HORROR AC DIVINA VOLVPTAS

Lorsque Vincent émergea de l'onde, sa première impression fut de total dépaysement. Il avait beau connaître la région, le paysage rougeoyant sous la clarté lunaire aurait aussi bien pu appartenir à un autre monde. Le court moment durant lequel il s'était plongé dans la contemplation du luminaire céleste lui suffit pour en acquérir la certitude : il n'y avait pas que ce coin de Gongaga qui était en voie de changer ; la Planète se trouvait à l'aube de profonds bouleversements. En étaient témoins les feulements feutrés qu'émettait la Bête en lui.

Un cycle maléfique avait été initié. L'inhumanité qui formait une part de son être et qu'il avait toujours réussi à contenir, luttait désormais ouvertement afin de s'émanciper. Point n'était besoin d'être devin pour subodorer que, si la noirceur allait ainsi croissant de par le monde, le genre humain en serait bientôt à redouter son extermination.

Cela lui était une raison supplémentaire de mettre son plan en œuvre.

Il y avait réfléchi alors qu'il regagnait la surface ; quels qu'avaient été ses efforts, malgré son profond effroi à l'idée de sacrifier autant de vies, aucune alternative ne s'était présentée. Créer de nouveaux vampires lors même qu'il n'était pas au mieux de sa forme — doux euphémisme —, pouvait certes s'avérer dangereux ; mais avait-il le choix ? Réduit à ses seules forces, en face des formidables pouvoirs de Cloud et des légions que le ressuscité semblait à même de déchaîner à tout moment, il ne s'accordait pas une longue espérance de vie s'il restait dans l'incapacité de corriger au moins l'un de ces avantages aux mains de son 'ami'. Susciter sa première postérité vampirique lui permettrait, pour le moins, de donner du temps au temps. L'atelier de Bugenhagen à Canyon Cosmo regorgeait toujours d'armes anciennes et de Matérias, c'était Nanaki qui le lui avait appris avant qu'ils ne s'embarquent avec Séphiroth. Les confier à ses Infants pour qu'ils les fassent progresser tout en s'endurcissant eux-mêmes au combat, constituerait un début.

Si seulement Cloud ne déclenchait pas auparavant l'une des ripostes foudroyantes dont il détenait le secret... Et à supposer que Vincent fût en mesure de donner suffisamment de son sang à sa progéniture — condition sine qua non pour que cette dernière croisse rapidement en force. Toutes ces conditions réunies, alors, peut-être, les choses pourraient-elles encore basculer.

Sitôt qu'il se fut séché et eut ajusté ses associations, l'homme rouge se mit donc en quête de jeunes gens sains et vigoureux. En rôdant près d'un gros bourg, il eut le loisir de surprendre les pensées des rares habitants encore éveillés à cette heure tardive. C'est ainsi qu'il apprit la tragédie qui s'était déroulée à Midgar. Son talent télépathique, quoique assez peu développé, y avait suffi, tant le carnage survenu tantôt hantait les esprits de chacun. La nouvelle le frappa à la manière d'un marteau-pilon : s'il calculait bien, le raz-de-marée avait déferlé sur le continent central à peu près au moment où Séphiroth réalisait la nature du péril qui les menaçait tous. Pareille corrélation ne pouvait simplement pas être fortuite.

Sois maudit, Cloud, jura-t-il intérieurement. Charogne putride, comment oses-tu en venir à de telles extrémités, juste afin de garder la main... ? Et pourtant, même te détester me demeure impossible ; c'est au dessus de mes forces. Il me répugne d'éprouver de la haine plutôt à l'égard de ceux qui indirectement ont causé ton état et t'ont blessé, qu'à ton endroit. Que je suis faible de persister à t'aimer... C'est cela, oui ! tue, massacre, recule les limites de l'horreur, que je puisse enfin te vomir — et que ce qui doit être fait s'accomplisse !

Son douloureux monologue avait mené Vincent, en marche automatique, auprès de la plus excentrée des maisons du village. Basse, rase, partiellement abandonnée s'il s'en remettait à l'état déplorable manifesté par la toiture et la courette privative, la construction n'en recelait pas moins une présence humaine. Le battement régulier d'un cœur jeune en émanait. L'odeur manqua de lui faire perdre son contrôle. Lui qui n'avait que rarement souffert de la Faim durant ce dernier siècle, voici qu'elle le taraudait avec une acuité inquiétante. La faute, sans nul doute, en revenait à la lueur mortifère de la lune. Toutefois, il devait admettre que le parfum vif et frais du garçon qui dormait à l'étage stimulait agréablement sa nature.

Une fois repéré l'objectif, il ne lui fallut pas plus d'une fraction de seconde pour débouler à l'intérieur de la chambre à coucher. Vêtu d'un simple caleçon qui avait partiellement glissé dans l'abandon du sommeil, un très bel adolescent y dormait sur le dos. Ses cheveux dorés et ondulés couronnaient ses traits purs de la fantaisie de leurs boucles. A ses lèvres, un sourire inconscient, comme errant sur son visage, semblait s'adresser tout autant à son corps ferme et gracieux qu'au visiteur penché sur sa silhouette. La candeur trouble du petit paysan évoqua à Vincent la chute d'un des sonnets préférés de Cloud — avec lequel, si ce n'était que sa beauté était plus régulière, plus conventionnelle aussi, le jeune dormeur présentait d'étroites ressemblances :

Quand tu rentres, le soir, du champ ou de l'étable,

L'odeur de tes vertus embaume la maison.

Coïncidence ou malice du destin, sur la droite du lit, au mur pauvrement agrémenté d'un feston, était punaisée une vieille affiche datant du vivant du Cloud. Le vainqueur de Séphiroth et Jénova y prenait sa pose habituelle, mi martiale mi enfantine ; plus inhabituel, il ne portait pas sa cuirasse, mais une veste militaire dont les cinq premières fermetures étaient ballantes, dégageant son cou et le sillon de ses pectoraux. Les couleurs passées avaient viré au sépia et terni l'éclat éblouissant de la chevelure ; l'azur luminescent de ses iris était voilé — néanmoins, l'air point trop timide du Sauveur du Monde interpella Vincent. Il ne connaissait pas l'objet de sa tendresse sous cet angle si gentiment mutin — sérieux oui, détendu avec ses compagnons, parfois, dans l'intimité de sa maison et avec Séphiroth, sensuel et provocant, et c'était tout.

Le vampire marqua une légère hésitation. Il lui fallait se concentrer sur sa tâche. Ce qui était plus facile à décréter qu'à faire. Son visage s'était durci, ses canines saillaient sans qu'il puisse se résoudre ni à fondre sur la forme endormie ni à quitter la place.

La Bête remâchait sa frustration : qu'il le tue, hurlait-elle, ce misérable amas de chair, faible et sans défense aucune contre l'adversité. Mais il ne voulait en rien lui prendre sa vie avec son sang ; simplement, le besoin avait l'homme rouge de commencer à se créer des Infants était si pressant, les enjeux si graves, que faire preuve de mansuétude pour la simple raison que le jeune homme trouvait grâce à ses yeux, aurait été se montrer d'une légèreté coupable.

Au demeurant, si la fortune lui souriait, le petit paysan vivrait très vieux, exempt de la vieillesse et des infirmités. Eternellement beau. Semblable chance valait de souffrir un peu.

Il n'hésita plus et enfonça ses canines dans la gorge si blanche.

oooOOOooo

Cloud abattit sur l'accoudoir de son trône la coupe qu'il n'avait pas fini de boire. Sans qu'il s'en rende compte, son niveau d'énergie avait grimpé en flèche, suscitant des arcs électriques en miniature autour de sa main crispée et le long de son bras.

La foule silencieuse massée dans la crypte, apeurée, perdit de sa consistance, comme les Spectres demi solides se mettaient en devoir d'escamoter les parties les plus vulnérables de leurs corps au travers du moindre centimètre carré de planchers, de plafonds et de murs. Seuls les hauts démons agenouillés au premier rang songèrent à demeurer complètement matériels et à conserver les atours anthropomorphiques dont ils avaient revêtu leurs formes écoeurantes. La crainte que leur inspirait l'humeur changeante du Maître le disputait en eux au désir de ne pas le froisser davantage en lui offrant le spectacle de leur aspect odieux.

Tant d'empressement dans la veulerie irrita Cloud. Ne leur avait-il pas traversé l'esprit qu'il n'attendait rien d'eux si ce n'était du zèle et, par dessus tout, de l'efficacité... ? Non, véritablement, il se devait de songer à remplacer ce ramassis de mollusques flagorneurs. Le moment était pourtant on ne pouvait plus mal choisi pour pester contre la piètre valeur de ses troupes.

Rien ne se produisait conformément à ses prévisions. La formule magique dûment récitée, le Miroir lui avait certes montré ce qu'il brûlait de voir. Cependant, s'il s'était attendu au caractère symbolique et obscur de la vision, il ne se serait jamais douté qu'il aurait à chercher après deux forces de vie. Pour comble de malchance, rien dans les images fantomatiques ne permettait de déterminer laquelle lui convenait, ni pour quels motifs toutes deux étaient associées au plan astral. A supposer l'une et l'autre présentes dans les deux dimensions de l'espace et du temps, et en éliminant le monde duquel Cloud relevait, ce qui exigeait qu'on le fouillât méticuleusement au préalable, le nombre total des possibilités excédait de très loin tout calcul..

Deux séries de flashs sur fond de cités médiévales et de paysages boisés sans aucun signe distinctif. Les vignettes en pied alternant l'une avec l'autre sans fin ni trêve, tels les côtés d'une pièce de monnaie lancée avec force, de deux hommes aussi dissemblables qu'il était concevable. L'un des individus, d'une taille légèrement supérieure à la moyenne, aurait pu, sans craindre qu'on lui portât la contradiction, se donner pour une femme, avec ses longs cheveux blond blanc ondulés, son visage gracile naturellement paré des teintes du pavot et du lys, son armure argentée polie comme un miroir, et les grâces compliquées de son manteau et de sa traîne. Très grand et bâti en force, le visage couturé d'estafilades autour d'une paupière close, le second des mirages exhibait quant à lui une virilité martiale, la peau noire et luisante pour des cheveux de jais, qui s'accordait parfaitement avec sa panoplie de guerrier, son bras gauche mécanisé et l'énorme épée à deux mains accrochée dans son dos. Le miroir avait encore montré quelques images absolument dénuées de sens — une énorme main dressée paume ouverte vers le ciel, cinq silhouettes menaçantes dont les ombres, plus épaisses que l'obscurité luisante contre laquelle elles se détachaient, promettaient une infinité de maux, un embryon difforme et insectoïde —, puis il s'était éteint.

Le Seigneur des Morts termina son vin et fit disparaître la coupe noire. Le tanin très fort de ce cru lui donnait la sensation d'avoir ingéré une motte de terre. Sa première expérience avec de la nourriture humaine laissait une impression mitigée ; la chair humaine était autrement douce à son palais. Mais il s'était juré de s'abstenir de l'anthropophagie sitôt que cela ne lui serait plus strictement indispensable. Dont acte. Encore fallait-il que l'on sache sélectionner à son usage des aliments décents... Ce qui, manifestement, n'allait pas encore de soi.

Le cours de ses pensées retourna à la situation présente. Sur un ordre mental, une carte du monde en très gros plan s'était déployée au milieu de la pièce. Des points scintillants figuraient les lieux-dits susceptibles de cadrer aux maigres indications glanées lors de la vision. Il s'en trouvait tellement, et tous sans exception s'étaient avérées de fausses pistes.

Cloud ordonna aux patrouilles sur le terrain de se replier sur le cimetière. Il connaissait le moyen de vérifier simultanément l'ensemble des recoupements.

Il se dressa et, faisant craquer les articulations de ses doigts, récita cette incantation :

— « Que j'aie un œil au bout de chaque doigt,

et un doigt dans chaque pays,

que chaque pays soit à moi,

car j'ai droit à leur vie ! »

Les jointures de ses deux mains commencèrent à blanchir et craquer. Les replis palmaires s'en élargissaient démesurément. Soudain, les doigts mêmes éclatèrent en centaines de filaments de chair dont les spires se détendirent de façon à plonger droit chacune au centre d'un des points clignotant sur la carte. Cloud avait fermé les yeux, à mesure que les flots d'informations drainés par ces myriades de connections nerveuses refluaient dans son cerveau.

Les vapes lumineuses à la surface du monde en trois dimensions suspendu dans la crypte s'éteignaient les unes après les autres à un rythme accéléré. Bientôt, plus un seul point lumineux n'y clignotait. Alors Cloud rétracta ses appendices nerveux. Une vive contrariété fripait les traits de son visage. Passait encore qu'il n'ait pas récolté la moindre trace de ses cibles ; mais constater de ses propres yeux que les troupes de Shinra, un temps assommées par la destruction de leur principale base d'opérations lors de l'écrasement de Midgar, puis la rupture subséquente de leurs réseaux de communications, se concertaient désormais à l'échelle mondiale en vue de repousser plus efficacement les coups de mains menés par ses Spectres, l'emplissait d'agacement. Il s'avisa tout à coup qu'un gros démon arachnéen, se croyant hors de vue, avait introduit dans sa gueule une de ses pattes avant et se curait le fond de la gorge, dans la posture d'une grimace. Comme on écrase une mouche, le blond eut un geste négligent en se rasseyant.

L'assemblée tout entière retint son souffle. La compréhension de ce qui s'était passé dans l'intervalle ne lui vint qu'après coup.

Les filaments au bout des doigts du non mort avaient sifflé en déchirant l'air. La bête dont il avait pu croire qu'elle se moquait de lui, et toutes celles dans son voisinage immédiat, n'avaient pas encore réalisé leur douleur qu'une masse de tentacules réticulés, taillant une large avenue dans la foule des Spectres, les avait proprement transpercés et dissipait leurs particules.

Cloud, satisfait, contempla son index qui reprenait sa complexion ordinaire. Il avait nourri la crainte que l'absorption de Tammuz, en réduisant ses pouvoirs de l'Ombre, n'altère également les propriétés physiques étonnantes dont il découvrait chaque jour une nouvelle facette. A en juger par la facilité avec laquelle son corps avait réagi à son passager accès d'irritation, en optant pour l'arme la plus efficace, il se sentit rasséréné. Non seulement la mémoire de son ennemi vaincu se tenait tranquille dans un recoin de sa conscience, prisonnière des sorts efficaces avec lesquels se protégeait sa santé mentale, mais encore et surtout il ne s'était jamais senti mieux en phase avec lui-même que depuis qu'il avait ingéré l'organisme éternel de l'archange.

La sensation d'omnipotence, celle dont Séphiroth lui avait autrefois confié qu'elle était ce qui lui manquait le plus de son ancienne vie — devoir y renoncer déchirait par avance le cœur de Cloud. Il s'était conséquemment juré de faire main masse sur celui des deux inconnus qui usurpait sa ligne de vie, afin que cette toute-puissance ne périclite pas, et qu'elle s'accroisse encore.

Cela n'empêchait pas qu'il était plutôt mal parti. Ni l'un ni l'autre n'appartenaient à ce monde-ci. Un autre plan temporel, une dimension différente ; bref, ailleurs. Avec la résistance opiniâtre que promettait d'opposer la Shinra, une difficulté enchérissant sur l'autre, il n'était pas prêt d'assister à la réalisation de ses desseins.

C'est ce que l'on verra.

L'espoir longtemps caressé, en dehors des victimes issues des dommages collatéraux et de celles requises par l'assouvissement de ses propres besoins, qu'il lui serait loisible d'éviter de déclencher un conflit généralisé, avec sa cohorte d'horreurs, s'éloignait définitivement. Il avait mis en œuvre tout ce qui était en sa capacité d'action et de prévision afin de l'éviter ; mais les gratte-papier de la confédération planétaire ressortaient comme moins impressionnables et beaucoup plus accrocheurs qu'ils ne l'étaient dans son souvenir.

Tant pis pour eux. Ils seraient la cause des souffrances du monde.

Avec un peu de coquetterie, il s'aperçut que l'idée le laissait indifférent. Mieux, même : cela ne serait pas plus mal, de donner un coup de balai au sein de la race humaine. La masse des habitants qui avaient renoncé tellement vite à honorer sa mémoire, de son vivant, ne lui semblait, à la réflexion, ne pas mériter de survivre tout entière.

La forme méphitique d'Hadès surgit derrière son trône, visible pour lui seul. Une main griffue lui effleura discrètement l'épaule. De retour de son plan d'existence, l'Invocation était porteuse de nouvelles encourageantes. Il existait un moyen très simple, encore que difficile à mettre en œuvre, afin de retrouver à coup sûr les deux élus au milieu de l'infini du cosmos.

D'un bond, Cloud rejoignit le miroir et exécuta une passe compliquée de la main. L'image qui se forma était celle d'un mobile de grandes dimensions, enrichi de pierres semi précieuses et de runes, qui dansait au bout d'une chaînette de style barbaresque. Le champ de vision s'élargit, et l'on put voir que l'objet reposait au fond d'un coffre, dans un lieu clos. Des particules de magie violette flottaient alentour : la Toupie d'Azatoth avait été scellée en prévision d'éventuels intrus. Le balayage enchanté du miroir révélait également des traces de conjuration.

De puissantes magies relevant de l'élément Sacré. Dans l'assistance, les êtres issus des plans démoniaques glapirent leur rage et leur appréhension à l'égard de ces forces qu'il n'était pas en leur pouvoir de braver.

Tout se brouilla soudain. Cloud avait laissé retomber sa main et regagnait l'estrade sur laquelle se dressait son trône. Il s'assit lourdement, le regard rivé droit devant lui.

Docile à l'ordre mental qui leur avait été intimé, la masse compacte des Spectres s'était promptement retirée — le tout venant pour les recoins du cimetière souterrain, les troupes d'élite et les hauts démons pour leur cantonnement sur un quelconque des points du globe où le non vivant méditait de lancer ses assauts. Hadès, seul, demeuré au côté de son maître, dressait sa silhouette voûtée encapuchonnée de pourpre.

L'air immobile et pesant du milieu de la crypte était parcouru de rides concentriques. Un poudroiement léger remontait des dalles de basalte noir du sol au fur et à mesure que les cercles se rapprochaient en se chevauchant les uns les autres. De toute évidence, quelque chose de grandes dimensions était en voie de matérialisation en leur centre.

L'atmosphère se mit à bouillonner, et lorsque les ondes composant les cercles enchevêtrés finirent par former un unique vortex, presque aussi haut et large que la voûte, une construction en surgit — ample, bulbeuse, étagée. Ses lignes dénotaient un édifice religieux avant même que l'œil pût reconnaître un clocher surmonté d'une croix. A l'aura neigeuse qui s'y accrochait tant bien que mal, le moins pénétrant des démons aurait reconnu cette chapelle pour ce qu'elle était en fait : la source de l'intense pouvoir mystique confinant la toupie de l'Enfer.

Cloud émit un bâillement en se remettant sur son séant. L'ennui abyssal que lui inspirait la situation se lisait sur son visage. Il eut un mouvement vers l'avant. Une lentille de lumière aussi rouge que la lueur au fond de ses orbites, engloutit la main qu'il venait d'étendre. Lorsqu'elle en ressurgit, les doigts en étaient serrés autour d'une large chaîne aux maillons taille forçat, au bout de laquelle oscillait une sphère d'or écrasée des pôles et recouverte de topazes.

Hadès réalisa qu'il avait entrouvert le mur des dimensions et glissé ses doigts à l'intérieur même du champ protecteur de la relique.

— « Ne te l'avais-je point assuré tantôt ? », interrogea le Seigneur des Morts. « Navrant à force de facilité... Cela même qui vous terrifie tous est dépourvu d'incidence sur moi... »

L'accès de son rire moqueur qui suivit fut couvert par l'écroulement de l'église. De bas en haut, une série d'énormes lézardes étaient apparues sur sa façade ; zébré en quelques instants, le bel ordonnancement des pierres fut mis à bas et s'effondra en un horrible petit tas de gravats et de poussière. Cloud fit claquer ses doigts, et le centre de la crypte reprit sa vacuité impeccable.

Hadès ne réalisa qu'il était resté à gober les mouches que lorsque la voix agacée de l'ex Sauveur du Monde le rappela à l'ordre.

— « Je te rappelle que je compte sur toi pour faire fonctionner ce machin... »

oooOOOooo

Vincent acheva la bête reptilienne qui lui barrait encore la route. Ces saletés devenaient de plus en plus résistantes. Les monstres qu'il mettait quelques minutes à massacrer avec ses balles intermédiaires aux premiers temps de la lune pourpre exigeaient désormais, soit qu'il recoure à ses invocations, ou qu'il en appelle à ses Limites, afin d'économiser ses précieux projectiles Pulsar et Antichar. Et la situation promettait d'empirer. Durant les deux jours qu'il avait consacrés à réunir un troupeau de jeunes suffisamment prometteurs pour mériter d'être promus, en même temps que vampires, au rang de sauveurs du monde, le monde, il est vrai, avait beaucoup changé. En prélude à la dévastation qui avait fondu sur Midgar, d'infectes créatures étaient apparues de toutes parts, harcelant les troupes par de subites attaques et provoquant des coupes sombres dans les rangs des miliciens légalistes et de ceux de la Shinra. Très vite, les routes isolées étaient devenues de vrais coupe-gorge. Or les monstres ne se saisissaient guère que des soldats, épargnant ostensiblement les populations civiles et évitant les incursions dans les villes. Alors le bruit s'était répandu que les dirigeants de la Planète ne pouvaient être étrangers à ce vacillement de leur puissance. L'on disait que le système à bout de souffle ne méritait point qu'on le défendît, que si la collusion entre les politiciens, les militaires et les industriels était de la sorte menacée, le peuple n'avait nul motif de se sentir concerné — bref, sitôt installée, la désobéissance civile s'étendait. Vincent s'était abouché avec les descendants de certains Turks de confiance, dans l'espoir qu'ils fassent passer le mot que pareille attitude revenait à se jeter droit dans les bras de l'ennemi ; il n'entretenait pas d'illusions sur le succès de sa démarche, il était déjà presque trop tard. Et cela n'aurait servi à rien de révéler tout ou partie de ce qu'il savait. A rien, si ce n'était à risquer de précipiter dans les bras de Cloud la frange, nullement négligeable, des civils encore sensible au prestige de son nom. Déconsidérée, la Shinra, par contraste, n'inspirait strictement aucune confiance. Mieux, les populations n'avaient plus la moindre envie de prendre des risques au nom du bonheur général, quand bien même leur vie était en jeu. Lorsque peu s'en était fallu que la totalité du gouvernement mondial ne périsse au cours d'un raid de créatures ailées crachant le feu, la foudre et la pestilence, sur le bastion secret des environs de la Grotte Polaire, les gens avaient manifesté leur joie de par le monde.

L'homme rouge fut long à réaliser que l'influence de la lune sanglante ne s'exerçait pas que sur les êtres de l'au-delà : elle agissait sur les vivants à la manière d'un poison subtil. Mais il aurait été incapable de faire partager son point de vue à quelque homme de science que ce fût — ses impressions, ses constatations même, n'eussent pas convaincu grand monde —, aussi avait-il pris son parti de l'ignorance générale du phénomène. Ce dernier ne laissait pourtant pas d'augurer du pire. Une euphorisation souvent accompagnée de bouffées de violence lorsque, d'aventure, une contrariété survenait, constituait le premier stade chez la plupart des hommes. Dès cet instant, les personnes atteintes montraient une appétence croissante à la violence, masquée sous des dehors anodins. Lui succédait un état de complet détachement du réel, qui leur faisait accomplir des actes ou stupides ou insensés, comme acclamer les monstres et accueillir d'injures, quand ce n'était pas de choses avariées, les soldats venus prendre position dans les villes et les villages. Enfin arrivait un stade quasi catatonique, variante de la lobotomie à ceci près que les victimes continuaient de vivre, de parler et de vaquer à leurs tâches quotidiennes, mais comme des automates pour lesquels les stimuli extérieurs n'eussent tout simplement pas existé. En une trentaine d'heures, de ses yeux, Vincent avait ainsi assisté à la transformation d'hommes qu'il savait actifs, raisonnables, voire intelligents, en marionnettes tout juste préoccupées de la décoration de leur maison, du bel été qui s'annonçait, de la texture qu'il était souhaitable que la tarte aux pommes de Madame possédât lors du repas du soir, et autres centres d'intérêt aussi secondaires que futiles. Démons et Spectres, pour leur part, croissaient en nombre, en vigueur et en cruauté. Il était clair comme le jour qu'au moment où leur viendrait l'ordre de déclencher l'offensive, la Shinra et ses supplétifs seraient rapidement balayés. Vincent s'était donc concentré sur la création d'une troupe de vampires aptes, le moment venu, à l'aider à trancher la tête unique de cette hydre — en vainquant Cloud.

A l'heure qu'il était, ses Infants, installés dans le calme d'une grotte profonde non loin des premiers replis de la Forêt Ancienne, devaient être sur le point de renaître à leur nouvelle condition. Priant que cela suffise à leur insuffler assez de forces, il avait transfusé à chacun le maximum de son sang, jusqu'à compromettre sa propre survie. Malgré ses soins redoublés, trois des garçons avaient développé des réactions physiologiques de rejet ; il n'avait eu d'autre choix que de les tuer puis de reverser aux veines mêmes des survivants la quotité de leur fluide vital qui ne s'était pas encore corrompue. Devoir faire disparaître les corps lui en avait coûté horriblement. Cependant le spectacle de ses vingt-sept vampires en gestation alignant leurs frimousses innocentes et leurs corps en voie de transformation, était pour le convaincre de la justesse de son action.

Il avait pris du repos dans la première chaumière de paysan venue — désertée, comme de juste : l'effet hypnotique de la lune incitait les campagnards qui vivaient le plus à l'écart à venir s'amalgamer aux masses urbaines ; de la sorte, d'immenses étendues basculaient sans coup férir aux mains des Spectres. Les lignes de communications des pouvoirs civils s'en trouvaient d'autant affectées, au même titre que la coordination des troupes disséminées dans les provinces, depuis que les moyens de transmission satellite s'étaient mis en rideau. L'esprit méthodique de Cloud ne laissait décidément au hasard que la part qu'il était impossible de lui soustraire. C'est cet aléatoire que Vincent escomptait bien d'exploiter.

Quand il s'était senti d'attaque, il avait repris son chemin. Il était presque rendu à sa destination lorsqu'un bataillon de Spectres, assignés à la surveillance de la croisée des chemins menant à Gongaga, avait déjoué sa vigilance. Le combat acharné qui s'en était suivi lui avait fait prendre conscience qu'il se devait absolument de hâter le début de l'apprentissage de son armée. Au préalable, il convenait de s'expatrier sous des cieux plus cléments.

Autrement, elle et lui auraient bientôt à faire face aux renforts mandés par Cloud.

Vincent soupira, en avisant la combe à l'orée du bois. Il souleva un pan de végétation, au pied d'un séquoia monumental que rien ne permettait de distinguer de ses congénères, mais qui se dressait au dessus d'un important soulèvement de terrain. Le creux dans lequel il s'enfonça menait au dernier niveau des racines, quelques quinze mètres en contrebas. Là, dans un décor naturel de radicules, de mousses phosphorescentes, de veines de quartz et d'humus pulvérulent, se nichait sa pouponnière à vampires. Une odeur surnaturelle planait sur les lieux ; mais la première chose qu'il perçut fut l'absolue absence de battements cardiaques. L'Eveil s'était accompli.

Il s'assit sur une racine proéminente et patienta jusqu'à ce que la première paire d'yeux ambrés s'entrouvre sur le monde. D'autres la suivirent, puis d'autres encore. Bientôt, le maître vampire fut le centre d'un tourbillon de gamins apeurés rendus hystériques par les réactions de leur corps et par les sensations inédites qui leur parvenaient. La stupeur surtout dominait le groupe. Elle crût lorsque la voix envoûtante de leur créateur, leur parlant à chacun en particulier, entreprit de leur narrer, d'un ton égal, ce qu'il s'était passé. Vincent scrutait plus particulièrement la forme longiligne du petit paysan qui l'avait tant troublé, la première nuit de sa quête ; mais le jeune Niall reflétait le même mélange de peur, d'excitation et de trouble que le restant de ses condisciples. Tout au plus les fentes mordorées de ses yeux luisaient-elles sur un mode différent — plus sauvage et cruel. Cela n'avait rien que de logique. Il était normal que le premier Infant qu'il eut jamais créé différât des autres. Le Don Obscur se manifestait différemment en chacun, et au prorata de la quantité de fluide vampirique reçu; or Vincent avait hésité avant que de l'étreindre, puis il avait dû s'y reprendre à plusieurs fois pour le vider de son sang et lui insuffler le sien. Probablement lui avait-il transfusé trop de forces d'un coup. Un autre fait l'avait frappé : sans exception, tous ses Infants étaient jolis garçons. Quelques-uns plus robustes arboraient des corps formés de soldats, mais une majorité sortait à peine de l'adolescence — ou paraissaient tels.

Il leur exposa ce qu'un vampire se devait de savoir, les règles auxquelles lui-même déférait et qu'il ne souffrirait pas de leur voir enfreindre. Par chance, la Soif ne faisait pas sentir ses effets dès après l'Eveil. La modification génétique issue des travaux d'Hojo sur le vampirisme avait eu cet effet positif de restreindre les tares congénitales des Suceurs de Sang : les repas pouvaient être très espacés sans qu'aucune perte significative de vitalité se produise, les réactions pathogènes au soleil avaient été supprimées, le cycle diurne n'était plus aussi contraignant que jadis. A la rigueur, du sang mort pouvait faire l'affaire, pourvu qu'il ne fût pas croupi.

Un rouquin frisé aux cheveux de fille et au minois tiré par un air dégoûté lui demanda le pourquoi de leur présence ici et maintenant. Vingt-sept paires d'yeux avides se braquèrent vers lui. Un grand brun aux cheveux désordonnés, au visage émacié, s'enhardit à poser une autre question qui leur brûlait les lèvres : s'ils étaient des créatures surnaturelles, fortes comme des dizaines d'humains normaux, rapides en proportion et, dans les limites de leur intégrité physique, peu ou prou immortelles, comment se faisait-il que leur crâne bruissait, que leur bouche salivait à grand peine sans évacuer le goût de boue et d'immondices qui plâtrait leur palais, que leur dos hérissé de chair de monde ne possédait plus un seul poil de sec ?

Vincent déglutit discrètement. Le moment de se montrer persuasif était venu. Remonter les gamins à bloc relevait de l'impérieuse nécessité. Que ce soit au prix d'un énorme mensonge passait encore ; mais les envoyer à l'abattoir au nom du bien commun dont ils n'avaient, pour ainsi dire, pas profité de leur vivant, lui posait un certain cas de conscience. Pas un dixième de ces petits n'en réchapperait. Il tint donc à leur exposer la situation sans en voiler le relief atroce, et en quêtant une approbation qu'il savait, le cas échéant, pouvoir obtenir en manipulant leurs jeunes esprits. Sa rhétorique avait fonctionné. Il avait su capter leur attention, parler à la partie raisonnable de leur cerveau, puis faire vibrer la corde sensible de cette jeunesse.

Tous déclarèrent intolérable de rester sans agir alors que la Planète sombrait peu à peu. L'idée de recevoir bientôt des armes forgées par les maîtres d'antan, voire, pour les plus chanceux, des Matérias d'invocation, entrait pour beaucoup dans leur enthousiasme. La plupart n'avaient jamais quitté leur terroir natal ; le métier des armes, plus encore le prestige des magies d'autrefois, agissaient naturellement sur leur soif d'aventures trop longtemps brimée au quotidien.

Vincent se réjouit de les trouver ainsi pleins d'Arès. Il demanda au Ciel pardon d'avance pour sa manipulation, puis entreprit de leur montrer, de manière ludique, en quoi au juste leurs nouvelles facultés leur serviraient dans les batailles. Ils avaient tout à apprendre ; que ce soit en matière de jeu. Cela d'ailleurs hâterait l'assimilation des connaissances.

Quoiqu'il se donnait l'air d'être totalement à la leçon, les pensées de Niall suivaient un cours bien différent. Lui n'estimait ni à ce point intolérables les pressentiments qui inquiétaient les autres, ni devoir quoi que ce fût à ce monde ingrat. En revanche, il en était convaincu, le colosse à la main mécaniques qui se donnait pour leur Père ne leur disait pas l'entière vérité.

Et cela avait tout à voir avec certain nom que son esprit, sans le prononcer jamais, luttait vainement afin d'en estomper l'image.

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Aeris se permit un mouvement d'humeur. Depuis deux jours qu'elle retournait sans trêve le moindre asile marin des parages où avait sombré le submersible, elle n'avait réussi qu'à épuiser sa patience. Insensible à la profondeur et aux pressions, son corps immatériel lui permettait de sonder le fond pour ainsi dire de l'intérieur. En vain jusqu'à présent. La série d'événements qui avait mené à la disparition de Séphroth demeurait opaque à son omniscience ; et, lorsqu'elle s'était essayée à déchiffrer l'esprit de Vincent, elle avait buté sur sa volonté d'airain. Même le plan échafaudé par le vampire lui demeurait obscur. Son unique motif de consolation tenait dans le fait qu'elle percevait, de manière ténue mais certaine, les vibrations de l'aura de Séphiroth quelque part au sein de cette masse d'eau. Il ne lui restait plus qu'à prendre son mal en patience — et à espérer que, depuis son repaire, Cloud n'ait pas prêté attention à ces signaux infimes.

La sensation du péril imminent jaillit en elle. Derrière elle ; une masse mouvante au sein de l'eau approchait à grande vitesse. Comment avait-elle pu rester sourde à son approche ?

Elle réduisit le plus qu'elle le pouvait sa densité. Bien lui en prit. Moins d'une fraction de seconde après qu'elle se fut effacée du paysage marin, la plaine abyssale recevait une lumière éclatante. Un cortège de bulles précédait les anneaux sans nombre d'une créature de légende : un serpent à la tête et aux ailes d'un énorme dragon rouge, en train d'explorer de ses oculaires luminescents comme un nouveau soleil le spectacle tourmenté de la fosse marine. L'eau bouillonnait au seul contact de ses écailles ; ses moustaches démesurées se tendaient et se détendaient en creusant profondément les alluvions de part et d'autre de son avancée, comme sa queue plate et renflée fouissait sous elle la portion de fond océanique qui leur était inaccessible. Pas le moindre pouce de terrain n'échappait de la sorte à l'exploration de la bête.

La fille fleur devina aussitôt que le monstre accomplissait, à beaucoup plus vaste échelle, le même travail de recherche qu'elle-même. Si jamais le sous-marin se trouvait vraiment dans les parages, il n'y avait pas le moindre espoir qu'il lui échappe.

Son unique chance était d'emmener les occupants du vaisseau au nez et à la barbe de cette contrefaçon de Kraken. Elle s'enfonça dans le sol meuble, en direction du point qui lui paraissait émettre les vibrations. Qu'elle manqua à trois reprises : la présence du serpent dragon affolait ses perceptions, sans parler de son peu d'adéquation à ce milieu. Le fait était que, sous la terre, elle perdait le plus clair de ses facultés. Sa forme éthérée se prêtait peu à semblable exploration ; elle se déplaçait bien trop rapidement à travers la roche, elle devait réduire la vitesse de propagation des molécules de son corps pour ne pas risquer de se retrouver à l'autre extrémité de la planète sans le vouloir, ce qui la rendait vulnérable et la privait d'une portion non négligeable de ses capacités sensorielles. Enfin, elle dénicha ce qu'elle voulait trouver. Les roches avaient été fondues en une espèce de caldeira qui ne correspondait à rien sur le plan géologique. En son sein, aspirant la lumière et les particules, s'était nichée une formation inconnue. Parfaitement sphérique, dotée d'une densité qui faisait froid dans le dos, elle lui sembla juste assez grande pour abriter un engin de la taille du sous-marin Shinra.

Elle avait affaire à un sanctuaire, corrigea-t-elle. Et il ne serait pas facile d'y pénétrer.

D'autant que la puissance qui présidait au phénomène lui était connue. Cette aura était reconnaissable entre toutes. Séphiroth. Plus exactement, l'ancien Séphiroth. Celui du temps d'Hojo et Jénova. Le grandiose, cruel et impavide manipulateur de la Matéria Noire.

Qu'il fût de retour bouleversait singulièrement la donne. Non qu'il fût à la hauteur de Cloud. La fille fleur n'était pas si naïve. La rayonnante noirceur du Seigneur des Morts surclassait complètement l'aura de l'argenté, même à cette distance considérable. Et il y avait lieu de douter de l'avantage que procurerait à la cause du Bien un Séphiroth redevenu empli de démesure. Mais il fallait compter avec sa volonté de pouvoir et sa force d'âme.

C'est ce que tu penses, ma belle, persifla une voix familière émanant des couches de roc environnantes. Mais vous n'êtes au bout de vos peines, ni toi ni lui !

La strate dans laquelle Aeris se mouvait fut soudainement arrachée, et la forme de Kraken déroula ses spires, ses ailes griffues et la double dentition de sa gueule entre elle et la géode de lumière pâle. Tout se déroula à une vitesse vertigineuse. Le niveau de puissance de Séphioroth déclina d'un coup. Assez pour que la bête se saisisse incontinent du champ de force entre ses replis et le maintienne en place au milieu de ses anneaux centraux.

Alors, déployant sa pleine envergure et dardant sur la Cétra les barbilles titanesques de ses moustaches, Kraken se prépara pour le combat.

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Cloud rectifia un détail sur le plan et lança le rouleau grand ouvert au démon à tête de taureau qui patientait agenouillé au bas de l'estrade.

— « Tu vas rassembler les plus robustes de tes camarades. Vous prendrez avec vous la totalité des prisonniers humains, ainsi que ceux des vôtres préposés à leur garde, vous vous rendrez à l'endroit prévu et entamerez aussitôt les travaux. J'entends que le chantier soit terminé dans les meilleurs délais, à l'ancienne, sans magie d'aucune sorte. Et veille à ce que les hommes ne sabotent pas la construction : je ne veux ni mortier noyé de sucre, ni murs banchés avec mauvaise foi.

— Votre Excellence », argua le haut Spectre après avoir jeté un œil au contenu du rouleau, « le château ne sera jamais terminé en une semaine. Vous demandez l'impossible ; c'est trop vaste, trop... spécifique. Même en travaillant nuit et jour, j'aurai tout juste achevé le gros œuvre... Sans recourir aux sortilèges, je ne vois pas comment —

— J'ai dit que je défendais l'emploi de la magie. Depuis quand ai-je à justifier de mes ordres ?

— Je... je m'en garderais bien d'oser réclamer des explications. Veuille Votre Grandeur me pardonner ». Le Minotaure peinait à trouver ses mots. En désespoir de cause, il exécuta un salut et se disposa à prendre congés. « Vous plaire est ma loi, il vous sera donné satisfaction. »

Le Maître daigna accepter qu'il se retire. Mais il ne resta pas longtemps en tête à tête avec les profondeurs du Miroir des Limbes.

— « Je ne veux à aucun prix d'un repaire créé par une incantation », répondit-il avant qu'Hadès ne formule sa question. « Si ma magie venait à être battue en brèche, ou ne fût-ce qu'à diminuer, c'en serait terminé. L'éventualité a peu de risques de se produire ; cependant je préfère parer aux revers de fortune même les plus improbables tant que je suis en mesure de ménager l'avenir. On ne sait jamais de quoi demain est fait. Or ça, avec des murs solidement dressés, leurs pierres jointives renforcées des sorts que je me fais fort de prodiguer sur elles, il en va autrement. Surtout vu l'objectif auquel je destine ce château...

— J'admire la prudence de mon Maître », s'inclina très bas l'Invocation.

— « Tu n'admires rien du tout... Dis-moi plutôt quand je serai en mesure d'envoyer la Toupie après nos deux beaux inconnus. Ma patience s'amenuise. »

Avec d'infinies précautions, Hadès confessa n'avoir pas été en mesure de réunir les divers éléments de l'incantation. Plus exactement, il lui en manquait un : la larme d'une personne ayant sincèrement aimé l'utilisateur de l'objet. Puisse le Maître avoir pitié de sa misérable stupidité ; il s'était avancé au delà de ses possibilités en suggérant d'employer le mobile d'Azathoth. Mais peut-être le Seigneur des Morts y pouvait-il quelque chose.

— « Triple buse », lui fut-il répondu, « pourquoi, selon toi, fais-je remuer ciel et terre en quête de Séphiroth ? Mes compagnons sont ou morts ou parfaitement incapables de verser une larme, même sur moi : Vincent Valentine, en tant que vampire, ne saurait pleurer qu'une fois par millénaire, quant à Rouge XIII, je ne parierais pas un gil sur ses conduits lacrymaux. Il ne reste donc que mon cher et tendre. Hélas, la terre l'aurait englouti qu'il ne serait pas plus introuvable. »

A ce moment-là, un éclair hacha la surface du miroir. L'image du fond de l'océan, non loin de l'endroit où Hydropode avait été vaincu, clignotait avec force dans le riche cadre de métal.

Cloud se matérialisa à quelques centimètres de la glace. Il avait posé sa main droite sur la surface d'éther liquide. Une grosse veine bleue barrait son front.

— « Séphiroth est là bas », annonça-t-il. « Quelqu'un d'autre s'y trouve également. Une présence extrêmement faible, mais dont l'aura procède, à un très haut degré, de l'Ame de la Planète. Je ne vois qu'une seule personne qui puisse irradier Sacré à ce point. »

Aeris... Tu aurais été mieux inspirée de demeurer dans la Terre Promise.

Il s'entailla le poignet avec ses ongles et répandit son sang en un pentagramme grossier, qu'il referma en crachant trois fois par terre. Des fumées sulfureuses se dégagèrent des points où sa salive avait atteint les lignes sanguinolentes. L'étoile renversée brillait maintenant de mille feux. En son centre se tordait une flammèche grimaçante. Sur un geste du blond, le pseudo-feu de Saint Elme prit une forme serpentine dont l'ombre, étalée par les braseros placés de part et d'autre de la crypte, se tordait d'une façon menaçante.

— « Kraken, grandissime souverain des profondeurs, rouleur éternel de victimes, réponds à mon appel ! Va, suis l'amour et la compassion qui émanent de cette garce, et fais-lui son affaire ! Quant à l'autre, tu me le ramèneras autant que possible entier. »

L'ombre devint gigantesque. Le cimetière entier trembla sur ses bases quand la flamme de l'âme obscure convoquée par Cloud s'éleva pour s'élancer vers la réalisation de sa mission.

Cela n'avait été que plusieurs heures plus tard, au moment où il escomptait plutôt un communiqué triomphant de la part de Kraken, que le blond avait pris la mesure de sa méprise. Il ne reconnaissait en rien comme celle de Séphiroth l'aura qui parvenait de la zone. Trop froide, trop dure et chaotique, douloureuse même, en un certain sens : l'âme qui palpitait derrière rappelait un passé honni. Jénova, Hojo, tous ceux qui l'avaient mésestimé, torturé, manipulé, exploité — la force qui s'était entourée elle-même de ce champ d'invincibilité continuait, par delà les années, de le défier, tout comme elle l'avait bravé autrefois en le forçant à lui remettre la Méga Matéria.

Cloud sauta à bas de son siège. Dire que son visage était décomposé ne rendait pas compte des sentiments qui agitaient son âme. Ses jointures blanchies sur le dessus de ses poings serrés attestaient de l'étendue de l'effort qu'il consentait pour ne pas entrer dans une rage incontrôlable.

Son aura tissée de ténèbres flottait à présent autour de lui.

Tout à coup, un million de couleurs la noyèrent, qui, s'élevant gracieusement au dessus de lui tandis que ses deux bras s'écartaient lentement de son corps dans la posture d'un crucifix, jaillirent vers le haut en un tunnel vivant de lumières diaprées. L'arc de plasma multicolore bondit à travers la voûte, les pierres desquelles, sur son passage, virent leurs arêtes retomber en parcelles vitrifiées d'un magnifique bleu roi. Le spectacle était d'autant plus somptueux que sa conséquence était dévastatrice.

Cloud s'adressa alors au cauchemar de ses nuits d'adolescent, à l'être qu'il haïssait le plus au monde pour n'être pas resté celui qui avait su faire battre son cœur :

— « Puisque tu as englouti l'homme que j'aimais, tu n'es plus digne de fouler cette terre ! Que la force de mon aura parvienne jusqu'à toi et anéantisse tes protections, qu'elle donne à ma créature le pouvoir de vous massacrer, toi et cette stupide Cétra de rien du tout ! Que votre sang répandu prélude à la défaite des Puissances qui vous ont jetées en travers de ma route... »

Hadès sentit un sourire carnassier retrousser ses lèvres. Au sens figuré ; à sa connaissance, il n'avait jamais exprimé d'autres sentiments que la rage, l'emportement de la bataille ou la dignité compassée. Mais, en tant que divinité de la mort, savoir une Cétra et un être aussi exceptionnel que le fils de Jénova en partance pour l'autre monde justifiait amplement de se laisser aller à cette manifestation de joie. Fut-elle toute intérieure. Et les qualités montrées jadis par Cloud étaient en train de se muer en défauts : dirigiste, il devenait tyrannique, d'introverti il passait à insensible, de calculateur il s'affirmait fourbe. Les progrès de la corruption dans cette décidément pathétique race humaine feraient toujours les délices d'Hadès. Sans compter que la pente sur laquelle Cloud se laissait emporter promettait du sang et des souffrances à toute la planète. Qui pouvait affirmer si, au milieu de ce chaos, l'occasion ne présenterait pas d'avancer ses propres desseins ?

Il ressentit la sensation d'une coulée de glace inonder son épine dorsale. Le regard céruléen du Maître le transperçait. Probablement n'avait-il pas celé ses pensées autant qu'à l'ordinaire, et Cloud les avait surprises. Certes, ce dernier n'ignorait nullement que les Invocations, même dûment apprivoisées, continuaient de n'en faire qu'à leur tête du moment qu'elles remplissaient leur office durant les batailles ; mais les idées que retournait Hadès eussent scandalisé n'importe qui — à plus forte raison un Cloud totalement égocentrique et paranoïaque. En ce cas, l'esprit inventif de l'ex Sauveur du Monde ne serait guère en peine pour châtier l'Invocation à la hauteur de l'affront. Hadès se contraignit au calme. Plus simplement, calculait-il, l'horreur vivante qui se tenait en face du pentagramme devait avoir besoin de lui en vue de quelque obscur dessein.

Il fallait que cela soit ça.

L'Invocation soupira presque de soulagement lorsque Cloud laissa tomber :

— « Ne te figure pas que je te tienne pour dédouané de ton échec. Il nous faut toujours une larme versée par quelqu'un qui m'a aimé. C'est toi qui ira recueillir celle qu'émettra Séphiroth sur le point de périr ; et je ne veux pas savoir comment tu t'y prendras afin qu'il pleure ! »

Mais c'est mission quasi impossible !

Hadès fit apparaître dans sa main gauche sa longue faux recourbée, insigne de sa fonction, et plissa les yeux sous le double poids de sa révolte intérieure — surtout, ne pas y penser — et de l'effort de concentration. Les énergies qui s'affrontaient autour du champ de force de Séphiroth étaient parfaitement perceptibles malgré la distance, cependant il lui était malaisé de se téléporter tout de go au milieu d'elles. Il fallait imaginer un stratagème, n'être repéré ni de la baudruche qui accomplissait la sale besogne du Maître, ni de la gamine liée à la Planète.

Tandis qu'il se dématérialisait, il entendit Cloud murmurer à son esprit :

— « Et, Hadès, n'oublie pas : je n'aurai aucune pitié si tu trahis encore ma confiance. »

Une fois seul, le blond dispersa du pied la lumière du pentacle. Le Miroir tenta d'attirer son attention, il le fit taire en l'envoyant dans une autre dimension. Il devait réfléchir.

Tant de sujets requéraient son attention. A commencer par la nécessité de remplacer Hadès. Ce fourbe ne pouvait continuer à commander en second sous lui. Et des plus puissants et subtils de ses Spectres — Cloud sourit sombrement à cette antinomie —, aucun n'était apte à lui servir de lieutenant. Avec le retour du Séphiroth d'autrefois, c'était enfin la dernière possibilité qui s'évanouissait : son amant, peut-être, se serait prêté à ce rôle, mais certainement pas le fou furieux qui avait écrasé Nibelheim sans cligner ne serait-ce qu'un cil. Quant à promouvoir un quelconque de ses captifs, c'était là une solution désespérée, riche de plus de ronces que de roses.

Et le temps s'écoulait sans qu'il soit toujours parvenu à recueillir la moindre donnée sur le garçon à l'allure de fille et le colosse couturé desquels dépendait la pérennité de sa puissance... Dans moins de neuf jours, désormais, le cycle cosmique qu'il avait mis en branle atteindrait à son apogée ; si la cérémonie de la Réunification de sa force de vie ne se produisait pas avant ce terme, tous ses projets devraient être revus. C'était à se taper la tête contre les murs.

Il avisa la Toupie d'Azathoth, abandonnée au pied d'un brasero. Avec sa panse rebondie et l'air moqueur de ses pierres dures, l'item ne le narguait-il pas ? Il lui décocha un coup de pied, puis remonta à la surface.

Il trouverait bien matière à s'employer en attendant que l'autre squelette ramène la larme. Mais pas tuer le temps ni surveiller le chantier.

Une visite au gouvernement mondial était une option. Une autre, aller voir ce que tramait cet indécrottable optimiste de Vincent. Mais d'abord, d'abord, se restaurer. La tambouille infecte dont il se contentait depuis quarante-huit heures était peut-être cause de l'aigreur de sa bile.

Quoique il ne se sentît pas opposé à l'idée d'ajouter un ou deux jolis serveurs et une accorte hôtesse aux plats du jour... de manière littérale.

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Sitôt débarqués à Canyon Cosmo, les jeunes vampires n'avaient eu d'yeux que pour le planétarium. La délicate machinerie, chef d'œuvre de Bugenhagen, monopolisait leur attention que l'état lamentable du bourg n'avait certes pas suffi à fixer. La demeure du grand-père de Nanaki avait remarquablement enduré l'épreuve des ans. Les soins amoureux prodigués par le grand fauve ne suffisaient pas à expliquer un pareil état de conservation ; de toute nécessité, il fallait qu'il soit resté en ces murs quelque chose de la magie si particulière détenue par le vieux sage.

Vincent s'en réjouit. Davantage encore lorsque les indications fournies par Nanaki se furent avérées exactes, et qu'il fit main basse sur les armes et la sacoche de Matérias dissimulées derrière un panneau secret dans la cuisine de la maison. Un coup d'œil jeté à ce trésor lui confirma que son ami n'avait pas exagéré : l'éclat jeté par certaines des Matérias appartenait sans doute possible à des Invocations d'un niveau élevé, et certaines armes paraissaient aussi anciennes que puissantes. Au demeurant, avec les combats qui s'annonçaient, ses Infants auraient tout loisir de les faire progresser. Il fit cette réserve qu'il ne se trouvait pas de Matérias de commandes, dans le lot, en nombre suffisant ; et lui-même se voyait mal se départir de ses propres items, parvenus au niveau Maître depuis longtemps, afin que ses disciples possèdent chacun au moins un éventail complet d'attaques. Mais somme toute, c'était secondaire.

Il les convoqua dans le laboratoire et procéda à l'attribution. Les trois mieux découplés des garçons eurent droit aux armes les plus lourdes, hallebarde, hache, fléau, massue ; à ceux qui possédaient une stature intermédiaire, il conféra des javelots, des épées et des bâtons de kendo ; le reste échut aux vampires de faible constitution : dagues jumelles, armes de jet moyen, nunchakus. Restait un objet dont le maître vampire fut fort embarrassé : une longue canne de transformation, en argent repoussé, dont la hampe recourbée et le pommeau taillé en masse d'arme permettait de frapper des deux extrémités. Il en émanait une puissance peu commune, qui s'harmonisait avec sa lourdeur et son aspect rébarbatif.

— « Spinther », lança-t-il à un grand gaillard de type nordique, pommettes saillantes sous des yeux bleus perçants, que ses cheveux blonds coiffés en couronne teutonique paraient d'un faux air de dieu viking. « Lâche-moi cette massue et essaie plutôt ceci ! »

L'intéressé s'exécuta. Les muscles de son bras bandés à se rompre, il parvint pourtant à peine à réceptionner la canne que Vincent lui abandonnait. L'objet ne pesait pas seulement très lourd, il était fort mal équilibré, et ses deux mains serrés sur la hampe avaient peine à la retenir. Il la reposa presque immédiatement, mais elle lui échappa des mains et Niall, qui avait suivi la scène sans y prêter davantage d'attention qu'il ne convenait, manqua la recevoir sur les pieds.

Il se baissa et la rattrapa sans la moindre difficulté. Lui-même ne fut pas le moins surpris.

Voilà qui confirmait ce que Vincent pensait. Le petit était non seulement plus puissant que les autres, ès qualité de vampire, mais il détenait un potentiel intérieur dont lui-même était loin de se douter mais auquel l'item ne s'était pas trompé. La possession d'une canne de transformation de ce niveau ne pourrait que lui profiter.

— « Eh bien ! je crois que tu as trouvé ce qu'il te fallait. Félicitations, Niall... »

Le partage à peu près équitable des Matérias les occupa jusqu'au petit jour. Maintes fois, Vincent dut décider d'autorité qui hériterait de quoi ; chacun donnant son mot sur ce qui, à l'en croire, lui convenait le plus, d'aucuns eurent des motifs de se juger lésés. En premier lieu ceux dont le Père estimait qu'ils feraient des meilleurs Magiciens alors qu'ils se seraient préférés en Guerriers. Mais la répartition des armes exigeait un départ tout aussi judicieux des sorts et des commandes. Ce qui fut fait. Au demeurant, tout le monde se retrouva pour récriminer quand le tour vint de doter les Matérias rouges. Chacun se croyait des titres supérieurs à ceux de son voisin sur les Invocations. Finalement, le choix de Vincent se fixa à hauteur de deux Matérias moyennes pour une puissante, le tirage au sort décidant de l'identité de l'heureux possesseur de Bahamut Zéro. Ce fut Elwyn, le rouquin futé, qui en hérita. Mais, comme sa préférence allait résolument à Phénix et à Typoon, échus à Spinther, lequel pour sa part faisait les yeux doux au puissant dragon de foudre, l'homme rouge accepta de leur faire permuter ces Invocations.

Vers l'aube, il fut décidé de prendre quelque repos. Les fatigues de la nuit, et plus encore les périls du jour dont les prémices s'annonçaient, justifiaient cette mesure exceptionnelle.

Peu après que le silence fut tombé dans la maison, Niall entendit des pas feutrés dans la nuit. En provenance de la pièce d'à côté, selon toute apparence. Et qui prenaient sa direction. Lui qui croyait être le seul encore éveillé, autant pour sa présomption...

Le temps de compter de un à cinq, une ombre s'asseyait en tailleur non loin de sa tête.

Ses yeux de noctambule perçaient mal l'obscurité absolue que Vincent avait installée dans la demeure — la faute à sa rétine encore inadaptée à sa nouvelle condition. Mais il put distinguer la haute stature du visiteur, la largeur de son buste et de ses épaules, ainsi que quelque chose qui s'apparentait à des cheveux dorés.

La voix qui l'interpella était rauque et sensuelle — à n'en pas douter, celle de Spinther. Plusieurs fois durant le voyage de la grotte jusqu'à Canyon Cosmo, puis au cours du partage des armes et des Matérias, le petit paysan avait pensé déceler un intérêt certain pour sa personne chez le braconnier blond. S'il se figurait qu'il avait la tête à batifoler, il allait être servi.

— « Qu'est-ce que tu veux ? », s'enquit Niall avec hauteur. L'hostilité de son ton, quoique sa voix eut été légèrement en deçà d'un murmure, témoignait assez de ses mauvaises dispositions. « Je ne suis pas intéressé à me lier d'amitié. Et si c'est pour autre chose, tu t'adresses à la mauvaise personne. Je t'avertis amicalement : le Père m'a créé en premier.

— J'étais simplement venu tailler le bout de gras. Impossible de rester à côté de mon voisin ; ma parole, si je ne savais pas qu'il ne respire plus, je dirais qu'il ronfle comme un soufflet de forge. Et tu es le seul à n'être pas quasiment dans le coma. »

L'absurdité de l'explication provoqua une envie de pouffer chez Niall. C'était le bateau le plus risible qu'on lui eut monté depuis longtemps. Le culot désarmant du grand blond n'était pas, pourtant, pour lui déplaire. Alors qu'il savait pertinemment qu'aucun bruit approchant de celui qu'il avait décrit ne s'élevait de la pièce limitrophe — à la rigueur, un gargouillement que n'aurait sans doute pas détecté des oreilles humaines —, Spinther le bien nommé, le garçon au corps de panthère, ne cessait de sourire de ses dents éclatantes.

La conversation finit par s'engager. Niall, réticent, ne se livrait guère et parlait peu, mais enfin, se disait son vis-à-vis, il ne l'avait pas éconduit avec la violence cachée dont sa frêle stature lui semblait capable, et l'attitude relativement détendue de son corps témoignait d'un certain degré de confiance. Mais voici que, s'étant passé une man sous son tricot qui rebiquait, il entreprenait de se gratter l'abdomen. Spinther entrevit l'ouverture. Il se plaignit de la chaleur et retira aussitôt le polo sans manche qui moulait sa poitrine.

Lorsque les yeux du petit tombèrent sur la tatouage tribal qui ornait son biceps gauche, puis sur les deux boucliers jumeaux de ses pectoraux, le blond crut avoir partie gagnée. La séduction de son corps parlerait sûrement pour lui, elle déciderait le gamin à s'abandonner sans plus de façons. Il se mit en extension sur ses bras et, le torse arc-bouté vers Niall, il lui planta un baiser délicat sur les lèvres. Le goût de framboise le ravit. La suite, elle, lui plut nettement moins.

Les iris lavande du garçon étincelaient à présent de rage. Ses crocs surgis de sa bouche déformée par l'envie de tuer auraient déchiré la peau tendre de l'agresseur si les muscles solides de ce dernier ne s'étaient pas détendus et n'avaient pas repoussé d'une bonne longueur de bras celui qui s'était si facilement abandonné à son baiser la seconde d'avant.

Tous deux luttèrent en silence un moment. Niall détenait le plus fort potentiel vampirique, mais Spinther, de beaucoup le mieux bâti et le mieux entraîné, n'éprouvait nul besoin de passer à l'état de vampire afin de faire jeu égal avec son attirant adversaire.

— « On est un petit dur, à ce que je constate », fit Niall en abandonnant l'étreinte et en se reculant dans un coin de la chambre. La raillerie gentille initialement présente dans son timbre de voix laissa place à une menace voilée. « A ce jeu-là, c'est bien moi le meilleur. Imagine que j'aille lui parler sous un prétexte quelconque et que je lui dise, par exemple, que tu n'ignores pas qu'il nous cache certaines choses, ou que tu le soupçonnes de nous mener en bateau. Je pourrais même lancer un nom dans la conversation : celui de Cloud devrait produire son effet, ne crois-tu pas ?

— Du bluff », mentit le plus jeune avec aplomb. Ses yeux avaient cependant recouvré leur éclat normal et ses griffes rétractées dans ses mains adolescentes semblaient de nouveau incapables de violence. « Tu as dit cela au hasard. Je ne sais au juste ce que tu veux de moi, en dehors de mon corps, mais même cela tu ne l'obtiendras pas en me menaçant.

— Parce que, selon toi, je t'ai menacé ? » Le grand blond partit d'un rire argentin et glacial pareil au tintement d'une sonnette de givre. « Voici ce que j'appelle y aller à l'intimidation ! »

Son corps se détendit et tout son poids bascula sur la poitrine de Niall. Il se produisit alors un étrange phénomène : au contact des presque cent kilos de son condisciple, le jeune campagnard avait été gagné d'une sensation particulièrement bizarre, comme s'il décollait et partait en un éclair pour un lieu très éloigné. Un air si vif et pénétrant que l'inhaler mit ses poumons à la torture — ce qui était parfaitement absurde, attendu qu'il ne respirait plus — le baigna, puis plus rien. Rien qu'une obscurité poisseuse et empesée, en un lieu inconnu.

Le corps massif qui entravait Niall s'écarta aussi promptement qu'il s'était abattu, et une main robuste le ramena sans ménagement sur ses jambes.

— « Je nous ai projetés dans le dernier lieu où a séjourné celui dont l'image t'obsède à ce point. » Spinther n'avait pas parlé, mais usé de télépathie pour se faire comprendre. A l'évidence, il n'en était pas à son coup d'essai. « C'est un autre de mes talents — je présume que c'est cela qui a aiguillé le Père vers mon humble personne : non content d'anticiper des pensées ou des choses vouées à se produire à plus ou moins brève échéance, je peux focaliser sur une personne et je me trouve instantanément transporté dans son sillage.

Si tu crois m'impressionner...

Oh, pas de ce petit air blasé avec moi. Sais-tu que nous nous trouvons à l'endroit où Strife doit reposer ? Et que je pourrais parfaitement m'en retourner seul ? Je te conseille donc de me manifester un minimum d'intérêt... »

Quelque chose sonnait faux dans son discours, ou du moins en démentait la suffisance. Le télépathe ne semblait pas réellement à l'aise ; derrière son masque assuré des rides de contrariété tiraient les coins de son visage, et les regards en biais qu'il jetait de temps à autre aux alentours relevaient davantage de l'inquiétude que de l'autosatisfaction. Les ténèbres qui les environnaient, bien que leur permettant tout juste de ne pas se perdre de vue l'un de l'autre, ne justifiaient pas vraiment son état de tension. Néanmoins, Niall ne laissait pas d'être admiratif à l'égard de ce don merveilleux ; il regrettait d'autant plus amèrement qu'il ait échu à un minable qui le gaspillait à s'attirer des faveurs sexuelles.

— « Puisque tu es si malin, et que tu maîtrises la situation de A jusqu'à Z, comment se fait-il que tu sembles aussi surpris ? »

Piqué d'avoir été si facilement percé à jour, le grand blond dut convenir que les transferts impliquant un objet inanimé ou un disparu se produisaient pas avec autant de violence, d'habitude. En particulier, la sensation qu'ils avaient éprouvés lors de la décomposition moléculaire était tout à fait inhabituelle.

Il s'arrêta sur sa lancée, visiblement hésitant à boucler son raisonnement. Le contraste était saisissant, entre l'expression chiffonnée de son visage et la perfection altière de son buse.

— « Rassure-moi, ce type, le grand héros, il est bien dans sa tombe ? Je m'étais figuré que, vu ta fixation sur Strife, un plan sexe dans son mausolée funéraire te brancherait peut-être. Mais je ressens une présence qui ne me dit rien de bon. Ce n'est pas mort, c'est beaucoup trop puissant pour l'être ; et ce n'est pas non plus vivant, même de la manière spéciale dont toi et moi nous vivons. D'où ma question : à part la rumeur, qui dit que Strife est mort ? »

Niall ne répondit pas. Il était trop occupé à s'efforcer de pénétrer le manteau des ténèbres. Le peu qu'il s'était reculé — les deux vampires étaient jusqu'alors restés à moins d'un mètre l'un de l'autre — avait suffi pour que la nuit l'avale et qu'il perde de vue la silhouette un peu moins sombre de son compagnon. La seule présence olfactive de Spinther démentait l'impression de solitude absolue qui commençait à s'abattre sur le jeune paysan.

Dotée d'un léger écho, et absolument silencieuse, la pièce paraissait vaste et close, presque certainement souterraine. Un air vicié y flottait, chargé des relents âcres d'une pourriture recuite. La saveur cuivrée du sang lui parvenait aussi, mais elle n'avait rien d'alléchant : le fluide vital en question exsudait par trop la corruption et les maladies. Cela ne pouvait être qu'une crypte, ou le mausolée d'un cimetière. Voire un ossuaire. Voilà la réponse à ta question, gros malin, pensa-t-il dans la zone la plus reculée de son esprit. Aucune sensation précise de menace ne se dégageait de cet endroit abandonné des vivants, et inhospitalier pour les choses mortes qu'ils étaient. Ses sens vampiriques avaient beau fonctionner à plein régime, soit inexpérience de la part de Niall, soit insuffisance de ses capacités, leur impuissance à s'y repérer au sein de cette obscurité se confirmait à chaque instant.

Un accès de panique se saisit du jeune homme. La présence somme toute rassurante de son aîné ne lui parvenait plus. Il chercha de droite et de gauche, en luttant contre les vrilles de terreur qui se frayaient un chemin dans son cerveau depuis le bas de son échine. Mais voici qu'un contact s'était produit au creux de ses reins. Il sauta sur ses jambes dans un mouvement de recul. Sa réception au sol fut entravée par quelque chose de dur et de chaud, parfaitement déplaisant de texture, qui fut cause qu'il s'affala en arrière.

Il était tombé assis.

C'est alors qu'un craquement se produisit. La flamme chancelante d'un briquet ou d'une allumette fut produite devant ses yeux fous de panique. Le bruit d'un vêtement froissé plus tard, une bonne flambée déchirait les ténèbres.

Spinther, tenant son pantalon embrasé à bout de bras, le regardait avec, sur ses traits, les marques d'une horreur hallucinée.

Niall avait buté sur un énorme fauteuil cathédrale de pierre sombre — un trône orné dans un style sévère et hideux, où l'obsidienne et l'électrum en bandes alternées faisaient valoir l'absolue noirceur des idéogrammes semés à profusion sur les lignes torturées du meuble. Le siège, les accoudoirs aux extrémités facettées en têtes de vautour et la portion inférieure du dossier étaient recouverts d'une fine pellicule irisée et diaphane, semblable à une peau d'oignon. En fait de peau, elle était humaine ; la torche improvisée éclairait avec un relief impitoyable les détails de coupes de veines bleues et de quelques imperfections sous-cutanées, dont un tatouage — un cœur stylisé percé d'une flèche. Au contact soyeux, chaud et souple, il apparaissait que les peaux avaient été prélevées de frais.

Le garçon s'extirpa du fauteuil avec des mouvements incontrôlés. La simple idée d'avoir été en contact avec cette relique provoquait des haut-le-cœur le long de sa gorge. Spinther, pour sa part, arborait l'expression de quelqu'un sur le point de vomir tripes et boyaux.

Niall suivit son regard, et le regretta aussitôt. La flamme de la torche avait accroché un spectacle encore plus répugnant. De part et d'autre du trône, la muraille qui bornait la tribune décrivait une sorte d'abside dans la profondeur de laquelle débouchaient quatre niches. Au fond de chacune d'elles, un corps pourrissant partiellement embaumé grimaçait sous des vêtements neufs et des armes rutilantes. Les deux vampires virent successivement un colosse au bras cybernétique, dont la peau pas totalement absente révélait la race négroïde, un grand type émacié aux très courts cheveux blonds, lance à la main et une cigarette entre ses dents déchaussées, une femme de taille moyenne, vêtue et parée à la mode de Wutai, dont les deux mains gantées enserraient un Shuriken moitié aussi imposant qu'elle, et un homme d'âge mur, corpulent et soigné, qui n'offrait rien de particulier si ce n'était qu'un pantin était assis sur ses jambes — un chat couronné à la mine rieuse, au pelage jadis brillant et soyeux, à présent mangé de pelade. Le soin presque religieux avec lequel les défunts avaient été apprêtés et dressés chacun sur son siège de pierre jurait avec l'état de corruption des corps.

Cela n'était pas encore tout. A un mètre environ du trône noir s'étalait sur le dallage une forme géométrique grossière tracée à l'aide d'un liquide brun grumeleux. Une senteur lourde telle de l'encens ranci y demeurait accrochée, quoique la matière en eut séché depuis longtemps déjà. Spinther, dont la flamme au bout de son bras tendu commençait à roussir les doigts, y avait posé un pied avant de réaliser de quoi cela pouvait retourner ; il eut la surprise d'encaisser une secousse électrique. Ultima qui luisait sourdement sur la boucle de son ceinturon émit un éclat plus net. A l'évidence, de puissantes énergies mystiques avaient été conjurées par le moyen de ce pentacle, qui ne s'étaient pas totalement évaporées.

Niall marcha vers Spinther et le força à renvoyer dans les ombres la vision des cadavres en abaissant le bras. Le reste du brandon enflammé ne tarderait pas à s'éteindre ; dans la mesure où le grand blond était déjà à peu près nu, le jeune vampire retira son tricot et le lui tendit afin qu'il l'enflammât.

— « J'en ai assez vu », glapit-il à voix haute, « pour être certain que Cloud ne repose pas ici. Et je n'ai aucune envie de rencontrer l'occupant de cette cave. Pourrais-tu avoir l'obligeance de nous réexpédier à Canyon Cosmo ?

— Il me fait un certain temps avant de récupérer mes forces, désolé, ça ne se fait pas comme ça... Je sens que c'est presque bon, mais je ne veux pas prendre de risque. Imagine que j'estime mal la distance ; on pourrait tout à fait se matérialiser à l'intérieur d'un mur ou d'un quelconque objet. Ce serait la mort assurée.

— Je suis prêt à le courir, ce danger ! Tu n'as encore compris que cette crypte est hantée par le spectre de Cloud ? Vois, ces corps sont ceux de ses compagnons mortels. C'est lui qui se cache derrière ces diables que Vincent entend nous faire combattre...

— Cela expliquerait le conflit que j'ai senti dans son âme. »

Il allait dire quelque chose d'autre, mais sa phrase ne franchit pas l'enclos de ses dents. Sa face était devenue cireuse et vide. Les stigmates d'une panique comme Nall en avait rarement vue animaient le haut de son corps de tics nerveux.

— « Prends-moi le bras, vite. C'est en train d'arriver ! »

Ils s'agrippèrent l'un à l'autre. Spinther plissait le front à se faire éclater les veines des tempes. La torche jetait ses derniers feux.

L'air miroita.

Ils étaient partis.

Les ténèbres ne s'étaient pas installées depuis un clignement de cil qu'elles sourirent d'aise en se dissipant à nouveau. Cloud avait fait son apparition.

oooOOOooo

Aeris évita le feu ardent craché par la gueule de Kraken et décrivit un virage à angle aigu qui la mena sur le dos du monstre. Son aura émeraude enfla et libéra un énorme carreau de lumière qui souffla les écailles de la bête sans s'enfoncer vraiment dans sa chair. Kraken effectua un tête à queue prodigieusement vif et agile pour un être de sa taille, et darda ses moustaches avec la force d'un ouragan. La fille fleur fut étourdie par la riposte, tant et si bien qu'elle ne sentit pas l'attaque avant qu'il ne soit trop tard. Les ailes de cuir s'étaient détendues et déployées en une prodigieuse aspiration, dont le souffle, s'élevant jusqu'au ciel pour retomber en vague déferlante, enfonça la Cétra et la bulle translucide de Séphiroth sur plusieurs centaines de mètres dans les profondeurs du sol. Le craquement de fin du monde qui avait accompagné Maelström retomba sur le fracas de crocs fouissant les couches de terrain en direction de la grotte creusée par le souffle. Kraken se ruait à l'assaut ; il hurla soudain : une pluie de rayons verts et déchirants se propageait sous lui, sans arrêter sa course mais répandant quantité de mucus et de sang empoisonné. Sa double mâchoire vomissait en réplique son haleine d'enfer, et un tir nourri pourpre et amarante déchirait la terre sur des kilomètres dans la lutte acharnée de la Cétra et du grand monstre.

A l'intérieur de son champ de forces, Séphiroth le maléfique sentait faiblir ses défenses. La prodigieuse aura arc-en-ciel menaçait chaque instant davantage de se refermer complètement sur sa bulle, l'entraînant à sa suite dans le néant. La magie mortifère qu'il percevait à l'œuvre ne se laissait contrer longtemps par aucun sort, aucune discipline occulte en sa connaissance ; le pinceau de ses couleurs tournoyait et finissait toujours par absorber ce qu'il lui envoyait. Sa rage seule, galvanisée par Jénova, lui permettait encore de tenir bon.

A des milliers de kilomètres de là, Vincent fut tiré de son sommeil sans rêve par une pensée lancinante. La présence de chacun de ses Infants lui parvenait avec netteté, sauf celle de Niall et du grand gaillard charmeur qu'il avait étreint en dernier, pour des raisons d'ailleurs confuses mais dont il pressentait que lui aussi était appelé à jouer un grand rôle par la suite. Leurs forces de vie ne lui parvenaient de nulle part dans Canyon Cosmo. Ses facultés psychiques ne portaient pas au delà. Mais l'homme rouge ne voyait pas ce pourquoi l'un ou l'autre des garçons, voire l'un avec l'autre, se seraient aventurés dehors ; à sa connaissance, ce n'étaient pas des têtes brûlées ni des lâches qui se fussent déballonnés à la première occasion.

Du moins, il devait l'espérer.

Car les sollicitations de la lune pourpre sur la Bête qui résidait en lui — et, a fortiori, sur chacun de ses petits — n'avaient jamais été aussi pressantes qu'en ce début de matinée.

Contrairement à leurs espoirs, Niall et Spinther ne s'étaient pas envolés loin. Ils avaient repris leurs esprits à quelques mètres à peine de la tribune au fond de la crypte de Cloud. Leurs corps qui leur semblaient changés laissaient passer la lumière et ne possédaient plus de densité du tout. Ils étaient immatériels, quoique physiquement encore présents.

Devant eux, debout face à une immense glace en pied auparavant dissimulée derrière des draperies, il y avait Cloud. L'ex Sauveur du Monde était nu et souillé de sang coagulé de la tête jusqu'aux pieds. La couronne rebelle de ses cheveux, à l'or lie de vin, ne laissait subsister aucun doute sur son identité. Sa stature différait des chromos et des photographies anciennes sur lesquels les deux vampires avaient pu le contempler. Plus musclé et massif, moins anguleux et famélique, son corps reluisait d'un éclat surnaturel — une patine que la salissure amoindrissait à peine.

Ce à quoi il assistait dans le miroir devait lui déplaire, car ses fortes épaules parcourues de tressaillements ne cessaient de se contracter. Les deux intrus se tapirent à l'autre extrémité de la salle, dans l'ombre jetée par une colonne d'angle. Bien leur en prit. Cloud s'écarta avec brusquerie de l'image qui provoquait son ire et descendit vivement les quelques marches. Sur son passage les braseros disposés le long des murs s'éclairèrent d'une lumière torve.

Lorsqu'il atteignit le milieu de la crypte, il se retourna et prononça une brève incantation. Une trajectoire dorée, émise par une toupie de grande taille fendant l'air, s'en vint reposer entre ses mains jointes. Il se saisit de la chaîne qui permettait de l'actionner, se mit en devoir d'imprimer un mouvement de jet à l'item. Mais celui-ci se refusait à partir. De guerre lasse, Cloud le laissa filer au sol avant de revenir à pas comptés s'installer sur le trône.

Au moment de s'asseoir, il eut un mouvement de hanches. Un geste étonnamment sensuel, qui fit rouler son bassin de manière provoquante et impulsa une torsion élégante aux galbes de sa croupe. L'air se froissa autour de lui, et des vêtements sombres et brillants apparurent autour de son corps. Sa puissante poitrine restait toutefois à nu sous un rosaire noir. L'évidence que Niall s'était efforcé de nier dès l'instant où l'ex SOLDAT avait fait son entrée, le submergea alors avec une force irrésistible : lui qui s'était épris d'une image de poster et de livres d'histoire, comment avait-il pu ressentir de la peur tandis qu'il lui était donné, pour la première fois, de rassasier ses yeux de la vue de tant de perfections ? Cette beauté intimidante et terrible, qui égarait soudain, avec tant de facilité, les notions de bien, de mal et de devoir, et faisait repartir son cœur mort dans sa cage thoracique, avait-il réellement pensé qu'il lui serait loisible de désirer s'en séparer une fois qu'elle lui serait apparue ? Peu importait comment Cloud était revenu à la vie, ni ce qu'il avait perpétré pour susciter en son ami Vincent le désir irrépressible de le tuer ; rien ne comptait plus pour le petit paysan que de rester auprès de son idole.

Il brûlait tant et tant du désir de paraître à la vue du maître de céans que son vouloir déchira la stase d'immatérialité que Spinther maintenait autour d'eux dans l'attente de parvenir à les téléporter là d'où ils étaient venus.

Cloud fut sincèrement estomaqué de voir se matérialiser devant lui, surgis de nulle part sans qu'il ait rien senti venir, deux jeunes hommes robustes et pâlots, que leur odeur identifiait à coup sûr comme des Suceurs de Sang et des descendants de Valentine. Leur beauté et leur vigueur transcendaient presque la médiocrité de leur condition. De surcroît, l'expression énergique de leurs traits trouvait d'emblée grâce à ses yeux.

Mais voici que le plus jeune et mince, presque encore un adolescent, s'approchait de lui. Son visage bouleversé s'agrémentait de deux grosses larmes.

Cloud comprit en un éclair que les pleurs d'un être pour lequel il représentait tout venaient de lui échoir. Son sourire glaçant devint radieux.

Il ouvrit les bras et fit signe à ses nouveaux amis de le rejoindre.

Horror ac divina voluptas : l'horreur et le plaisir divins