THEOS AGNOSTOS

Cloud se coula hors de la couche où reposaient les deux petits. Etait-ce la suite de leur nuit d'amour, ou se ressentaient-ils plutôt de la quantité de son sang qu'il avait déversée dans leurs veines ? Le fait est que leur seul esprit dormait du sommeil du juste ; leurs organismes vampiriques étaient à la tâche afin d'assimiler les facultés dont ils se découvriraient dotés au réveil.

La torpeur qui domptait leurs paupières n'avait nul besoin d'être assistée, mais il ne lança pas moins sur eux un sortilège de catatonie. Les larmes de joie qui humectaient encore les cils de Niall troublaient Cloud bien davantage que la liberté avec laquelle le petit mignon s'était livré tantôt à ses ardeurs. Trahir la confiance née de l'abandon total entre les bras de l'être aimé, n'avait rien pour lui répugner ; n'avait-il pas, naguère, pris son parti de la perte irrémédiable de Séphiroth au profit du fils de pute qui l'avait tant tourmenté jadis, et ne s'était-il pas accommodé ensuite de la nécessité de l'élimination de Vincent ? Pourtant, il n'ignorait rien de la passion que lui vouait l'homme rouge depuis toujours. Les choses avaient ainsi tourné que l'argenté ne pouvait plus être récupéré, ni le vampire laissé en vie. Néanmoins, confronté au sommeil angélique du jeune Niall, Cloud se sentait vaguement coupable de tourner une telle pureté à son profit égoïste.

Il lui fallut un effort de volonté pour étendre une main qui tremblait à la hauteur du visage du gamin et récupérer du bout de ses ongles la perle lacrymale.

Dans un premier temps, son dessein avait été d'endormir la méfiance de ses deux invités ; une fois les larmes en sa possession, il avait pensé les abattre sur le champ. Or l'allure troublante de Niall, ses yeux de biche suppliante, avaient gelé sa volonté en lui ; et des pensées égrillardes lui étaient venues à contempler les formes avantageusement dénudées de Spinther. Tandis que le grand blond administrait tour à tour à son jeune condisciple et à Celui dont il avait violé l'intimité un aperçu de ses aptitudes amoureuses, Cloud avait résolu d'exploiter à son profit la malléabilité des vampires. Il lui serait toujours loisible de les tuer plus tard. Et il n'appréciait pas les suggestions que lui adressait le miroir afin qu'il s'en débarrassât séance tenante. Il avait donc fait l'inverse de ce que son allié omniscient estimait devoir attendre de lui.

Puisque tout était voué à lui servir d'instrument, à son jugement de se donner libre carrière — en définitive, qui pouvait affirmer que la présence de la glace maléfique ne viendrait pas à lui être moins opportune que celle d'alliés endoctrinés et fidèles ? Etant entendu qu'aucun d'eux tous ne resterait suffisamment longtemps en ce monde pour avoir barre sur sa personne. Jamais plus ne se reproduirait sa dépendance. Ni de Spéhiroth, ni envers aucun autre.

La Négation rit à la lisière de sa pensée consciente. Elle abondait dans son sens. L'homme naît et meurt seul, Cloud ; embrasse les ténèbres, car elles seules ne t'abandonneront jamais. Et remplis le néant qu'est la vie de ta volonté de façonner le cours de tes désirs.

Ce rêve-là, au moins, lui parut beau. Tant pis s'il exigeait qu'on lui immole tout ce auprès de quoi l'ex Sauveur du Monde pensait trouver du réconfort.

Il s'écarta de la couche dans laquelle s'étaient déroulées ses amours et s'envola pour la salle du trône dans un claquement de l'immense robe noire qui venait de couvrir ses épaules. Les perles de son rosaire émirent un cliquetis sinistre en retombant contre le sillon de ses pectoraux.

Dans un nuage de fumée deux mirages à la ressemblance du garçon à la vêture efféminée et du colosse manchot se formèrent. Les runes constellant la surface du mobile d'Azatoth s'étaient aussitôt mises en devoir d'en absorber la matière. Désoeuvré, Cloud retourna à son trône et laissa aller ses mains sur les accoudoirs. L'une d'elle tomba sur un minuscule écrin de cuir.

Mû par une subite inspiration, le blond s'empara du Zodiaque Noir. Entre ses doigts, les cartes tressaillaient d'intenses magies obscures. Il lui sembla que sa rétine bouillait tandis que, les yeux mi clos, il commençait à disposer les lames en l'air, face cachée, dans la forme d'une croix celtique. Rien n'en résulta. Pourtant, l'influx divinatoire était là, il le traversait avec force.

Il recommença avec une autre disposition, puis une autre. De guerre lasse, il mélangea le paquet, qu'il battit violemment et dont il extirpa six cartes à l'aveugle. Une formule dont il ne se souvenait pas la connaître — était-ce les morts qui la lui dictaient ? — traversa ses lèvres. Cette fois-ci, le jeu répondit favorablement. D'elles-mêmes, les cartes choisies adoptèrent la formation d'une étoile à cinq branches, au centre de laquelle la dernière lame vint se positionner.

Dans le miroir venait d'apparaître la forme sophistiquée de l'éphèbe aux cheveux blond blanc. Cloud retourna la première lame ; il s'avisa qu'elle adhérait par un coin à la lame adjacente, de telle sorte qu'il ne pouvait révéler l'arcane constituant la corne droite du démon sans faire subir le même sort à celui qui figurait la corne gauche.

L'Impératrice Fulgurante... Un rêve ou une aspiration au delà de toute atteinte. La carte des ambitions démesurées. Lui fait face l'Amant Magnifique, renversé. Notre homme a donc connu une passion qui s'est mal terminée. Les deux se chevauchent, signe qu'il y a eu conflit entre son désir de puissance et l'amour. L'un a dû faire capoter l'autre.

La lame suivante singeait en se dressant vers le bas la pointe médiale de l'étoile de David. D'après la disposition, elle révélerait au médium le passé récent de sa cible.

Le Masque des Ténèbres... La marque d'un comportement déviant, qui ne constituait, en tout état de cause, qu'une façade. Je ressens un intense conflit intérieur, une noirceur qui n'a pu totalement étouffer une parcelle de Grâce. Des images me parviennent. Il y a deux personnalités en cet homme, l'une tissée de volonté et d'orgueil, l'autre douloureuse et mélancolique — elles se partagent deux aspects du même corps.

Restaient à découvrir les pieds fourchus du Diable. Celui à droite du pentacle symbolisait le destin de l'être visé. Celui de gauche, son moment présent. Une étrange impression de déjà vu traversa Cloud au moment où il posait la main sur la lame droite.

La Flèche Vivante. Ainsi il est condamné à aller de l'avant. Il a fait son choix, ça a été son ambition au détriment de son amour. Je puis dorénavant visualiser de qui il s'agit : l'autre type, l'épéiste au bras articulé. Pourquoi ne suis-je pas surpris ? C'est bien connu, les extrêmes s'attirent. Mais... cela dépasse l'entendement ! Les Jumeaux du Destin... Ces deux-là ne peuvent tout de même pas —

La toupie avait terminé depuis longtemps d'absorber la trace mystique après laquelle il lui fallait s'élancer. Mais Cloud n'y avait prêté aucune attention. Sur son visage décomposé seuls ses yeux infinis semblaient ressortir. Le blond avait étendu le bras pour se saisir de la carte centrale, celle qui lui révélerait son avenir concernant l'objet de la présente séance de divination.

Deux profondes ridules de contentement se creusèrent dans l'ivoire de ses pommettes. Le sourire atroce qui éclairait désormais sa figure s'encadra dedans le rond écarlate de la lune. Et partout de par le monde, démons, Spectres et monstres se réjouirent de l'hilarité que leur Seigneur venait de laissait paraître.

Car la lame ultime n'était autre que le Prince Scarifié — Cloud lui-même.

Les soupçons qu'il avait nourris depuis le moment où les deux mortels qui usurpaient la trame de sa vie lui étaient apparus, recevaient donc leur confirmation : le colosse brun et rébarbatif constituait une fausse piste ; c'était après le guerrier si bien fait de sa personne qu'il convenait de se mettre en chemin. La profondeur de sa personnalité telle qu'elle s'était dessinée d'après le Zodiaque Noir, la complexité des enjeux de son existence, tout se mettait parfaitement en place sous l'angle du Destin. Tant mieux, se dit Cloud dans une bouffée d'orgueilleux optimisme ; je n'aurais pas voulu me repaître de l'autre même si j'avais crevé de faim.

Ses yeux brillèrent d'une lueur fugitive. Les cartes disparurent en une flambée, et le mobile se mit à décrire des mouvements concentriques autour de sa chaîne. Toutes les runes qui y étaient gravées luisaient du même éclat assassin qu'au fond des prunelles du Seigneur des Morts. Un vent coupant comme autant d'épées invisibles s'était levé dans la vaste étendue de la crypte ; les énergies se concentraient autour de la toupie, afin d'en modifier le pouvoir.

Le non vivant avait résolu de frapper un grand coup. Son messager de mort trouverait les deux inconnus. Et, non content de dévider une trame enchantée à travers l'espace, qu'il y aurait moyen de parcourir dans les deux sens le moment venu de se saisir de l'albinos, il emporterait avec lui une gerbe de sorts offensifs parmi les puissants concevables. Leur cible : l'épéiste manchot.

— « Par le pouvoir d'Azatoth, je t'ordonne de t'envoler !

La rotation du mobile autour de sa chaîne cessa brusquement ; il se produisit un éclair, qui engloutit la comète de cuivre et de sang dans un étincelant arc de lumière. Les maillons arrachés lors du franchissement de la muraille dimensionnelle retombèrent doucement sur le basalte du dallage, où ils se refroidirent instantanément — tant la baisse de température induite par les magies combinées d'Azatoth et de Cloud avait été extrême.

Le blond secoua l'humidité qui s'était accumulée sur les parements de sa robe. La belle affaire ! il était trempé des pieds jusqu'à la tête... Il se dépouilla de ses vêtements, désormais nu hormis les deux rangs du rosaire qui barrait sa poitrine. Son regard accrocha alors son reflet dans le Miroir des Limbes. Son corps harmonieux et puissamment formé avait beau faire l'admiration de Spinther, lui-même rien moins qu'un magnifique athlète, doté de ce côté bien réel qui manquait au splendide mais par trop marmoréen Séphiroth — maintenant qu'il y repensait, l'ex Sauveur du Monde réalisait qu'étreindre le glorieux fils de Jénova avait été réaliser le fantasme de Pygmalion bien plutôt que s'unir à un être de chair et de sang —, Cloud ne pouvait s'empêcher d'entretenir la nostalgie de celui qu'il était autrefois. Il aimait les courbes sèches et maigres de son corps, les galbes hésitants de ses muscles et de ses membres ; non par narcissisme, mais parce que les unes et les autres correspondaient à son vécu, à ce par quoi il avait passé. Au lieu qu'à présent, si uniment parfait, une statue davantage qu'un homme, il n'était plus rien. Plus rien, si ce n'était ce qu'il avait passionnément désiré devenir.

L'accomplissement de ses vanités. Une tentation vivante.

Le besoin de ressentir l'amour qui exsudait de Niall, l'impérieuse nécessité de se plonger dans le désir sexuel qui émanait de Spinther depuis que le grand vampire l'avait vu nu et offert, l'envie douloureuse que ressentait la moindre de ses fibres d'être acceptée et dorlotée, tout cela submergea Cloud face au spectacle de sa soi-disant apogée physique.

Il arracha le rosaire d'un geste brusque et le lança contre la surface d'argent repoussé du miroir. L'éclat de ses pupilles était insoutenable. De légères distorsions dans l'image pouvaient ou ne pouvaient pas s'apparenter à une subtile emprise psychique de la part de l'artefact millénaire. Il sortit sans grand effort de volonté de sa contemplation et laissa son regard embrasser l'étendue de la salle à ses pieds. Etait-ce tout ce qui lui était réservé dans l'avenir ? Loger sous terre, là où la vie de l'homme s'arrêtait net, à machiner des projets dont le moins cruel dépassait de très loin la monstruosité inhérente au cœur des humains, et à se nourrir de haine ?

C'est alors qu'un bras souple et délié s'enroula autour de sa taille. Le parfum de noisette et d'aromates de cette chair rendait inutile qu'il se retourne pour voir de qui il s'agissait.

Niall.

Ainsi donc, sans qu'il l'ordonne consciemment, l'étau de brume qui s'appesantissait sur les deux jeunes s'était évaporé. Cela n'était pas plus mal.

Il fit face au garçon avec une lenteur calculée — surtout, ne pas s'aviser de lui montrer à quel point il était bouleversé. Cela ne l'avait pas préparé à recevoir en pleine face le choc de sa beauté, si bien qu'il en demeura coi. Le plus simple appareil réhaussait la minceur élégante du petit paysan. Ses épaules racées, ses côtes saillantes où chaque muscle dessinait ses attaches, sa taille fine et bien prise, la chute de ses reins, ses jambes nerveuses : autant de matières à blasonner sur le corps masculin. D'autant que le petit ne portait pas beau avec cette manière d'arrogance qui était l'apanage des garçons conscients d'être admirés pour leur physique. Sa timidité charmante, alors qu'il luttait pour ne pas rougir davantage de rester nu en face de Cloud tout aussi peu couvert que lui, ajoutait un charme irrésistible à sa personne.

Mais Niall ne venait pas inciter son amant à reprendre l'amoureuse joute. L'air sombre qui voilait ses yeux attestait assez de combien il lui en coûtait d'avoir à prononcer ce qui suivit :

— « Mon prince, il va falloir songer à nous renvoyer d'où nous venons. Valentine doit déjà avoir réalisé notre absence, et sauf à vouloir en finir avec lui séance tenante, il vaudrait mieux que nous soyons rentrés tant qu'il est possible de nous en tirer avec un gros mensonge.

— Tu veux... tu souhaites retourner là-bas ?

— Je ne désire rien moins que cela ; mais n'es-tu pas intéressé à garder un œil sur lui ? Laissons-le jouer au cornac avec sa petite troupe ; le moment venu, ce sera une profonde joie que de lui casser ses soldats de plombs ! »

Le regard du vampire respirait une dévotion fanatique. Ce serait folie que d'arguer contre lui, comprit Cloud. Pas seulement en raison de la résolution implacable qui durcissait son minois adolescent. La raison était de son côté ; restituer les deux jeunes à leur père, provisoirement du moins, s'avérait la meilleure option à tous points de vue. Cependant, la perspective de se séparer du gamin serrait atrocement le prétendu cœur de pierre du grand homme.

Il souhaita passionnément trouver les arguments qui convaincraient Niall de rester à l'abri. Sa raison complotant avec sa sensibilité afin qu'il n'en fasse rien, sa bouche resta sèche de paroles et il ne put que ramener sur la chevelure ébouriffée du garçon une mèche plus longue qui avait jugé opportun de descendre sur son front, lui barrant la vue. Un instant après, le petit le serrait dans ses bras de toute sa force.

La présence de Spinther approcha. Cloud en conçut du ressentiment ; cet instant si pur et si profond, était-il inévitable qu'un importun le gâchât ? Oui, apparemment. Le trouble-fête s'était rhabillé. Il voulait savoir ce qui était prévu pour la suite.

Tout l'effet qu'il avait produit sur le Seigneur des Morts s'évanouit lorsqu'il prit la parole, sans égard pour le couple nu et enlacé en face de lui. Faute de cervelle et de tact, la sensualité de ce garçon constituait la meilleure part de lui. Cloud n'en conçut donc aucune honte quand il usa de sa Domination psychique dans le but de le faire taire et de ses pouvoirs pour l'abolir à leur vue.

— « Je le ferai réapparaître quand toi et moi en aurons terminé », lança-t-il à Niall dont le regard dubitatif ne lui avait pas échappé. « Si tu sais t'y prendre comme il faut, tu peux être sur le pied de départ en un rien de temps ».

Ce que disant, il s'était emparé de la main droite du jeune homme qu'il guida délicatement entre la cambrure de ses cuisses. Point ne fut besoin qu'il montre la voie aux doigts du vampire nouveau né ; ceux-ci avaient déjà entrepris de flatter gentiment l'entrée de son passage.

Au firmament, la lune pourpre sombra dans les étreintes des amours garçonnières.

oooOOOooo

Hadès translucide et évanescent guettait depuis un long moment l'opportunité de pénétrer l'intérieur de la géode de puissance créée par la volonté de Séphiroth. L'occasion des formidables coups de boutoir que lui assénaient les vapes arc-en-ciel envoyées par Cloud était trop tentante, mais il y avait cette damnée Cétra que sa lutte acharnée contre Kraken n'empêchait pas de garder un œil sur celui qui portait la responsabilité de son envoi dans la Terre Promise. En dépit de ses pouvoirs occultes, l'Invocation se savait incapable d'échapper au radar mental de la fille fleur ; pas tant que l'attention de celle-ci ne serait pas totalement accaparée ailleurs.

Et le temps qui s'écoulait sans que le haut serpent ne remporte d'avantage décisif ni que lui-même n'ait commencé à se mettre en état de remplir l'ordre de Cloud, amenuisait les espoirs de Hadès de retourner victorieux dans la crypte royale.

Contre toute attente, Aeris faiblit la première. Un hurlement bestial vrilla l'air chauffé à blanc par le choc des deux puissances antagonistes. Kraken venait de voir l'une de ses moustaches s'effondrer sur le sol de la grotte. Seulement, il réagit rapide comme la foudre en bombardant la Cétra de Sidéral et d'Ultima tout en usant de son corps titanesque à la manière d'une caisse de résonance pour son attaque sonique. Le halo de lumière émeraude qui nimbait la Cétra disparut. Il tombait, son corps gracile émacié par les efforts du combat, il heurtait les éperons rocheux semés un peu partout par le soulèvement des couches géologiques. Son sang vert luminescent teintait la portion de rude granite contre laquelle, de ricochet en ricochet, il avait terminé sa chute folle.

Hadès réduisit encore sa présence matérielle et s'envola vers sa cible.

Il ne fut pas surpris de traverser sans encombre les forces mystiques de Cloud. Même le contact avec la barrière que s'obstinait à dresser contre le vouloir de son maître le fils de Jénova, parut très atténué à l'Invocation. Elle poussa mentalement, poussa encore, et se retrouva projetée à l'intérieur du champ d'invincibilité.

Au sein d'une blancheur absolue, dans une zone de non gravité parcourue d'étranges formations de quartz en mouvement et illuminée des fulgurances oniriques matérialisant les bribes des souvenirs les plus douloureux de Séphiroth, la masse blessée à mort, telle une baleine sur le flanc, du sous-marin Shinra flottait pesamment. En son cœur palpitait la force d'âme de l'argenté, manifestement affaiblie et néanmoins pas encore tout à fait sur son déclin.

Hadès reprit forme solide. Sa faux tressaillait d'excitation à la perspective de trancher le fil de cette existence qui osait menacer sa survie en persistant à défier Strife. Ses mains griffues et les écailles de fer recouvrant son corps méphitique sous la bure qui dissimulait ses effrayantes proportions, rendaient la chose d'un autre plan d'existence particulièrement confiance quant à ses chances de l'emporter. Des malédictions sans nom n'attendaient que son ordre pour se déchaîner. Et, le cas échéant, il lui serait toujours loisible de solliciter l'aide de ses frères, les autres Hadès.

Son pied fit voler en éclats le sas d'entrée du submersible. Le nuage de corruption qui l'accompagnait attaqua immédiatement et voracement le métal. Le long des coursives où Hadès promenait sa haute silhouette maléfique, les parois et le planchaient rouillaient, se tordaient sous l'effet du vieillissement galopant, acquéraient la consistance d'une dentelle d'acier déchiqueté et perforé. La présence grandissante d'un esprit à nul autre pareil guida le sombre faucheur vers le poste de pilotage, mais il fut empêché d'y entrer. L'air tout à coup invinciblement dense s'opposait à ce qu'il fasse un seul pas de plus à l'intérieur de la pièce.

Qu'à cela ne tienne... Il en fallait davantage si l'on voulait le retenir. Il apparut dans le kiosque sous la forme d'une sombre nuée. Face à lui, étendu sur le sol dans l'apparence de la mort ou peu s'en fallait, sa flamme caudale réduite à un tison infime, Rouge XIII semblait veiller sur la silhouette grimaçante de Séphiroth. L'argenté tenait Masamune brandie dans la direction de Hadès. A l'exception de la légère décoloration de ses vêtements et de ses cheveux, par laquelle se révélait sa nature incorporelle, il était de tout point réel et menaçant.

Si Hadès parvenait à asséner un coup fatal à cette facette déviante de sa personnalité, cela induirait le retour du véritable Séphiroth aux commandes de son corps et de son esprit, celui qui était en mesure d'émettre les larmes entre lesquelles reposait le restant d'avenir de l'Invocation. Cette dernière entama le duel d'une gerbe de Sidéral, puis fondit sur le grand guerrier, sa faux tournoyante courbant et déchiquetant l'air comme si une centaine de lames obliques s'étaient mises en batterie. Un véritable tunnel d'acier déferla sur l'argenté. Il ne fallut pas davantage de temps qu'une inspiration pour que son buste, ses cuisses et ses bras étendus se couvrent d'estafilades.

Les yeux de Séphiroth roulaient dans leurs orbites quand il rompit le contact et feinta vers l'arrière. Il ne ressentit même pas le premier coup de faux qui l'enveloppa au milieu de son saut périlleux, bien que celui-ci ait été asséné avec suffisamment de vigueur et de précision pour faire trembler l'ensemble du submersible sur ses membrures. Il s'était contenté de le parer du tranchant de sa lame, ensuite de quoi, repliant Masamune sous lui, il en abattit toute l'ampleur sur son ennemi. La bure noire et empesée de Hadès se déchira sur plus d'un mètre ; cependant le sabre n'avait pu transpercer son poitrail cuirassé et l'extrémité de Masamune, déviée vers le haut, ne fit pas mieux qu'arracher quelques lambeaux de chair inhumaine à l'encolure et au menton fuyant de l'Invocation. Assez toutefois pour que celle-ci laisse échapper un grognement haineux.

Sa main libre déploya des serres dignes de Nosfératu. C'est que Séphiroth, non content de ne pas paraître impressionné, se moquait ouvertement de Hadès : il venait de se fendre d'un grand salut ironique. Son sourire s'évapora de ses lèvres dépigmentées lorsque la monstruosité devant lui laissa tomber à terre les lambeaux de sa robe et lui fit face dans toute sa démentielle grandeur. A grand renfort de giclements de ténèbres, le corps contrefait de Hadès quitta toute ressemblance d'humanité : sa tête énorme et reptilienne pendait lourdement à l'extrémité d'un cou écailleux sur le tronc évasé et bestial d'un dinosaure que huit paires de pattes aux sabots oblongs et fendus ainsi que des ailes membraneuses de chair nue, complétaient de la plus hideuse manière. Son envergure était telle qu'il creva le plafond au dessus de lui.

Sa faux sculptée, à présent deux fois plus grande que lui à tout le moins, se dressa vers le ciel et libéra une décharge cinétique qui désintégra dans la seconde ce qui restait du sous-marin. Nanaki glapit de souffrance ; il était revenu à lui, le choc ne lui avait pas laissé d'autre choix, mais demeurait hors d'état de briser la stase qui le confinait dans un état de totale rigidité.

Toute envie de railler avait quitté Séphiroth. Il avait une bestiole à éradiquer, après quoi, peut-être, il laisserait revenir la part la plus équilibrée de son être qui menait un grand tapage dans son esprit en le suppliant de ne rien commettre d'irréparable.

Irréparable, vraiment ? Quelle ironie que la première chose qui l'avait été, à savoir tomber raide dingue de Cloud au lieu de le haïr de toutes ses forces, avait initié la présente catastrophe sous l'apparence de préparer durablement son bonheur. Pour sa part, le mauvais Séphiroth n'était dupe ni de la fragilité ni des bonnes intentions du garçon ; il avait toujours estimé que le blondinet ébouriffé, qui possédait un don en propre, en sus du reste — celui de mettre en grand danger de mort toute personne autour de lui —, constituait une bombe à retardement, d'autant plus vicieuse que restée plus longtemps en latence. Un être au passé trafiqué, au vécu trouble, situé comme lui au confluent de la Mako, de Jénova et des expérimentations démentes de Hojo, pour ne rien dire de son statut de clone avorté de lui-même — fallait-il, pensait sombrement Séphiroth le maléfique, avoir été naïf pour ne pas en tirer la seule conclusion qui s'imposait...

Que tôt ou tard le Sauveur du Monde se muerait en machine infernale.

Eh bien ! l'on y était, maintenant, et c'était à lui de s'efforcer de limiter les dégâts. Non certes que le sort promis à l'humanité, quelqu'il fût,lui inspirât de l'inquiétude ; mais l'autre Séphiroth, celui qui persistait à vouloir croire que sa tendresse pour Cloud surmonterait les obstacles et qu'ils se retrouveraient à la fin l'un avec l'autre, devait être sauvé à n'importe quel coût. C'était ridiculement sentimental, que de veiller sur la part rose bonbon de lui-même. Néanmoins, le mauvais Séphiroth ne souhaitait que de pouvoir croire, pour sa part aussi, en cet amour dont la flamme n'était pas éteinte par l'adversité et le rejet, mais y puisait un aliment nouveau pour briller de plus belle.

La haine prodigieuse qu'il éprouvait envers Cloud se reporta sur le monstre qui venait vers lui. Dans un combat livré à l'intérieur de sa volonté, il ne pouvait manquer d'avoir le dessus. Approche, saloperie ; à défaut de pouvoir le faire souffrir lui, c'est toi qui va avoir mal...

oooOOOooo

Vincent ne savait trop s'il devait retourner s'étendre au milieu de ses enfants ou se mettre en train pour chercher les deux égarés. Qu'ils fussent partis faire leurs petites affaires dans un coin tranquille quelconque, comme cela était de loin l'éventualité la plus probable, ne lui posait en soi aucun problème ; cependant, la splendeur pourprée de l'astre de nuit n'incitait pas à l'optimisme quant à leurs chances de revenir sains et saufs de leur petite virée. Pas quand Cloud semblait tenir aussi fermement les rênes de son pouvoir maléfique. La région demeurait peu sûre, et ils couraient le risque de se faire surprendre par des monstres en maraude ou de commettre une imprudence et de se mettre en fâcheuse posture. Ne leur était-il donc pas loisible d'attendre un moment moins défavorable ? D'un autre côté, il y avait quelque chose d'attendrissant dans leur comportement ; l'homme rouge savait pertinemment que la trajectoire sur laquelle il avait lancé ses Infants était de celles qui ne comportent point de retour — alors, pouvait-il en conscience s'indigner que certains d'entre eux eussent préféré jouir du moment présent au lieu d'en reporter les plaisirs dans un avenir hypothétique? C'était décidé ; il leur laisserait encore deux heures de liberté, puis, le matin venu, il irait les chercher et les ramènerait, au besoin par la peau du cou.

Le fil de ses réflexions conduisit le vampire à repenser à Séphiroth et Nanaki. Avec le recul, il ne regrettait pas sa décision prise sous l'empire d'un état émotionnel proche de la folie. La froide raison lui intimait à présent de ne rien ravaler de son acte. L'argenté ne constituait point un allié fiable, tout au contraire. Le danger qu'il fasse volte-face, confronté à Cloud, et rejoigne celui qui continuait de détenir un pouvoir souverain sur son cœur et ses sens, ne valait absolument pas qu'il s'y expose, et avec lui l'avenir du monde entier. Ceci en pariant sur le fait que le fils de Jénova eut sacrifié son égoïsme proverbial à la cause commune, en mettant de côté son ego démesuré ; ce dont Valentine était loin d'être persuadé qu'il le puisse. Pour Rouge XIII, hormis Cloud et Barrett, aucun membre des Sauveurs du Monde ne pouvait se targuer de le connaître vraiment. Le peu que Vincent avait combattu à ses côtés, longtemps auparavant, il lui avait paru fier autant que réservé ; mais l'inclinaison irrationnelle pour Séphiroth qu'il avait montrée à la suite de la bataille contre le calmar géant, attestait de son défaut de perspective. Face à Cloud dont l'effrayante intelligence éclatait à chacun des points qu'il marquait, un partenaire au jugement déficient tel que le grand fauve constituerait sans nul doute un fardeau inutile.

Avoue-le ; ce sont de belles et bonnes excuses, mais tu les as mis hors course pour une autre raison. Jusque dans la détestation, il faut que tu détiennes le contrôle. Tu ne souffres pas, en réalité, que Cloud périsse d'une main autre que la tienne. Sur le fond, on le dirait bien, tu n'es pas si différent de lui. Toujours à te bercer d'illusions.

ASSEZ !

Le moi conscient du vampire se rebella contre la voix insinuante de la Bête au fond de lui. Cela était faux, de purs mensonges destinés à jeter l'opprobre sur les aboutissants de sa conduite, à égarer et décontenancer sa résolution. Bien joué, Cloud. Mais je ne suis pas encore assez faible pour que tu emportes le morceau de manière aussi évidente...

Une douleur lancinante éclata entre ses globes oculaires. La Bête avait fort mal pris cette manifestation de résistance. Il eut facilement pu supporter la souffrance, mais cela aurait d'autant affaibli son organisme, de telle sorte qu'il se détermina en faveur d'une mesure radicale.

Il se taillada le bras droit à l'aide de ses griffes, très fort. Jusqu'à ce que son sang s'écoule en abondance. Que la douleur corporelle intime le silence à celle au creux de son esprit.

Le liquide carmin répandu à ses pieds lui fit l'effet d'une libation à la Planète. La portée symbolique de son geste le frappa : lui, l'ex Turk amant de cœur de Lucrétia et probable père biologique de Séphiroth, l'ombre fidèle de Gast le bourreau des Anciens, le pantin immortel voué au tombeau par la haine jalouse de Hojo, adoubé en quelque sorte champion du Grand Tout, voilà qui, en d'autres circonstances, aurait déclenché à coup sûr son hilarité. Mais lui au moins avait la conscience aiguë d'être le moins bien placé pour remplir cet office sacré. Si seulement Aeris... Son pouvoir aurait admirablement complété les siens. Encore qu'elle aussi, il ne convenait pas de trop compter sur elle pour rester de marbre face à Cloud.

Chassant ces pensées stériles, Vincent observa son bras en voie de cicatrisation. La touffe d'herbe qui avait reçu son sang délétère oscillait doucement sous la brise nocturne, déjà presque débarrassée de ses taches rubis. La vie qui reprenait ses droits, étonnant contraste du point de vue d'un être qui avait cessé de respirer presque deux siècles plus tôt, le rendait toujours peu ou prou nostalgique. En ce moment où il se sentait si seul, l'incidence en était décuplée.

Le vampire haussa les épaules et prit le chemin de la trouée de l'arbre. Il souffrait encore des effets du partage de ses forces avec les jeunes ; se résoudre à les rejoindre avait été la meilleure idée parmi toutes celles qui lui étaient venues durant cette dernière demie heure. Niall et Spinther se débrouilleraient bien seuls pour rentrer au bercail. Et si cela n'était qu'un voeu pieux, tant pis ; Valentine se sentait hors d'état de proposer une meilleure considération.

Il n'en éprouvait au demeurant pas la moindre envie.

N'était-ce pas son droit le plus strict de se préoccuper un peu de lui-même ?

Dès l'instant qu'il le pouvait encore.

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La voix d'Ifalna exhortait sa fille à reprendre ses esprits. Depuis la Rivière de la Vie, l'aïeule Cétra ne cessait de la baigner de ses ondes bienveillantes. Il n'était pas en son pouvoir de faire davantage ; quand bien même l'attention de Strife s'était détournée du lieu de la bataille, ses forces continuaient d'agir, galvanisant ses émissaires et émoussant la résistance de leurs opposants. Intervenir directement contre elles aurait signifié exposer l'Âme de la Planète à la contamination par la Négation. Or la situation se dégradait à une vitesse préoccupante. Séphiroth lui-même était impuissant face à l'évolution ultime de Hadès. Il ne déméritait point ; c'était que l'Invocation et lui ne se battaient pas dans la même catégorie. L'expérience millénaire du combat acquise par la monstruosité d'un autre plan ne se laissait nullement prendre aux feintes et aux tactiques, toutes sophistiquées qu'elles fussent, de l'argenté ; en retour, celui-ci éprouvait les pires peines du monde à écarter de sa personne les terribles assauts d'acier et de corne que son adversaire faisait pleuvoir sur lui sans jamais montrer de signe de lassitude. Il s'en était fallu de presque rien que Séphiroth ne soit terrassé à plusieurs reprises. A l'évidence, il ne lui demeurait d'autres remparts contre la défaite imminente que sa rage de survivre et son horreur de l'humiliation.

Ifalna désapprouvait ceux de ses pairs que le martyre de leur assassin mettait en joie. Si jamais sa fille venait à être renvoyée au néant, la Planète, et eux avec elle, s'avéreraient incapables de peser sur les événements terribles qui se préparaient autrement que par le truchement dérisoire de prières. Mais le choeur tempétueux des Cétras ne voulait rien entendre ; sa rancoeur à l'égard de Séphiroth avait été trop longtemps recuite, ils ne respiraient que l'envie de se savoir vengés. Leurs voix sans corps mugissant à l'unisson emplissaient la Rivière de la Vie de tumulte et de clameur, ce qui amenuisait encore plus les capacités d'action d'Ifalna. Une bouffée de colère froide, qui la stupéfia toute la première, se saisit de l'aïeule Cétra ; tant de rage dépensée à des balivernes commençait à se communiquer à son esprit. Elle dut lutter contre la tentation de faire chorus avec l'âme collective des Anciens. Finalement, au lieu de s'abandonner à cette ire, elle en détourna une importante fraction qu'elle convertit en énergie et envoya à la rencontre d'Aéris et Séphiroth. Ceci accompli, épuisée, elle plongea au plus profond de l'Âme de la Planète.

La fille fleur ouvrit les yeux, fort étonnée de se trouver toujours en vie. Une luminescence comme elle n'en avait jamais perçue de si intense baignait son corps. Le simple moulinet du bras qu'elle esquissa lorsque la masse colossale de Kraken apparut au dessus elle dans le dessin de la broyer sous son poids, provoqua l'émission d'une gerbe immense de lasers vert émeraude. Une aile grande comme un vaisseau de guerre et large à proportion partit en flammes. Le vol au ralenti de la jeune Cétra qui s'élançait à la rencontre du monstre fondant sur elle toutes attaques prêtes à jaillir, signifiait pratiquement déjà qu'elle avait victoire gagnée.

Le fils de Jénova para le coup de taille de la faux simultanément du boutoir de la totalité des sabots au bout des pattes libres d'Hadès. Lui qui, un instant plus tôt, souffrait mille morts pour chaque assaut de son ennemi qu'il parvenait tant bien que mal à repousser, n'en fût pas même déséquilibré. Mieux, il aperçut une ouverture de quelques centimètres dans la garde adverse et y porta une de ses bottes qui jamais encore n'était parvenue à faire mouche. Le tranchant émoussé de Masamune fit cracher le sang noir de plusieurs paires de pattes écailleuses, avant de plonger au tréfonds de la poitrine saurienne. Le mouvement de balancier du sabre sépara proprement les deux moitiés du démon, qu'un sort de Triple acheva de faire exploser. L'incrédulité totale se lisait dans les petits yeux cruels qui le fixaient d'un regard moribond. Puis l'Invocation s'estompa et redevint Matéria. L'argenté contempla la gemme ternie. Une chose si minuscule, capable de déchaîner une démence pareille. La broyer sous son talon lui procura une joie sans partage.

Un grognement familier se fit entendre, loin au dessous de lui. Rouge XIII. Le grand fauve était toujours englobé dans la stase.

Je te cède la place, appelle-moi au secours quand tu te sentiras dépassé, murmura le mauvais Séphiroth à l'adresse de son alter ego plus pondéré. Quoique... si c'est seulement pour venir à la rescousse de ça, je me ferai sans doute tirer l'oreille.

Il y avait des limites à ce que son amour-propre était enclin à accepter...

A l'extérieur de la stase, un paysage d'apocalypse s'étendait à perte de vue. Un cratère gigantesque et encore fumant recelait les restes carbonisés d'une créature propre à inspirer des cauchemars même à quelqu'un d'aussi blasé que l'ex Soldat. Sous la voûte de roche et de terres, une Aéris cadavérique mais radieuse en sa bulle couleur de prairie, lui adressait force marques de bienvenue. Au point où il en était, Séphiroth ne marqua nul étonnement de retrouver celle qu'il était certain d'avoir passé au fil de son épée, bien des années auparavant.

Autant qu'à s'accommoder d'alliés dans la croisade qui s'annonçait contre Cloud, que ceux-ci soient puissants. Il était simplement ironique que les nouveaux Sauveurs du Monde soient composés sans aucune exception des soupirants éperdus de leur adversaire...

Cependant que Spinther le chevauchait et que, pour sa part, il couvrait de baisers la chute des reins de Niall, Cloud avait distinctement perçu la disparition des énergies vitales de Kraken et Hadès. Il n'escomptait plus rien sur ce versant-là, depuis qu'il détenait l'assurance que les larmes du petit blond permettraient de mettre en batterie la toupie d'Azatoth ; mieux, la disparition de la peu fidèle Invocation le dispensait d'avoir à l'annihiler de ses mains — de sorte qu'il s'était offert le luxe de remettre à un moment de solitude l'examen des derniers développements de la situation. Plusieurs heures après, le matin se préparait à poindre sur le continent ravagé du Milieu ; Niall avait entraîné vers la surface un Spinther tout penaud des suites de son incursion dans l'espace inter dimensionnel et le silence s'était appesanti de nouveau sur le cimetière.

Ce que Strife avait appris dans le miroir l'irritait prodigieusement. D'abord, l'argenté et la Cétra, victorieux et s'adoptant l'un l'autre dans leur lutte contre sa personne. Semblable parodie d'union sacrée était à vomir. Puis l'intervention d'Ifalna, aucunement prévisible mais survenue au pire des moments possible afin de lui souffler la victoire. Ses efforts pour prendre cet événement avec mesure sonnaient faux. La prise de conscience que l'un ou l'autre des moucherons pendus à ses basques pouvait presque à n'importe quel moment venir gripper la mécanique si bien huilée de ses plans, constituait une blessure peu bénigne à son amour-propre ; il veillerait à ce que cela se paye d'un prix exorbitant.

Mais découvrir que les deux facettes de la personnalité de Séphiroth opéraient en étroite symbiose, que le guerrier imprévisible et cruel responsable de tant de souffrances ne faisait guère — voire n'avait toujours fait ? — que protéger le noble combattant en lequel Cloud avait pensé trouver l'âme sœur, bref être confronté à la ruine complète des rêves d'une vie, cela meurtrissait son âme plus vivement que tout ce à quoi il se serait attendu. La quantité d'illusions dont il s'était bercé à propos de sa relation avec le fils de Jénova et surtout de lui-même alimentait le brasier d'une haine dont la férocité le surprenait tout le premier. La trahison manifeste de l'argenté — la dernière, pour Cloud, d'une très longue série d'autres commençant avec la promesse à lui arrachée par Tifa lors de la fameuse nuit sous les étoiles, à Nibelheim — inspirait un dégoût sans fond à l'ancien Sauveur du Monde.

De la part de quiconque une telle duplicité aurait été douloureuse. De la sienne, à lui, elle s'affirmait rien moins que comme la pire des flétrissures. Dieu ou homme, Cloud déniait à qui que ce fût le pouvoir de le rabaisser. Tammuz ne l'avait réalisé que trop tard. Séphiroth aurait droit à un traitement encore moins compatissant.

Le petit rire satisfait et railleur dont la Négation, tapie au fond de lui, ne se départait plus depuis qu'il avait eu la preuve en images de son incommensurable naïveté, lui rappelait combien peu détaché des choses de ce monde il se trouvait encore. Cela ne s'en trompait pas moins. Comme ça le découvrirait pour sa part en temps utile.

Cloud s'arracha à la contemplation du miroir. Il se laissa flotter jusqu'à la tribune au fond de laquelle s'ouvraient les niches abritant les dépouilles de ses alliés défunts. Il aimait les regarder gésir. Son désir d'échapper au lot commun y puisait une inspiration toujours renouvelée.

A cet instant, il convenait d'anticiper la réaction de ses adversaires, se dit-il. Shinra lui préparait de toute évidence un coup tordu ; le redéploiement de ses effectifs à l'échelle planétaire en attestait de manière éloquente. La stratégie de la guerre d'usure et d'enveloppement qu'il avait jusqu'alors appliquée avec succès lui rendait délicat d'éparpiller ses propres forces pour continuer de rogner les ressources en hommes et en matériel du pouvoir mondial. D'ailleurs, le voudrait-il qu'il aurait fallu conjurer un nombre substantiel de nouveaux Spectres ; les coupes claires dans la population exigées par l'entretien de ces légions nouvelles auraient risqué de porter préjudice à son grand dessein. Shinra attendrait donc ; les espions dépêchés du côté de la base de stockage des Matérias le tiendraient informés en temps réel de tout changement. Il lui resterait donc toujours la possibilité d'anéantir le complexe avant que le contenu ne serve à quelque nouvelle technologie de combat. Cloud avait beaucoup trop fréquenté les arcanes du gouvernement pour ignorer l'appétit des caciques à l'égard des joujoux technologiques ; dans la situation présente, quand les hommes et les armes conventionnelles manifestaient aussi clairement leurs limites, ce ne pouvait être que du côté de la recherche et du développement que ces messieurs attendaient leur salut.

Plus ennuyeux, s'il s'en remettait à la trajectoire empruntée par la bulle enchantée d'Aeris, Séphiroth et elle flanqués de Nanaki étaient en partance pour Canyon Cosmo. Faire leur jonction avec la troupe de Vincent s'avérait la chose la plus sensée, au plan de la stratégie. Il devait l'empêcher à tout prix. La transformation de Niall et de Spinther échapperait probablement à l'homme rouge ; avec la Cétra, l'affaire se présentait sous des auspices fort différents. Ses deux pions risquaient bien de se voir démasqués. Qu'ils fussent tués constituait un moindre mal ; mais que leur langue déliée par la fille fleur révèle le peu de secrets qu'ils détenaient, était inadmissible.

Et je n'entends pas tracer un trait sur le petit. Pas de cette manière, ni maintenant.

Le miroir focalisa sur un coin de ciel bleu coloré d'un délicat camaïeu de jaune et de rose par les rayons du soleil croissant. L'image se rapprocha autour d'un point sombre qui filait à vive allure entre les nuages. Cela pouvait être un petit aéroplane ; cependant l'énergie qui en émanait, quoique nettement inférieure à ce qu'une Cétra en pleine possession de ses moyens était capable de déployer, relevait d'une magnitude qui excédait de loin les possibilités de la science. Son combat de la nuit dernière avait beaucoup affecté la brunette ; du surcroît de puissance qui avait rendu possible le miracle de sa victoire sur Kraken il ne lui demeurait que de faibles vestiges, dont elle se devait de se montrer autant que possible ménagère. La fille fleur s'était conséquemment rabattue sur une allure modérée. Ce qui mettait Canyon Cosmos à une bonne heure de vol.

Et l'exposait, chemin faisant, à une attaque magique.

Cloud contracta son poing gauche, son bras crépitant de manière indistincte sous l'influx mystique. Au creux de sa paume soudain ouverte un arc électrique était visible. De part et d'autre de ses étincelles, corrigeant le caractère naturel du phénomène, des particules sombres et nébuleuses s'aggloméraient. Rien moins que le germe d'une tempête d'énorme magnitude. La cellule nuageuse et fulgurante grossissait, tournoyait sur elle-même dans le réduit minuscule de ses doigts. Sitôt serait libérée dans l'atmosphère, le jeu des hautes pressions métamorphoserait cette nuée en miniature en un grain qui ravagerait tout sur son passage.

La main du Haut Seigneur traversa la surface de mercure du miroir dans un déplacement d'air proportionnel à sa taille soudain immense. La bulle de lumière verte qui convoyait la troïka des héros vers le village des Anciens fut ballottée par les turbulences. Elle roula sur elle-même, plusieurs fois, alors que les doigts de Cloud, libérés de la cellule, regagnaient leurs proportions normales et se rétractaient en toute discrétion à travers la fenêtre dimensionnelle.

La tempête s'étendit d'un seul coup. Le ciel s'obscurcit, une rafale furieuse chassa hors de vue les stratus qui s'y accrochaient, comme, majestueuse, la silhouette étagée et glaçante d'un nuage d'orage obturait l'horizon dans toute sa largeur. Pluie diluvienne, tourbillons annonçant un ouragan et panaches de foudre se déchaînaient déjà.

Aeris cria à ses passages de s'accrocher à elle. La promptitude avec laquelle la météo s'était modifiée lui faisait redouter le pire. Son halo ascensionna aussitôt à angle aigu. Mais le panache d'éclairs que laissa échapper la base du nuage l'empêcha de prendre la hauteur qui, peut-être, lui eut permis d'éviter le plus gros de l'orage surnaturel.

Dix lances de lumière pourpre, comme autant de zébrures sur le noir velouté du firmament, s'étaient élancées à la rencontre du petit groupe. La barrière de magie céleste s'abîma dans la lueur du brasier. Les cris des occupants tintaient suavement aux oreilles du non mort à l'affût. La bulle verte avait presque instantanément rompu le barrage dans un plongeon désespéré vers le bas. Pas assez rapide cependant pour empêcher la base en forme d'enclume du cumulonimbus de grandir démesurément et de les piéger à nouveau en dardant ses rais de foudre.

Ils n'étaient pas défaits, comme de bien entendu, les misérables donneurs de leçons, mais il s'en faudrait de longtemps avant qu'ils se dégagent du Piège des Tempêtes. Cela seul importait pour le moment présent à Cloud.

Il se détourna de la masse scintillante du miroir et fit signe à la foule de ses Spectres épars dans le cimetière de se masser autour de lui.

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L'accueil réservé par Vincent à ses deux fils prodigues manqua singulièrement de chaleur. Le maître vampire leur avait paru soucieux et renfrogné, et ne s'était contenté qu'à grand peine des vagues fariboles sur leur escapade amoureuse qu'ils lui avaient servies. De son côté, Spinther fit preuve d'une insolence à la limite de la grossièreté en refusant de s'expliquer plus avant ; toujours fut-il est que les fréquents égarements de ses mains en direction de l'entrejambe ou du fessier de son 'amant' finirent par faire de Valentine leur dupe. A les voir aussi étroitement rivés l'un à l'autre, un sourire las avait éclos sur le bas de son visage. « Partez faire un brin de toilette », leur avait-il enjoint, « ensuite veillez à ce que les autres soient proprement accommodés en prévision du voyage. Il est temps de nous mettre en mouvement ». Sitôt qu'il s'en était allé, Niall s'était saisi des doigts de son camarade et leur avait imprimé un mouvement de torsion discret quoique violent. Les prunelles de glace du blond nordique l'avaient défié, puis s'étaient détournées. Une fois assuré d'avoir été compris, le favori de Cloud s'était empressé de répondre aux volontés de leur 'père'.

Vincent jeta un coup d'œil à sa progéniture rassemblée dans le laboratoire de Bugenhagen. Tous sans exception apparaissaient si jeunes, si novices ; quel crève-cœur de les lancer au pire de la mêlée c'était pour lui ! Certes, ils s'étaient aguerris à la faveur de cette nuit de repos ; la force vampirique galvanisant leurs tendres organismes les rendaient presque inquiétants — surtout Niall et Spinther. Rien d'illogique là dedans, voulut-il se convaincre ; leurs étreintes passionnées avaient transmis au plus grand une partie du potentiel du plus mince. Au moins ce transfert-ci de fluides s'était accompli de manière réciproque et entièrement acceptée.

L'espèce de chimie organique reliant les deux amoureux piquait sa jalousie à vif, l'homme rouge était contraint de l'admettre. Dès leur naissance aux ténèbres, ces deux-là s'étaient reconnus, apprivoisés et donnés l'un à l'autre, dans la fougue de leur jeunesse que ne bridaient ni la peur du lendemain ni les sottes mauvaises raisons qu'une âme plus au fait de la vie aurait inventées afin de justifie son refus de sauter le pas, de s'aventurer sans filet dans une intrigue de cœur. Oui, sous ce rapport, il les enviait. Son infériorité ressortait plus durement, pis même, il se faisait l'impression d'être très vieux, très timide et seul, si seul... Cloud avait eu raison quand il répétait sans trêve, aux premiers temps de sa liaison avec Séphiroth, qu'au biseau des baisers les ans passent si vite ; le cliché était entièrement vrai, et lui-même se réduisait à l'enveloppe quasiment immortelle d'un cœur qui n'avait jamais connu, sauf pour un bref moment, que l'hiver.

Le moment était peu propice à l'auto apitoiement. Les paires d'yeux qui le dévisageaient attendaient qu'il les guide, dans toute sa force de maître vampire et de leader de leur commando. La confiance qu'ils dégageaient sans en avoir vraiment conscience lui mettait du baume au cœur. Il demanda à chacun de passer en revue son armement et son équipement, en insistant sur l'aspect très pratique de leur expédition : ils seraient à pied, ils ne devaient emporter que le strict nécessaire à leur survie en milieu hostile. Quand ce fut fait, il leur demanda de défiler l'un à tour de rôle devant lui ; il posa les deux mains sur les côtés de leur tête et rapprochait leur front du sien, en un contact télépathique qui lui permettait de déterminer la Limite propre à chacun.

L'opération prit davantage de temps qu'il n'avait escompté. Durant ces manipulations, de petits groupes s'étaient formés. La plupart discutaient combat ou comparaient les mérites de leurs Matérias. Quelques-uns, plus délurés ou simplement curieux, entouraient Niall et Spinther, qu'ils bombardaient de questions sur leur nuit. L'air digne mais se gondolant à l'intérieur, les principaux intéressés jouaient les modestes. D'autant qu'Elwyn s'était vite improvisé leur porte-parole et les avait cantonnés dans un rôle de divas que le rouquin ravissant vendait avec les mines de celui que l'on ne trompait pas en matière de commerce amoureux. La manière dont il rougissait légèrement en s'empêtrant dans son discours à chacune des oeillades que lui adressait Spinther, égayait ce dernier à un point difficile à concevoir.

Enfin tout un chacun fut assigné à une Limite idoine. Les rayons brûlants du soleil dont la morsure parvenait à Vincent à travers les solives et les pierres de la maison, lui firent l'impression que l'on atteignait au milieu de la journée. Il était toutefois trop tard pour reculer.

Les vingt-huit vampires quittèrent la ville par une sente dont seuls quelques habitants du cru auraient pu se souvenir de l'existence. Ils marchaient d'un bon pas, même comparativement à la vitesse moyenne d'un suceur de sang, mais ménageaient de fréquentes haltes pour permettre, par roulements successifs, que se mettent en place des tours de guet tandis que l'ensemble des autres commençaient à s'aguerrir au maniement de leur arme. Leur ardeur impressionnait Vincent. Il n'avait pas envisagé qu'ils travailleraient si dur.

Tout à trac, un pressentiment de danger se fit jour en lui. Quelqu'un approchait, et sur ses traces s'avançait une créature extrêmement déplaisante. Pas puissante à proprement parler, rien au vrai qui valût que l'on en conçoive des craintes exagérées, mais d'une dangerosité extrême pour le commun des mortels. Ses Infants avaient perçu le même chose, avec un temps de retard ; les grands gabarits, dont Spinther, avaient déjà formé un cercle défensif autour des plus petits. Tous affichaient une résolution sans faille sur leurs visages tendus par l'influx vampirique.

Vincent se porta en avant de leur groupe, un chargeur de Dark Balles engagé dans Peine de Mort. Les fourrés de la futaie très dense au sein de laquelle ils progressaient tressaillaient. Il en jaillit un homme, un seul, à bout de souffle et serrant contre son cœur une mallette argentée que tâchait sa poitrine lacérée. Des lunettes rondes, une chevelure poivre et sel ornement d'un visage pour le reste assez commun, un uniforme blanc aux écussons bleus, une cravate bon marché et des stylos plein sa poche de poitrine : ce devait être un scientifique ou un cadre technique d'assez haut rang. Derrière lui, à brève distance, le sol invisible sous les hautes herbes oscillait latéralement sous une forte trépidation.

Une seconde. Le fugitif fut agrippé par Elwyn et attiré à l'intérieur du cercle des vampires. Deux secondes. Vincent engagea le chargeur dans son arme. Trois secondes. Il épaula et fit feu. La décharge illumina de son éclat fuligineux la pénombre du fourré. Rien ne se produisit tout d'abord, puis une ombre indistincte creva le rideau de verdure. Son bond l'avait menée droit sur le maître vampire que son poids considérable maintenait à terre en l'empêchant d'user de son bras armé. L'autre bras de Vincent luttait avec l'énergie du désespoir afin de maintenir le plus loin possible de sa gorge et de son poitrail un bec de perroquet couleur sang d'où s'épanchaient les filaments vermiculés d'une langue bifide. C'était gros comme un chocobo, mais rond, visqueux et hérissé de tentacules — une sorte de grande boule de suif qui se déplaçait en roulant sur elle-même et dont la surface constellée d'appendices gluants avait, en se déployant, révélé une bouche de pieuvre assez large pour engloutir un homme entier. La pestilence qui s'en répandait monta dans l'air en nappes floconneuses. L'herbe et les arbres, à son simple contact, se couvrirent de plaques grisâtres.

L'attaque s'était déroulée dans un silence angoissant, tout juste rompu par les sifflements des tentacules qui se lovaient et se retournaient dans leurs efforts pour entraver complètement les mouvements de Vincent. Les vampires les plus robustes hésitaient à s'approcher ou à user de leurs armes, peu sûrs de la manoeuvre à adopter face à cette chose n'offrant aucune prise.

Valentine s'exhorta au calme. La créature n'était pas seulement très lourde et extrêmement forte. Les sucs empoisonnés dont elle regorgeait l'assimilaient à une bombe chimique. Mieux valait ne pas la faire exploser à bout portant. Ses Limites ne pouvaient ainsi lui servir de rien. L'haleine fétide qui sourdait de son bec attaquait les tissus de son visage ; l'acier de ses parties métalliques lui-même commençait à s'altérer et fondre. Il fit mine de faiblir. Son bras libre auquel une masse de tentacules s'agrippèrent aussitôt diminua la poussée qu'il exerçait à l'aide de ses griffes sur les extrémités cornées de la gueule. Sûre de l'emporter, la bête étendit sa gueule au maximum de son aperture et fondit pour le dévorer. Tel était ce qu'il avait escompté : sa main maintenue étendue par les appendices glaireux laissa filer un Décubitus au niveau Maître. Aussitôt la gravité déserta le monstre dont la gueule se referma sur le vide. Une rafale de Dark Balles le dispersa à tous les vents dès qu'il eut atteint une altitude suffisante pour que son explosion ne couvrît pas toute la futaie de ses entrailles toxiques.

Vincent s'était relevé. Les dégâts qu'il avait subis ressortaient comme minimes. Mais l'on n'était pas passé loin de la catastrophe. Non contenant d'avoir été surpris par la vivacité de son adversaire, le décalage entre sa dangerosité et la faiblesse de l'aura vitale qu'elle répandait aurait pu lui être fatal. Cette boule de suif meurtrière n'appartenait pas à un ordre de créatures qu'il eut jamais combattu ; ce pouvait à peine être la génération spontanée d'un monstre existant. Derrière elle il ressentait confusément une force magique écrasante. Pas à proprement parler la même que celle qui illuminait la lune de cet éclat infernal. Quoique d'un ordre similaire.

Cela n'autorisait qu'une seule et unique conclusion : Cloud avait commencé à altérer la vie. Son pouvoir ne s'exerçait plus sur les seuls êtres d'au delà de la mort ; après avoir influencé les êtres humains, voici qu'il s'essayait à modifier des formes de vie. Demeurait une énigme : que diable trafiquait une de ces expériences aux trousses de cet homme ? Il ne pouvait pas ne point posséder une importance particulière. Lui, ou plutôt le contenu de la mallette. Le sondage mental rapide auquel s'était livré Vincent confirma sa conjecture.

— « Docteur », fit-il en s'avançant vers le scientifique, « je ne vous poserai aucune question. Je ne peux pas vous faire accompagner par un de mes soldats, vous le comprendrez aisément. Vous avez votre mission, j'ai la mienne. Tout ce que je puis —

— Je n'ai besoin de rien », trancha l'intéressé avec brusquerie. Ses yeux profondément enfoncés dans leurs orbites lui conféraient un air porcin qui ajoutait une touche de bestialité et de violence à ses traits déjà ingrats. « Donnez-moi une mégapotion et je reprendrai la route. Vous tous, oubliez que nos chemins se sont croisés.

— Tiens, pardi ! », lança Elwyn auquel la moutarde commençait à monter au nez. Le regard de ses yeux verts était pétrifiant, une vraie figure de basilic. « Cela vous arracherait-il la langue de dire merci ? Il vous a sauvé, que je sache !

— Ce n'est pas à un adolescent tout juste pubère de se constituer le juge des actions des adultes ! Ecoutez, je vous suis reconnaissant de m'avoir tiré des pattes de cette saleté, mais j'ai d'autres priorités. Pas le temps de faire des grimaces mondaines ! »

Sur un signe que lui adressa Spinther, le rouquin se tut et s'écarta avec mauvaise humeur. Les mines indignées de tous les jeunes vampires moins le grand blond faisaient voir qu'eux-mêmes partageaient la réaction de leur camarade. Vincent jugea préférable de ne pas relever l'incident. Le chercheur semblait obsédé par les implications des données dont il était détenteur ; tout déplaisant qu'il s'était montré, l'on ne pouvait décemment lui en vouloir. Pas lorsque ses secrets intéressaient aussi manifestement Cloud. Au demeurant, quoi que ce fût au juste, arme nouvelle ou trouvaille scientifique, l'homme rouge doutait que cela suffise à mettre en difficulté le nouveau Fléau de la Planète. Aux hommes il incombait de lutter avec leurs moyens ; lui mènerait le combat sur un plan que leur faiblesse leur interdisait d'atteindre.

Le scientifique une fois remis sur pied s'était évanoui dans la direction opposée à celle du petit groupe. A aucun moment son visage méprisant n'avait laissé échapper la moindre expression de reconnaissance. Il ne leur fut toutefois pas possible de reprendre la route sans plus attendre ; un des très jeunes avait été pris d'une crise de larmes. Le choc de la révélation des monstruosités que leur réservait leur aventure l'avait lentement submergé, jusqu'à ce qu'il ressorte et cloue le gamin sur place. Vincent dut déployer mille marques de tendresse afin de réconforter le petit corps secoué de spasmes. Tous les autres faisaient bloc autour d'eux.

Mais pas Niall. Elwyn n'avait aucunement son regard dans sa poche ; il ne lui avait point échappé que, à la faveur d'un moment de flottement dans la cohorte des vampires au moment où les gros sanglots du benjamin de leur portée s'étaient mués en convulsions, la tendre moitié de Spinther s'était éclipsée. Il n'en aurait pas juré, bien sûr, pourtant il lui avait paru que l'insolent blondinet avait disparu dans la direction empruntée par l'homme à la mallette. Ou, ce qui revenait au même, du même côté, vers le nord-est. Elwyn avait mis l'occasion à profit afin de se coller au gaillard à la coiffure si intrigante et lui masser voluptueusement les reins. A l'évidence, l'autre appréciait le traitement , il n'avait pas même bronché lorsque Elwyn, l'attirant de quelques pas en arrière, avait abaissé le derrière de son pantalon et partiellement dénudé les globes fermes et galbés de ses fesses. Ils n'étaient pas allés plus loin, car à l'instant où Spinther approfondissait ce contact physique et l'attirait à lui, Niall avait fait sa réapparition. A leur hauteur. Son visage n'avait pas exprimé de sentiment particulier. Du moins, pas jusqu'à ce que son poing droit serré à s'en faire blanchir les jointures cueille Elwyn au creux de l'estomac. Le direct était puissant, sans plus ; un avertissement à proprement parler, et non un coup destiné à provoquer des dommages. « Nous en reparlerons », s'était-il contenté de dire à l'intention de son amant. Au passage, il avait encore décoché un coup de pied vicieux dans les côtes du jeune homme roux aux yeux de chat. Celui-ci avait juste eu le loisir de lever une main en signe de reddition.

Cette fois, Niall n'avait pas contenu sa force. Le salopard l'avait frappé pour le meurtrir... La cage thoracique d'Elwyn semblait vouloir éclater sous la pression. Il se promit que tous deux n'en resteraient pas là. Si vraiment son rival souhaitait la guerre, il l'aurait.

Il était trop risqué de s'esquiver à son tour sur les traces de Niall et d'aller reconnaître ce qu'il avait pu trafiquer avec le grossier personnage de tantôt. Le rouquin n'était pas si fou. Ce qu'il fleurait en ce moment, le fumet délétère de la trahison, il le distillerait et trouverait de quoi corroborer ses soupçons ; alors seulement, il frapperait le grand coup qui s'imposerait.

Il se releva avec peine et retourna au sein du cercle. Celui-ci commençait à se disloquer ; Sidon allait mieux, Valentine donnerait bientôt le mot d'ordre de départ. Parmi leurs vingt-quatre camarades, Niall et Spinther se distinguaient par les regards profonds qu'ils échangeaient ; leur bouche pouvait rire d'un air agréable, leurs yeux conservaient cette même fixité que n'avait pas su interpréter Elwyn. Il la porta au compte d'une querelle d'amoureux qui se profilait et s'en réjouit. S'il n'avait pas été autant obsédé par son désir de capter les faveurs sexuelles du grand blond, il aurait sans doute compris que les deux vampires n'étaient pas égaux au sein de leur relation et que Niall décidait en lieu et place de son 'amant'. Telle était la raison pour laquelle ce dernier s'était laissé palper avec autant d'impudence ; exciter la concupiscence d'autrui lui donnait l'illusion de posséder encore un semblant de contrôle sur les événements. Mais il n'en alla pas ainsi ; Elwyn se figura qu'il suffirait d'écarter Niall pour que Spinther lui tombât dans les bras.

Décidément, il n'était pas dit que Niall serait le seul pour qui cette après-midi débutait sous les meilleurs présages.

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Aeris et consorts avaient fui autour du monde le nuage qu'il n'était pas en leur puissance de défaire. Il leur était assez vite apparu dans sa véritable nature, un Avatar de Cloud en personne. Cependant le corps éthéré de la fille fleur accusait la fatigue et Séphiroth ne valait pas beaucoup mieux qu'elle, à supposer qu'il se fût risqué à attirer le monstre atmosphérique pour un combat au sol. Seul Nanaki aurait pu tirer son épingle du jeu ; n'était-il pas frais de tout combat ? Néanmoins il ne possédait pas les armes qui lui eussent assuré des chances raisonnables de ne point se faire envoyer au tapis dès les premières reprises de la bataille. Le salut résidait dans la fuite, tous trois en étaient parfaitement conscients. Tout comme ils se doutaient que chaque heure qui s'écoulait en vol à essayer de semer le nuage qui commençait en enclume et s'achevait par le haut en imitation de la coiffure désordonnée de Cloud, amenuisait leurs chances de retrouver Vincent sain et sauf... Qu'il eut tenté de tuer Séphiroth et Nanaki importait peu, à y réfléchir froidement. Le vampire constituait un appoint capital à leur groupe si peu fourni et si hétérogène, ne fut-ce que parce qu'il détenait Peine de Mort, dont la redoutable efficacité n'était plus à démontrer — sans compter que nul ne s'y connaissait mieux en matière d'occultisme que l'ancien Turk. Séphiroth le reconnaissait sans ambages, ses compétences en la matière étaient tombées à peu près à zéro et, à moins de disposer d'une source de puissance en appoint, à la façon de Jénova, mieux valait ne pas compter sur lui pour suppléer à Aeris. Cette dernière faiblissait à une allure inquiétante ; dans l'incapacité, faute d'une vraie défroque charnelle, de commander à son tout puissant bâton de transformation, Garde de Princesse, la dernière des Cétras redoutait de ne plus disposer bientôt de ses pouvoirs spéciaux. Ils compensaient certes pour le moment (encore) la perte de sa magie Sacrée d'antan liée à son arme ultime ; mais s'ils venaient à s'estomper en même temps que le plus clair de son aura de force, elle serait livrée pieds et points liée à l'effroyable magie des ombres manipulée par Cloud. Et elle ne pouvait rêver plus médiocre substitut que la magie élémentale de Nanaki.

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Loin de Wutai où leur course les avait tous les trois conduits, au cœur du bunker enterré d'une base à l'existence connue d'une poignée de caciques du régime triée sur le volet, le Chef des Opérations Spéciales Anjele Heidigger s'efforçait sans succès de dissiper la barre de migraine qui pesait sur son front. Voici dix heures que le professeur Bias et son escorte avaient quitté le centre de recherches sur le recyclage des Matérias de Tiglat-Pileser. Dans leurs fourgons, une application militaire absolument innovante : un laser mystique à très haute densité, cumulant la technologie de pointe et ces sources de puissances naturelles qu'étaient les Matérias. Le descendant du président Heidigger aurait préféré de beaucoup une option aéroportée afin d'extraire le scientifique et sa découverte ; hélas, la maîtrise des cieux appartenait en pratique aux monstres. Le sous-marin qui aurait dû opérer sa jonction avec les véhicules blindés légers sur la côte sud avait patienté durant toute la nuit, puis la majeure partie de la journée, au large de la Forêt Ancienne. Or personne ne s'était présenté. Aucun signal n'avait été émis. La mission de secours dépêchée sur le trajet prévu pour l'expédition s'était trouvée dans l'incapacité de répondre aux questions de son état-major : le centre de recherche portait les traces d'un départ précipité, mais ne paraissait pas avoir été violé dans son intégrité, ses murs de sécurité encore jointifs, ses chambres hermétiques, tous ses silos à Matérias intacts. La région quant à elle ne grouillait pas davantage qu'à l'ordinaire de Spectres, quoique les troupes ne fussent pas restées pour l'expérimenter. Sans le soutien de la vision par satellite, il était vain d'escompter balayer la zone sud-est du continent à la recherche de traces du trajet planifié pour être emprunté par la colonne. L'éventualité de fuites était fort improbable ; c'était rien moins que leur vie que jouaient à propos de leur loyauté à sa personne les membres de l'entourage d'Anjele. Quoique son titre personnel de Responsable du Directoire de Shinra le mît à l'abri des camarillas proprement politiques, il se voyait mal expliquer au Premier Ministre qu'il avait perdu une de leurs meilleures, et surtout dernières, chances de reprendre l'avantage. Il décida de garder l'ensemble des informations sous le boisseau, et de s'octroyer jusqu'à la fin de la nuit qui ne tarderait pas à poindre, pour actionner son plan de secours.

La situation n'était pas catastrophique, pas encore, mais en voie de l'être, disait le rapport posé sur son sous-main. Les pertes territoriales additionnées à l'amputation de leurs capacités tant en termes opérationnels que logistiques, avoisinaient les quarante pour cent. Le plus gros de l'effort ayant été consenti par les bataillons Shinra, c'étaient eux qui s'étaient fait décimer ; à présent que les troupes régulières s'étaient repliées sur leurs cantonnements les mieux protégés, délaissant les villes de province et l'intérieur des cantons, l'armée fédérale commençait à souffrir terriblement elle aussi. Non sans un effet dévastateur sur l'opinion publique. Il eut fallu mener la contre-offensive également sur le plan de la propagande ; contrer l'onde désastreuse des reculades militaires face à des monstres qui, jusqu'à présent, évitaient ostensiblement de provoquer des pertes civiles, aurait nécessité des ressources en télécommunication que les pouvoirs publics et privés, lorsqu'il leur en demeurait, vouaient en priorité à assurer la coordination minimale de leurs mouvements. De la part de leur adversaire, quel qu'il fût, cela était remarquablement joué. Ils ne couraient certes pas les rues, les hommes capables d'élaborer puis de réaliser une stratégie telle qu'elle avait réussi le tour de force de bousculer en un rien de temps la domination pourtant écrasante des deux piliers de la société planétaire : Shinra et l'Etat fédéral. Tous ceux avec lesquels Anjele pouvait comparer peu ou prou le maître marionnettiste dont le vouloir actionnait les événements des derniers jours — son bisaïeul Heidigger, Cloud Strife, Tsubasa Hojo — fertilisaient depuis une éternité déjà le carré des grands hommes à Midgar. Et, à ses yeux, Séphiroth était trop manifestement un poids léger pour que les soupçons qui continuaient par intermittence de peser sur lui fussent investis de quelque vraisemblance. Là résidait le centre du problème : comment diable anticiper sur un ennemi inconnu qui semblait ne rien ignorer de la géopolitique, de l'art de la guerre et des forces et faiblesses du pouvoir mondial ?

Un indicateur lumineux avertit Anjele que la réunion d'état-major était sur le point de commencer. Il hasarda un œil à la grande glace en pied qui ornait l'un des pans de son cabinet de travail. Son uniforme immaculé avait connu des jours meilleurs — il le portait depuis deux jours sans avoir pu le faire laver et repasser autrement qu'avec les moyens du bord — et un léger duvet blond roux qu'en d'autres circonstances il n'aurait pas laissé déparer l'ovale parfait de son visage, ourlait en un fin bouc son menton et les côtés de sa bouche ; pour le reste, il demeurait sans conteste le personnage le plus séduisant du gouvernement planétaire. Sa ressemblance avec le feu président Rufus Shinra, le sang duquel, par une grand-tante, coulait bel et bien dans ses veines, n'était jamais plus forte que lorsqu'il s'habillait de blanc et laissait flotter sur ses lèvres un demi sourire distant. Il prit le temps de défroisser les parements de sa veste, de lisser son pantalon — davantage par maniaquerie que par désir de paraître à son avantage ; il l'était toujours, par rapport aux faux collets des technocrates et aux mises défraîchies des officiers supérieurs. Enfin, il daigna enfoncer la touche de l'interphone. « J'arrive » fut tout ce qu'il annonça.

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La comète dorée, déchirant les strates de l'espace et du temps, se hâtait vers un monde qui, elle en était assurée, abritait ses deux cibles. Son halo de feu se dissipa au contact d'un air vibrant de la présence vitale qu'elle était venue chercher, et la toupie de l'Enfer entra doucement en contact avec le sol. La demi-lune supérieure émit un infime rai de lumière dans la direction de la courbure dimensionnelle par laquelle elle venait de s'infiltrer. Pendant qu'elle spécifiait ainsi sa position, la moitié inférieure se craquelait à la manière d'un œuf. Des viscosités s'épanchaient sur l'herbe rase, bientôt suivies par plusieurs cocons translucides. Sous la lumière du soleil déclinant, leur matière vitrifiée acquérait des contours et une densité nouvelles. Le vent qui se leva dispersa ces étranges plumes à la pointe taillée en écharde et à l'empennage creusé de l'encoche, soulignée de khôl et de pattes de verre, d'un œil stylisé. Les unes s'envolèrent vers le camp à l'orée duquel la toupie s'était fichée ; les autres gagnèrent de l'altitude et, à rangs serrés, disparurent dans le poudroiement du crépuscule en surfant sur les courants ascendants.

L'œil ouadjet s'était ouvert sur une tente en particulier. Somptueuse, parée d'oriflammes éclatants. Les plumes qui portaient la Vision d'Azatoth convergèrent toutes à son abord. De forts relents de magie noyés sous une mélancolie mortelle en défendaient l'entrée. A l'intérieur, un jeune homme que sa seule musculature différenciait d'une fille athlétique était en train de se baigner. Ses longs cheveux bouclés accrochaient la lueur des flambeaux répercutée par la soie armoriée et les meubles d'argent splendide témoignant de son rang. Une armure de mithril polie avec amour jetait mille feux de coquetterie sur le fauteuil curule avancé devant le secrétaire de campagne qui faisait face au lit. Le rire aigrelet de Cloud dont les pupilles voyaient à travers les Ouadjet enveloppa ce décor de ses trilles. Parfait. Griffith était vraiment parfait.

L'autre escadrille des plumes à la Vision d'Azatoth retomba sur le spectacle oppressant d'une citadelle en ruines ; s'y adossait un complexe palatial incendié dans un passé encore assez récent. Une tour ronde, plus spécifiquement, semblait les appeler à elle. La grand porte en pendait de guingois. Des rudes batailles qui s'étaient déroulées là, la désolation absolue de la salle de garde, jonchée de squelettes en armures rouillées, portait un saisissant témoignage. Les Ouadjet restèrent indifférents à l'horreur demeurée emprisonnée dans les pierres du sinistre donjon alors qu'ils planaient au fil des courants d'air le long du puits central. Il leur fallait descendre dans les derniers sous-sols de la tour, là où débouchaient les oubliettes. La meute stoppa à l'entrée d'un boyau. Au delà, invisible dans les ténèbres pauvrement démenties par une torche, il se tenait.

Gatts cherchait à comprendre. Il s'était figuré que, en retournant dans la cellule qui avait vu Griffith croupir durant une année entière, à même le sol, au milieu de la vermine et de la vie putride des basses fosses, l'illumination sur les raisons de son changement lui viendrait. La haine qui ravageait son cœur suite à la scène atroce de l'avènement avait été encore accrue par le retour de son ancien chef dans toute sa gloire d'antan, sur la colline des épées. Le sang, les larmes et la peine avec lesquelles celui-ci avait monnayée la résurrection de sa chair étaient une chose ; Femto lui-même, Gatts était tout prêt à le combattre, lui qui, aussi bien, était né des restes torturés de Griffith et de la révélation qu'il avait eu de l'intimité de son lieutenant avec Caska ; mais assister au retour de l'ancien Griffith, comprendre que son rêve mégalomane de royauté constituait encore et toujours le moteur des malheurs qu'il infligeait à autrui, réaliser que tout ce que la Bande des Faucons avait traversé au nom de son leader l'avait été en pure perte, cela était au delà de ce que pouvait comprendre Gatts. L'homme au destin duquel il avait lié son existence ne se réduisait pas à sa seule volonté de puissance, il ne pouvait n'être que cela. Le grand brun refusait de le croire.

Autrement, pourquoi avait-il lâché ces larmes de joie dans sa geôle lorsqu'il avait aperçu Gatts qui le tenait entre ses bras ? Pour quelle obscure raison avait-il été à ce point choqué de voir Caska et lui ensemble, qu'il s'était incontinent jeté sur le plus proche moyen de transport et avait pris le large, malgré ses terribles blessures ? Enfin, qu'est-ce qui lui avait inspiré le dernier regard qu'il avait lancé à Gatts avant que le mur de visages humains ne se referme derrière lui, au début du banquet où la Bande des Faucons avait été offerte en sacrifice aux affidés des Rois Bénis ?

Un glouglou étouffé attira son attention sur un recoin de la cellule que sa pestilence lui avait fait jusqu'alors éviter. Il ne découvrit de prime abord rien de particulier. Ce ne fut qu'en rapprochant sa torche au maximum du sol que son regard tomba sur une grille débouchant au milieu des venelles grouillantes. Une bouche d'égout. Elle portait la responsabilité de l'odeur immonde imprégnant le cachot. Non loin de son encadrement, deux écuelles de terre. Badigeonnées de crasse, ébréchées, presque obscènes dans leur dénuement. Dire que Griffith avait pris tous ses repas, quand on lui en servait, avec ces... Les mots le fuyaient. Mais voilà que le champ vermillon de la torche accrochait autre chose. C'était minuscule et indistinct. Comme des griffures. Bon sang, avec aussi peu de lumière, il aurait pu s'agir d'or ou de joyaux, que Gatts serait passé à côté d'eux sans réaliser que c'en était. Il s'acharna à percer les ténèbres. La vase et les immondices poissaient ses genoux, les angles à vif des dalles lui meurtrissaient les chairs : le colosse scarifié n'en avait cure. Il se devait de ne rien laisser échapper.

Il comprit bientôt que les griffures en question s'apparentaient à des inscriptions. De fines lettres bâton, au tracé hésitant et contourné, avaient été incisées sur un recoin de venelle un peu moins dur qu'ailleurs, grossièrement alignées et munies d'espaces. Gatts éprouvait des difficultés à reconnaître les syllabes. Mais toutes les séquences en étaient identiques. Six lettres dont l'initiale et l'avant-dernière étaient très épatées, les autres verticales et étroites. Nulle part dans sa vie il ne regretta plus amèrement sa faible instruction qu'en cet instant où, presque couché dans la fange, les yeux à hauteur des pitoyables graffiti de Griffith, il peinait à se pénétrer de leur teneur. Peut-être ses sens le mystifiaient-ils, mais il avait l'impression de ressentir la présence de son chef, de l'être autrefois le plus important de sa vie, se diffusant à travers ses moelles. Afin d'écrire avec autant de soin en dépit de ses tendons tranchés, le prisonnier avait dû s'étendre des jours durant au même endroit où lui-même se tenait à présent. La portion de venelle avait emprisonné en quelque manière un peu de sa chaleur, et elle la restituait, des années et des années après. La sensation n'était pas seulement troublante ; presque... agréable, elle suscitait en Gatts de curieuses réactions physiques. Pour un peu, il se serait trouvé bien dans cette position précaire.

Il put enfin lire l'inscription qui revenait des dizaines de fois. Cela le choqua. Il ne se sentait plus à son aise du tout. Il fallait qu'il se soit trompé quelque part...

Une rapide vérification le convainquit qu'il n'en était rien. C'était son nom qui s'étalait ainsi devant lui, sous sa forme dialectale. Trente ou quarante GATTSU gravés d'une main de plus en plus tremblante se serraient autour de son visage. Etait-ce à Dieu possible que, pendant qu'il gisait ici entre deux séances de torture, victime de la jalousie incestueuse du roi de Midland, Grif' n'eut fait que penser à lui, n'eut respiré et tenu le choc que pour égrener la litanie de son nom ? Et qu'est-ce que cela signifiait au juste ?

Il se releva presque timidement. Toutes ses idées, toutes ses certitudes, sa vie même, avaient volé en éclats de par ces simples mots surgis du passé. Il n'analysait pas, ne cherchait pas à comprendre. Les paroles énigmatiques qu'avait eues Griffith sur la colline des épées, au milieu des restes des Faucons, résonnaient seules dans la tête de Gatts.

Les choses à la tour ont tourné cours de manière pour le moins abrupte. Nous n'avons pas même eu un instant pour discuter ensemble. Je suis venu afin d'être sûr. Me tenir face à toi dans ce nouveau corps. Et voir s'il se trouve quelque chose qui contrebalance mon cœur. Mais... il semble que me voilà libre.

Un mouvement se produisait dans son dos. Son instinct le fit se plaquer au sol. Un trait plus délié qu'un fil mais brûlant avait manqué de très peu son crâne. Un second transperça sa main mécanique dont le contrôle lui échappa aussitôt. Il n'était pas blessé, aussi se jeta-t-il à droite, puis à gauche, dans un zigzag qui, il l'espérait, lui permettrait de regagner l'entrée de la cellule. L'armure du Berserker n'avait pas attendu qu'il l'invoque pour venir le recouvrir. D'où l'attaque pouvait-elle provenir? La pièce entière était hachée de traînées de feu qui creusaient de profonds sillons dans le sol, les murs et le plafond. Plusieurs d'entre elles l'atteignirent en pleine course. Le peu qu'il dévia de sa direction sous la douleur fulgurante — les rayons n'étaient pas entrés en contact avec sa chair, cependant la violence de leurs assauts et la chaleur qu'ils déployaient surpassaient les capacités d'absorption de l'armure — le conduisit dans le cul-de-sac d'un coin. Le voici pris au piège. Son énorme épée ne lui tint pas dans les mains plus longtemps que quelques secondes. Deux jets de lumière l'avaient réduite à l'état de passoire.

L'obscurité était revenue dans le cachot. Une obscurité rompue par les étoiles scintillantes des yeux Oudjet clignotant d'un air de triomphe face à l'être bardé de métal acculé par leurs soins. La Vision d'Azatoth passa du pourpre au violet et fusionna chacun de ses porteurs en un oculaire unique. Enorme. Sa cornée de lapis-lazuli défiait le Berserker à tête de mort de se mesurer à elle.

Un élancement à la base de sa nuque avertit Gatts que quelque chose clochait avec la marque du sacrifice. Elle ne saignait pas, ni ne le faisait à proprement parler souffrir, comme cela arrivait immanquablement au voisinage des démons. C'était juste qu'elle se transformait.

Theos agnostos : le dieu inconnu (inconnaissable)