CRIMEN AMORIS
Tammuz délogea de sa nuque un frisson déplaisant.
Que la Rivière de la Vie ait été effacée sans qu'il n'en ait rien ressenti le surprenait. Cloud était devenu puissant, mais pas à ce point-là. À moins que lui-même ne se soit affaibli. Oui, c'était sûrement cela : affaibli parce que présomptueux.
Sans stase protectrice pour leur barrer la route, les myriades de démons et de Spectres qui tenaient la campagne n'allaient pas tarder à s'élancer à la curée. Les trépidations presque continues du sol malmené par des millions de griffes, de crocs, de pseudopodes, tentacules et autres sabots, terriblement lourds et réels bien qu'à demi solides, se communiquaient sans peine à ses sens surdéveloppés, drapant son crâne d'une écharpe de migraine.
Il y avait pourtant pire que la perspective de légions de gueules affamées ne respirant que meurtre. L'idée qu'après tout, il n'était peut-être pas le mieux placé pour affronter Cloud.
L'ange étendit une main. À sa grande surprise, rien ne se produisit. La Harpe ne l'avait pas rejoint, ne l'avait pas réconforté de son aura triomphante. Etait-ce à Dieu possible ? Il refit le geste, plus vivement cette fois. L'item sacré se contenta de vaciller sur la console qui le supportait.
Pas davantage ? Tammuz fit mine d'attraper la Harpe à travers la distance et de la tirer à lui. C'est à ce moment seulement qu'il réalisa que deux points clochaient.
Son bras, récalcitrant et comme désireux de son autonomie, tremblait tant qu'il avait l'impression que l'appendice de chair au bout duquel se mouvaient ses doigts ? n'était pas, ne pouvait pas être sien. Et une forme trop familière l'observait en silence depuis la porte du salon, depuis un temps qui aurait pu aussi bien s'être prolongé une éternité.
Une pensée s'imposa dans le chaos de sa conscience : comment avait-il pu rester ignorant tant de la présence de son ennemi que des tremblements incoercibles de ses membres ? Loué soit le Grand Architecte, Cloud ne possédait aucun moyen de réaliser l'étendue de l'avantage qu'il venait d'acquérir... L'ange décontenancé ne pouvait que donner le change, en attendant que ses forces dispersées daignent réinvestir son enveloppe.
Il se servit de son esprit pour faire apparaître la Harpe au creux de son bras valide et laissa retomber dans les plis de sa robe celui duquel il n'était plus le maître. Puis il s'avança, assuré, d'un pas — un seul — dans la direction de l'ombre immobile.
— « Tu détiens quelque chose dont j'ai le plus grand besoin », dit simplement Cloud. Les syllabes étaient détachées, le ton de voix imperturbable. « Je me suis déplacé en personne dans l'espoir que tu te montrerais raisonnable, et qu'il n'y aurait pas besoin d'un nouveau bain de sang. »
Il marcha résolument dans la lumière. Tammuz fut inondé des senteurs qui émanaient de ses cheveux oints. La même huile dont le blond enduisait ses mèches désordonnées au terme de sa lutte quotidienne contre elles brosse à la main, rendant pratiquement fou son amant éthéré auquel le mélange d'aromates et de jonquilles ne manquait jamais de parvenir, à quelque distance qu'il se trouvât de la grande demeure de Nibelheim. A cet instant, il n'y avait pas que l'odeur qui invoquait en retour le passé. La beauté de Cloud paraissait ressuscitée. Les pointes de ses épis couleur des blés sous le soleil, se miraient dans les fentes céruléennes de ses yeux. Ses sourcils toujours si minces qu'ils avaient l'air épilés, peinaient à en adoucir l'éclat, moirant tout au plus des paupières aux ombrages délicats de lavande et de rose. De riches vêtements d'une blancheur irréelle achevaient de mettre en valeur son apparente fragilité. Sa poitrine à demie nue, offerte, de part et d'autre du col d'hermine immaculé, se soulevait même au rythme d'une respiration qui figeait sur place l'ange, quoi qu'il sût pertinemment qu'elle n'était que factice.
Une apparence supplémentaire. Une tentation, et un piège. Comme le fait qu'il fût venu sans arme ni protection d'aucune sorte.
Pourtant, le sourire qui s'accrochait au bas de son visage n'aurait pas déparé sur les traits d'une Madone. Une apparition. Voilà exactement ce qu'évoquait pour lui le pantin blond. Tammuz avait tellement rêvé de le voir porter une tenue en rapport avec son type de beauté — des vêtements plus vaporeux et aguichants que ses éternels oripeaux de bataille, sans tomber dans la vulgarité de sa nudité tant prisée par Séphiroth. L'être aux cheveux mauves s'était souvent demandé de quelle trempe d'hommes était le fils de Jénova pour ne paraître lui-même qu'à demi nu sous du cuir noir et du latex. Mais moins fréquemment qu'il n'avait imaginé son protégé dans une tenue à son goût.
Il lui fallait l'avouer, malgré la situation, il se sentait comblé.
Mais il ne pouvait faire abstraction du regard acéré que ne cessait de braquer sur lui l'objet de ses désirs. Non plus que du timbre de sa voix. Glaciale n'était pas le mot qui la qualifiait au mieux. Plutôt : adamantine.
Cloud fit quelques pas au milieu de la pièce. Son regard embrassait le décor sans le voir, d'un air pincé, voire écoeuré. Sous la lueur de la lune qui pénétrait par les croisées aux rideaux écartés, son riche teint rose émergeait de la blancheur de ses voiles et de ses parements de fourrure, à la façon d'une poupée de contes de fées : belle, irréelle et fascinante.
Tammuz réalisa qu'il tenait un éventail dans sa main droite, du bout duquel il déplaçait les menus objets ornant le tablier de la cheminée de manière à leur redonner une parfaite ordon-nance. Quand ce fut fait, Cloud ouvrit l'éventail d'un coup sec, dans le geste de dissiper quelque chose dans l'atmosphère environnante. Le geste était coquet. Mieux que cela : languide.
Se pouvait-il que... qu'il visât à l'aguicher ?
Tammuz devait se tromper, il n'y avait pas — il n'y avais jamais eu en lui — de perversité !
Le maître des lieux, choqué, comprit enfin que Cloud désignait des vapeurs d'un noir beaucoup plus subtil et velouté que la pénombre contre le fond de laquelle se découpait sa silhouette. Du côté où le blond était apparu, se concentrait une obscurité qui n'avait rien à voir avec celle d'une nuit ordinaire. L'espace d'un battement de cœur, ces ténèbres s'harmonisèrent à l'aura discrète flottant autour du visiteur, et Tammuz l'aperçut pour ce qu'il était : un cadavre émacié.
L'illusion s'évanouit — à moins que ne fût la plus forte celle qui donnait au blond défunt son aimable apparence du moment. Il était de retour, statue santal, ivoire et or. Les cabochons qui luisaient sur ses bagues accrochèrent l'éclat d'une lune soudain pourpre et malsaine.
— « Dire que je suis venu ici par deux fois, sans rien remarquer. Fallait-il que je n'eusse pas toute ma tête, n'est-ce pas ? Pour répondre à ta question muette, tu peux être rassuré ; je n'ai pas ouvert complètement la porte de l'autre dimension. Même toi, tu n'aurais pas été sans le ressentir. Non... Je me suis contenté de laisser transpirer quelques-uns des souffles qui agitent la Non-Vie.
— Tu te préfères donc tel que tu es devenu ?» La question de Tammuz reflétait une préoccupation tangible. Son intérêt était trop fort, il ne pouvait le celer plus longtemps.
Touché, fit Cloud en son for intérieur, son attention ostensiblement focalisée sur la joute verbale dans laquelle il entendait attirer son 'créateur'. Cependant, il n'avait de pensées que pour le bruit infime qui lui parvenait de l'extérieur.
Ses doigts refermèrent l'éventail si fort que la délicate miniature claqua. La ligne de ses lèvres réduite à un rictus carnassier, il parla si vite que ses mâchoires ne semblèrent pas bouger.
— « Oses-tu bien me le demander ? Moi qui suis mort de n'avoir jamais soupçonné l'ampleur des dégâts que m'ont infligé la Mako et Jénova...
— Je... Je ne pouvais pas influer sur le cours des événements. Cela n'a rien à voir avec le fait que tu étais en couple. S'il y avait eu une possibilité, je l'aurais tentée... Mais tu as raison pour une chose : j'étais jaloux de vous savoir ensemble, je m'en rends compte aujourd'hui.
— Or ça, je t'offre l'occasion de faire pénitence. Dis-moi ce qu'il me faut savoir pour échapper à cette faim qui me broie les entrailles. »
Tammuz ferma les yeux tandis que la réponse fusait.
— « Cela aussi m'est impossible. Ce que tu as déclenché te dépasse à un point dont tu n'as pas idée. Les intérêts qui sont en balance ne doivent —
— Je me moque complètement de ce qui résultera », coupa Cloud en escamotant l'éventail dont les lames cliquetaient sous sa rage rentrée. Un œil moins troublé que celui de Tammuz se fût rendu compte que l'objet décrivait un mouvement lent et circulaire au bout de son bras.
Les deux êtres suprêmes échangèrent un regard qui n'était que colère.
— « Résumons-nous », reprit Cloud dont l'attention était désormais détournée vers la porte-fenêtre la plus proche. Il coula un regard dans la rue en contrebas, avant de continuer du même débit glaçant et monocorde. Le bleu hyperboréen de ses yeux exprimait une âpreté dont l'archange ne se souvenait pas avoir jamais rencontré l'équivalent. « A l'évidence, tu es peu concerné par le sort de tes concitoyens. De même, je présume, qu'il serait vain d'en appeler à ton amour pour ma personne. Et si je parvenais, comme je m'en sais capable, à te terrasser, la formule avec laquelle Ceux d'en haut ont pris la précaution de verrouiller la précognition de mon destin, m'échapperait irrémédiablement. Une seule option me reste : te délier la langue. Mais d'abord, je t'ai placé aux premières loges du divertissement que je m'en vais donner à nos amis de la Shinra.
— Crois-tu que je vais te laisser agir ?
— J'en suis convaincu, car cela a déjà commencé. Regarde à tes pieds ».
Tammuz voulut se ruer à l'attaque — la sensation terrifiante qu'il lui incombait de choisir entre tenter d'empêcher l'horreur froidement méditée par son vis à vis, au risque de faire capoter sa mission, et préserver ses chances de sauver ce qui pouvait encore l'être du destin de Cloud et de ses amis survivants, en assistant impuissant à quoi que ce fût qu'avait arrêté le cerveau dérangé de l'ancien SOLDAT, n'était pas le moindre des moteurs qui l'incitait à agir sans attendre. Mieux valait, à tout prendre, cesser de tergiverser et forcer l'horreur souriante qui se tenait devant lui à ravaler ses projets délirants, quitte à écorner les espoirs qu'en Haut l'on avait mis en l'archange.
Encore pour cela eut-il fallu qu'il parvienne à s'extraire du plancher duquel ses pieds obstinément rivés refusaient de partir. La Harpe bruissait d'une rage non dissimulée, ses cordes éteintes incapables d'émettre la moindre vibration. Il s'aperçut alors qu'il se trouvait au centre d'une géométrie complexe de lignes fluorescentes dont les entrelacs composaient un penta-gramme de Restriction. Sauf à trouver moyen de rompre l'enchantement, ses pouvoirs étaient contenus.
Cloud s'était assis en face de lui, son éventail oscillant à hauteur des yeux. La vitesse s'en accroissait à chaque tour que le colifichet décrivait autour de la main gantée. Les iris infinis du garçon avaient pris une couleur vineuse.
A l'autre extrémité du monde, la mer profonde regardant vers Midgar s'effondra sur elle-même en un creux abyssal. Les montagnes liquides roulaient les unes sur les autres sur la crête du maelström nouvellement créé, dans des coups de boutoirs dignes de la tempête du siècle, sous un ciel serein que ne ridait nulle brise. Le flot déséquilibré s'arqua encore, jusqu'à ce que le dénivelé atteigne la vase du fond de l'océan. A cet instant, mugissant de concert, les déferlantes contenues sur les bords du tourbillon jaillirent vers le ciel, et il se forma une colonne d'eau aux dimensions hallucinantes. La base en allait sans cesse s'élargissant. Sur des milliers de kilomètres carrés, le grand océan extérieur n'était plus qu'une flaque surmontée d'un geyser colossal.
Dans la maison de Kalm, Cloud ouvrit violemment les lames de l'éventail qu'il brandissait, comme pour souffleter une personne invisible. Les veines de son cou et de son front, tendues à se rompre, montraient qu'il peinait à canaliser l'énorme énergie télékinésique accumulée au bout de son bras. Fasciné et toujours aussi impuissant, Tammuz vit le blond guerrier crisper ses doigts sur la monture, puis la relâcher complètement.
Maintenant !
Docile à sa volonté, le pilier d'eau s'ébranla vers les terres, aspirant littéralement tout ce qu'il restait d'onde dans la mer devant lui. Une poignée de secondes fut tout ce qu'il lui fallut de temps afin de gagner la côte, après quoi l'océan sorti de son lit s'abattit de sa hauteur sur la plaine de Midgar. Une lame de fond si haute qu'elle éclipsa la lune progressait désormais à travers les terres, monstrueux rouleau compresseur qui brûlait de fondre sur la grosse cité endormie.
L'archange n'eut même pas besoin de fermer les yeux pour éprouver la sensation de trois millions de vies fauchées en plein sommeil et s'éteignant dans le gargouillement de la noyade. La stupeur indignée des âmes en partance pour l'Hadès s'imposait à lui quoi qu'il en eût.
Cloud, lui, n'avait rien moins que l'air satisfait. Il était aux anges.
La haine qui déferla dans les veines de Tammuz lui fit recouvrer l'intégralité de son potentiel. La restriction balayée dans la seconde, il se fit apparaître au devant de Cloud avec toute la promptitude dont il était capable et, levant son bras valide comme pour ébouriffer la blonde chevelure, profita du mouvement de surprise esquissé par le garçon pour visser au sien son regard. Secondant le sort de Domination, la Harpe se répandit en harmonies subtiles.
— « Tu ne désires pas vraiment tout ce que tu as fait. Ce que tu as déchaîné. N'est-ce pas ? »
C'était davantage un cri qu'une question.
L'éventail était tombé aux pieds de son propriétaire. Un pentacle rouge sang apparut au creux de chaque paume de l'ex Sauveur du Monde, mais celui-ci n'eut pas le temps de porter son attaque ni de conjurer un sort. La note stridente que Tammuz avait tirée de la Harpe le privait de sa liberté de mouvement.
Une formule claqua, crachée dans une langue morte depuis des millénaires. Comment pouvait-il être encore capable de parler ? L'être céleste encaissa le maléfice, qu'il couvrit de sa voix lénifiante. Tenir. Il lui fallait tenir coûte que coûte, en dépit de l'engourdissement qui gagnait son corps au fur et à mesure que la nécrose refluait depuis ses membres inférieurs. En dépit de la chaleur proprement infernale que répandait l'aura de Cloud contre lui. Leurs esprits se mesuraient à présent directement.
Deux billes écarlates s'allumèrent dans les pupilles dilatées du SOLDAT. La décharge d'énergie psychique les foudroya tous deux sur place. Tammuz grimaça, et se rejeta vivement en arrière. La Harpe au bout de son bon bras explosait déjà en trilles meurtrières : de chaque corde irradiaient des pinceaux de lumière qui, déchirant l'air, s'élançaient à la rencontre de Cloud. Ce dernier s'était laissé flotter sans esquisser le moindre geste. L'archange sut que sa garde était parfaite avant même que les rayons de la Harpe ne soient sur lui. Il se projeta aussitôt dans sa direction. Son bras paralysé revenu à la vie dardait un poing empenné des flammes émeraude d'Ultima au niveau maître.
Comme il l'avait pressenti, le blond était prêt à riposter. Il déplaça ses mains en coupe à une vitesse foudroyante, créant une zone de vide devant lui qui dévia les rais de lumière, puis étira l'air miroitant dont il constitua un bouclier contre lequel la gerbe de sorts de Tammuz explosa vainement. La débauche de fulgurances qui se propagea ensuite dans la pièce était hachée de chocs sourds et des courbures de l'espace témoignant des attaques physiques et des conjurations mortelles qu'échangeaient les deux protagonistes.
Le salon vola en éclats, suivi instantanément par la coquette maison bourgeoise.
Tammuz hors de lui cognait comme un sourd, sans réfléchir, en se fiant à ses sens et à son intuition pour asséner les coups les plus violents possibles à son adversaire. Sans résultat bien probant. Cloud se battait à la manière d'une bête fauve, en contorsionnant sans cesse son corps afin de frapper des quatre membres. Au bout de ses mains et de ses pieds, crevant gants et bottes, s'étaient en effet déployées de longues griffes laquées dont il faisait un usage assassin. Le poitrail de l'ange douloureusement lacéré, et plus encore ses membres supérieurs entaillés jusqu'à l'os, criaient à l'être aux cheveux mauves de mettre un terme au combat rapproché. Soudain, il entrevit une ouverture. Le blond avait raté une feinte. La Harpe éclata d'une lumière transcendante comme un millier de soleils, et Cloud fut expédié au milieu des lambeaux de sa robe et de son manteau à l'autre bout de la cité. Tammuz respira mieux quand il avisa les lumières qui s'étaient allumées à la majorité des fenêtres du voisinage. La population avait été préservée.
Sans égard pour ses blessures qui commençaient à peine à se régénérer, il s'envola dans la direction qui avait vu s'écraser celui envers lequel il n'éprouvait plus que dégoût.
oooOOOooo
Séphiroth sortit de la douche en veillant à ne pas croiser son regard dans les miroirs ternis par la buée. Il savait qu'il avait non seulement une mine à faire peur, avec son visage blafard couturé de sang et d'ecchymoses, mais que son expression même devait être l'exacte reproduction, à la folie près, de celle arborée par son double maléfique au moment de perpétrer le carnage de Junon. Que, malgré la communauté de périls et d'intérêts qui les liait, il lût toujours une dose de répulsion mêlée à de la haine dans le regard des deux autres, lui était décidément insupportable. L'exaltation du combat l'avait amené à un paroxysme qui, assez logiquement, sapait le peu de foi que le vampire et le chien surdimensionné commençaient à placer en son humanité.
Il se sécha avec des gestes lents, ignorant des courbatures que l'effort des quatre dernières heures instillait dans ses muscles durcis. Puis il enfila sa dernière tenue de rechange. Au moment d'ajuster son bracelet de force, son geste se figea. Une idée venait de se faire jour en lui.
Un éblouissement gagna ses yeux, le sol dansait sous ses pieds. Dans son effort aveugle pour retrouver son équilibre, il buta dans la porte de la cabine. Le verre se fendit sur les trois-quarts de la hauteur, tandis que lui-même rebondissait et tapait du front contre la paroi de métal.
Si seulement il pouvait se tromper... Il détestait vraiment ce qu'il venait de réaliser. Et, plus encore, ce que cela signifiait à son égard à lui. Pour autant, confronté à une situation où rien ne présentait le moindre sens, bien que chaque événement dût nécessairement être lié au tout, la logique lui en apparaissait imparable. Comment avait-il pu ne pas s'apercevoir que la solution se trouvait sous son nez — ou plutôt, à son bras ?
Nanaki et Vincent le trouvèrent peu après dans le poste de pilotage, enfoncé dans un siège et les pieds croisés sur le rebord de la console adjacente. Un rire nerveux et spasmodique secouait sa gorge. Des larmes coulaient sur ses joues. La cause n'apparaissait en rien sur son visage aussi fermé et impénétrable que jadis, mais le désordre de sa coiffure et l'absence totale d'apprêt dans sa tenue témoignaient de la brusque révélation qui l'avait frappé.
— « Je viens de comprendre qui se trouve derrière tous ces événements », dit-il enfin. « L'un de vous conserve-t-il des souvenirs précis de votre croisade contre Jénova et moi ?
— Je ne saisis pas le rapport », répondit Nanaki que les pleurs de l'argenté mettaient très mal à l'aise, mais qui se serait fait écarteler sur place plutôt que de reconnaître son propre trouble.
— « Donne-nous une piste », proposa Vincent.
— Ne trouvez-vous pas curieux que le Moi sur la bande vidéo ne porte qu'un unique bracelet ? Ni qu'il l'aie au bras droit ? » La ligne de son menton désignait le très gros plan sur l'écran où son double brandissait son poing droit dans le geste de faire taire la caméra.
— « Et alors ? », fit le fauve d'un air hautain. Ne pas voir où la discussion conduisait, ni saisir ce qui avait mis dans un pareil état un homme qu'il savait être de glace, l'irritait grandement. « Tu n'en as bien qu'un, quant à toi, au bras gauche... »
Un silence éloquent s'ensuivit. Le regard fiévreux de Séphiroth s'était illuminé .
Nanaki consulta Vincent du coin de l'œil, certain de la réponse tacite que lui renvoya son compère. Dans leur mémoire à l'un comme à l'autre, Séphiroth brandissait Masamune de ses deux mains gantées enserrées chacune d'un cercle de métal brillant.
Séphiroth, d'une voix quasi inaudible, leur confirma que ce qu'ils redoutaient se situait encore à cent coudées au dessous de la réalité.
— « Je n'en possède plus qu'un seul parce que l'autre, je l'ai glissé au bras gauche de Cloud quand on a refermé son cercueil. Je suppose que, pour vous, ces bracelets sont un colifichet comme un autre. Erreur. C'est un cadeau, si je puis dire, de Hojo. Une marque de propriété : le métal en résiste à la magie à un degré étonnant. Quoi que l'on fasse, il est impossible de les retirer. Par la suite, Jénova les a investis de sa force ; elle me tenait désormais, et tout comme mon père elle me le faisait sentir à chaque instant sur mes poignets. J'étais un esclave, aussi sûrement que si j'avais porté une chaîne. Que dis-je ? J'en portais déjà les maillons... Lorsque je suis revenu à la vie, que j'ai revu Cloud..., enfin, que cela s'est arrangé entre lui et moi, je n'ai jamais pu me résoudre à les retirer, quoique le charme se fût désormais évaporé. Je les portais depuis si longtemps, ils étaient en quelque sorte devenues une partie de moi. Mon prolongement. Je ne possède, vous le savez, guère de souvenirs et encore moins d'objets personnels. Je me suis dit qu'en en offrant un à Cloud pour l'emporte dans son dernier voyage, un peu de moi le suivrait.
— Essaies-tu de nous dire que Cloud s'est fait passer pour toi ! »
La question crachée par Nanaki était aussi venimeuse qu'une gerbe de Poisons. La virole subitement empanachée de bleu de sa flamme caudale, crépitait et se tordait.
— « Quand on y réfléchit, cela expliquerait beaucoup de choses. Pour des raisons que j'ignore, il a pris ma place. L'illusion est parfaite, à un détail près dont il ne pouvait avoir connaissance : il a dû déguiser son apparence de manière à ressembler trait pour trait à ce que j'étais par le passé, mais sa magie n'a pas opéré sur le bracelet. D'ailleurs, demandez-vous qui donc, à part moi, serait capable de perpétrer un tel carnage à l'épée ?
— Tu l'as ressuscité avec ta magie, ce fameux soir où les deux gamins ont fracturé sa tombe ! »
Ceci étaient les premiers mots que prononçait Vincent depuis les quelques minutes qui avaient suivi l'horrible révélation. Leur modération, le ton même sur lequel l'homme rouge les avait émis encouragea le grand guerrier. Au moins l'un de ses compagnons comprenait sa détresse intérieure. Rouge XIII, lui, ne cherchait même plus à cacher sa colère. L'acquiescement que venait de donner Séphiroth au vampire ne lui faisait pas seulement l'impression que les deux humains le tenaient à l'écart ; manifestement, il y avait anguille sous roche entre eux, et pas que sur le seul plan des informations qu'ils étaient seuls à connaître. La simple perspective qu'il ait pu se passer quelque chose entre eux avant que lui-même ne soit intervenu faisait se révulser tous les poils de son dos. Encore que, à la réflexion, il n'y eut rien d'illogique à imaginer les deux amants de Cloud, le comblé et l'inassouvi, se portant mutuellement réconfort dans un moment de cafard.
— « Vous deux, vous allez cesser de vous parler à mots couverts ! Je veux savoir ce que c'est que cette histoire, en quoi ce pauvre Cloud y participe et, bordel de merde ! qu'est-ce qui vous permet d'affirmer qu'il est de retour parmi nous ! »
Séphiroth lui conta rapidement les événements funestes de cette nuit. Son oeil perçant ne quitta pas le grand fauve tout du long qu'il parla. Il ne semblait pas le prendre si mal que cela. Le glorieux fils de Jénova termina son récit en demandant pardon pour la légèreté avec laquelle il avait conçu et exécuté sa vengeance sur les deux profanateurs de sépulture : bien qu'il n'ait eu aucun moyen de deviner le drame qui s'ensuivrait, son geste irréfléchi avait ouvert toutes grandes les portes de la terreur.
Cette fois-ci, Nanaki eut l'air choqué. Séphiroth regretta de s'être excusé : battre sa coulpe lui avait semblé de circonstance, quelques réserves qu'il continuât d'entretenir à l'endroit de la contrition purement verbale.
Il se dit qu'il devait parler encore, trouver un mot plus juste sur lequel terminer son laïus afin qu'il sonne mieux aux oreilles et au cœur de ses nouveaux amis. Amis, vraiment ?
Il se força à sourire quand il ouvrit la bouche.
C'est alors qu'un mouvement d'une promptitude inconcevable même pour lui, se produisit dans son dos. Une poigne l'agrippa. Le craquement de ses os céda aussitôt la place à une douleur aiguë au niveau de son cou et de sa nuque. Des griffes s'appesantissaient sur le gras de sa gorge qui fut soudain percée par deux pointes acérées et glaciales.
L'odeur inhumaine qui parvint à ses narines était celle de... Vincent !
Juste avant de sombrer dans l'inconscience, il s'entendit dire à l'oreille qu'il ne méritait pas la moindre pitié, lui qui était responsable de la déchéance de l'être le plus pur que le soleil eut jamais éclairé, et qu'il aurait dû être abattu séance tenante sitôt que Cloud avait fermé les yeux.
Ce en quoi l'argenté lui donna mentalement raison.
Sa toute dernière pensée avant le noir béant et absolu.
oooOOOooo
Tammuz n'avait pas été sans remarquer la lune ensanglantée qui se détachait sur fond de nuages lourds et violacés. Le velours pailleté du ciel s'interrompait net à la lisière de Kalm ; au delà, les ombres et la lueur vermillon régnaient sur un paysage rébarbatif d'arbres déformés, de collines chauves, de hameaux hideux et de cours d'eau écailleux — tous plus glauques et nauséeux les uns que les autres. La présence méphitique de Cloud avait catalysé le potentiel de noirceur d'une région pourtant riante, et fait ressortir en un spectacle d'une laideur obscène le moindre trait qui ne participait pas de l'impression de calme campagnard de ce petit coin de nature. Même à cette altitude, alors qu'il se trouvait à distance confortable de l'endroit où le Seigneur des Morts avait dû s'écraser, l'archange était assailli par des bribes de conscience en provenance des rares habitants du cru — fragments de vécu dont le commun dénominateur était l'emportement. Une robuste servante qui ne tolérait tout à coup plus les hommages du fermier que, le matin même, elle s'estimait en bonne voie d'épouser sitôt l'épouse en titre allongée dans sa tombe. Un jeune cador de campagne, à l'ordinaire placide mais plein de fiel contre sa petite amie du moment qui lui refusait une fois de trop une caresse appuyée. Un couple d'âge mûr dont la moitié féminine avait soudain décidé de ne plus ouvrir sa ruelle à son mari, provoquant la colère du brave homme et une violente altercation. Trois situations qui s'étaient contre toute attente envenimées. A la clé, trois décharges incendiaires dans le cortex de Tammuz quand le dérapage s'était mué en horreur. La bonne de ferme avait cloué les parties de son patron au mur de la chambre avant de descendre peler sa rivale avec le grand couteau à découper le lard. Par la suite, elle devait déclarer ignorer de quelle façon au juste l'instrument avait pu quitter la cuisine pour se retrouver suspendu à un des passants de son tablier. Le blondinet poupin qui affolait les filles à marier et leurs soeurs dans tout le voisinage, s'était réveillé les mains crispées autour du cou de sa conquête, dont il avait à peu de chose près détaché la tête du restant de son corps. Dans sa version des faits, il avait cru entendre la jolie Manon lui asséner qu'elle en avait sa claque de se voir toujours tripotée, tandis qu'il ne se gênait pas pour faire don de sa liqueur blanche à d'autres, et moins bien roulées qu'elle. Chez les vieux époux enfin, le fusil tenu enfermé dans son étui en haut du vaisselier s'était sans crier gare retrouvé dans la main de l'épouse, laquelle, voyant son homme sur le point de se frayer à coups de pioche un passage à travers la boiserie du grand lit à ruelle, avait vidé l'arme dans sa direction puis terminé le travail en s'acharnant sur le corps avec la crosse.
Le tout sous la pleine lune la plus brillante et rouge que l'ont eut connue depuis longtemps dans la région, alors que partout dans les maisons un feu de bûches inhabituellement gémissantes s'accordait avec le calme surnaturel de la nuit et le petit vent glacé soulevant les arbres et faisant taire les grillons, pour annoncer un long destin de sang.
Tammuz choisit d'occulter les bribes de vision dont bruissaient ses méninges à mesure qu'il survolait les fermes dont chaque ou presque, à l'heure qu'il était, devait être endeuillée par un drame aussi subit qu'irrationnel. Il lui fallait se concentrer sur l'infime trace sensorielle laissée par Cloud. Le blond n'était pas aussi retors qu'il veillait à le faire croire, puisqu'il fut somme toute assez aisé à son poursuivant de remonter sa piste.
Elle le mena à une église de pierre blanche isolée au détour d'un bois de cyprès.
Il prit une respiration, puis se projeta à l'intérieur.
Ainsi qu'il s'y était attendu, la nef empestait la puanteur de la zone morte. Quoique toutes les bougies allumées répandissent un bel éclat rosé, les vapeurs délétères réduisaient la vision à quelques mètres de part et d'autre de l'endroit où il se tenait. Mur, sol et atmosphère palpitaient d'autre part à un rythme régulier, coïncidant avec l'apparition d'étranges motifs géométriques sur chaque zone plane de pierre. Des magies immondes et terriblement fortes étaient à l'œuvre. Cloud avait déployé sa pleine puissance, apparemment, dans ce lieu confiné qu'il avait à coup sûr pris soin de rendre clos vers l'extérieur.
Il se sent en confiance, se dit l'être aux cheveux mauves.
Aussi ne fut-il pas le moins du monde surpris d'assister à ce qui suivit.
Le manteau de ténèbres se scinda en deux dans le sens de la longueur et reflua sur lui-même, à la manière d'un décor de théâtre replié puis escamoté. La longueur entière de la nef fut ainsi dégagée en une imitation saisissante de tunnel, jusqu'au pied du maître-autel. Cloud y était assis, les jambes dans le vide, la silhouette famélique et un sourire vissé aux dents que laissaient apparaître ses lèvres décomposées. Il avait beaucoup décati, au point de faire pitié à Tammuz dont la vision, plus cruelle que divine, ne lui épargnait aucun des aspects de sa personne pourrissante. Sa pomme d'Adam s'était affaissée vers les attaches de sa poitrine cave, sa chevelure partiellement détachée du crâne pendait à la manière d'un scalp sur le côté droit de sa tête où les couleurs variées de la sclérose peignaient un masque plus effrayant encore que grotesque, et ses mains surgissant de ses gants en lambeaux et encore parés de leurs bagues, laissaient deviner des os anguleux et massifs. Mais de trace de coups, point.
Manifestement, la pire violence dont étaient capables les anges n'était pas en mesure de lui infliger d'autres dégâts plus sérieux que d'accélérer sa corruption. Qui plus est, Tammuz avait la certitude que la nécessité seule du combat, en l'amenant à déployer une quantité considérable de forces, était responsable de son état présent. Si, par malheur, l'ancien Sauveur du monde disposait de réserves importantes d'énergie, il ne serait pas prêt de jeter l'éponge.
Cloud sauta à terre et descendit à pas comptés les degrés conduisant vers le choeur. Les hardes qui le vêtaient avaient cédé la place à un manteau à capuchon de cuir rouge très sombre.
Tammuz y regarda de plus près. Il s'aperçut alors que la tenue de son ennemi devait être plutôt noire et qu'elle ruisselait de sang. Le fluide écarlate, surgi des statues de saints et d'apôtres entre lesquelles s'élevait l'autel, moussait sur le dallage tout autour du Seigneur des Morts, à gros bouillons qui remontaient le long de son corps et s'amalgamaient à sa bure. La flaque épaisse et glougloutante devint lac, puis torrent, voire geyser, comme les yeux, les mains et les pieds des saintes images dégorgeaient les flots grossissants de la vie humaine fauchée.
La voix grasse et éraillée de Cloud roula en une parodie d'adresse :
— « Mes frères dans la convoitise et la haine des vivants, joignez-vous à moi pour accueillir le responsable de mon état présent, celui qui se prétend la muraille opposée à notre faim à tous ! Que ces quelques offrandes versées en tribut à ma gloire lui témoignent nos sentiments... »
Toutes les flammes des cierges s'élevèrent en torchères. L'église entière roula sur ses fondations et se révulsa, projetant Tammuz réduit à un poids mort contre la grand porte. Les ferrures déployées le fichèrent au battant dans la posture d'un crucifix. Les langues de feu émises par les bougies ensorcelées convergèrent sur lui, jusqu'à ce qu'il ait disparu au centre d'un pilier ardent. Ses mains relâchèrent leur tension sur la Harpe, dans l'excès de sa douleur. La chaleur, la pression, l'impact psychokinétique... trop durs, même pour lui.
C'était le moment guetté par Cloud. Il se matérialisa devant sa victime et lui arracha des doigts l'item sacré. Au contact de sa chair diabolique, la monture d'or, les cordes, le reposoir lui-même s'étaient instantanément portés au blanc. La main squelettique explosa dans un claquement écoeurant. Cela n'empêcha pas le blond de darder sa main valide en direction de la Harpe. Cette fois, il n'y eut pas de dégagement de lumière céleste ni de phalanges et de joyaux se dispersant aux quatre coins de l'église. Les griffes de Cloud avaient proprement traversé la voilure de l'objet puis s'étaient retirées avant qu'il ne réagisse à ce contact infernal.
Les morceaux luxés de ce qui avait été l'arme absolue du Bien chutèrent sur les dalles, où ils ne s'étaient pas sitôt immobilisés qu'ils tombèrent en poussière.
Cloud se retourna vers Tammuz au supplice et vint se poster devant la colonne de feu. Le moignon dressé à hauteur des yeux de son ennemi, il paraissait attendre. Au bout d'un laps de temps très court, une nouvelle main cadavérique lui était poussée, aux doigts de laquelle les bagues disséminées réapparurent promptement.
Il se passa le pouce sur les lèvres et lâcha, après une pause :
— « Il ne tient qu'à toi de faire cesser la souffrance. Réfléchis-y ; la connaissance que tu recèles mérite-t-elle ceci ? »
L'éclat insoutenable du brasier au fond de ses pupilles éteignit dans la seconde celui des flammes enroulées autour de l'archange. Comme si la bouche de l'Enfer lui crachait son haleine au visage, Tammuz se sentit entraîné dans un fleuve de douleur absolue, presque conceptuelle à force d'être concentrée. La chaleur délirante s'évanouit au moment où son corps lui sembla sur le point de se dissoudre, suite à quoi il chancela et s'écrasa face contre terre.
Aux pieds mêmes de Cloud.
Ce dernier devait s'être penché sur lui, car l'odeur rance mais subtile qu'émettait le mort vivant couvrait sans peine la puanteur âcre du brûlé
— « Est-on prêt à envisager la reddition, maintenant ? Je te préviens, ma patience est parvenue à son terme... »
Tammuz cherchait à remuer les doigts de sa main droite repliée sous sa poitrine, aussi le blond l'arracha-t-il au sol d'un coup de pied qui le projeta derechef contre la porte de l'église.
La nef, éclairée des lumières violacées des bougies, s'emplit d'un murmure assourdissant. Les vapeurs méphitiques tourbillonnaient à présent sur elles-mêmes dans l'air en décrivant force trajectoires fulgurantes dans la direction de Cloud. La puanteur de maladies mortelles et de Dieu seul savait quelles horreurs était en train de se déverser de la zone sans nom.
L'expression de triomphe sur le visage du non mort se figea brusquement. Pourquoi ce mauvais perdant souriait-il donc ? Tant pis pour lui... Il s'en irait hilare en Enfer.
Les doigts de ses deux mains s'allongèrent en griffes.
Mais Tammuz n'avais plus l'air effrayé et souffrant. Il lui montrait la paume de sa main droite. L'index et le pouce tenaient délicatement une plume.
— « Je suis désolé », réussit-il à articuler, « mais la défaite ne m'est pas permise ».
Dans une imprécation, Cloud s'était rejeté en arrière, interposant devant lui les nappes mortelles des ombres. Mais il n'avait pas encore réagi assez vite pour pouvoir contrer l'attaque. Les ventaux massifs de la porte, le linteau, et finalement la totalité de la façade de l'église furent soufflés par une nuée d'oiseaux que leur vol mena à travers les ténèbres de l'autre dimension droit sur la forme encapuchonnée du Maître des Morts. Des sorts éclataient vainement sur leur passage, les défunts hurlaient leur impuissance et leur colère hystérique.
Cloud comprit l'étendue de son erreur : les psychopompes n'étaient pas affectés par les souffles de l'au-delà, et pour cause. Il avait gaspillé de précieux instants à les invoquer au lieu de pourvoir aux moyens mystiques de sa défense. Il était désormais trop tard pour songer à user de la Négation, elle eut été trop dangereuse à cette distance des décharges d'énergies, portées dans une masse aussi mouvante et compacte, n'y eussent pas produit grand dégât.
Vous n'avez pas encore gagné, jura-t-il dans sa barbe. Les décharges violettes crachées par les bougies lui offrirent un répit d'une fraction de seconde. C'était bien davantage qu'il ne lui en fallait afin d'abattre son va-tout. Une incantation plus tard,son corps irradiait une lumière, une chaleur et une densité atomique à faire pâlir une supernova.
Cela fonctionnait : les moineaux de l'Hadès vaporisés sur place dès avant son approche s'égayaient en tous sens. Tammuz, repoussé hors l'espace-temps, lui apparaissait à une distance considérable, dans les ruines de ce qu'il subsistait de l'église. Les souffles eux-mêmes auxquels il commandait s'étaient évaporés.
C'est alors qu'une lacération marbra son poitrail. Un oiseau aussitôt réduit à l'état de charbon était parvenu à lui porter un méchant coup de bec. Peu importait, se dit-il, du moment que le sort de Fusion Totale demeurait actif. Le vol des psychopompes paraissait si clairsemé, il ne devait plus guère représenter de menace.
Deux perforations lancinantes l'atteignirent alors dans le même instant.
Impossible... En dépit de la formidable irradiation qu'il dégageait, le cyclone de becs, de pattes et d'ailes avides de son anéantissement était parvenu à se rapprocher de lui. Voici qu'il était encerclé. Un moineau plus hardi que les autres s'élança. Avant de disparaître en un petit flot de cendres, la bête surnaturelle s'était écrasée sur son front. Un sang noir et puant en dégouttait.
Un million d'autres la suivirent.
A quelques mètres de là, séparé de l'hallali par la distorsion de l'espace temps créée par Cloud lorsqu'il s'était transformé en poltergeist de feu, Tammuz harassé cherchait à reprendre des forces. Le spectacle de son ami dévoré vivant par les émissaires de l'Enfer, au milieu des gerbes d'étincelles produites par la combustion de son aura, était infiniment plus qu'il n'en pouvait supporter, à quelque degré de haine que les actions récentes de Cloud l'eussent amené.
Il détourna pudiquement les yeux. A ce moment, la texture veloutée au creux de ses doigts l'avertit qu'il n'avait pas cessé de serrer la plume qui avait tout déclenché. Il contracta sa main très fort pour la broyer. Dieu savait combien il n'avait pas voulu en arriver à cette extrémité... La conscience de tout ce qui était voué à rester sauf ne lui était guère réconfortante.
C'est à peine s'il comprit quant l'espace temps reprit sa courbure accoutumée. L'odeur de crémation le ramena à la réalité — la puanteur mate et cuivrée de la chair découpée, le spectacle du transept ravagé et du choeur partiellement effondré au dessus du grand autel renversé, le bruit de chalumeau des cadavres agglomérés dans la destruction qui refroidissaient au contact de l'air doux de cette fin de nuit. Humain et oiseaux entremêlés.
Un assez long repos fut indispensable à Tammuz pour restaurer ses forces. Il resterait groggy longtemps, ses pouvoirs connaîtraient probablement des ratés, peut-être même y aurait-il besoin que ses supérieurs lui insufflent une partie de leur propre essence avant qu'il ne se remette tout à fait, mais l'essentiel était acquis : la victoire dans son camp, et sa propre force de vie préservée. En définitive, seule la perte de la Harpe céleste pouvait être considérée comme un prix exorbitant. Encore que... La facilité avec laquelle Cloud en était venu à bout ne laissait pas de soulever des questions. De celles dont il ne seyait pas un agent du Bien de les retourner à part lui. Les Puissances supérieures n'avaient-elles pas surestimé le don qu'Elles lui avaient fait ? Pourquoi lui avoir déféré un artefact qui s'était révélé si décevant ?
L'être aux cheveux violets trouva enfin le courage de se rendre auprès des restes de Cloud. Le moins qu'il pouvait faire en hommage à sa mémoire — à celle de ce qu'il avait été — était de lui donner une sépulture décente. Malgré sa déchéance et ses atrocités. Il ne convenait pas que le plus grand héros que la Planète eut enfanté demeurât à même le sol.
Les délicats cadavres des moineaux avaient rendu leurs cendres aux sol. Du moins, la plupart d'entre eux. Il en subsistait assez pour que l'archange puisse prendre la pleine mesure de l'affrontement qui s'était déroulé là. Cloud avait tenu tête, et crânement, à la plus redoutable des puissances d'après la vie. Il était tombé ainsi qu'il avait vécu — ainsi qu'il aurait sans doute souhaité à ses amis et proches de le voir partir : avec détermination, panache, au cœur du combat.
Le squelette couleur de rouille qu'il trouva en retournant un monticule de cendres lui arracha une larme. Que la mort puisse être aussi hideuse, à ce point désespérée, il ne s'y ferait jamais. Ne pas s'attarder à détailler le corps. Surtout pas.
Il remarqua néanmoins que, dans cette position, sur le flanc, bras fléchis tendis vers lui, le squelette paraissait le supplier. Il cherchait un outil qui lui permette de creuser une tranchée — il ne s'imaginait pas devoir retourner la terre de ses ongles ! — quand un détail qu'il n'avait pas remarqué dès l'abord lui sauta aux yeux.
Les bagues étincelantes sous la clarté lunaire. Etrange. Elles n'étaient même pas ternies. Non moins qu'elles n'avaient été emportées en même temps que les tissus.
Puisqu'il n'en émanait rien, Tammuz prit le parti de cesser de se meurtrir l'esprit de questions sans réponse. Devoir s'abstraire de ce cadavre rouge comme le péché, qu'il ne pouvait absolument pas admettre comme étant Cloud sans affronter sa propre responsabilité, avait de quoi rendre fou. Le moment convenait mal pour des étonnements véniels.
Il quitta le corps des yeux le temps de ramasser un morceau de ferraille en forme de fer à T. Voilà qui conviendrait bien pour remuer la terre meuble.
Quelque chose fila à la limite de son champ de vision.
Une douleur déchirante vrilla son torse. Aussitôt suivie par plusieurs autres, coup sur coup. Des échardes venaient de se ficher autour de son cœur.
Tandis qu'il portait des mains affolées à sa poitrine, et que son cerveau paniqué réalisait que les espèces de frelons qui l'avaient piqué ressemblaient davantage à des fléchettes composées d'or et de pierres précieuses, ses yeux complètement hors d'eux-mêmes enregistrèrent une scène inconcevable. Le squelette avait déplié ses articulations grippées et, les paumes ouvertes dans sa direction, le voilà qui entreprenait de se mettre debout.
Le blanc opalescent de la lune dans le ciel avait une nouvelle fois cédé la place à une robe pourpre du plus sinistre augure.
oooOOOooo
Une prairie émeraude à perte de vue. Le soleil, d'un vert plus soutenu, illumine gaiement un parterre de crochus à l'orée de la charmante roue à aube. L'eau jasarde d'un torrent, avec un bruit enroué, contourne le moulin devant lequel se tient la fille aux profonds yeux bleus, seule note de couleur dans ce paysage composé de toutes les teintes concevables de vert.
Pour Aeris, la Terre Promise ne ressemblait pas à autre chose qu'un coin de campagne bucolique, où sa mère et elle coulent des jours uniformément sereins. Son amour envers Cloud, elle en avait fait don au Destin inflexible, le scellant à jamais au tréfonds de son cœur. Une autre aurait souhaité, peut-être, malgré elle-même, retrouver un simulacre de réunion avec l'objet de ses pensées. Pas Aeris. La Rivière de la Vie avait exaucé son souhait. Loin des rêves infiniment plus ambitieux des autres Cétras. Loin aussi des angoisses dont ils payaient tous leur félicité quand le moment arrivait de quitter leur stase afin de venir investir, en délibérations, l'âme de la Planète. Ce qui se produisait avec une fréquence croissante depuis l'instant où Cloud avait rouvert les yeux.
L'une des plus puissantes de son peuple, Ifalna n'avait rien désiré pour sa fille que rester à l'écart de la veille sans fin qu'elle se devait quant à elle de continuer. La protéger du tumulte de l'essence collective dont la manifestation physique au sien de la Planète formait ce qu'on appelait, assez improprement, la Rivière de la Vie, avait été la seule marque d'individualité que s'était permise Ifalna ces ans et quelques dernières années. Quoique le temps fût sans signification au sein de la Terre Promise, les instants insouciants étaient terminés pour la fille fleur.
Les pensées de sa mère s'épanchaient librement dans la forme spirituelle d'Aeris. Elle comprenait. Et acceptait. N'avait-elle pas, sa vie entière, incarnée l'idée de sacrifice ?
Ifalna la reprit : elle ne devait pas concevoir ce qu'on lui demandait à la manière d'un acte d'amour envers Cloud. Lui seul n'était pas en cause. La Planète, eux tous, et d'autres forces qui les transcendaient — voilà les objets de son dévouement. Qu'elle s'en persuade et ne l'oublie jamais ; sans quoi elle risquait fort de subir le même destin que celui qui était en train de se jouer à l'endroit de Tammuz. L'archange était puissant, trop peut-être, mais abandonné dans le piège des sentiments nominatifs, égaré hors de la conscience des devoirs de sa charge, sa grandeur d'âme avait été aveugle à la toile vénéneuse que Cloud avait tissée autour de lui. Le dernier acte était en train de se jouer. Il fallait déjà qu'Aeris se préoccupe de l'étape suivante.
Or la dernière des Cétras s'entêtait, comme elle le faisait quelquefois : avec douceur, candeur, et cependant intransigeance. Qu'elle n'ait jamais rien désiré pour elle-même ne signifiait pas qu'elle fût sans desiderata, ni qu'elle entendît s'abandonner aux prescriptions dont les Cétras faisaient leur alpha et leur oméga. Il y avait, également, autre chose, dont elle escomptait que la Planète ne se rendrait pas compte de sitôt ; tant cela affolerait les Puissances ! Le lien ténu qui la reliait encore au blond lui avait fait partager une partie de sa conscience, oh ! très peu, trop peu même afin qu'elle comprît clairement le dessous des cartes de la partie qu'il disputait, mais tout de même assez pour lui faire entendre que la frange la plus vulnérable de l'être de Cloud était en grand danger de succomber. Elle savait combien d'égoïsme il entrait dans son attitude à elle ; pourtant, ses raisons personnelles la guidaient. La fille fleur se préoccupait peu de voir le héros idéal dont elle s'était éprise devenir celui qui enverrait le monde dans le gouffre béant de l'horreur. La liste des tyrans contre lesquels les Cétras avaient ourdi leurs plans n'était déjà que trop longue, devoir y verser un nom supplémentaire n'aurait jamais dû affoler de la sorte les Puissances : en fin de compte, ces dernières s'en tiraient toujours, n'était-il pas ? La perte de l'humanité entière, qui transissait d'effroi la jeune fille, ne semblait pas les effrayer beaucoup, ces forces anonymes tapies dans leur tabernacle cosmique, au regard des implications métaphysiques qu'aurait un Cloud Strife totalement conquis par la noirceur.
En effet, ce qui faisait agir Aeris, c'était la crainte panique que l'égoïsme des Puissances n'ait suscité la déchéance de leur ancien champion. A cette terreur s'en ajoutait une autre, plus diffuse et sournoise : que leurs visées antagonistes de celles de Cloud, aussi dénuées de pitié les unes que les autres envers la malheureuse population qui se trouvait entre eux, ne prenne entre deux feux cela seul qui aurait dû être investi de quelque valeur aux yeux des Cétras — les rêves des habitants de la Planète, leurs espoirs, leur bonne volonté. Et leur futur.
La fille fleur le jura par les âmes de ses ancêtres, de tout cela elle se ferait le champion jusqu'à ce qu'elle vainque ou périsse.
Elle coupa court aux recommandations de l'assemblée des Cétras parlant par la bouche de sa mère, et laissa filtrer son essence à travers la Planète.
oooOOOooo
Tammuz perdit connaissance un court instant. En dépit de l'urgence de la situation, il était presque reconnaissant au poison instillé en ses veines par les fléchettes : au moins ainsi lui fut-il possible de s'abstraire du spectacle de la contrefaçon squelettique de Cloud claudicant gauchement mais résolument vers lui, sous les rais meurtriers d'une lune aussi écarlate que ses ossements.
La paralysie qui domptait les membres de l'archange était sans commune mesure avec celle que lui avait magiquement imposée son adversaire au début de leur affrontement ; cette fois, il ne subissait pas la haine conjuguée de myriades d'esprits voués à errer sans repos et dont la force exerçait ses ravages à travers l'aura de Cloud. La volonté qu'il percevait à l'œuvre en lui était celle du garçon en personne.
Le venin ne faisait qu'un avec le liquide brassé par ses veines mortes. Le distillat de son organisme putrescent, longuement mûri au dedans de cette chair naguère si désirable.
A part lui, Tammuz était admiratif devant une telle force d'âme. Même mis en pièces par les psychompompes, l'ancien Sauveur du monde n'avait de pensées que pour le combat, il n'était tendu que vers la victoire. Jamais personne ne s'était montré si déterminé.
Un rire narquois et ample jaillit en lui, suivi d'un train de pensées émis avec une force telle que l'être divin en fut sonné. Devant ses yeux hallucinés, le squelette couleur de sang se redressait, redevenait Cloud — mais un Cloud nimbé d'une noirceur dévorante, dont les volutes, irisées contre l'or moussant de sa chevelure, épousaient amoureusement le moindre de ses gestes en une parodie de gloire. Il respirait une puissance quasiment à l'état brut tandis que, rêve ou réalité, il s'avançait vers Tammuz en flottant au sein des ténèbres. Une énergie à la limite des perceptions divines et pourtant dénuée de toute transcendance : voilà ce à quoi le garçon s'était éveillé. La force sans la responsabilité. L'archange devait admettre que c'était aussi séduisant que mortel.
Et trompeur.
Son esprit retournait mille pensées folles, qui venaient se heurter les unes les autres dans sa recherche d'une compréhension qui le fuyait obstinément. Ce pouvoir, il le comprenait à présent, était en Cloud depuis l'instant où il s'était présenté à lui. A tout moment, le garçon aurait pu en faire usage afin de s'assurer la victoire. Pourquoi s'était-il échiné à combattre au dessous de ses forces ? Pourquoi avoir attendu si longtemps pour révéler sa collusion avec la Négation ? Et à quoi bon toute ces péripéties, l'anéantissement de Midgar, le stratagème des fausses bagues chargées de sang empoisonné ?
A moins que le blond n'ait fait que suivre un scénario méticuleusement élaboré.
De nouveau, le rire bref et moqueur. Des vrilles de souffrances s'insinuèrent plus avant dans le cortex de Tammuz, témoins que Cloud accentuait son inquisition mentale. Puis elles se retirèrent, et ses sens parasités revinrent à l'archange.
Le spectacle n'avait pas changé, à ceci près que la dépouille couleur d'or rouge se tenait à moins d'un mètre de lui. Immobile.
La stature de Cloud s'était notablement accrue, soit que, réduit à sa seule ossature, le garçon lui parût plus grand qu'il n'était, ou que le déploiement de ses forces cachées ait induit un nouveau processus de transformation dans ce corps tourmenté par le génie génétique. En outre, et assez curieusement, la puanteur qui aurait dû se dégager de lui était tout à fait supportable. De vagues relents cuivrés émergeant d'un fond doucereux — l'odeur évoquait irrésistiblement un abattoir à Tammuz : un lieu clair, net, méticuleusement assaini, au sein duquel l'irruption, quoique sans surprise, de la mort n'en serait que plus scandaleuse pour l'esprit.
— « Cloud », demanda-t-il d'une voix blanche, « ceci n'était-il donc que mise en scène ? »
Sans répondre, l'intéressé se détourna. L'archange eut l'impression de voir ses épaules se soulever. Quoi qu'il en fut de ce point, il ne s'attendait pas à la réaction de Cloud.
Le Maître des Morts s'inclina en avant, et se mit à parler d'une voix profonde et éraillée, sans s'adresser à personne en particulier. Plus encore que le ton de son discours ou la teneur de ses paroles, cette révérence railleuse devant Tammuz fit se lever la panique en lui.
— « Tu as mis longtemps à le deviner. Je ne te félicite pas pour ta clairvoyance... Quoique, à ta décharge, je doive spécifier que j'avais particulièrement bien brouillé les cartes. Tu ne détiens pas seulement cette maudite formule magique ; je convoitais tout spécialement ta force de vie. Me repaître des hommes n'était qu'un pis-aller ; en outre, je brûle trop vite les cellules que j'absorbe. Seul un organisme divin me permettrait de tenir le temps que je m'approprie la vitalité de mon double astral. Deux obstacles étaient à lever. Primo, quoique stupide, tu n'es pas dénué de pouvoirs, et te vaincre sans me servir de ma Négation constituait un casse-tête. Secundo, même à supposer que je fusse capable d'ingérer tes facultés physiologiques, la formule m'aurait encore échappé. Comme je ne voulais pas finir empalé sur les deux cornes de ce dilemme, je me suis permis un stratagème. D'abord, t'attirer et t'affaiblir tout en me laissant volontairement blesser ; ensuite, renverser la situation au point que tu n'aies plus d'autre recours si ce n'est en appeler aux psychopompes. Eux seuls, en y mettant du mien, étaient capables de m'écorcher assez pour qu'il ne reste de moi que mon squelette indestructible. Tu devines la suite. »
Ainsi donc, Cloud ne s'était fait écharper que pour mieux réussir l'intégration du corps de l'archange dans le sien propre... La froideur avec laquelle il évoquait les souffrances qu'il s'était sciemment infligées pétrifiait l'être divin.
La stupeur et la douleur de la paralysie ne se partagèrent pas longtemps ses pensées. Un changement venait de se produire dans la scène. Une présence se profilait derrière l'aura spectrale de Cloud. Si possible, plus glaçante encore que la sienne.
Le blond s'effaça dans un geste élégant. Ou plus exactement, il se brouilla. Car ce n'était qu'une simple image reflétée dans une glace — un mirage si incroyablement parfait que Tammuz n'y avait vu que du feu.
Le Miroir des Limbes se tenait devant lui, en lieu et place de Cloud. Sur sa surface zébrée de fulgurances multicolores dansaient des mots tracés en lettres de feu. Derrière lui, silhouette sanguinolente drapée de volutes de Négation, Cloud prenait la pose.
Son expression peu engageante devint sinistre au delà de toute expression, lorsqu'il se rendit compte que les lettres composant la formule restaient floues.
— « L'on résiste encore, à ce que je constate. Tu ne fais que prolonger ton calvaire... »
Il étendit le bras. Des extrémités détruites de ses phalanges filèrent des rais de lumière or qui, s'harmonisant aux fléchettes toujours fichées sur le poitrail de sa victime et se contorsionnant dociles aux mouvements de tisserand décrits par les doigts cadavériques, emprisonnèrent Tammuz au centre d'un cocon de minuscules paillettes mordorées. L'étreinte, légère et fugace comme des cheveux d'anges, meurtrissait pourtant terriblement la moindre parcelle de peau au contact de ses filaments. L'être divin se retrouva bientôt nu et sanguinolent.
Son corps lui parut tout à coup devoir exploser sous la pression. De sa main libre, Cloud s'était saisi des liens tissés par sa main gauche et leur imprimait un mouvement de torsion égal ou supérieur au plus formidable des pouvoirs d'écrasement concevables.
— « Prends garde », gronda-t-il en accentuant la torsion, « que je ne me ravise et ne disperse tes atomes à tous les vents... »
L'image enclose dans le miroir se précisait à toute allure. Trois lignes, trois stiques poétiques sans doute. Il ne manquait plus guère que les sérifs aux lettres afin que celles-ci puissent être déchiffrées. Une ultime torsion sur les filaments d'or, et la simple poésie à laquelle l'archange avait juré de dévouer son courage fut révélée.
OMNIS MVNDI CREATVRA
QVASI LIBER ET PICTVRA
NOBIS EST IN SPECVLVM .
— « Ainsi donc, c'était cela », commenta Cloud, goguenard. « Voilà qui ne manque certes pas d'humour et d'à propos. Ta fin, elle, je le crains, ne sera pas aussi délicieuse... »
L'accent mis sur ce dernier mot agit comme un électrochoc sur Tammuz.
Ce... Ce n'est pas possible. La formule... Je ne vais pas finir de la sorte...
Les côtes ébréchées sur la cage thoracique de Cloud s'ouvrirent l'une après l'autre avec la raideur mécanique de pinces de crabe, et quelque chose de noir, dur et tuméfié — une langue ? non, c'était impossible, cela ne pouvait simplement pas être cela— passa furtivement sur les deux rangées de palettes jaunies qui étaient tout ce qu'il subsistait du merveilleux sourire du garçon. Au firmament, la lune semblait pleurer des larmes de sang.
Un plus fin astronome se fût rendu compte que des éclats s'étaient désolidarisés de sa surface et filaient droit en direction de la Planète. Avec un peu de chance, ce même expert aurait réalisé que le spectre de la lumière solaire tendait à se décaler en direction du rouge, teintant le satellite de cette inquiétante nuance pourpre.
En revanche, nul, pas même les Puissances, n'était en mesure de sonder cette nouvelle étape du plan mûri par Cloud.
Tammuz, quant à lui, était à mille lieu de ces considérations : il ne savait plus rien, si ce n'est qu'il se mourait. La succion exercée sur son pauvre corps le broyait littéralement.
— « Puisque ton amour s'est cru autorisé à transformer ma vie », murmura l'ancien Sauveur du Monde, « il n'est que justice que tu meures pour me la rendre. Et tant mieux si tu me trouves cruel et injuste... tu n'en auras que davantage de fumet ! »
Le rire insane qui souffla la raison de l'archange juste avant que l'étreinte du torse ouvert ne l'aspire complètement à l'intérieur, lui fit découvrir à quel point il s'était trompé en imaginant que l'Esprit — même un Esprit absolu — pouvait survivre à la chair.
En particulier quand celle-ci était avalée au dedans de la Mort personnifiée.
oooOOOooo
La forme rouge et compacte de Vincent décrivit une course folle qui l'envoya dans le mur d'écrans. Médusé, Nanaki n'avait pu intervenir qu'à contretemps. Le corps affaissé de Séphiroth s'était redressé à l'instant même où le vampire se penchait sur lui afin de le percer une bonne fois de ses canines ; ses mèches argentées battant l'air comme animées de leur vie propre, le regard vide et abyssal, ce n'était plus le farouche guerrier fils de Hojo qui était revenu à lui, mais l'enfant incontrôlable de Jénova et du génie biologique de la Shinra.
Sa rage avait été à la mesure de l'affront qui l'avait fait resurgir de sa conscience assoupie. Un simple coup d'épaule lui avait permis de desserrer l'étreinte de Vincent ; une torsion du bras avait détourné les griffes du vampire, tandis que sa chevelure, s'enroulant autour de Peine de Mort, empêchait l'arme ultime de l'homme rouge de déclencher son tir.
Tout s'était ensuite enchaîné très vite. Vincent prisonnier de la poigne de fer essuyait une grêle de coups. Rouge XIII s'élançait, mais se voyait contré et renvoyé sans ménagement cul par dessus la tête. Une main aux ongles soudain fort longs et affûtés menaçait directement le cou de Vincent. Le fauve avait alors déchaîné le niveau le plus faible de sa Limite.
A ce moment, le corps inanimé du vampire lui avait été renvoyé. Il sauta, de toute la dextérité qui se trouvait en lui. Il lui fallait agir, aussi — quand bien même son camarade méritait de se faire malmener de la sorte. Nanaki n'avait pu que tenter d'amortir l'impact, d'un Décubitus mal assuré. L'homme rouge n'en avait pas moins heurté très fort l'instrumentation de la console principale, semant une tempête de fragments de verre fracassé et impulsant une grêle de parasites à la surface des écrans restés intacts.
Sépiroth était demeuré immobile. Le vif argent qui noyait son regard luisait toujours, mais les muscles contractés de sa face n'exprimaient plus la même intensité dans la haine que lorsqu'il s'était détendu pour aller à l'assaut de Vincent. Encore que passablement serpentines, ses mèches tourbillonnantes avait repris allure humaine.
Nanaki se risqua à lui adresser la parole. Un regard lancé à Vincent lui avait appris que le vampire, quoique hors d'état de parler ou bouger, n'avait pas été trop atteint.
— « Eh bien ! qu'est-ce que l'on fait, maintenant ? Tu n'es plus menacé ; tu le vois, je baisse ma garde, alors que dirais-tu de m'imiter ? On a besoin de mettre les choses à plat. »
Séphiroth darda vers lui un regard où la méfiance et la colère semblaient en bonne voie de le céder à la compréhension. Ses mèches pacifiées flottaient désormais droites et raides le long de son épine dorsale. La musculature même de son torse et de ses bras paraissait nettement moins développée. Toutefois, ses mains longues et osseuses restaient parées de leurs griffes.
En conséquence de quoi le chien surdimensionné se garda bien d'esquisser le moindre geste dans sa direction. Il se contenta de lui parler d'un débit calme et régulier, jusqu'à ce qu'il sente le colosse revenir à son état habituel — c'est-à-dire à un calme tendu.
Vincent s'était remis sur son séant et roulait de gros yeux. La fumée qui s'échappait des écrans défoncés commençait à remplir l'espace confiné du cockpit, et une menue voie d'eau, née quelque part d'une membrure atteinte par le vol plané de l'homme rouge, glougloutait avidement.
Le sous-marin décrivit une embardée. Le fauve et l'argenté ne s'étaient pas une seconde quittés du regard. Toujours absorbés dans leur dialogue. Grands Dieux ! pensa Vincent, ils allaient couler, peut-être, mais tout ce qui leur importait était cette espèce de dialogue à sens unique dans lequel persistait Nanaki.
Le vampire se précipita aux manettes, essaya quelques systèmes tout en faisant porter son poids sur les leviers de pilotage. Les diodes qui recouvraient la console clignotaient uniment dans le rouge. Voilà qui était mauvais signe. Passait encore pour la gîte importante de l'engin ; il était lourd, vieux, presque une bassine, et le mitraillage intensif de la marine de la Shinra n'avait pas arrangé les choses. La lourdeur avec laquelle le submersible répondait aux injonctions de la gouverne de profondeur, elle, était plus inquiétante. Le pire restait cependant l'inertie des Diesels. Ainsi que Vincent put s'en apercevoir, l'un des panneaux démolis par sa pitoyable mise hors de combat commandait précisément l'alimentation des moteurs. Passés tantôt sur circuit de secours, ces derniers n'en avaient pas pour longtemps. La faute à une trop faible autonomie des batteries. Et sans Mako de propulsion, rien ne pouvait être tenté. .
L'affolement commençait à gagner le vampire, pourtant habituellement le calme même. La perspective de sombrer dans cette baignoire rouillée en compagnie d'une ordure doublée du pire psychopathe que la face du monde ait porté depuis des lustres et d'un croisement de chien et de psychiatre, n'avait rien qui lui agréait. Il vérifia discrètement ses Asociations, constata qu'il avait récupéré les matérias Sous-marin à l'issue du combat contre la bête tentaculée. Si jamais, résolut-il, la situation empirait encore, il n'y aurait pas à hésiter. Tant pis pour les deux autres.
Nanaki et Séphiroth ne s'étaient pas quittés du regard. Cela faisait de longues minutes que les faisceaux croisés de leurs yeux, perçant la fumée nauséabonde, maintenaient le cockpit dans un état de suspens. Dieu savait pourtant combien le sous-marin tanguait, désormais. Le grand fauve avait cessé son monologue.
Un juron à faire rougir un Chocobo en rut échappa à Vincent. L'avant-dernier générateur de survie venait de rendre l'âme. En conséquence de quoi, le submersible gîta fortement. Vincent le laissa s'enfoncer. Corriger leur trajectoire était désormais le cadet des soucis de l'homme rouge. La fuite au niveau du panneau de contrôle prenait des airs de cataracte, l'on n'y voyait plus à un mètre à l'intérieur du kiosque, la profondeur d'écrasement était en vue sur les derniers écrans en fonction, et comble de maux, la seule hélice encore opérationnelle ne tarderait pas à s'arrêter, faute de courant. Le moment de la décision approchait à grands pas.
Peut-être était-il déjà trop tard.
Un coup d'œil furtif aux autres confirma ses craintes : il serait vain de tenter de raisonner ces deux autistes. Au demeurant, il n'avait guère promis fidélité qu'à Cloud, n'était-il pas ? Rouge XIII ne lui était rien, quant à Séphiroth, Vincent s'en voulait à mort d'avoir été assez naïf pour croire en sa Rédemption, et en être venu, ne serait-ce qu'inconsciemment, à lui pardonner peu ou prou pour lui avoir volé l'amour de Cloud, cela faisait le désespoir du vampire.
Puis donc que l'occasion lui était offerte de se revancher une bonne fois du fils de Jénova, Vincent n'allait pas la laisser échapper.
Il ramassa Peine de Mort, dont il fit passer le poids sur son épaule, et avec un petit salut sarcastique, s'esquiva par le sas. Il hésita un instant, puis, toute fausse honte balayée, referma le système. Une grosse larme roula le long de sa joue à la pensée que Cloud était vengé, que l'homme qui s'était montré incapable de lui apporter un avenir meilleur reposerait bientôt par mille mètres de fond dans une des zones les moins explorées de l'océan.
Une minute plus tard, le sas à torpilles libérait une silhouette tout de pourpre vêtue.
La marche de l'engin s'enraya, et, le mufle incliné à quarante-cinq degrés, celui-ci entama sa descente vers les profondeurs.
Crimen amoris : crime d'amour, crime par amour
Omnis mundi... in speculum : toutes les créatures du monde / de même que les livres et les desseins/ cela nous apparaît dans un miroir.
