Rouge XIII, et de ressortir sous forme de rayon laser, ce dernier se fut changé en arme mortelle. Par chance pour les deux humains qui se tenaient devant le fauve, son horreur absolue ne les carbonisa pas sur place. Elle prit simplement la forme d'une bordée d'injures en dialecte animal. Quand la grêle fut passée, Nanaki avait pris un air songeur. Sur son front, Lune Limitée ne semblait plus devoir à tout instant décharger sa puissante attaque plasmatique. Ceci dit, la corne demeurait menaçante.

Séphiroth s'était avancé jusqu'à la console la plus proche. L'absence d'expression dont il était coutumier lorsqu'il réfléchissait avait cédé la place à un intérêt passionné. Ses doigts exploraient le clavier à la recherche de touches sur lesquelles il ne parvenait pas à mettre la main.

Vincent réalisa qu'il souhaitait revoir la cassette, et cette fois-ci dans son intégralité. Il recherchait visiblement un point d'ancrage dans la réalité, un fait tangible qui le confirmerait dans sa certitude absolue qu'il était innocent du nouveau carnage à lui imputé. Le vampire s'approcha et rembobina l'enregistrement qu'il s'était fait à son usage personnel un peu plus tôt. Le regard pesant de Nanaki les embrassait l'un et l'autre dans la même réprobation. Pourtant il ne dit rien.

La vidéo montrait comment les portes, les fenêtres, la moindre ouverture enfin au rez-de-chaussée de l'hospice, avaient été fracturées par une foule déchaînée, laquelle s'en était aussitôt prise aux patients et aux personnels. Ils les avaient battus à mort avant de les dévorer, les dépecer plutôt en se les disputant, car très rapidement aucun des assaillants n'avait plus rien possédé qui les rattachât à l'humanité. Les habits et les chairs s'étaient ouverts dans le sens de la hauteur, et repliés sur eux-mêmes, ainsi que l'on dépiaute un fruit ou que l'on dégage un épi de maïs de ses fanes, révélant des formes obscures revêtues de longues robes noires parsemées de peau, de cheveux ou de fluides vitaux. Dans le néant de leur visage occulté par le capuchon de ces bures, luisaient sinistrement des yeux fendus. Aucun doute n'était possible sur l'identité de ces êtres : tous dans le sous-marin avaient reconnus les Pénitents de Séphiroth. Et il y avait fort à parier que la mémoire de ces atroces marionnettes n'avait pas non plus été perdue, du côté de la Shinra.

Puis la porte principale avait volé en éclats et il était apparu. Un Pénitent avait désigné une direction à son attention, recevant pour toute récompense le tranchant de Masamune à travers sa capuche, prolongé d'un sourire carnassier. Les caméras des halls le suivirent dans sa progression infernale. Le poste de commandement infirmier qui maintenait encore un semblant de résistance, avait eu droit à une démonstration de la redoutable efficacité de Supernova. Une partie de l'étage s'était éboulé sous le souffle de l'invocation. Les rares survivants qui s'égayaient, il les avait, l'un après l'autre, méticuleusement éradiqués. L'absence de son conférait un relief saisissant à ses coups d'épée, et les corps s'abattaient, et le sang giclait, oh tout ce sang dont le noir et blanc de la bande ne réussissait pas à atténuer l'atrocité. Les trois nurses étaient tombées les dernières, parce qu'il semblait avoir voulu jouer avec elles. Sans doute leur beauté et leur innocence avaient-elles excité en lui un courroux qui ne serait pas satisfait d'une boucherie expéditive. Leur course éperdue dans les débris de la bataille finissante avait été insoutenable, la curée accueillie presque à la manière d'un soulagement par elles ainsi que par le spectateur muet d'effroi. Le visage de statue païenne éclaboussé d'écarlate qui s'encadra dans l'objectif, figé dans ce qui paraissait un rictus satisfait juste une poignée d'instants avant que la boule de feu ne fasse griller la dernière caméra, était bien fait pour hanter les rêves des moins impressionnables des militaires.

— « Alors, satisfait ? », tonna Nanaki. « Si ceci est une mascarade, je vous autorise à me tanner le cuir et à vous en faire un manteau !

— Je me demande si... »

Vincent n'eut pas le loisir de terminer sa phrase. Une forte explosion les assourdit tous. Le sous-marin piqua violemment du nez. Nanaki et lui sautèrent sur leurs pieds. Ils avaient déjà rejoint leurs instruments, se retenant à ce qui pouvait leur offrir un point d'ancrage parmi les turbulences et les remous qui menaçaient de broyer l'engin à chaque seconde. Séphiroth — mais comment était-il capable de se maintenir en station debout, s'interrogeaient-ils l'un l'autre en silence, parfaitement conscients que la réponse ne leur apporterait rien dans la situation actuelle — continuait à fixer l'écran principal. Il y avait quelque chose de surréaliste à le voir scruter avec une mine défaite au delà de toute expression cette image de lui-même, diaboliquement calme et concentrée, tandis que l'éclaboussure pourpre de son front perlait goutte à goutte.

Nanaki émit un cri suraigu. Une bordée de jurons échappa à Vincent, qui ne parvenait pas à en croire ses yeux. Un corps gigantesque, remontant de l'abysse sous leurs pieds, occultait le plein champ de son sonar. La monstruosité sans nom qui déplaçait une telle masse d'eau, était-ce un nouveau cauchemar de cette journée sans fin ? Et... elle remontait droit sur les points verts en surface. Sur la flotte. Ils coururent aux hublots comme un seul homme.

Malgré la profondeur, la masse liquide luisait d'un vert glauque et diapré parcouru de filaments d'or. Le spectacle eut été fascinant n'était que, surgies de la mer éternelle, des grappes de centaines de corps humains en décomposition nageaient avec frénésie vers la surface le long d'ombres mouvantes et colossales. Celles-ci se nouaient, tordues, contorsionnées sans trêve à la limite du champ de vision des hublots. Quoi que ce fut au juste, c'était serpentin, titanesque et infiniment maléfique. Un éclair métallique roula sur la surface du sous-marin, à la faveur duquel les deux amis eurent un très bref aperçu du colosse des mers en progression. Des tentacules frémissants qui battaient l'eau avec la frénésie d'une armada de torpilles, un bec de perroquet dardant comme un fouet sa langue noire, des myriades d'yeux rouges à la pupille fendue, un corps de mollusque, chatoyant et demi solide, bardé d'échardes dorées, une queue recourbée flanquée d'un aiguillon d'une taille et d'une cruauté à faire douter de sa raison mentale.

L'hybride de calmar et de scorpion les dépassa dans un silence absolu. Il était clair qu'il les voyait parfaitement — un bras plus épais que leur submersible les caressa au passage —, et les ignorait à dessein. L'ombre s'estompa au dessus d'eux comme un rêve envolé.

Le vampire trouva l'a propos de lancer à Nanaki, au milieu de sa stupéfaction :

— « Et ça, tu vas sans doute me dire que c'est lui qui leur envoie ? »

oooOOOooo

Cloud se réceptionna au sol et lança un coup d'œil circulaire. La plaine déserte ceinturant Kalm, aussi loin que ses yeux portaient, pullulait littéralement d'ectoplasmes. Un souci continuait cependant de l'étreindre au milieu de la satisfaction qu'il prenait à contempler l'immense armée de ses Spectres prêts à écraser la ville. Les rapports indiquaient que ses amis se contentaient de fuir devant la marine Shinra, sans aucunement répliquer ni même faire mine d'engager le combat. Ces foutus pacifistes n'étaient donc pas capables de comprendre qu'on les voulait morts ! Autant de déraison l'irritait. Il fallait qu'il juge de la situation par lui même.

Il prononça quelques mots à voix basse. La nuit l'avala, et il se retrouva devant son trône, dans la crypte qu'il commençait à trouver agréable. Il écarta le pan de sa cape qui entravait sa marche. La surface brillante du miroir lui montra instantanément ce qu'il souhaitait voir.

C'était pire que ce à quoi il s'était attendu. Il devait réagir, les pousser à s'engager contre leurs poursuivants, sans quoi... Mais une idée plus perverse se fit jour en lui. Il allait leur forcer la main. Il connaissait justement le serviteur idéal pour une bataille navale.

La nuée noire et poisseuse répondit à son ordre. Elle braqua ses yeux sur lui comme se déroulaient, encore partiellement immatérielles, ses spires infinies, dans la salle soudain si étroite et confinée. L'odeur méphitique dépassait tout ce que le non mort avait expérimenté en fait de suffocation. Il s'en réjouit grandement ; cette puanteur était dévolue à ses ennemis.

— « Hydropode », ordonna-t-il d'une voix glaciale, « tu vas m'envoyer cette flotte par le fond. Attention, les seules unités de surface : sous aucun prétexte, tu ne dois toucher au sous-marin. »

Le haut démon demanda s'il pouvait emmener ses familiers. Une grimace de contentement apparut sur les fanons de sa face lorsque la permission lui en fut donnée. La faim insatiable qui animait ses entrailles n'attendait qu'une occasion de cet ordre pour se donner carrière. Ses mille yeux dévoraient chaque pouce carré de l'image miroitant dans le cadre lourdement enrichi de la glace. Dans son impatience, la bête ne vit pas que son congé lui était signifié.

Imbécile... Et pourtant utile, à sa simple, modeste échelle. Strife l'envoya au fond de l'océan d'une chiquenaude agacée, le sortilège trop puissant de téléportation arrachant au passage un nombre respectable de tentacules à la chose — qu'elle régénéra dans la seconde.

Débarrassé de sa présence, Cloud s'autorisa un soupir. Avec un peu de chance, la grosse baudruche ne pourrait pas se retenir d'attaquer aussi ses amis. Car ces derniers, à moins d'avoir changé radicalement ces dernières heures, n'étaient pas hommes à laisser autrui, fut-il leur pire ennemi, se faire massacrer sous leurs yeux sans tenter l'impossible pour lui venir en aide. Tant mieux. Ce développement lui convenait tout particulièrement. Le moindre contretemps était le bienvenu. Davantage que cela. Dès l'instant qu'il contribuait à obscurcir la vision d'ensemble de la situation que pouvait avoir Séphiroth, il était même salutaire.

Cloud savait qu'il aurait dû retourner sur le champ à Kalm. Attendre signifiait multiplier la prise de risque finale. Mais il ne tenait pas à s'engager à la légère. L'adversaire qui l'attendait avait prouvé qu'il méritait d'être pris au sérieux. Il fallait percer à jour ce qui se cachait derrière le petit vieux faussement inoffensif.

Le miroir se mit à scintiller, comme toujours anticipant les désirs de son maître.

Cloud en scruta les profondeurs avec l'œil de son esprit. Devant lui défilaient les époques et les lieux, en marche arrière à compter du moment où il avait échangé la Harpe terrestre contre le manuel de son ultime Limite, Omnislash, que détenait le vieillard. Les souvenirs de l'homme ne remontaient pas très loin en arrière, l'espace d'une longue vie terrestre. C'en était frustrant de banalité. Des noms, situations, instantanés de scènes, des bribes d'échanges verbaux, émotions précieusement enfouies ou au contraire traumatismes secrets. Pathétiques. Inutiles. Le non mort s'impatientait. L'envie de balayer cette mémoire soporifique brûlait le long de ses terminaisons nerveuses. Tout à coup, une faille, une cassure dans une série continue de visages et scènes on ne pouvait plus inintéressantes, du point de vue du blond. Il n'eut pas le loisir de s'y aventurer très avant. Une volonté supérieure à la sienne s'interposa, le repoussant dans les zones mémorielles qu'il avait eu tant de mal à se retenir d'effacer. Bingo, se dit-il. Il aurait juré avoir entr'aperçu, bien que trop fugitivement pour en être assuré, un ciel semé d'étoiles, et ce ruban de velours noir constellé de luminaires à la clarté complice lui avait donné l'impression de signifier quelque chose de très profond pour l'homme. Sa frustration communiqua un regain d'énergie au miroir, qui focalisa sur cet amas de souvenirs. La volonté transcendante au vieillard s'érigea en muraille. Cloud perçut qu'elle s'organisait en une citadelle, et que ses propres efforts butaient sur des murs aux briques jointives. La douleur subséquente galvanisa sa rage. La Négation remontait dans son estomac en une houle impérieuse. Maintenant ! Sa colère ne connut plus de limites. Ce fut comme si l'énergie psychique s'épanchait librement hors du moindre de ses neurones.

La forteresse mentale tressaillit. Sans plus. La force qui partageait l'âme du vieux collectionneur était décidément surprenante. Mais il possédait des ressources supérieures.

Sa main décrivit des signes cabalistiques à la surface du miroir, puis s'enfonça dans la glace qui n'était plus dure et polie, mais de mercure liquide. Les pierres croulaient à mesure que ses doigts progressaient, vers une porte qui se dessinait, trait après trait, toujours plus brillante sur le fond tourmenté de la citadelle intérieure.

Les murailles tombèrent enfin, et l'esprit du non mort envahit l'essence même de l'ange. Un vert fulgurant, tout à la fois puissant, serein et doux, s'étalait devant lui : la Rivière de la Vie saturait l'entité à un degré vraiment rare. Ses connections avec la Planète semblaient sans limite, une union dont même un Cetra eut été incapable de concevoir ne fut-ce que la possibilité. Cloud comprenait mieux, à présent, la crainte qui avait été celle de Jénova à l'encontre de cette force surprenante. Mais lui était bien différent de la créature extra-terrestre. La vie présente dans le monde sous un milliard de formes différentes, chacune participant du grand tout, de l'Ame du Monde, via les liens subtils noués en la Planète à l'occasion de chaque action et de chaque réaction, ne lui inspirait pas de dégoût particulier.

Plutôt un appétit sans limite.

Mais cela attendrait. Il se devait de rendre une visite de courtoisie à l'être angélique de Kalm. Ce déplacement, à n'en pas douter, serait des plus profitable.

Non. Le mot était impropre.

Succulent.

oooOOOooo

Les points verts disparaissaient du sonar les uns après les autres. Vincent n'aurait jamais pensé devoir plaindre la bleusaille qui formait le plus gros des bataillons Shinra, mais le sort de tellement d'innocents, dont le seul crime avait été de s'engager afin de garantir à leur famille, femme, enfants, parents, fratrie, autre chose en fin de mois que la soupe populaire, ne le laissait pas indifférent. Qu'importait que les bonnes âmes sur lesquelles il versait des larmes intérieures étaient les mêmes qui, des heures et des heures durant, avec une obstination incroyable, avait fait tout leur possible pour leur offrir une sépulture marine. Le calmar titanesque escorté par ses hordes de noyés avait beau lui inspirer une sainte terreur, la boule qu'il sentait au creux de son estomac le poussait à prendre la seule décision qui convenait.

— « Nanaki, on ne peut pas laisser faire sans tenter quelque chose. Regarder de côté pendant que ça les massacre, je suis désolé, c'est au dessus de mes forces.

— Grand-père irait sans nul doute dans ton sens. » Le grand fauve semblait écartelé entre plusieurs sentiments contradictoires. Son unique œil lançait des éclairs à la seule évocation de l'horreur aquatique qui les avait frôlés tantôt. « Je te rappelle cependant que ce vaisseau constitue notre seul viatique. Il est hors de question de le lancer sabre au clair au milieu du combat, et advienne que pourra. Et nous ne sommes que deux, de surcroît fatigués, sans nos meilleures matérias —

— Trois. Je viens avec vous. Vous n'avez pas l'ombre d'une chance... seuls. »

Plus que la décision même, la résolution sous-tendant la voix parfaitement maîtrisée de Séphiroth les surprit l'un et l'autre. L'argenté s'était arraché à sa contemplation quasi hypnotique des ultimes images de la cassette et vérifiait les liaisons de ses Matérias dans les encoches de Masamune. Son calme n'était malgré tout qu'apparent, car deux veines battantes sur sa pomme d'Adam témoignaient de son degré de stress.

— « Je voulais également vous dire, pour mes Pénitents, je ne les contrôlais pas véritablement à l'époque. C'est Jénova qui tirait les ficelles à travers moi ; je n'étais que le pantin de cette magie. En quelque sorte son vecteur. »

Rouge XIII s'approcha et, avec une douceur inhabituelle chez lui, vint posa une patte sur la main libre du grand homme. Sa voix de bronze, elle aussi, respirait la confiance.

— « Ecoute, cela vaut ce que cela vaut, mais je tiens à te dire que... à m'excuser, quoi, pour ma réaction disproportionnée. Je ne peux pas croire que tu te sois laissé traiter ainsi, si tu as quoi que ce soit à voir avec ce qui se trame en ce moment.

— Je me demande quelle force au juste actionne cette saleté. Quand elle nous est passée si près, j'ai ressenti une épouvantable impression... cette chose était morte, et pourtant si vivace, si...

— Contre nature. Comme moi, d'une certaine façon ». Séphiroth voyait parfaitement où l'homme rouge voulait en venir, même si mettre sa pensée en mots dépassait ses capacités. « Mais elle est réelle, on peut la combattre ou en être tués. Tandis que sur la bande, je n'y peux rien. Mais je n'arrive pas à me persuader que cet autre moi existe.

— C'est donc ce qui te chiffonne tellement ?

— Non... Je vais me montrer honnête : tout le temps où nous avons été près de la grand place, à Junon, vous avez remarqué que j'étais ailleurs. Je... » Son regard alla de Nanaki à Vincent avant de se fixer sur le sonar où n'était plus visible qu'une poignée de signaux. » Eh bien ! quelque chose de mauvais m'a agressé. Appelez ça pressentiment ou prescience. La présence d'une menace latente, non pas dirigée contre moi, mais que je suis parvenu à capter. C'était terrifiant. Et je vous garantis que cela n'avait rien de commun, mais rien, avec ce qu'a montré la bande. »

Il marqua une hésitation. Le reste de son explication ne passerait pas aussi facilement, cela était à prévoir. Il se lança à l'eau, à mots choisis.

— « Je crois, que dis-je ? je suis convaincu, que les Cetras veulent se venger de moi. Pas Aéris, encore que... je ne dis pas que je lui en voudrais beaucoup. Des esprits puissants et anciens comme eux, incorporels et malgré tout reliés à la Planète par des canaux que personne ne connaît, possèdent parfaitement la capacité de manipuler des corps vivants à la manière d'autant de réceptacles. La force qui a pulvérisé Nibelheim et le Golden Saucer constitue peut-être une perversion de la Rivière de la Vie, ou de Sacré, je n'en sais rien. En tout cas, c'était largement aussi maléfique que Jénova. Beaucoup plus concentré et malveillant même. J'ai ressenti une telle volonté collective émaner de cette foule massée devant l'hospice — mon Dieu, ce n'étaient rien que des rouages au service d'une volonté qui les dépassait.

— Exactement comme les noyés nageaient en groupe sur les flancs de la grosse saleté en haut. »

Nanaki n'avait pas posé de question, juste énoncé un fait.

— « Ça se tient », continua-t-il. « Les Cétras sont des êtres tellement à part, ils ont été à ce point brimés... par ta faute et celle de ce foutu Heidigger. A leur place, je ne sais pas si moi j'aurais supporté tout ce qu'ils ont eu à endurer.

— N'empêche qu'Aéris était vraiment bonne et compatissante », répondit Vincent. « Je ne l'ai pas connue longtemps, mais il irradiait d'elle un tel dévouement, on ne pouvait pas ne pas en être touché, l'aimer elle d'abord, puis par ricochet en venir à aimer aussi les autres. Vous avez senti comme moi son aura lorsque Sacré s'est libéré...

— Ne confonds pas tout. C'est son sacrifice qui a catalysé la puissance de Sacré : seul un amour infini et parfaitement sincère, capable de faire accepter le don de soi pour autrui avec joie, était capable de libérer sa force. Ceci dit, aucun de vous ne saurait prétendre que vous la connaissiez bien. Elle ne se livrait pas facilement, déjà à l'époque où Zack et elle se fréquentaient. Et vous ne l'avez guère rencontrée dans un moment propice à l'introspection... »

L'air détaché de Séphiroth peinait à dissimuler son ressentiment envers la fille fleur. Cloud n'était jamais parvenu à lui faire quitter cette sourde hostilité, quand bien même l'argenté avait admis avec parfaite bonne grâce qu'il avait perpétré un horrible forfait en l'assassinant. Vincent, qui s'y connaissait en jalousie, n'eut pas de mal à reconnaître dans son rival chanceux un fond persistant de rancoeur à l'égard de celle qui, plutôt que de se dévoiler dans la passion amoureuse et risquer d'être heureuse au prix de la perte de la Planète, avait choisi le cœur léger le sacrifice de son amour. Il se garda de juger le grand homme. Pas quand ses propres sentiments, par certains côtés, différaient si peu de ceux de Séphiroth.

— « On discutera plus tard. Ils ont besoin de nous, là haut. »

L'auteur de cette réflexion était Nanaki. Il avait parlé en fourrageant dans les sacoches accrochées à ses flancs. Sa patte droite en ressortit crispée autour d'une minuscule Matéria rose, à l'orient délicatement irisé, qu'il lança à Séphiroth.

— « Insère Sous-marin dans une fente de ta lame. On va remonter avec, surprendre la bestiole et, si la chance veut bien agréer notre effort, l'attirer loin des survivants. S'il en reste.

— Très bon plan, à condition qu'il opère. Rouge XIII, il nous faudrait un endroit à l'abri pour y laisser notre engin. A tes cartes. Toi, Vincent, tu t'occupes de nous faire virer de bord. J'avais pris avec moi quelques-unes des meilleures Matérias surnuméraires de Cloud ; faites donc passer vos armes, que je voie s'il y a moyen de les booster.

Les choses se passeraient bien, puisque le grand Séphiroth se préoccupait de nouveau de donner des ordres, pensa Nanaki dans un serrement de cœur. Cela ne signifiait pas qu'il convenait de lui octroyer une pleine confiance. Cetras ou pas Cetras, et que l'intelligence à l'œuvre derrière ces crimes ait eu ou non dans son collimateur le fils de Jénova, ce dernier demeurait beaucoup trop imprévisible pour qu'on s'y fie sans réserve. Et lui faire tâter de ma Limite, s'il se permet le plus infime geste équivoque, sera une joie qui n'aura été que trop longtemps repoussée.

Le fauve se méprit sur le geste que lui adressa Valentine, et sur l'expression furtive qui était apparue sur les traits du vampire. Le sourire de celui-ci ne s'adressait à personne de présent.

oooOOOooo

Une main alanguie retomba sur le méplat de la Harpe, caressant machinalement les cordes le long desquelles perlaient d'infimes paillettes bleutées. La tension de l'objet enchanté attristait l'ange. Pour ses ultimes moments de paix, était-ce trop souhaiter qu'un semblant de quiétude ? Le calme surnaturel recouvrant la cité n'aurait pu être rompu d'aucune matière ; pourquoi fallait-il que les puissances s'inquiètent autant ? Les Cétras, eux, paraissaient terrifiés, leurs polyphonies criaient leurs angoisses à la limite de son être conscient, là où l'homme dont il avait emprunté la trame de l'existence, des éons plus tôt, était susceptible de leur prêter attention. Il censura sans tarder cette partie de lui-même. Il ne convenait pas de se livrer à des considérations aussi triviales que le pourquoi ou le comment les événements en étaient arrivés à ce point, au moment de devoir défendre l'idéal pour lequel il avait été rené. Sa coquette bicoque lui manquerait, où qu'il s'en aille ensuite, c'était certain. Quoiqu'il fût davantage d'un escargot de chérir sa coquille, quand bien même chauffée au gaz et confortable, que d'un être transcendent, rejeton des étoiles, voué à l'éther de la plus pure contemplation, Tammuz ne regrettait pas ce sentimentalisme. Sa longue veille auprès du pouls de la Planète, de plein pied avec les créatures qui vivaient, y mouraient et s'y réincarnaient, encore et encore, lui était une bénédiction malgré les apparences. La Vie chérissait ses enfants, puissants et infimes, petits comme colossaux ; une libellule pouvait tutoyer le divin davantage que le plus orgueilleux temple du monde — qui était-il donc pour s'estimer supérieur au motif que son énergie vitale le maintenait hors du cycle des karmas ? Les êtres auxquels cette prérogative était accordée se renouvelaient si peu, et quand le choix de l'Univers se portait sur un nouveau membre, rares étaient ceux des anges qui s'en trouvaient mieux.

Tammuz différait en ceci de tous ses congénères qu'il désapprouvait le détachement et la froideur que mettaient ces derniers à exercer leur ministère. Un amour virtuel, qui s'accommodait dans les faits d'un retrait de soi total ou partiel, très peu pour lui, avait décidé son cœur une fois pour toutes. Plus concerné qu'il ne l'aurait fallu, il se souvenait avoir toujours, peu ou prou, montré des préférences envers telles ou telles des brebis sous sa garde — de menus arrangements avec les règles, ainsi qu'il se plaisait à le penser, jamais de complaisances. Il ne lui paraissait pas avoir été porté sur la beauté masculine, de son vivant. Et il était certain de la pureté de ses intentions, encore que la pointe de concupiscence qui s'ingéniait à s'insinuer en lui dès lors qu'il s'attardait auprès d'une âme bien née aux jolis appâts, l'avertissait que de l'extase esthétique à la frénésie de pêché la limite était étroite et ô combien mouvante. Les étoiles lui en seraient témoins, que de courbes séduisantes et de visages attrayants, lorsqu'ils marchaient de pair avec une personnalité d'élite, l'avaient à part lui incité à passer outre les règles, sans que jamais il ne cédât.

Jamais avant lui, du moins. L'étrange pantin blond aux cheveux hérissés. L'overdose de Mako, combinée aux cruels traitements dont il avait été la victime, auraient dû le terrasser pour le compte. Cela ne faisait pas l'ombre d'un doute. Néanmoins, lorsque l'ange avait senti le garçon qui luttait encore et encore, refusait de s'abandonner à la quiétude de l'endormissement, quand cette force d'âme avait pénétré ses pensées omniscientes — Tammuz n'avait pu s'empêcher de changer très légèrement le destin. Cloud avait survécu, évidemment. Il avait poursuivi sa croisade, sa quête même si chaque heure lui avait signifié plus durement qu'il poursuivait plutôt un chemin de croix. Son protecteur malgré lui ne l'en avait aimé que davantage, convaincu qu'il était d'avoir enfin trouvé une âme sœur pour graviter de concert avec lui sur sa trajectoire sans fin. Ce serait mentir que prétendre que Tammuz n'avait pas trouvé longuette l'existence de Cloud, ni qu'il s'était tant soit peu diverti à la vie idyllique que son amour avait menée avec Séphiroth. Il lui importait peu que l'argenté ait su susciter la passion chez le Sauveur du Monde. La jalousie n'avait pas de part dans son existence éthérée. Mais, et c'était une première pour Tammuz, il s'était mis à compter les années en défalquant chacune de la ligne de vie du blond.

Il y en avait eu tellement avant que son métabolisme modifié ne marque le pas. A ce moment, hélas, il ne fut plus question de mort soudaine et douce, de celles dont les Anciens croyaient qu'elles émanaient du ciel comme un cadeau des dieux. L'ange avait perçu les signes avant-coureurs de l'épuisement de son organisme, et ceux-ci ne présageaient rien de bon pour le proche avenir. Trop intensément soumises à la Mako, les cellules de Cloud avaient muté à bas bruit. Le matériel transgénique hérité de Jénova s'y était amalgamé, le résultat étant une soupe génétique incontrôlable dont aucune prescience n'aurait pu anticiper les effets exacts. L'intéressé n'en eut jamais plus ample conscience qu'une forte sensation de fatigue, Séphiroth non plus au demeurant . mais, sous le regard de Tammuz, Cloud dépérissait presque à vue d'œil.

Lui accorder une fin indolore était bien le moins que son amoureux transi pouvait faire. Une chape de brume verrouillait la vision de l'avenir qui leur était imparti à tous deux. Tammuz aurait dû comprendre. Au lieu de quoi il s'était obstiné, avait parlé à la Planète, démarché une par une les puissances. La conduite exemplaire du défunt acheva d'emporter la décision. Son élévation aurait dû ne constituer qu'une formalité.

Cloud se vit donc proposer de voir régénérer sa chair sous une forme idoine à son nouveau rôle et de vouer ses capacités déjà considérables à la préservation de l'harmonie du grand Tout. Peine perdue. Son esprit n'avait rien voulu attendre, rejetant en bloc les offres y compris quand elles lui furent présentées par sa mère, tirée pour l'occasion de la Terre Promise, et récusant même la chance d'être créé archange. Oublieux de toute dignité, Tammuz en personne l'en avait supplié, mendiant, cajolant, mentant et menaçant. En pure perte. Le blond se raccrochait à l'espoir insensé que la marée du temps le ramènerait, quelque jour, auprès de Séphiroth. Combien cela prendrait ne lui importait pas ; il savait son amant éternel dans les limites de sa mortalité physique.

Malheureusement, dans le monde des vivants, la douleur insensée du fils de Jénova n'avait pas cessé de croître tandis que, dans l'au-delà, les tourments que continuait de retourner en lui l'esprit de Cloud le privaient de réincarnations. Chaque cycle de naissance et de mort raté engendrait de nouvelles frustration dans son âme enfermée dans les Limbes. Chagrin et tourments s'étaient cristallisés en colère ; devenue rage, et nourrie de sa volonté inflexible, sa frénésie l'avait enfermée dans la contemplation sans fin de ses derniers instants, précipitant sans qu'il lui fût possible de l'empêcher la concentration de la Mako et de Jénova dans sa dépouille mortelle. Corps et âme s'étaient ainsi flétris de concert.

Cloud en était arrivé à nourrir une haine sans borne contre sa condition. Les sortilèges d'apaisement prodigués par Tammuz ne continrent bientôt plus qu'à grand-peine le flot d'énergies négatives de l'âme qui s'était elle-même damnée. Jusqu'à ce que l'impensable se produise : un antique rituel de nécromancie, trop aléatoire et terrifiant pour avoir jamais été autre chose, aux yeux des puissances, qu'un risque infinitésimal, se trouva accompli lorsque amour, haine, trépas, malheur, et des flots de sang pur, se combinant sous les auspices d'un Séphiroth complètement abîmé dans ses propres incertitudes, ouvrirent une étrange dimension et permirent le rappel vers son cadavre de l'âme tourmentée du blond. Sous le choc de son retour, égarée hors d'elle-même et désormais en possession de forces considérables, elle avait fixé son choix à la réalisation d'un objectif qui provoquait des sueurs froides chez Tammuz tout le premier.

Rien moins que le renversement du Destin. L'accaparement d'une ligne de vie sœur devait lui octroyer immortalité et jeunesse éternelles. Alors tout serait vraiment parfait. Séphiroth et Cloud, réunis pour les siècles des siècles.

L'un et l'autre ensemble ? Voire. Il fallait espérer que l'argenté ne commette pas d'impair. Car si l'attachement farouche de Strife à son compagnon lui insufflait l'énergie de plier à sa main les puissances d'après la mort, qui pouvait prévoir ce dont seraient capables ses sentiments les plus négatifs, jalousie, arrogance, déception ? Qu'il vienne à perdre le contrôle, et c'est avec un fléau comme le monde n'en avait pas connu depuis longtemps qu'il y aurait à compter.

En attendant, sa stratégie se déroulait sans embûches.

Un plan aussi phénoménal, avait estimé le blond, valait bien quelques sacrifices. Et c'est là que l'ange qui s'était penché sur sa destinée depuis sa conception, intervenait.

Cloud viendrait à lui. C'était fatal, puisque Tammuz seul détenait la formule démasquant les arcanes du destin. Ses connaissances et ses pouvoirs étaient trop récents, ils ne suffiraient pas à donner à Cloud la vision nécessaire de l'être élu dont il lui fallait verser le sang pour sa propre survie. Tamuz le raisonnerait. Autrement il mettrait un terme à sa folie. Par le fer, le feu et les vents. A cette fin, la mémoire des mélodies régissant la musique des sphères, avait réinvesti la Harpe terrestre. Il allait sans dire que la capacité d'user de ce talent exceptionnel s'étendait au reste des destinées mises en branle par Cloud.

Là prenait sa source la mélancolie mortelle de Tammuz. Cela était au dessus de ses forces — devoir abattre Séphiroth, Vincent, Nanaki, et jusqu'au dernier de ceux qui avaient pu être influencés par l'existence de l'ancien Sauveur du Monde. Le simple fait de sortir du lot, de porter en soi les germes de futurs éventuellement jamais concrétisés, de potentialiser un avenir que la Planète avait lieu de craindre, équivalait à une sentence de mort pour les individus en question. Quelle ironie... Les yeux couleur rubis se fermèrent à regret. Une main belle à couper le souffle délogea de son front une mèche rétive, et retint la cascade de cheveux mauves comme la pensée avant de les laisser ombrager son visage séraphique.

Tammuz, l'espoir au cœur, avait joué son va-tout en engageant la Rivière de la Vie en première ligne. Le risque était grand. Soit ce qu'il subsistait de bonté dans le nouveau Seigneur des Morts l'empêcherait de sombrer dans la corruption absolue. Il n'aurait qu'à traverser le bouclier consenti par la Planète autour de la bourgade pour commencer à voir le Bien en lui regagner du terrain. Soit son voyage au pays des ténèbres était déjà irréversible. Le Mal régnant en maître chez Cloud, la quintessence même de l'Ame du Monde serait en péril. Exposée à son tour à la contamination. Nul ne pourrait alors prédire les conséquences.

Les Cétras murmuraient à l'envi une formule qui réfrigérait le sang dans les veines de l'ange. Cloud, le destin de chacun est partagé par tous. Et la Planète faisait chorus.

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Mais cette saleté ne va jamais se décider à crever, fit Nanaki en son for intérieur tout en se ruant pour porter sa Limite sur le monstrueux tentacule qui fonçait à l'attaque. Se défaire des noyés Zombies avait été relativement aisé ; ils possédaient peu de Points de Vie et leurs attaques, redoutables en masse, s'était vite brisées sur Grand Garde. Au grand regret des trois héros, il était déjà trop tard pour les marins. La titan des mers se retourna contre eux sitôt qu'il eut fini de broyer la carcasse du dernier vaisseau. Sa forêt de tentacules, s'éployant en corolle à des kilomètres autour du lieu de la bataille, avait balayé la surface de la mer, et généré un tourbillon qui avait envoyé presque instantanément par le fond les cadavres, les épaves et les combattants.

Cela faisait une heure que le combat battait son plein. Peu importait le nombre de balles Pulsar et de projectiles Antichar que Vincent lui décochait, ni la cadence de tir à laquelle Peine de Mort s'exprimait : l'hybride de calmar faisait montre d'une belle vigueur, mieux en demandait encore. Ses bras se régénéraient à mesure que Séphiroth les lui tranchait, se reformaient sitôt que Vincent les faisait exploser, et le fauve avait beau lancer sur eux en alternance Talent de l'Ennemi sur Talent de l'Ennemi et Triple sur Triple, la bête parvenait toujours à maintenir ses opposants à distance de sa gueule et de ses éventuelles parties molles. Les décharges de plasma que dardait presque en continu son aiguillon de queue laminaient leurs défenses, en dépit de l'éloignement et de leurs armures renforcées par toutes les magies protectrices et les Matérias de soutien qu'ils avaient pu réunir. Vincent et Nanaki, en état quasi constant de Limite, se consacraient à tailler un chemin dans les tentacules agglomérés qui se lovaient en grouillant, tandis que Séphiroth déviait tour à tour les attaques spéciales puis dirigeait ses propres assauts en direction des bras les plus épais, ceux qui devaient desservir la bouche. Le fils de Jénova dérapait à chaque instant dans les fluides transparent et visqueux qui s'échappaient des blessures de l'horreur aquatique — un sang acide, corrompu que l'eau de mer faisait s'épancher en projections lourdes telles des traînées de mercure. Le contact en était moins affreux pour les deux autres que l'odeur, mais lui souffrait encore bien davantage, qui n'avait pas le moyen de fermer son esprit aux émanations des magies obscures à l'œuvre dans ce corps méphitique.

Quand ils avaient senti qu'ils perdaient pied, que la lutte pouvait durer indéfiniment sans que l'avantage ne daigne s'installer dans leur camp et, surtout, qu'à soutenir ce rythme d'enfer, leurs corps épuisés seraient vulnérables bien avant que la chose aux mille bras et au corps infini n'ait seulement commencé à épuiser ses forces, Vincent avait cru devoir invoquer les Chevaliers. L'homme rouge n'ignorait rien de la nécessité de se montrer avare des attaques de cette Matéria si difficile à faire progresser. Il avait risqué gros jeu pour rien. Les treize touches, assénées trop loin du corps lui-même, avaient jonché la plaine de masses de chair grise et scintillante — mais laissé le monstre pratiquement intact.

Sans attendre, Séphiroth avait alors jailli, lançant Supernova de toute sa force d'âme. Les énergies cosmiques combinées surprirent le haut démon. Il n'eut pas le réflexe ni le temps de faire refluer sa vigueur dans les parties de lui-même à l'instant éprouvées — il trouva seulement la rapidité nécessaire à étendre l'un des tentacules qui flanquaient les fanons près de sa gueule dans le geste de chasser très loin en arrière l'être qui venait de le blesser. La pression supérieure à plusieurs centaines de tonnes au centimètre fit littéralement décoller le grand guerrier. Vincent et Rouge XIII avaient glapi de concert. Quel ne fut pas leur soulagement lorsqu'ils s'avisèrent que le bras plus gros et large qu'une maison demeurait étendu dans leur direction, figé en air, comme incapable de se rétracter. Et pour cause : pendu à l'extrémité de la garde de Masamune, ses pieds battant l'eau sous lui de façon à se maintenir au contact du répugnant boyau de chair, Séphiroth faisait se balancer son poids sur l'épée, à de nombreuses reprises, en un mouvement de tranchoir qui cisaillait plus profondément à chacun de ses efforts l'épaisseur du tentacule.

Pour la première fois, les deux autres virent la monstruosité se rétracter sous la douleur. Les bras qui serpentaient devant eux paraissaient nettement moins conquérants, plus désordonnés aussi, et la bête ne fut pas en mesure d'ajuster une autre de ses terribles projections caudales. Le carreau d'énergie pure fila trop à droite d'eux, et s'en fut décapiter une colline sous-marine à des dizaines de mètres. Point n'était besoin qu'ils se concertent. Chacun y alla de sa Limite, puis ils embrayèrent avec leurs meilleures Matérias d'Invocation, bientôt rejoints par le Bahamut Zéro au niveau maître de Séphiroth. Ce dernier possédait la commande Mimer ; il la mit en service afin de reproduire les Chevaliers en boucle.

Le fond de l'océan vit un déferlement inouï de forces magiques. L'eau bouillonnait à la surface plus violemment que si un volcan sous-marin éveillé s'éclaircissait la voix.

Sonné et renonçant désormais à soigner les parties non vitales de son corps, Hydropode avait écarté tous ses bras restant afin de projeter un furieux Souffle sonique. Les Points de Vie des Invocations retombèrent aussitôt à zéro, à l'exception de Bahamut Zéro qui trouva encore la force de placer une attaque. Sa dernière. Cent tentacules mus par une rage démentielle lui firent un cercueil de mucus qui le broya en quelques fractions de seconde. Séphiroth et Vincent étaient sous le coup de l'attaque acoustique, de sorte que seul Nanaki, protégé par ses Rubans, tenait encore debout. La suite des événements le plongea dans une terreur innommable.

La fureur et le désespoir de vaincre se disputaient le corps surnaturel du haut démon. Ce dernier bouillonnait au tréfonds de ses entrailles, à la recherche d'un exutoire qui signifiât la mort atroce des vermisseaux qui avaient osé le mettre dans cet état — sans l'exposer par trop à une contre-attaque au cas où la manoeuvre ferait long feu. Ses forces déclinaient à une allure inquiétante. Il n'eut pas été prudent de les vouer à une charge désespérée. Pas prudent du tout. La seule idée de devoir imprimer la vitesse et la détermination de l'éclair à ses cent mille tonnes de tentacules, de carapace et de queue suscitait en lui la grimace amère de la lucidité. Il se prit à regretter son gigantisme. Mais ses adversaires paraissaient si faibles et chétifs, il se devait de leur porter le coup de grâce. Un dernier, ultime effort.

Rouge XIII, affolé, se rendit compte que le colosse se déplaçait dans leur direction. Il n'y avait rien à faire pour l'en empêcher — pas avec un Séphiroth qui n'arrivait plus à tenir debout qu'appuyé sur son épée, ni avec un Vincent à l'armure en pièces et au fusil éclaté dans sa main humaine. Les tentacules restants pilonnaient lourdement le fond de l'océan dans leur marche de crabe. La face de la chose, jusqu'à alors invisible, était à découvert — presque plus hideuse que ce à quoi ils s'étaient attendus — massive et aplatie, avec des traits vaguement humanoïdes semés d'yeux cruels et inhumains, et barrée par une gueule que battait furieusement la pire langue que le fauve eut jamais vue et était jamais loisible de voir. Celle-ci passa sur ce qui devait être la lèvre supérieure. Geste obscène, qui acheva de porter Nanaki au paroxysme de la terreur. Tout cela sentait horriblement mauvais. Le néant de la bouche d'Hydropode dispensait une lumière glauque.

Celle-ci monta soudain en intensité, à tel point que la mer en devint transparente, puis se fondit en un miroitement mauve similaire à l'implosion de la plus puissante étoile du firmament.

L'attaque dernière du monstre disparut en même tant que lui.

Lorsque Nanaki fut enfin en mesure d'accommoder, la tranchée creusée dans le sable et les limons par l'affrontement de naguère témoignait seule qu'une créature digne du pire bestiaire de l'Apocalypse s'y était tenue.

L'océan n'avait pas été soufflé. Le plateau continental était intact. Les dépouilles de la flotte Shinra surnageaient partout où le regard pouvait tomber. Et tous trois disposaient encore d'un corps pour tituber et d'un cerveau pour ressentir la fatigue.

Mais de monstruosité, point.

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Cloud ramena l'éventail devant son minois d'un geste coquet et interposa lentement les plaques de jade entre son regard et l'être mi homoncule mi calmar prosterné au bas du trône. Le désarroi de son serviteur, son incompréhension manifeste face à un rappel aussi brutal qu'à ses yeux inopportun, se nourrissaient de l'ébahissement que le haut démon ne parvenait pas à celer face à la tenue extravagante de son maître.

Le teint rosé, presque vermeil, qu'arborait le non mort, fruit de la digestion des dizaines de victimes dont les mares de sang caillé éparses dans la crypte attestaient le sacrifice, seyait parfaitement à sa longue traîne de brocart blanc ourlé d'hermine et à l'uniforme immaculé contre les boutonnières duquel se battait sa main libre. A ses doigts gantés de cuir crème, des bagues, un appareil noble de pierreries que la lueur opalescente des chandelles parait d'éclats acérés. Ni armure ni protection d'aucune sorte. Fallait-il donc, songea la chose que la défaite avait réduite à des proportions quasi humaines, que le blond eût confiance en ses talents, pour qu'il se dépouille ainsi de tout artefact... Il n'émanait de Strife d'autre aura que celle de la Négation, et encore, à ce bas degré de concentration, la force noire était-elle trop subtile pour que les sens d'Hydropode en perçoivent autre chose qu'un infime picotement désagréable le long de l'échine.

Les yeux bleus fulgurants étaient, pour l'heure, surtout lourds de mélancolie. Même quand ils se braquèrent sur le visage faussement humanoïde, et que sa bouche proféra une condamnation sans appel. Les iris semés d'étoiles et occultés de pensées indicibles fixaient quelque chose au delà de toute compréhension. Le haut démon n'en fut que plus terrorisé.

— « Je suis fort déçu. Je pensais m'être fait comprendre... Or ça, Hydropode, je te surprends sur le point de les laminer, sans égard pour ma volonté.

/ Que votre Excellence veuille m'absoudre... Je n'avais pas pensé en venir à cette extrémité, mais le combat ne se déroulait pas selon mes prévisions, ils allaient me — /

— Voilà bien le problème avec vous, Spectres ou Démons ». La voix était cinglante. Les lames de l'éventail claquèrent entre ses doigts, suscitant une décharge d'énergie dans la délicate miniature. « Aucun sens de la stratégie, de la force brute et avec ça, pas davantage de cervelle qu'un Mog. On vous attaque, vous ripostez, vous tuez ou vous faites tuer. Cela ne t'a pas traversé l'esprit que je nourrissais un dessein particulier à leur endroit ?

/ Seigneur, ils m'ont blessé ! Jamais personne n'y avait réussi avant eux — ou du moins pas aussi gravement. Je n'ai pas contrôlé mes pulsions, j'ai honte. Qu'aurait voulu votre Excellence que je fasse ? /

— Cette conversation m'ennuie. Tes justifications sont ineptes. J'étais d'humeur joyeuse, je te remercie de l'avoir dissipée. Cela fait deux fautes impardonnables. »

Il tendit le bras et l'éventail cracha une gerbe de flammèches bleues droit sur le démon. Ce dernier, abasourdi, sentit son corps s'envoler et entamer une métamorphose à grands renforts d'étincelles et de projections de mucus. La douleur le fit se tordre, encore et encore, sous l'œil goguenard du non mort. Au terme du processus, quand les langues de feu azur se rétractèrent, il était de tout point semblable à un humain. Hormis sa taille trois à quatre fois supérieure. Une vapeur noire et pestilentielle flottait au dessus de son maître : tout ce qui subsistait de l'essence démoniaque d'Hydropode.

Cloud se détourna et lança à la cantonade :

— « S'il est vrai que pour vous la vie est une malédiction, sachez-le, je suis parfaitement capable de l'octroyer. Amusez-vous avec cette pauvre chose. Sa vitalité devrait vous plaire... Mais songez bien que si je n'obtiens pas ce que je désire, la dernière sensation que vous ressentirez, tous autant que vous êtes, mes vassaux, sera celle de vos corps humains périssant sous mes coups ! »

Il étendit ses bras en croix et disparut dans un flash aveuglant.

Le cri de l'ancien haut démon ne tarda pas à s'évanouir sous les bruits de mandibules.

Dans la pénombre de sa chambre de Kalm, Tammuz bondit sur ses pieds. Le velours cramoisi des rideaux ondula. Le vent battait aux carreaux. Un rien trop fort. Et l'horizon nocturne qu'il devinait à travers les fentes de ses paupières, luisait d'un rouge profond.

La Rivière de la Vie ne protégeait plus la cité.

Sunt lacrymae rerum : il est des causes de larmes