VRBES TERRAEQVE RECEDANT

Les voilages occultant l'entrée de la tente se soulevaient au rythme d'un doux zéphyr. Le magenta triomphant du crépuscule, qui s'épanchait par l'ouverture et au travers des toiles, sortit Griffith du demi sommeil auquel il s'était abandonné. L'eau naguère glaciale de son bain brûlait ses membres immergés, mais il ne prêta pas attention aux sensations déplaisantes de son corps, occupé qu'il était à sonder son esprit. Le murmure incessant à ses oreilles s'était interrompu. Les âmes qui l'accompagnaient depuis sa seconde renaissance avaient disparu.

Voilà qui n'était pas plus mal. Son incapacité à occulter ces monologues par un simple effort de concentration, ainsi qu'il le faisait quand il était encore Femto, constituait le plus grand des regrets qu'il éprouvait après sa récente division d'avec le Roi Béni.

Il étira son corps serpentin, déjà séché par le feu ardent de ses entrailles, et sortit de la baignoire. La grâce surnaturelle de ses mouvements, accompagnant la chute élégante et presque langoureuse de ses cheveux sur ses épaules, l'effraya tout le premier. La séparation de Femto ne lui avait pas seulement rendu son apparence de jadis ; le pouvoir qui coulait dans ses veines avec son sang était celui du royaume des démons. En force, rapidité, endurance et magie, il ne le cédait guère à Celui qui seul désormais incarnait les Ailes des Ténèbres.

Un coup d'œil au grand miroir qui s'encadrait en face de sa couche lui confirma ce qu'il ne savait que trop mais ne parvenait point à s'empêcher de vérifier presque à chaque seconde : qu'il était l'image même de la perfection. Le brin de fatuité qui avait toujours été le moins véniel de ses défauts du temps qu'il comptait encore au rang des mortels, s'était mué en une infatuation profonde, maintenant qu'il était aussi puissant que beau. Et les âmes le flattaient au moins autant qu'elles ne le conseillaient.

Ce qui ramena vers Gatts le cours de ses pensées. Plaie à son amour-propre, s'il en fut, que son incapacité à parvenir à toucher le cœur du berserker — le nexus des sentiments violents qui l'avaient amené à déclencher l'Eclipse semblait à chaque moment qui s'écoulait devoir faire éclater la poitrine de Griffith. Oh certes, il ne pouvait ignorer combien, ni comment, lui-même avait été l'artisan de sa perte. Les paroles sans lendemain dont il avait abreuvé la princesse n'engageaient rien que la crédulité de la sotte jeune fille ; il s'en était fallu d'un cheveu même qu'il parvienne à ses fins. Nul n'aurait pu deviner l'inceste du roi avec sa fille, encore moins se figurer la réaction à laquelle sa jalousie conduirait le monarque. Mais il avait fallu que Gatts surprenne leur conversation. Cela, Griffith ne l'avait compris que trop tard, une fois désarmé et la tête bourdonnant de l'adieu totalement dénué de chaleur lâché par le colosse. Bien entendu, Gatts s'était figuré qu'il n'avait jamais été qu'un outil entre les mains de son chef, une belle et implacable mécanique guerrière, utile tant et seulement yeux que la fortune des armes ouvrait la voie vers le trône, et par la suite dispensable, voire nuisible.

Un léger crissement venu de l'entrée de la tente — à moins que ce ne fût de l'extérieur — échoua à faire dériver le cours de sa réflexion. Ce ne fut que lorsqu'il réalisa qu'il n'était plus seul que Griffith condescendit, irrité de l'ingérence, à prêter de nouveau attention au monde environnant. Il se vêtit en une pensée, pas au point de boutonner l'encolure de son pourpoint, et lança de son éternelle voix absente :

— « J'avais commandé qu'on me laisse seul. Que cela soit important ou non... »

Pas de réponse. Les voiles tamisant la lumière crépusculaire ne laissaient rien filtrer de la présence, hormis qu'elle était massive. Et complètement immobile.

Il esquissa un pas dans sa direction. La curiosité, l'irritation et une certaine appréhension se disputaient le contrôle sur ses nerfs. L'odeur le frappa alors dans toute son horreur. Venu du dehors de la tente, et, pour autant qu'il le semblait, de l'ensemble du camp, un parfum de mort recuite, irrespirable, conquérant, commençait à s'insinuer dans l'atmosphère magiquement stable maintenue autour de sa personne par les forces composant son aura. La pestilence arracha un tic nerveux aux courbes de sa bouche. Il se sentait d'un seul coup oppressé. Hagard, aussi. Et puis... était-ce un tremblement qui remontait le long de son échine ? Inconcevable !

Griffith hocha la tête d'un mouvement léonin. La forme que laissaient deviner les voiles de l'entrée de la tente ne se décidait ni à se faire connaître ni à prendre congé. Il s'avança d'un pied résolu et les écarta d'une main, l'autre dardant son redoutable sabre.

Les cinq mètres d'os, de muscles et de fourrure connus sous le nom de Zodd projetaient leur ombre sur lui, tant et si bien que le leader des Faucons ne réalisa pas instantanément que le camp s'en était allé. Il lui fallut un long regard jeté de part et d'autre du cône de ténèbres induit par son garde du corps pour intégrer l'absurdité de la situation. Sa tente de commandement était le seul vestige de l'armée en campagne ; tout autour, plus rien ne s'étendait à la vue. Rien si ce n'était des volutes de brouillard lourd et cotonneux, d'un rose cramoisi qui luisait de la teinte du sang sous les rayons directs d'une lune écarlate comme la luxure.

— « Zodd... Qu'est-ce que... que signifie tout ceci ? »

La phrase bascula dans un air putride, où elle disparut sans rencontrer le moindre écho. Le guerrier bête avait les yeux grand ouverts et injectés de sang. Leur pupille un rien trop vitreuse aurait dû avertir Griffith qu'il s'adressait à une coquille vide.

Ce fut seulement lorsqu'il porta une main, qui à présent tremblait franchement, sur l'épaule du titan que le haut démon comprit. La masse s'écroula sur lui de toute sa pesanteur inerte de cadavre. Face contre terre. Ses cuisses, ses reins et son dos, carapaçonnés des reliques d'une armure fumante, se réduisaient à une seule et même plaie carbonisée.

oooOOOooo

Séphiroth pourfendit le cœur de la tempête d'une botte rageuse. Le noyau de ténèbres miroitantes éclata sous la morsure de l'acier. Privé d'énergie, le monstre atmosphérique exhala un dernier souffle qui drossa Nanaki et Aéris contre l'argenté, avant de se dissiper en emportant avec lui tous les nuages qui enserraient le ciel de leur voûte de cercueil. Les trois guerriers, ivres de fatigue, se laissèrent aller à terre. Autour d'eux, la plaine de Wutai où s'était déroulée la bataille étendait à perte de vue les crevasses, les cratères et les éboulis issus de l'opposition de leurs pouvoirs. Les rais d'un soleil maigrelet dégouttaient depuis la voûte céleste. Le fond de l'air était frais. Somme toute, encore une belle journée qu'il leur serait donné de voir passer.

Il eut été si doux d'abandonner à la torpeur ses membres fourbus, songeait Séphiroth ; cependant, son instinct lui criait que telle était bien la dernière chose à faire dans leur situation. La tempête était apparue à point nommé pour les détourner du chemin qui les menait vers Canyon Cosmo et Valentine. Cela ne pouvait être une coïncidence — pas après la trahison du vampire. Le fils de Jénova se refusait à concevoir que Vincent ait pu basculer dans le camp de Cloud ; certes, il aimait celui-ci, cela ne souffrait pas la contestation, et certes il paraissait le genre d'homme à tout sacrifier à son désir, mais il était douteux qu'il fût jamais assez déviant pour embrasser de plein gré l'idée de rejoindre Strife dans l'enfer personnel que le blond était en train de bâtir. Si l'homme rouge n'était pas la cible desquels il avait fallu les détourner, alors il s'agissait de quelque chose qui tournait autour de lui. A défaut, d'un intérêt spécial de Cloud dans l'un quelconque des faits et gestes de Vincent. Quel que fût le cas de figure, la nécessité s'imposait de trouver puis confronter le vampire, même si cela signifiait un combat à mort.

La sensation d'un regard contre sa nuque ramena Séphiroth à la réalité. La Cétra s'était redressée sur ses coudes et le fixait avec insistance. La compréhension luisait au fond de ses prunelles amarante. Elle aussi se posait des questions sur la soudaineté de l'attaque et ce qu'elle les avait empêchés d'accomplir. Nanaki remuait spasmodiquement des pattes, le flanc soulevé par une respiration difficile mais nullement abattu. La fatigue pouvait le clouer sur place, le feu rouge dans ses yeux à lui seul indiquait combien il se sentait frustré.

L'argenté tâtonna pour se saisir de Masamune. A l'aide de cette béquille improvisée, il se remit debout. Aucun de ses membres n'était brisé ni perclus de douleur insurmontable. C'était toujours cela de pris. Du coin de son œil, il avisa Aéris et Rouge XIII qui entreprenaient de le rejoindre en station debout et n'y arrivaient pas. En d'autres temps, il n'en se fût pas préoccupé ; aujourd'hui pourtant était un autre jour. Il clopina vers eux afin de les aider. La fille fleur ne put cacher un mouvement instinctif de recul, non plus que le flash de répugnance de ses yeux, quand il la prit entre ses bras au moment où elle chancelait ; mais elle ne tenta point de s'échapper et il ne maintint pas le contact une seconde de plus que nécessaire. Ce qu'il avait lu dans le visage translucide de la Cétra se passait de commentaire : quelques efforts que la fille déployât pour sembler amicale, elle ne faisait table rase ni du passé ni de sa dilection envers Cloud. Je ne te hais pas, disaient ses yeux et sa physionomie, mais prends garde à n'en pas prendre trop hardiment avec moi. L'avertissement avait le mérite d'être clair ; le moment venu — si toutefois il venait —, Séphiroth devrait compter avec une femme amoureuse et jalouse.

— « L'un de vous aurait-il une Invocation capable de nous transporter et à laquelle il resterait des Points de Vie ? Il faudrait que l'on décolle d'ici dans les meilleurs délais. »

Aéris hocha la tête en signe de négation, non sans désigner l'absente totale de cuirasse ou d'éléments de protection sur sa robe. Nanaki lui considérait les Matérias sur son bustier. Ses babines se retroussèrent en un semblant de sourire.

— « Si c'est pour ramener Vincent à la raison, mon Bahamut Zéro ne refusera pas cette faveur.

— Je crois qu'on a plus pertinent à faire », répliqua Séphiroth. « Tu n'es pas curieux de savoir pourquoi Cloud s'évertue à nous mettre des bâtons dans les roues ?

— Le dragon était là dans le seul but de t'abattre », corrigea Aéris d'un ton égal, mais à la note d'âpreté perceptible. Elle se radoucit presque aussitôt. « Et la bête en robe de bure qui est venue ensuite n'avait d'autre objectif que de veiller à ce que tu ne t'en tires pas. C'est plutôt facile à comprendre : Cloud te hait désormais, il s'en prendra encore à toi, et en même temps il travaille à nous maintenir divisés. Donc faibles. Mais je subodore autre chose.

— Gainsborough, le temps n'est plus aux palabres. Ma chair se souvient des blessures que m'a infligée sa damnée carabine. Hors de question que je le laisse recommencer, si jamais il ressort que c'est cela qu'il a en tête ! Je ne le souhaite pas, néanmoins s'il le faut ce sera tant pis !

— Valentine, épouser le parti de Cloud ? Allons, dites-moi que je me méprends... » A cette seule idée, le museau du grand fauve s'était retroussé de dégoût. Son regard n'arrivait pas à décrocher du masque glacial auquel s'étaient subitement réduits les visages de Séphiroth et Aéris. « Que quelque chose couve entre ces deux-là depuis un gros bout de temps, d'accord, mais bordel, Cloud est mort ! Pire que ça ! J'ignore quelle pourriture il a bien pu ramener de l'au-delà, mais Valentine mieux que quiconque doit être en mesure de la ressentir ! Nul ne serait assez dingue pour... pour vouloir — »

La phrase mourut sur ses lèvres. Le regard des deux autres pesait sur lui. Fixe. Sombre. Résolu. Leur conviction était faite.

Rien de très étonnant, à la réflexion, se dit Nanaki tout en luttant contre le goût de bile qui remontait le long de sa gorge. Aéris n'avait jamais été humaine, qui donc pouvait présumer de ce qu'elle pensait au fond d'elle-même au sujet de l'ancien Turk ? Quant à Séphiroth, il ne connaissait de lui que l'ennemi acharné à sa perte ; les quelques heures passées ensemble à boire et à se raconter ce que chacun avait cru devoir confesser à l'autre, ne pesaient pas lourd en face de tout ce qui les rendait mutuellement antipathiques. Autre chose encore. Aéris et Séphiroth pouvaient tant qu'ils le voulaient prétendre avoir laissé de côté leur antagonisme, Nanaki n'était dupe ni des fausses couleurs dont se paraît leur sourde rivalité, ni de l'égoïsme foncier de leurs motivations. L'un et l'autre étaient également dangereux.

Vous ne pensez qu'à vos hormones. La situation vous échappe, et vous en êtes toujours à espérer que Cloud n'aura pas fondamentalement changé, qu'il finira avec vous, que pour cela il vous faut écarter tous les obstacles à votre amour, et puis, vous en remettre au fil de l'eau. Pathétiques humains...

Pour un peu, le grand fauve se fut réjoui que la vie ne lui ait jamais permis d'éprouver de sentiments humains autres que l'amitié et la camaraderie. L'amour rendait aveugle ; combien juste lui apparaissant en ce moment le dicton...

Les prunelles émeraude d'Aéris scrutaient la moindre expression de sa face ingrate. Il se réjouit d'avoir été immunisé par Hojo contre les incursions mentales — au moins une chose que le savant dérangé avait accomplie à peu près convenablement, juste avant qu'il ne décrète que le jeu n'en valait pas la chandelle et n'arrête l'expérience. Toutefois, Nanaki, qui n'éprouvait pas une confiance sans borne dans les manipulations du dément, s'arrêta vite à une décision. Assez curieusement, alors qu'il paraissait s'être abîmé de longues minutes dans ses pensées, il se rendit compte qu'il n'y avait dû s'écouler en fait plus d'un faible laps de temps. Car Séphiroth, duquel la patience n'était pas le fort, le regardait d'un air radouci et nettement compréhensif

La meilleure des choses à faire pour Rouge XIII était de convoquer son Invocation. Dont acte. Pourtant, tandis que tous trois fendaient les cieux sur le dos de Bahamut Zéro en direction de chez lui, il ne put s'empêcher de songer avec aigreur à tout ce qui les séparait de la bande de jadis. Qu'étaient-ils désormais, sinon une coalition d'intérêts individuels étroits, sinon égoïstes, lancée dans une vendetta contre l'être qui, au monde, avait le plus mérité de détenir le pouvoir absolu , par ses souffrances endurées au nom de l'intérêt universel ?

oooOOOooo

La gifle administrée par l'air, retentissant et glacial contre sa peau nue, ramena Gatts à la conscience. Passé un instant de désorientation, tout lui revint : il s'était évanoui lorsque le grand œil en face de lui avait craché une décharge de feu à bout portant et débité en escarbilles l'armure qu'on lui avait assuré être invincible. Juste auparavant, des sensations oubliées depuis longtemps étaient revenues, d'autres faisant partie de son quotidien s'effaçaient au contraire : la morsure lancinante de la marque des démons s'en était allée sans crier gare, tandis que son œil droit se rouvrait sur le monde et accommodait sur le spectacle de profonde laideur de la geôle. Toutefois, à cet instant Gatts ne se trouvait plus captif du réduit de l'ancien cachot de Griffith. Il flottait parmi les nuages à haute altitude, les pieds dans la profondeur floconneuse du vide, fermement maintenu sous les aisselles par un bras à la chair spongieuse. Il n'y avait pas que ce contact qui lui répugnait ; il baignait dans une odeur de fornication et de mort qui ne lui était pas inconnue. Un nom — un simple nom expliquait l'alliance contre nature des remugles du lupanar et de la chambre mortuaire : Slan. Le troisième Roi Béni. La femme démon qui lui était apparue, formée des corps de ses suppôts fraîchement occis, dans les Marais de la Désolation.

Ses forces qui revenaient permirent à Gatts de relever la tête et d'obtenir confirmation de ses craintes. Un corps féminin d'une beauté arrogante, nu comme au premier jour de sa vie hormis le gorgerin qui maintenait en place sa provocante poitrine, se détachant sur d'immenses ailes de cuir réticulé nimbées par une chevelure de la couleur et de la consistance des filaments d'une anémone : c'était bien elle. Un grand nombre de coupures et d'ecchymoses déparaient sa plastique affolante ; un large pan de chair manquait à une des articulations de son aile gauche — tous témoins du combat acharné qu'elle avait dû livrer afin de le sauver.

Car elle l'avait arraché à une mort certaine, dans les ténèbres du sous-sol de la tour.

La vouivre riva au sien son regard vairon. Au tréfonds de ses prunelles, par delà l'intérêt amusé qu'il suscitait chez elle depuis leur prime rencontre, le grand guerrier perçut une étrange douceur. Quoique le mot s'appliquait mal à cette créature sans pitié. Mais il n'en connaissait pas d'autre qui exprimât cette lueur d'humanité. Laquelle disparut très vite, remplacée par un éclat concupiscent, comme une main descendait de manière à reposer à la hauteur du sexe de Gatts.

— « Aurais-je droit à une marque corporelle de ta reconnaissance », susurra-t-elle de sa voix de bronze, « pour t'avoir évité ce sort funeste ? »

Il s'agissait moins d'une interrogation que d'une moquerie, et il la prit comme telle.

— « Si tu me disais plutôt le pourquoi de ton intervention ? », grogna-t-il en se défaisant sans ménagement de la main inopportune. « Je ne t'attire pas vraiment, hein, et de toute façon je suis le sacrifice de l'autre enfoiré ! Tu n'as aucun intérêt à ce que je vive...

— C'est qu'on devient perspicace... Enfin, crois-tu... Je l'ai déjà dit, tu es de très loin le mortel le plus intéressant qu'il m'ait été donné de rencontrer ces quelques derniers siècles. Le jour où tu en auras assez de ta vendetta contre Femto et Griffith, fais donc passer le mot ; je serais ravie de devenir le centre unique de ton intérêt.

— Vas-y, flatte-toi. Je ne suis pas encore assez désespéré pour me coller avec toi. Et tant que tu y es, évite de me répondre...

— Mais qu'attends-tu de moi ? Au moins, je n'ai pas eu besoin d'un certain chevalier squelette pour me retenir de me jeter sur toi et de t'arracher mon plaisir ! Non, moi — »

La phrase resta en suspens. Un pli de contrariété étirait l'ivoire du front de Slan. Elle se morigéna. Ce garçon la troublait décidément à un point qui devenait gênant. Ne venait-elle pas tout de go de lever un coin du voile recouvrant la conduite de Femto ? Pourtant, elle ne se sentait pas outre mesure mécontente d'avoir rué dans les brancards. Gatts méritait de connaître la vérité. Pour une fois que celle-ci n'était pas laide au delà de toute expression, comme la moindre de ses actions à elle depuis les temps reculés de sa propre élévation... C'était cela ; il fallait que Gatts comprenne ce qui s'était noué qui avait finalement conduit à l'Eclipse et au viol de Caska. Ou, tout au moins, ce qu'il importait à la suite des événements que le farouche guerrier sache. Peut-être même s'en doutait-il déjà dans une certaine mesure.

Son regard se fixa de nouveau sur Gatts. Une sensation de chaleur pulsait dorénavant dans chaque extrémité de son corps. Une incroyable sensation de légèreté fondit en lui. Cela faisait une minute pour le moins que Slan l'avait lâché quand il s'avisa qu'il se maintenait en l'air par ses propres moyens, certes encore tout proche de l'opulente poitrine, mais libre de l'étreinte de la succube et parfaitement affranchi de la pesanteur.

— « Tu entends quoi par là au juste ? », reprit-il en se rapprochant d'elle par des mouvements des bras, comme s'il s'essayait à nager. Rien de désagréable à cela, tout le contraire même. Mais il fallait qu'il obtienne d'elle des réponses, et pas plus tard que maintenant. « Ne vas pas te figurer que me faire voler te dédouane de toute explication.

— Loin de moi cette idée... »

Elle soupira profondément, chassa une mèche de sa chevelure arachnéenne qui s'était enhardie à rebiquer devant ses yeux, et se décida enfin à parler. Au dernier moment, elle avala sa salive : une décharge d'énergie maléfique venait de se communiquer à son cerveau. Quoi que ce fût, elle choisit de l'ignorer pour le moment.

— « Je ne peux pas parler pour Griffith, mais Femto est comme un livre ouvert sur lequel son passé se détache. La forme qu'il a choisie à elle seule est révélatrice. Le faucon blanc devenu les Ailes des Ténèbres. L'éphèbe mué en force de la nature. Là où tu ne vois, quant à toi, que divine ironie, j'aperçois pour ma part le sceau de la destinée. »

Elle marqua une pause. Elle détestait l'animation qui la gagnait, de même que les regrets que ce qu'elle allait dire faisaiten naître en elle. Compatir sincèrement au destin, même tragique, surtout tragique, de qui que ce fût n'était pas dans sa nature. Elle se sentait souillée. Cependant elle n'y pouvait rien : l'intérêt de Femto pour Gatts avaient aiguillé le sien envers eux deux.

— « Ne t'es-tu jamais demandé pourquoi le Griffith si peu regardant sur la qualité de ses partenaires d'une nuit, dès l'instant que cela lui procurait un avantage matériel sur la voie de son rêve, se refusait à céder aux avances de Caska ? Cela lui aurait été si facile... N'a-t-il pas couché avec ce duc répugnant ? Et toi-même, ne t'es-tu pas senti choqué par son manque de fierté, ce soir où tu l'as aperçu au balcon ? Nierais-tu le pincement de cœur que tu as ressenti alors ? Ton problème, Gatts, tient en ce que tu es aussi peu capable de mettre de côté tes sentiments que de les analyser pour y répondre. Tu aurais dû te rendre compte de combien de feinte, de faux-semblants et de dissimulation était tissé son éternel sourire énigmatique. Au lieu de cela, tu t'es contenté de laisser faire. Son rêve ne t'emballait pas, c'est le moins qu'on puisse dire, parfois la compagnie des Faucons t'était à la limite du supportable, le plus clair du temps tu te heurtais avec Caska — pourtant, tu t'es accroché à cette existence qui ne t'apportait même pas la satisfaction du dépassement de soi.

— J'ai été aveugle. Il m'aimait depuis longtemps. Dans le secret, en silence. A sa façon pourtant, il était amical. Et je l'ai planté là, sans même me retourner... J'étais persuadé qu'il n'avait jamais vu en moi que le tueur à son service, l'exécuteur de ses volontés... » L'intonation particulière, comme brisée, de la voix de Gatts témoignait de son malaise à l'égard d'une vérité qu'il n'avait en rien soupçonnée et qui le troublait par dessus tout.

— « C'était quelqu'un de complexe et d'introverti, malgré les apparences. A-t-il refoulé ses sentiments, en se lançant à corps perdu dans sa quête insensée de domination ? A-t-il fini par aimer surtout en toi le chien de guerre plutôt que l'homme poursuivi par un passé trop lourd ? Ou le rival potentiel qu'il ne pouvait aimer, car c'eût été le reconnaître comme son égal, mais qu'il ne lui était pas possible non plus de rabaisser sans avoir à renier son orgueil ? Toujours est-il que, lorsque tu as décidé de faire cavalier seul, tu as emporté avec toi la meilleure part de son âme. C'est à ce moment-là que le béhélit a commencé à réagir. Sa souffrance avait rendu Griffith imprudent. Plus grand chose ne comptait au fond, et pourtant sa rage aurait pu ne jamais éclater. Ne lui restait-il pas son rêve, et ce dernier ne paraissait-il pas sur le point de se réaliser ? Tu connais la suite. Le sexe avec la princesse, la prison, les tortures, ses pathétiques tentatives de se raccrocher à ton image, les hallucinations qui venaient le visiter. De notre point de vue, tout cela était magnifique. Quoique insuffisant à enclencher le processus. Il lui manquait la volonté d'offrir de son plein gré l'holocauste au Mal. Là, tu es intervenu, avec ta compassion forcée et ton béguin pour la brune. Très malin de votre part de forniquer, avec lui juste à côté, pantelant et brisé. Chapeau bas ! Auriez-vous désiré lui envoyer à la tête votre intimité que vous ne vous y seriez pas pris différemment... Nous te devons une fière chandelle : sans cet ultime coup de pouce, jamais au grand jamais Griffith ne se serait éveillé à sa vraie condition...

— « Il nous a surpris... ! Tu mens ! Elle et moi n'avons rien fait que nous réconforter. Je ne me rappelle plus très bien, bon, peut-être que je voulais me la faire, mais, bon sang ! même moi, je n'aurais jamais pu... si j'avais su —

— Qu'il y avait chance qu'il se trouve à portée d'oreille ! Là réside toute la beauté de la chose. La trahison consommée jusqu'au bout. Le pauvret se figurait que tu étais venu le sauver parce que, au fond de lui, il pouvait se raccrocher à l'espoir qu'il ne t'était pas totalement indifférent ; tes larmes le lui avaient fait accroire. Et puis, patatras ! rejeté une fois de plus. La fois de trop a été quand il s'est avéré incapable de se mettre hors d'atteinte de votre bonheur. Sa vie broyée ne valait plus rien, autant se sacrifier. Le béhélit n'en demandait pas davantage.

— Une petite minute ! Tu as laissé entendre que toi, tu n'aurais pas eu besoin d'une intervention pour te retenir de me sauter dessus... Tu parlais de la Tour, n'est-ce pas ?

— Ne me dis pas, après tout ceci, que tu as encore besoin qu'on te mette les points sur les i... Tu te trouvais aux premières loges, lors de la grande scène 'romantique' avec Caska. Tu as croisé son regard à lui. A ton avis, qui étais le second sur sa liste ? »

Une bouffée de panique empourpra le visage du grand guerrier. Ses yeux écarquillés ne voyaient plus, ses paupières tétanisées par le maelström d'émotions contradictoires se disputant son esprit, paraissaient peser des tonnes et menacer d'enfoncer ses globes oculaires au dedans de ses orbites, ses oreilles parasitées par le cognement des veines contre ses tempes pulsaient de la même façon que s'il s'était trouvé au cœur d'une caisse de résonance.

— « Impossible... Si Grif m'aimait à ce point, il ne m'aurait jamais infligé ce traitement. Même devenu Femto. Je refuse de croire ça !

— En l'espèce, ce n'est pas ce qu'il t'aurait fait qui importe, mais bien plutôt ce qu'il ne t'a pas fait ! Réfléchis deux secondes. Il l'a flétrie, elle, sans jamais cesser de te fixer, et quand vous avez eu enfin l'occasion de vous parler, sur la colline des épées, qu'est-ce qu'il t'a dit alors ? Que vous n'aviez pas eu le temps de discuter, à la Tour... Discuter, mon grand, pas baiser. Voilà qui donne à méditer, tu en conviendras. Sur ce, il est temps pour moi de partir !

— Ah ! non, alors. Il reste tant de choses en suspens, je veux des réponses... !

— Désolée, tu me confonds avec un bureau de renseignements. » Son masque hautain était de retour sur son visage. « A toi de trouver tes propres réponses. Pour voler, contente-toi de penser, visualise avec ton esprit la direction dans laquelle tu entends t'élancer et pousse sur tes jambes. Ta vitesse dépendra de ta capacité de concentration. Descendre nécessite de diminuer plus ou moins graduellement la tension de ton esprit. Au revoir... »

Ses ailes s'éployèrent de toute leur envergure, et elle disparut.

Même pas songé à lui demander si elle savait qui s'en est pris à moi. Pas de raison qu'elle l'ignore, si elle s'est battu contre ces drôles de choses ailées. Ni ce qui s'est produit pour que la marque disparaisse et que j'y revoie des deux yeux.. A plus forte raison elle doit en avoir une idée. C'est sa sale bande qui me l'a fait, après tout. Merde, merde, merde ! Comme si ça ne suffisait pas, je ne sais même pas où je suis !

Au moment où Gatts se remettait de sa surprise et commençait à intégrer les retombées des révélations de la succube, un flots de pensées déferla dans son crâne. Il n'en retint qu'une. La seule qui surnageait, nette et douloureusement réaliste, parmi des centaines de fragments d'images mentales télescopés sans ordre ni logique.

Griffith. En danger face au grand œil.

oooOOOooo

Dans le décor fantasmagorique d'un champ envahi d'une brume tout droit venue du pays des morts, sous une pleine lune ricanante dardant sa face hors d'un semis de nuage de mauvais augure, son ancien commandant, régénéré, faisait face à son destin.

Il l'a bien cherché, qu'il se débrouille. Ce n'est pas comme s'il comptait à mes yeux.

N'est-il pas vrai ?

Le soleil avait fini de décliner. Le crépuscule venu, les passages serpentant entre les fûts des arbres et les rocs détachés du massif en surplomb sur la forêt, s'emplissaient d'une lumière diffuse. La vision s'y noyait au milieu des ombres semblant sourdre de terre, denses et opaques sous le ciel encore clair. A la faveur d'un des trous d'obscurité ménagés dans le terrain, la troupe de Valentine s'était arrêtée pour prendre du repos. L'agilité surnaturelle des jeunes vampires leur avait permis de traverser pratiquement tout le continent de part en part durant l'après-midi, et n'eut été la survenue dans les nuées d'un aéronef combattant une bête ailée à la ressemblance d'une raie, qui les avait contraints à prolonger leur halte aussi longtemps qu'avion et monstre s'étaient affrontés, ils auraient assurément atteint la mer au nord est. Puis Valentine avait refusé de reprendre la route ; aucune protestation n'avait accompagné son ordre d'installer le camp en prévision de la nuit. La montée de la lune rouge parmi les astres nocturnes suffisait à doucher les enthousiasmes les plus sincères. Lorsqu'elle se fut juchée au plus haut du firmament, et que le monde assoupi fut bercé dans son étreinte, la troupe des deux fois nés s'était éparpillée par petits groupes et travaillait vaille que vaille à restaurer son moral.

Niall avait posé sa canne de transformation sur la banquette naturelle de pierre contre laquelle il s'était étendu et abandonnait son corps à la lassitude, non loin de la forme accroupie de Spinther. Ni l'un ni l'autre n'était vraiment fatigué ; tendus, plutôt, et anxieux de la suite des événements. Leurs regards las l'un de l'autre et lourds de trop d'arrière-pensées ne se croisaient pas. A portée d'un jet de pierre, Vincent laissait couler quelques pintes de son sang dans le gosier des plus faibles des garçons, en un effort pour ranimer leur courage chancelant. La Faim commencerait bientôt à sa rappeler à leur souvenir à tous. Ils n'avaient pas croisé âme qui vive à qui prélever un peu de fluide vital, depuis la rencontre avec l'homme à la mallette ; les animaux eux-mêmes, petits et gros, se terraient peureusement au fond de leurs repaires. A la lisière de l'obscurité, au gré des affinités, plusieurs groupes s'étaient formés.

Niall avait pleine conscience que certaine silhouette famélique et laiteuse, dénoncée par ses yeux de chat-huant, se tenait non loin d'eux, quelque part dans l'ombre. En train d'observer Spinther. De le débiner, lui. Sans doute aussi, de machiner quelque plan tordu. Voilà qui faisait trop. Toute l'après-midi durant, le regard du rouquin avait vagabondé de leur côté, alors que celui du grand dadais s'égarait dans sa direction sans avoir l'air de rien, avant de retourner en hâte se fixer sur Niall. Ce dernier pouvait comprendre que son compagnon, horrifié par leur collusion avec Cloud, n'éprouvât plus que du dégoût et cherchât à fixer sur autrui son besoin d'affection. Mais le blond nordique n'était guère plus apte à dissimuler longuement qu'à prendre sur lui ce qu'il fallait pour parvenir à ses fins. Le danger qu'il aille tout dégoiser à son amant de coeur, incitant Cloud à intervenir, voire à sacrifier ses deux pions l'un avec l'autre, révulsait Niall. Il n'allait pas perdre son idole, ou se laisser sacrifier par elle, par la faute de l'autre imbécile. Si Cloud venait à le lui demander, il sacrifierait sa vie sur l'instant, sans l'ombre d'une hésitation. Mais pas dans ces circonstances. Ni au profit de Spinther.

Le regard vert brûlant fut de nouveau sur lui. Trop, c'est trop, pensa-t-il. Autant en finir maintenant. Sa main agrippa la lourde canne enchantée. Il se projeta vers Elwyn, utilisant sa pointe de vitesse pour lui couper toute possibilité de retraite. Le garçon allongea le bras, sa lance à tête de dragon étendue entre eux, une expression extatique sur le visage.

— « Tu te décides enfin à faire face », lâcha-t-il. Sa voix était très calme, polaire même. « Tu as raison, réglons cela entre quatre yeux. Tu sais ce que je veux. Aucun intérêt pour toi là-dedans, tu ne l'aimes ni ne baises avec. Donc tu vas le lâcher sans faire d'histoire. Autrement...

— Tu me menaces ? Toi !

— Cela te va bien, de ricaner. C'est vrai, je ne suis pas le plus fort. Même à cette distance des autres, tu pourrais me briser la nuque et retourner dans la seconde auprès de Spinther. Pourtant, je gage que tu n'en feras rien. Parce que tes sales petites mains sont déjà tachées de sang. »

Il fit passer sa main libre dans la ganse de son sac à dos. Les cordons étirés s'ouvrirent grands, et une tête coupée emballée dans un film plastique alla rouler sur le sol meuble du sous-bois. Niall recula, empourpré de colère et de confusion, comme la pointe de la lance cueillait par terre le noeud du sac et venait lui présenter à hauteur du visage la relique morbide.

La voix d'Elwyn, toute réduite qu'elle fût à une murmure, respirait le triomphe et une inébranlable confiance en soi :

— « Tu n'auras pas oublié notre ami à la mallette. Vraiment, ce n'est pas malin de ta part de t'être esquivé quand personne ne regardait... Si beau garçon comme tu l'es, cela attire l'attention — surtout quand tu files à l'anglaise. Encore moins malin, si c'est possible : l'avoir frappé avec ta canne avant de le dévorer à moitié. Tu as défiguré notre fugitif, mais son odeur, et plus encore les traces de coups, parlent d'elles-mêmes pour t'accuser... »

Le blond se reprit aussitôt. Essayer de s'emparer de la tête sans produire le moindre bruit ne constituait pas une option ; à supposer qu'il parvienne et à subtiliser la preuve et à abattre le gêneur, il aurait toujours trop peu de temps pour escamoter les traces. Jouer serré en attendant la première occasion était la seule alternative..

— « Et alors ? », répliqua-t-il avec humeur. « Tu fais les poubelles, maintenant ?

— Tu te fais bien le premier venu.

— Pas réfléchi. J'ai agi dans la précipitation. Tout ce sang si chaud et désirable, je n'ai pas pu me retenir. Ensuite, fallait que je dissimule comme je pouvais.

— Toi comme moi savons qu'il y a bien plus qu'un accès de violence là derrière... Je me moque de tes raisons. Mais le Père ne prendra pas l'affaire avec philosophie ; il voudra peler l'oignon jusqu'à la dernière couche. Cela ne fait pas mon affaire. Aussi il vaut mieux qu'on s'arrange.

— Derrière son dos, je présume ? » Niall entrevoyait le point faible de la stratégie d'Elwyn. La vie de Spinther était sans valeur à ses yeux ; tant que l'autre croirait le contraire il resterait maître du jeu. Libre quand il le voudrait d'écraser la punaise avec le culturiste

— « Il n'a pas besoin d'être informé. C'est pour son bien ; il sera mieux avec moi. Dès l'instant que notre maquignonnage ne transparaît pas, il se remettra vite de sa rupture avec toi. »

Le culot de ce garçon passait la mesure, se dit Niall. Car il se doutait que l'apprenti maître chanteur n'avait pas formulé la totalité de ses exigences. Si réellement celui-ci aimait Spinther avec autant de possessivité qu'il le semblait, il ne le laisserait pas s'engager, non moins que l'engager lui plus avant que tous ne l'étaient déjà, dans la croisade de Valentine contre le mal. Celle-ci comportait trop d'incertitudes, et trop peu de profit, pour quelqu'un comme Elwyn, intéressé par son seul intérêt personnel immédiat. Croule le monde, en somme, pourvu que le rouquin aie son amant.

— « Une chose encore », poursuivit Elwyn. « Que Valentine ne compte pas sur moi pour aller au feu. On va se tirer vite fait ; tu nous dénonces, tu plonges avec moi. Tu la boucles au contraire, et tu pourras profiter de la confusion pour négocier ta propre sortie... »

Le rouquin escamota la tête coupée et baissa sa lance dans le même temps que son vis-à-vis laissait retomber sa canne inerte contre ses jambes. Ils eurent une brève discussion à voix basse, après quoi chacun partit dans une direction opposée.

Vincent se retourna machinalement. Il aurait juré que deux de ses Infants avaient été à deux doigts de se battre. Puis plus rien. Leurs présences s'étaient estompées, avalées au sein de l'obscurité. Leur identité même lui avait échappé. Il se demanda s'il ne présumait pas — n'avait pas toujours présumé — des capacités des jeunes vampires ; quoique, avec si peu d'expérience, le simple fait d'imaginer qu'ils puissent effacer leur trace sensorielle outrepassait les bornes du raisonnable, ce à quoi il venait d'assister de loin apportait un démenti cinglant à son calcul. Ses jeunes ne seraient pas, ainsi qu'il n'avait naïvement escompté, dangereux à plus ou moins court terme ; certains l'étaient déjà, et davantage qu'il ne l'avait soupçonné. Pourvu qu'en les créant il n'ait pas ouvert une boîte de Pandore. Valentine se sentit dévoré de l'intérieur par la réalisation de ses péchés. Ce serait trop affreux d'être responsable de ce que les petits pourraient perpétrer, en sus de sa propre part de culpabilité dans les crimes présents et à venir de Cloud.

Le cours de ses pensées ricocha dans une direction nouvelle. Trois traînées spirituelles de haut niveau se dirigeaient dans sa direction ; en plissant ses yeux clos, il pouvait presque les apercevoir volant de concert à l'intérieur d'une délicate bulle de force bleue. Sacré. Evidemment, se morigéna-t-il. Comment avait-il pensé être débarrassé d'eux sans les avoir occis lui-même ? Séphiroth et Nanaki, flanqués d'une personne dont l'identité lui échappait mais qui manifestait un contrôle magique spectaculaire. A pareille distance, son odorat ne lui était d'aucune utilité ; or il avait le sentiment de bien connaître cette trace énergétique. Comme surgie du passé, elle se rapportait à l'un des pires moments de sa si longue vie. Lui qui avait aidé Shinra à s'assurer des derniers des Anciens ne pouvait s'y tromper : l'un d'eux avait ressuscité.

Il porta la main sur Peine de Mort. Il ne lui fallut pas davantage de quelques secondes afin de vider le magasin de la carabine et d'en remplacer les projectiles de tout venant par les plus puissants de son arsenal. Il possédait deux cents balles antichar. Une trentaine avait suffi à infliger des dommages mortels à Sapher Séphiroth, qui avait détenu des pouvoirs sans nul doute supérieurs à la somme des leurs ; le double conviendrait amplement. Cependant, il ne se sentit pas l'esprit tranquille avant d'avoir chargé l'arme à bloc.

Assuré de disposer d'une puissance de feu adéquate, il retourna vers ses garçons.

oooOOOooo

Griffith se projeta vers l'arrière, les bras étendus devant son visage pour se garantir des rais de lumière dardés par le grand oeil. Le temps qu'il réplique avec sa propre attaque magique, son adversaire s'était déjà dématérialisé en un nuage compact de plumes, et les lasers se remirent à crépiter de plus belle. Plusieurs des porteurs de la Vision d'Azatoth vinrent s'écraser contre le bouclier invisible qui protégeait le Roi Béni, leur pointe acérée rebiquant avec frénésie et attaquant aussitôt la mince pellicule ensorcelée.

Griffith se dégagea dans un juron,. Son aura invisible soudain portée au blanc effaça dans la seconde les plumes diaboliques, puis il disparut. L'armada des yeux Ouadjet claqua dans l'air à la manière d'un fouet comme elle s'élançait dans toutes les directions. La plaine obturée par le ciel noir et surnaturel s'abîma bientôt dans les flammes : les messagers ailés de la mort quadrillaient systématiquement la zone, zébrant l'air moite de leurs lasers et carbonisant à vue le moindre élément du décor. Le sifflement des jets de plasma, le fracas des explosions, le tonnerre des couches géologiques éboulées, composaient une symphonie de fin du monde. C'était une simple question de temps pour les Ouadjet, leur cible n'ayant aucune possibilité de fuir hors du périmètre délimité par la sombre nuée obturant les cieux et la barrière ceinturant les profondeurs.

Entre sous-sol et air libre, dans un coin à peu près vierge encore de destruction, Griffith cherchait désespérément une issue. L'éventualité qu'il n'y en avait jamais eu finit par s'imposer à lui une fois qu'il eut terminé d'éprouver la résistance de la partie enterrée de la géode de restriction. Qui que ce fût qui avait imaginé ce piège, il était à féliciter pour son intelligence. Un regard circulaire lui apprit que le terrain alentour était presque complètement défoncé ; que les oculaires maudits convergeaient vers les quelques pouces carrés de sol intact dans la masse desquels son corps dissimulait sa consistance gazeuse ; et que l'obscurité luisante qui tombait du firmament, non content de s'étendre dans sa direction à une allure stupéfiante, véhiculait une froideur pétrifiante sensible même dans sa présente forme éthérée.

Avec une lenteur que seule égalait la précision de leurs figures dans le vide et le froid, les bataillons des plumes à la Vision d'Azatoth convergeaient les uns vers les autres. L'énorme œil se dessinait à moins d'une centaine de mètres du lambeau de terre, de roc et de couches meubles qui abritait Griffith. S'il avait été matériel, ce dernier, tout diable qu'il fût, eut sûrement été en peine de se retenir de suer d'appréhension. Ses ultimes minutes sur Terre. Jamais il ne les aurait imaginées ainsi. Dire qu'il n'avait même pas été capable d'assouvir son désir de posséder Gatts au moins une fois dans sa chienne d'existence...

Tout changea à cet instant. Du sol remonta un grognement. La barrière magique contre laquelle Griffith s'était rencogné d'instinct éclata devant une projection physique — un corps animé d'un mouvement et d'une force sans bornes, qui fila droit à travers lui pour s'élancer à la rencontre du maître Ouadjet. L'œil immense cilla comme un seul et unique, énorme carreau de lumière en émanait. La forme imprécise n'en fut pas seulement ralentie ; l'iris enchanté s'était chargé d'une seconde salve lorsque le nouveau venu infléchit sa course en un angle impossible et, désintégrant net le ballet des plumes qui se hâtaient de venir s'amalgamer au grand œil afin de lui donner sa pleine puissance, entra en contact avec sa surface luisante. Le rayon d'énergie, dévié, alla se perdre dans le ciel. Le corps indistinct venait de perforer la Vision. Celle-ci frappée à mort, s'effondrait sur elle-même. Spectacle hallucinant dans la noirceur absolue de la scène, le vortex, désormais incontrôlable, avait proprement aspiré en lui son vainqueur et expulsait vers l'extérieur, en une débauche de langues de feu, la totalité de son énergie.

Griffith avait fui sans demandé son reste.

Très loin de là, Cloud ressentit la perturbation infligée à son pouvoir. Quelque chose de formidable s'était infiltré à l'intérieur de la Vision d'Azatoth, et, remontant le long de la chaîne de la toupie à travers les mondes dimensionnels, était en route pour venir le trouver nonobstant ses défenses physiques et psychiques. Bien joué. Mais pas encore assez afin de le surprendre. Il réagit en modifiant la configuration de la crypte, puis s'installa dans son sinistre trône.

Le mobile ensorcelé tinta sur les dalles, suivi du son d'un pas pesant et métallique. La forme appartenait à un être à peine humain : immense, longiligne et macabre dans un manteau de cuir sombre aux plis raides, son corps décharné et macrocéphale promenait haut sa malveillance. Son crâne renflé en protubérances squameuses, les yeux cousus, tout en rides et chair rance, était une véritable tête de mort contre les fanons luisants de sa collerette. Il semblait n'être composé que d'os et de cette matière chitineuse pareille à la carapace d'un cafard qui tombait, empesée le long de ses membres, alors qu'il s'avançait très droit dans la direction de Cloud.

Ce dernier fit bouffer la cape pourpre qui recouvrait ses fortes épaules, révélant du même coup son torse moulé dans sa splendide armure de bataille et la longueur menaçante de Dernière Arme accrochée entre ses omoplates.

— « Dieu de la Main Void », fit-il de son ton de voix le plus suave. « Enfin je me vois opposer un adversaire digne de mon intérêt. Vous avez droit à toute mon attention.

— Moquez-vous, Strife », répondit le susdit de son horrible débit enroué. « Vous vous attendiez à ma visite, aussi serai-je bref. Vous pouvez vous assurer de la personne de Griffith ; n'importe qui d'autre à la vérité — je n'ai aucune objection. Mais pas Gatts. Il est trop important.

— Vous mentez. S'il n'est rien que le sacrifice de Femto, que vous chaut que je le persécute ; et s'il est appelé à devenir le Faucon des Ténèbres, le seul en ce monde qui puisse vous combattre avec une chance de succès, il doit périr avant de s'éveiller à sa propre nature. A supposer enfin qu'il ne compte que comme l'exécuteur des sales besognes de votre ami, le Chevalier Squelette, il vous importe encore et toujours qu'il disparaisse, ne fut-ce que parce le nombre des Béhélits de haut niveau dans votre monde a tendance à se raréfier. »

Cloud s'était relevé. Il désignait d'un geste de la main le grand miroir d'argent sur sa gauche. La surface affichait des bribes de scènes dont les protagonistes étaient l'épéiste borgne et Griffith saisis à divers moments de leur vie, une jeune femme brune et androgyne, Void lui-même ainsi qu'un colosse à cheval revêtu d'une armure glaçante, le visage dissimulé derrière un heaume cadavérique. La dernière image à apparaître représentait un œuf pourpre et scarifié, aux paupières obturées de coutures grossières — le Béhélit rouge du plus grand des Rois Bénis

L'ancien Sauveur du Monde fit mine de se plonger dans la contemplation de cette image. Tandis qu'il parlait, ses mains gantées traçaient les contours de l'Oeuf du Roi.

— « Je n'arrive pas à saisir comment, avec un si faible point d'ancrage dans la trame mystique, toi et les membres de ta clique pouvez prétendre imposer un jour les voies de l'Enfer. Qu'as-tu sacrifié pour acquérir ta forme présente ? En comparaison, j'ai renoncé à tout ce qui constituait mon existence : mes amis, mes convictions, mon compagnon, mon amour-propre. Et je ne suis pas parvenu encore à mon palier de puissance. »

Le haut diable souleva droit vers Cloud deux articulations infiniment trop longues pour être des bras, mais qui en étaient puisque son manteau caparaçonné se déplia de part et d'autre de sa poitrine à la manière des ailes d'une chauve-souris, exhibant des serres de métal articulées aux jointures meurtrières. Il éructa quelques mots dans un idiome guttural, et l'image enclose dans la glace s'estompa. Ceci fait, il tendit vers Cloud les index de ses deux mains. Celui-ci se sentit alors cloué sur place, fiché ainsi qu'un papillon sur une planchette de verre. Chacun des centres d'énergie de son corps était maintenu immobile par une aura absolument prodigieuse.

— « On est fier, je le vois, de son omniscience », railla Void. « Mais une chose est le savoir, une autre le pouvoir. Or tu en détiens bien moins que tu ne le présumes... »

Cloud, accablé d'une pression invincible, était en train de se tasser sous le poids de son corps, de s'affaisser sur lui-même. L'étau qui crucifiait ses shakras ne l'empêchait pas seulement de bouger ; il drainait son énergie, asséchant ses formidables pouvoirs.

— « Puisque tu ne peux faire autrement que m'écouter, laisse-moi expliquer une nouvelle fois », reprit Void. « Les conditions du nexus qui m'a vu naître ont été créées de toute éternité et ne sont pas près de se reproduire. Pour quiconque. Je serais très surpris, et en bonne part, si Gatts devait jamais s'élever à un degré de conscience suffisant pour me faire ombrage. Mais j'y consens par avance. Entraver la marche du Destin revient à paralyser la volonté de puissance qui réside en tout homme — ce qui serait nier Dieu. Nul ne le peut. Même s'il en a la capacité.

— Pourtant, c'est déjà commencé. Le Sombre Eveil a été transgressé. La Marque lui a été ôtée par mes soins. Cela n'a pas été très difficile, au demeurant.

— Imbécile... Le pacte ne saurait être transgressé tant que son bénéficiaire demeure en vie. Or tu n'as pas encore tué Femto.

— Pour le moment. Cela ne saurait tarder. Je n'ai pas besoin non plus de Gatts, c'est un obstacle sur mon chemin. Il vit présentement son heure dernière. »

La réplique prit Void de court. Et plus encore le souffle de magie élémentale qui vint le frapper en pleine face. Il eut un mouvement de recul, incrédule devant l'afflux de la douleur. Ses chairs à vif, quoique dépourvues de parties qui pussent brûler, l'élançaient vivement. Cloud était parvenu à bouger suffisamment sa main droite pour conjurer un sort qu'il lui avait lancé dessus à bout portant. C'était au tour de Void d'éprouver une douleur surnaturelle, et le haut diable détestait cela. Cet insecte commençait à devenir vraiment gênant. Void porta à son paroxysme l'étreinte sur les centres vitaux du mortel, tout en entreprenant de mouvoir son corps à travers un sillage dimensionnel de façon à se prémunir d'autres attaques mystiques de la part du blond. Peine perdue. La main gauche de Cloud se dressa à la verticale, relâchant aussitôt une gerbe de panaches de magie blanche — un, puis dix —, trajectoires falotes déchirant les barrières de l'espace et du temps sur ses traces. Brûlé, glacé, éthérisé de toutes parts, Void marqua un pas en arrière, comme ses bras de pieuvre battaient l'air en des mouvements désordonnés parfaitement incapables de bloquer les serpentins meurtriers léchant son corps.

Ses moulinets ne servaient à rien. Même à moitié broyé sous la pression et déchiqueté de l'intérieur par ses shakras plus que jamais contrôlés par Void, Strife refusait de s'avouer vaincu. Son aura augmentait à une vitesse exponentielle. Il ne semblait même plus souffrir. Mais il y avait autre chose. Le Roi béni percevait une présence à la lisière de son esprit, une connexion mentale en prise directe sur son cerveau. Qu'est-ce que... ?

Une image psychique dansa derrière les paupières cousues du démon. Une représentation de l'avenir. Dans un feulement d'énergie induit par le champ de forces magiques leur permettant de voler, Griffith et Gatts venaient à se croiser non loin du lieu qui avait vu se dérouler la lutte du Chef des Faucons contre la Vision d'Azatoth. Le brun s'était ressaisi le premier ; le voici qui s'emparait du bras de son ancien leader et le forçait à lui faire face. Les sentiments tapis au fond des prunelles luisantes de Griffith — peur, déception, vide — s'étaient à nouveau retranchés derrière les apparences de la froideur et de calcul. Ce masque irritait grandement le berserker. Une querelle allait naître. — A cet instant, Void perçut un déchirement infini : la scène lui était arrachée. Extirpée à la manière d'un bout de chair par des tenailles invisibles et brûlantes. Ainsi qu'une bonne partie de sa conscience, par la même occasion, s'il s'en remettait pour juger à l'intense sensation de vacuité qui s'empara de lui.

La voix de Cloud gronda au sommet de sa puissance :

— « Voilà pourquoi tu t'es déplacé en personne : afin de m'empêcher de les laisser avoir cette petite entrevue. Tu veux instiller la haine, être certain que tout soit à jamais brisé entre eux, et que Gatts s'abandonne une bonne fois à ses instincts. Qu'il abatte Griffith ne serait pas pour te déplaire... Cela n'adviendra pas. J'ai mon mot à dire là dedans. »

— Tu n'interviendras pas », glapit Void en se redressant de sa hauteur de colosse et en étendant son ombre menaçante au dessus du corps toujours immobile de l'ancien Sauveur du Monde.

— « Parce que tu vas m'en empêcher ! »

Avant même que son imprécation ne résonne, Cloud s'était matérialisé devant Void, son épée nue dans sa main droite, une gerbe de sorts crépitant dans sa main libre et ses yeux deux fentes sans fond irradiant les sombres pavanes de la Négation. Ses courtes mèches blondes se contorsionnaient fiévreusement à la manière d'autant de serpents prêts à mordre. Les couleurs miroitantes composant son aura éteignirent instantanément le rouge sang de l'aura de Void. La lumière de l'arc-en-ciel émise par Cloud frappa de plein fouet le haut démon, enveloppant son ombre énorme au moment où elle s'appesantissait sur le blond. La stature métamorphosée de Void commença à rapetisser. Ses os squameux se remettaient en place le long de son échine, autour des fanons de plus en plus solides et de moins en moins enténébrés du grand manteau qui couvrait l'horreur de son corps. En moins de temps qu'il n'en fallut au démon pour le réaliser, il était passé de cent mètres de hauteur à sa taille ordinaire.

La morsure de milliers de scorpions irradia dans son thorax. Déchirant leurs coutures, ses yeux incrédules enregistrèrent, avec un instant de décalage, la trajectoire qui avait mené la lame éblouissante de Dernière Arme à travers son cœur putride.

Il ne se sentit pas s'effondrer sur lui-même. A vrai dire, le passage de sa vie si morbide à la non vie s'opéra en un éclair même pour lui. La Négation avait jailli des orbites de Cloud et s'était emparée de Void presque avant que d'être revenue fusionner avec le visage altéré du non mort. Une flaque de pétrole irisé retombant à gros bouillons témoignait seule du passage dans la crypte du plus terrible des Rois Bénis.

Cloud fit claquer le pan de sa cape qui le gênait tandis qu'il escamotait Dernière Arme. Il s'agenouilla d'un mouvement fluide et inclina le buste jusqu'à dominer la surface iridescente de seulement quelques centimètres. Une ébauche de sourire apparut sur son visage contracté. Au sein du liquide miroitait, tremblotante et falote, la face tavelée de Void.

Son expression était une supplique muette.

L'ancien Sauveur du Monde réprima un rire nerveux. Il savait qu'il aurait dû accorder sa pitié au démon privé de corps et dénué de tout pouvoir, ne fût que pour se prouver à lui-même qu'il valait mieux que la chose putride qu'il venait de défaire. Cependant, il s'y refusait. Leur face-à-face avait ranimé en lui une sombre flamme, un appétit de bataille et de carnage — ce versant néfaste de sa personnalité qui était entré pour une si large de part dans son indomptable volonté de jadis, et dont il redoutait à présent qu'il ne vienne tôt ou tard à le dominer corps et âme. Puisse Void être maudit pour cela...

Contre toute attente, son souffle reflua au fond de sa gorge quand il se redressa. Une quinte de toux le secoua violemment, née au plus profond de sa poitrine. Ses yeux tombèrent sur le creux de sa main qu'il avait passée devant sa bouche sans en avoir vraiment conscience : deux grosses taches de sang vermeil maculaient le cuir de son gant. Point n'était besoin d'être devin pour comprendre que l'attaque de Void sur ses shakras étaient parvenue à endommager quelque organe interne. Il passa en revue son corps, réparant une fracture de ci de là, et rit sous cape.

Ce pitoyable crétin ne se figurait tout de même pas qu'il allait s'écrouler pour si peu !

Il redressa le médius de sa main gauche, projetant une boule de feu dans la flaque. Le visage de Void s'estompa au milieu d'une langue de flammes. Le trille perçant sur lequel sa vie s'était achevée sonnait comme une musique aux oreilles de son vainqueur.

Restait à s'occuper de ce Gatts. Si le timing régissant la vision de l'avenir que lui avait concédée Void était exact, le berserker et son ancien commandant devaient être sur le point de tomber l'un sur l'autre. Rien ne pressait, pourtant. Attendu que Cloud se trouvait déjà sur place.

A l'instant où il avait perçu l'approche de Void, il avait projeté l'espace tout entier de la crypte, moins ses occupants, dans le monde duquel était parti le Roi Béni. Par la suite, une fois qu'il avait réalisé que son assaillant ne possédait pas les moyens de le battre, il avait discrètement renvoyé le dédale souterrain à sa place originelle, ne conservant que la salle de commandement dans le monde de Griffith, Gatts et Void.

Il retourna à pas comptés vers son trône. Parvenu au bas des marches qui y menaient, il se détourna vers la droite. Ses mains tendues palpèrent l'obscurité d'un mur cyclopéen ; celui-ci se plissa entre ses doigts et s'écarta pour laisser place à une longue et vive traînée de lumière. Cloud termina de dégager un espace à travers le pan de muraille obscure, puis s'y glissa.

L'autre côté de la salle — son envers exact — débouchait sur un coin de ciel bleu ourlé comme au pochoir de gracieux nuages d'altitude. Deux points obscurs, chacun en un coin opposé de l'horizon, étaient en train de sa hâter l'un vers l'autre.

Strife conjura une sombre nuée et, revêtu de brume, fila en direction du rendez-vous.

oooOOOooo

Vincent lança un regard blasé à la teinte de vert émeraude nimbant le coin de forêt que ses anciens compagnons avaient choisi pour faire leur réapparition. Une manière de stase induite par la Rivière de la Vie, qui assurait leurs retrouvailles contre toute publicité intempestive et en même temps lui barrait la retraite : l'inélégance du procédé sentait Séphiroth à plein nez. Une bataille viendrait-elle à s'ensuivre, l'avantage du terrain serait fermement en leur faveur. Comme si j'allais m'arrêter à ce genre de détails, pensa-t-il.

Trois traînées énergétiques, se détachant en sombre contre la nuance vitriolique du sous-bois, touchèrent le sol de part et d'autre de l'endroit où il se tenait. La plus grande des formes appartenait à Séphiroth. L'expression hagarde et la mise débraillée, l'argentée semblait au bout du rouleau. L'aigue-marine de ses yeux se parait d'un éclat métallique. Aéris quant à elle, jaillie dans le dos du vampire, ne devait de tenir debout qu'à son long bâton de magicienne ; la tension et la lassitude qui plissaient son visage la rendaient presque laide, ce qui ne signifiait en rien qu'elle ne fût point prête à se battre jusqu'à la dernière extrémité. La forme massive et trapue sur la droite de Vincent mit un plus long temps à se préciser ; elle se résorba autour des contours de Nanaki. Le poil du grand fauve était hérissé sur toute la longueur de son échine, en harmonie avec sa gueule ouverte sur des crocs menaçants. Le brandon ardent au bout de sa queue brillait suffisamment pour illuminer la clairière.

Vincent eut un signe de tête à l'endroit de Rouge XIII. La manière dont il tenait le canon de sa carabine braqué dans la direction de l'argenté, disait suffisamment son hostilité envers lui. Séphiroth choisit de l'ignorer. La situation était assez tendue ; autant ne pas l'envenimer.

Saisissant son intention au vol, Aéris détendit son étreinte sur la crosse de Garde de Princesse. Son regard croisa celui de Nanaki, lequel, après un moment d'hésitation, ramena sa queue entre ses jambes et abaissa la tête en une posture moins ostensiblement offensive.

— « Je ne vais pas épiloguer sur ton comportement », commença Séphiroth. « Nous étions tous sous pression, ce serait idiot de te blâmer, d'autant que nous nous en sommes finalement sortis indemnes et plus forts. Mais tu dois réaliser que tu ne peux rien accomplir dans ton coin.

— Après ce qu'il nous a fait, tu le ménages encore ? C'est un peu fort de café ! » La voix de Rouge XIII contenait à grand peine son irritation.

— Nous avons besoin de lui, voilà tout. Nous ne serons pas trop de quatre, lorsque Cloud lancera son offensive. Et ce ne sont pas ces pitoyables choses mortes qui vont nous aider beaucoup...

— Mieux vaut être mort vivant qu'affilié au fan club des soupirants de Cloud ! Moi au moins, mes sentiments ne me masquent pas la vérité », explosa Vincent.

L'impatience empourpra le visage de Séphiroth. Il était au dessus de ses forces de se maîtriser plus longtemps, et d'empêcher d'exposer au jour ses motifs personnels de querelle avec Valentine. Puisque cette tête de pioche, ce sale morceau de viande froide était déterminé à taper au dessous de la ceinture, ils allaient être deux à jouer à ce jeu-là.

— « Parce que, toi, tu n'as pas été le premier à baver après lui ? Tu étais même tellement jaloux de moi que tu n'es pas venu lui parler deux fois en cent ans ! Or ça, maintenant tu voudrais faire croire que tu entends te le faire tout seul, et mieux que nous ?

— Tu as tout compris », rétorqua l'intéressé d'une voix glaciale. « Je me suis contraint à garder mes sentiments par-devers moi plus longtemps que n'importe qui, donc j'estime être parfaitement apte à me dresser contre lui — mieux que toi, qui l'aimes toujours à en crever, et dont le bras pourrait flancher, ou qu'Aéris, qui lui a déjà offert sa vie une fois et risque de recommencer. Je suis le seul qui aie les tripes et la volonté de le frapper à mort si jamais l'occasion se présente ! Et, Séphiroth, si cela peut te consoler, je me tuerais tout de suite après...

— Tel était donc ton plan ? », interrogea Aéris. Son bras libre s'était arraché de la crosse de son bâton et désignait d'un geste emphatique la silhouette des arbres. « Que vas-tu faire avec ces jeunes ? Les envoyer dans la mêlée, fleur au fusil ? Allons, Vincent ! tu as vu de tes yeux quelles monstruosités Cloud sait invoquer. En revenant, nous avons bien failli être exterminés par une tempête qu'il nous avait envoyée ; et ce n'était qu'un nuage ! Des adeptes vampires, quel que soit leur nombre, ne pèseraient pas plus lourd que des fourmis face à un lion. Et il est le premier à le savoir, sois-en persuadé ! Maintenant, si tu as décidé de te sacrifier pour leur insuffler le maximum de forces, tu es encore plus naïf et idéaliste que nous trois réunis ! Cela n'a strictement aucune chance de marcher. »

A la transformation de la physionomie de Vincent qui suivit la fin de ce petit discours, la fille fleur sut qu'elle avait atteint un point sensible chez le vampire. Séphiroth et Nanaki aussi, qui la couvaient désormais d'un regard brillant. Valentine reprit d'un ton agressif :

— Pour commencer, qu'est-ce que tu en sais ? Toi qui as été morte pendant combien d'années, à participer de l'essence de la Planète, tu devrais moins que personne mésestimer la volonté de vivre qui anime les simples êtres transitoires que nous sommes...

— Tu as prononcé le seule mot juste, Valentine », fit Séphiroth. « Vivre. Selon la décision que tu prendras, tu vas déterminer non seulement le destin de ces jeunes hommes, mais celui de toute personne vivant sur la surface du monde. Cela vaut la peine d'y songer à deux fois.

Vincent était agacé par le comportement somme toute naturel de ses anciens amis avec lui. Il aurait préféré qu'ils tempêtent, s'emportent et le menacent, cela eut été plus facile à gérer pour lui que la familiarité froide qu'ils affichaient. Séphiroth lui-même se maîtrisait à un point surprenant pour qui connaissait tant soit peu sa personnalité altière.

Avant même que d'avoir conscience de baisser sa garde, le vampire réalisa qu'ils avaient gagné. Leurs arguments lui avaient persuadé malgré sa ferme intention de n'en rien faire. Certes, il pouvait toujours s'entêter dans son plan suicidaire, mais il se devait aussi et surtout de songer à ses Infants. Les chances de succès étaient si faibles, et le risque d'hécatombe tellement élevé... Son honneur passerait au second plan — à supposer qu'il ne l'avait pas irrémédiablement perdu lorsqu'il avait choisi de laisser Nanaki et Séphiroth sombrer au fond de l'océan.

— « Sans compter que les dés sont pipés », acheva l'argenté. Il ne savait s'il fallait révéler leurs soupçons à cet instant, ou reculer à plus tard le moment de dévoiler ce qu'ils avaient appris du dessous des cartes, une fois certains que le vampire était de nouveau dans leur camp ; cependant, le désir d'emporter la décision pesa plus lourd que la simple prudence. « Cloud a des yeux et des oreilles au sein de ta troupe. Quelqu'un te trahit, et ce, sans doute, depuis le début. Autrement, il n'aurait pas placé autant d'obstacles sur la route qui nous menait à toi.

Vincent embrassa Nananki, Aéris et Séphiroth du même regard brusquement chargé de mépris. Qu'était-ce donc que ces fadaises qu'ils cherchaient à lui vendre ? Le prenaient-ils pour un attardé mental ? Ou plutôt, non : ils ressentaient à tel point le besoin qu'il les rejoigne dans leur croisade qu'ils n'en étaient plus à un faux-semblant près...

— « Si vous pensiez me faire changer d'avis avec cela, c'est raté. Je ne peux croire que Cloud ait noué intrigue avec l'un de mes enfants. Cela signifierait qu'il est parfaitement au fait de mon projet, depuis le début, mais qu'il a choisi de ne rien faire pour m'empêcher d'agir. Non... Je le connais — nous le connaissons tous ! cela ne cadre pas avec sa personnalité.

— C'est néanmoins le cas », répondit Séphiroth avec humeur. L'obstination du vampire à refuser l'évidence menaçait d'emporter la façade de calme que le grand guerrier s'obligeait pour le moment encore à arborer. « Tu ne veux pas voir qu'il joue avec toi, en attendant de vous abattre tous. Eh bien ! si tu désires tant que cela jouer les martyrs, à ton aise ; tu n'étais pas l'homme de la situation. Rouge XIII ! Aéris ! Partons ; nous n'avons rien à attendre de cet illuminé... »

La Cétra relâcha sa concentration, avec ce résultat que la teinte émeraude déserta le ciel, les arbres et la scène. Ils se trouvaient de nouveau dans une clairière ordinaire, baignée d'ombres et fleurant la résine, les lichens et l'humus épais. Elle avait levé son bâton ; un poudroiement vert se mit à danser le long de ses membres et de ceux de ses compagnons. Pour la première fois depuis leur arrivée, son expression s'orna d'un sourire. La tristesse mêlée de résolution qui y jouait fit prendre conscience à Valentine de combien il l'avait sous-estimée.

— « Je suis navrée, Vincent. Mais il y a plus important que tes états d'âme. Adieu. Puisse la Planète adoucir tes tourments et te montrer la voie...

— Attendez ! »

Les trois autres se retournèrent dans la direction dans laquelle Nanaki venait de glapir. La truffe au vent, son unique œil valide injecté de sang, le chien surdimensionné flairait l'air en haletant. Sa flamme caudale s'éleva vers le ciel droite et haute ainsi qu'une torchère. Voici qu'il dardait sa tête vers le nord.

— « Je sens l'odeur de Cloud tout près de nous », expliqua-t-il enfin. « J'ai mis un certain temps à la reconnaître, parce qu'elle s'est modifiée et mélangée avec l'odeur propre à vous les suceurs de sang. C'est un effluve qu'il m'est difficile de séparer. Mais à présent elle me parvient nette et claire, en provenance de deux personnes différentes. Pour être aussi forte, je parierais que Cloud a partagé avec eux son sang. Ainsi que des fluides corporels. »

Cette dernière remarque avait fait monter une expression indéchiffrable tant sur le visage de Séphiroth que sur celui d'Aéris. Vincent, lui, avait viré au rouge pivoine.

Son sang ne fit qu'un tour. Il avait épaulé et armé Peine de Mort et s'était ébranlé, d'un mouvement trop rapide pour des yeux humains, qui l'avait conduit à la lisière de la clairière, à l'endroit exact que désignait la truffe de Rouge XIII.

— « Nanaki, avec moi ! » Sa voix réduite à un murmure s'adressait à Séphiroth et à Aéris qui, revenus de leur surprise, s'étaient hâtés sur ses talons. « C'est vous qui aviez raison, je... me suis comporté comme un imbécile, à douter de votre parole et à me croire instruit de tout. Conduis-moi à ces petites ordures, je m'en vais leur faire passer le goût de la trahison !

— Je ne demande rien de mieux...

— Mais prudence », rappela Séphiroth qui venait de prendre la tête du groupe, Masamume sortie du fourreau et calée contre son épaule. « Ne courez aucun risque inutile. Même s'il nous les faut de préférence vivants et capables de parler... »

Quatre ombres silencieuses se fondirent au sein de la végétation. Nanaki les amena dans une combe minuscule, où serpentait un affleurement de roc que deux garçons immobiles avaient mis à profit pour s'y allonger comme sur une banquette. Le plus grand était taillé en force quoique harmonieux, et reposait à proximité d'un havresac ouvert dont dépassait l'extrémité d'une hache de mithril. Le plus mince, remarquable pour la douceur de ses traits et son allure innocente, semblait endormi, avec entre ses mains croisées sur la poitrine la hampe d'argent d'une canne de guerre. Vincent les regarda à peine. Il s'était bien fait avoir par l'innocence du jeune Niall et par l'apparente incapacité de Spinther à feindre et simuler.

Il fit signe à Séphiroth de se tenir prêt à ceinturer le grand gaillard, assisté de Nanaki au cas improbable où il résisterait, tandis que lui-même, avec Aéris comme son ombre, s'approchait à pas feutrés du plus puissant de ses Infants. Il leva très haut la crosse de sa carabine, afin de lui communiquer un maximum d'inertie, puis l'abattit sur la nuque du jeune homme endormi.

Un regard polaire happa le sien et son bras buta contre une force implacable. Son arme n'était pas parvenue au bout de sa course, captée et bloquée par la canne de Niall. Ce dernier se renversa vers l'arrière au milieu d'une gerbe de Triples. Vincent avait dû se protéger le visage ; il ne vit qu'après coup Aéris se détendre et foncer sur Niall. Le jeune vampire, tout décidé qu'il fût, n'était pas un adversaire pour la Cétra : elle avait paré deux bottes avec aisance et, recourant à sa discipline de télékinésie, l'avait repoussé tout en manoeuvrant de manière à lui faire sauter son arme des mains. Un coup de Garde de Princesse l'avait alors réduit à l'immobilité.

Se saisir de Spinther, en revanche, avait été une simple formalité pour Séphiroth. Comme le blond culturiste se défendait un peu trop au goût de son assaillant, l'argenté l'avait ceinturé et assommé d'une manchette à la nuque sans autre forme de procès.

Un hurlement strident vrilla le silence dans lequel s'était déroulé le coup de main. Niall avait mis toutes ses forces dans cette attaque sonique. Les oreilles hypersensibles de Rouge XIII réagirent les premières ; le fauve se laissa tomber sur le flanc dans un rictus de souffrance, pattes agitées de tremblements incoercibles. Puis Vincent se sentit atrocement opprimé ; c'était comme si son cerveau vibrait au rythme des harmoniques émises par la voix suraiguë. Séphiroth éventa le danger ; il allait faire taire le gamin d'un uppercut bien senti lorsque Aéris surgit entre eux deux. « Silence », commanda-t-elle dans un flash bleu. Le sortilège interrompit aussitôt l'attaque acoustique. Les yeux de Niall roulaient dans leurs orbites, alors qu'il s'efforçait en vain de faire naître des sons de sa bouche insensible.

En moins de temps qu'il n'en fallut au groupe des Sauveurs du Monde pour s'en rendre compte, la combe s'était remplie de présences tendues dans des positions martiales, de paires d'yeux hostiles et d'armes prêtes à en découdre. Vincent sauta sur ses jambes et s'interposa.

— « Baissez tous vos armes, et reculez ! MAINTENANT ! »

Il ne fut pas obéi dans la seconde, aussi brandit-il Peine de Mort. Le roux Elwyn déposa le premier son katana, vite imité par les autres grands. Après quoi il s'en vint se planter entre Niall et Spinther, que Séphiroth et Nanaki maintenaient autant que possible hors de contact l'un avec l'autre. Sa frimousse couleur de lait caillé exprimait une joie malsaine.

— « Je le savais », s'exclama-t-il d'un air entendu, « que ces deux-là n'étaient pas clairs. Pas plus tard qu'il y a vingt minutes, Niall m'a clairement laissé entendre qu'il me ferait ma fête si j'allais vous dire, Père, ce que je savais.

— Et qu'est-ce que tu savais ? », demanda Vincent.

— Trêve de paroles », intervint Nanaki. « On devrait interroger nos 'amis' tant qu'ils ne sont pas encore revenus de leurs émotions. Après, qui sait si nous tirerons un mot d'eux...

— « Rouge, c'est peut-être important. Vas-y, mon garçon, je t'écoute. »

Elwyn bomba le torse. Faire attendre son auditoire ne lui parut pas une si bonne idée que cela quand il croisa les yeux lourds de réprobation, et qui n'en étaient que plus sexy, du guerrier aux longues mèches métalliques qui maintenait Spinther fermement emprisonné avec un immense sabre nu posé contre sa pomme d'Adam. Le rouquin se racla la gorge.

C'est alors qu'une masse gluante, dure et terriblement lourde le percuta. Il s'effondra sous le poids de l'homme inerte qui avait été projeté de nulle part, sans avoir pu proférer un mot. Du sang s'épanchait à gros bouillons sur la forme inanimée d'Elwyn — chose presque impossible à croire dans la mesure où le corps qui le ployait sous lui, hormis une masse de cheveux noirs et ras couverte de caillots, s'apparentait plutôt à une seule et unique plaie géante. Des centaines de bleus, de marques violacées de fractures, de griffures et de coups suppurants zébraient sa haute taille et le plus clair de ses membres puissants.

Aéris se précipita. L'homme était en vie, quoique très faible. Elwyn, lui, était mort.

— « Vous serez d'accord avec moi pour dire que j'ai fait un strike... », laissa tomber une voix aux inflexions familières et pourtant radicalement altérée.

Cloud.

Le glorieux Vainqueur de Séphiroth avait fait son apparition, surgi en silence comme un voleur de nuit. Un pied en terre à moins d'un mètre d'un Vincent décomposé, l'autre reposait sur la poitrine martyrisée de l'homme qu'il avait balancé ainsi qu'un détritus sur Elwyn, une minute auparavant. Son immense épée barrait ses omoplates, au contact de sa riche armure de bataille. Du sang séché ornait les jointures nues de chacune de ses mains.

Spinther se recroquevilla dans les bras de Séphiroth, tout à coup ignorant de la lame qui entamait la chair tendre de son cou. En proie à une terreur sans nom, le grand blond bégayait dans le giron du fils de Jénova. « Non, pas lui ; pitié, tue-moi tout de suite, mais ne le laisse pas me prendre... Vous ignorez de quoi il est capable... »

— « Chut, Spinther », persifla Cloud en braquant son regard sur lui. « Tu vas te déféquer dessus, et tu sais combien je haïrais devoir te torcher... »

Décomposés mais résolus à empêcher que ne se reproduise la scène avec d'autres jeunes vampires, Aéris, Vincent et Nanaki s'étaient interposés devant Cloud. Ce dernier les considérait avec amusement. Ses prunelles adamantines s'étaient enfin détachées de Spinther et Niall.

— « Les grands esprits se rencontrent à la fin. Mais, chers amis, les circonstances ne sont pas très propices aux épanchements. J'ai eu moi-même une fort mauvaise journée, comme vous vous en serez peut-être rendus compte. »

Il s'arrêta pour bourrer d'un coup de pied les côtes de l'homme partiellement étendu sous lui. Le craquement qui se fit entendre arracha un cri étouffé au supplicié.

Un éclair de rage ombrait les yeux de Cloud. Il s'adressa à sa victime d'une voix assourdie par une rancune toujours inassouvie en dépit de l'atrocité du traitement qu'il lui avait réservé.

— « Tu ne peux pas te taire, Gatts, quand je m'adresse aux êtres qui ont compté jadis le plus pour moi ...? Décidément, il était écrit que tu me gâcherais ma joie jusqu'au bout. Va, perds connaissance ; de toute manière, tu n'es pas près de t'endormir paisiblement dans la mort...

— Il suffit, Cloud ! Je te demande d'arrêter... »

Un bruit retentissant résonna à travers le sous-bois. Séphiroth s'était matérialisé devant son compagnon et lui avait appliqué une très forte gifle. L'afflux de la souffrance lui fit perdre contenance quand l'argenté réalisa que ses doigts gantés de cuir pourtant à toute épreuve s'étaient cassés plusieurs phalanges sur une peau plus dure et polie que le marbre.

Une lueur dangereuse s'alluma au fond des yeux du blond. Quelle ne fut donc pas la surprise de Séphiroth lorsqu'une main invincible captura son visage et attira ses lèvres contre des lèvres froides pour un baiser passionné.

Vrbes terraeque recedant : les villes et les terres s'éloignent