PRIMVM VINCERE, DEINDE VIVERE

Toute la bande était restée figée de stupeur, à l'exception de Vincent. Blême comme jamais, le vampire serrait à la broyer la crosse de Peine de Mort, sans cesser de soupeser ses chances de contre-attaque. Ce paltoquet de Séphiroth avait toutes les aubaines ; ne pouvait-il au moins passer un bras autour de la taille de Cloud, afin qu'il le maintienne tandis que Vincent lui assènerait une rafale de ses balles antichar ? Le blond n'avait pas fermé les yeux ; il regardait dans leur direction, le regard empreint de défi. La vingtaine de centimètres d'écart entre les deux amants s'était réduite à un cheveu ; Cloud avait non seulement grandi en taille, au point de pouvoir river une de ses pupilles phosphorescentes sur Valentine par dessus le pavillon de l'oreille de Séphiroth, mais il s'était étoffé, et si puissamment que le bras qu'il avait enroulé autour du biceps gauche du grand guerrier rivalisait avec ce dernier en volume. Pas moyen de surprendre leur ancien leader, même au milieu de ce baiser dont le vampire, malgré son dégoût, aurait tout donné pour être le récipiendaire... Ce dernier voyait bien une ouverture, en tirant à bout portant à travers le dos de l'argenté. Il la repoussa néanmoins. Quelque puissance que détenaient ses munitions, c'était Séphiroth qu'elles devraient perforer avant de frapper Cloud. Autant dire la plus formidable des protections pour le corps de l'ex Sauveur du Monde.

Ses yeux firent le tour de ses Infants, tenus en respect par une Aéris crispée sur son bâton, puis ricochèrent sur Nanaki. Le fauve avait pris place devant la silhouette recroquevillée au sol de Spinther ; tous crocs dehors, l'air haineux, il menaçait Niall. Le jeune vampire n'avait pas récupéré encore du sort de Silence jeté par la Cétra, et sans son arme il ne représentait qu'un risque infime. Pourtant, davantage que sa mine ravie, sa façon de couver Cloud du regard motivait amplement la bonne garde que menait le fauve devant lui. Vincent huma l'air en direction de l'adolescent au visage d'ange ; l'aura de celui-ci avait changé, définitivement plus sombre et agressive. Le spectre de ses couleurs calquait celles de l'aura de Strife. Et sa force était bien supérieure à ce qu'il avait paru durant leur brève lutte. Tellement disproportionnée que la seule explication plausible supposait que la garçon n'avait pas entendu se battre à son niveau réel. Sans nul doute avait-il une idée en tête, en leur donnant ainsi le change. Le vampire sentit une goutte de sueur écarlate se frayer un chemin sur son échine ; lui qui n'aurait jamais suspecté Niall déchantait amèrement. La douceur imprégnant la physionomie du jeune homme avait donné le change, et remarquablement, sur la vérité de sa nature. L'un des tout meilleurs pions de Cloud.

Et son jouet sexuel, si la quantité des fluides obscurs qui saturaient son corps était un indice de l'étendue de leur collusion. Il n'échappait pas au maître vampire qu'un sang incomparablement plus puissant que le sien saturait les veines du blondinet. Le petit paysan qu'il avait étreint la veille s'était métamorphosé en une créature de duplicité, moitié blondin au teint de porcelaine et joues rosées de fille, moitié poupée de guerre aux griffes et aux crocs affûtés.

Sa contemplation ne dura pas plus longtemps. Il y avait du nouveau du côté de Cloud et Séphiroth. Le non vivant s'était décidé à rompre l'étreinte. Un de ses bras se détendit vers l'argenté, le repoussant avec une douceur indéniable n'excluant pas une grande force, attendu que le fils de Jénova, aux prises avec les sensations que le contact des lèvres, de la langue et des dents du blond avait instillées en lui à son corps défendant, se vit derechef propulsé en arrière jusqu'au tronc d'arbre le plus proche, à longueur d'épée entre Vincent et l'orée du bois. Il s'y reçut avec lourdeur. Son souffle erratique l'empêchait d'user de ses réflexes, ses membres répondaient comme dans du coton, ses yeux hagards et embués avaient peine à focaliser sur quoi que ce fût d'autre que le masque d'idole païenne de Cloud.

Ce fut une cruelle désillusion pour lui que d'ouïr le vainqueur de Jénova partir d'une voix moqueuse :

— « J'espère que tu as aimé, car ce baiser scellait notre rupture. Dans le monde que je bâtis, il n'y aura pas de place pour les vivants. Non moins que pour tout ce qui m'aura déçu, trahi ou inspiré du dégoût. Mais le plus pressé d'abord. Vous allez me rendre Niall comme les gentils héros que vous êtes, et moi, de mon côté, je feindrais d'oublier que vous visez mon éradication... Jusqu'à notre prochaine rencontre, cela va sans dire.. Autrement, nous pouvons nous taper dessus. N'importe comment, je serai gagnant. Oh ! et j'entends récupérer aussi le tas de boue à tes pieds, Nanaki... »

Vincent et Aeris qui s'étaient mis en garde s'empressèrent de prendre position au milieu de la combe. Les canons jumelés de la carabine et les fanons chamarrés de la canne luisaient résolument, formant un mur d'acier et de magie devant le dos de Rouge XIII plus que jamais figé dans sa posture. La gueule du fauve laissa entendre un feulement qui remémora aux deux autres leurs batailles contre Jénova. Nanaki ne se livrait totalement pour ainsi dire jamais dans un combat ; mais si d'aventure il le faisait, personne, même pas Vincent ou Séphiroth dans leurs pires extrémités, ne lui arrivait à la cheville en fait de férocité. Niall, tout endurci qu'il fût, pâlit notablement ; il n'était pas jusqu'à Spinther dont les tremblements invincibles s'étaient ralentis, à entendre la voix formidable de la bête.

« Accorde-moi ce plaisir, avance d'un pas », dit-il entre ses crocs à son meilleur ami, « et toute ta magie sera impuissante à recoller les morceaux de cette petite ordure... »

Le vampire et la Cétra, pour faire bonne mesure, avaient déployé l'une le talent Grand Garde sur chacun d'eux trois, l'autre l'invocation Phénix au dessus de leur groupe. Les membres d'Avalanche reluisaient dorénavant d'un puissant halo jaune vert derrière lequel, ses ailes déployées en un geste protecteur, planait la forme incandescente de l'oiseau enchanté. Cloud se tenait à un jet de pierre de leur formation, les bras le long du corps et sa jambe droite fléchie comme pour frapper un ballon invisible. Le corps contusionné du colosse dont l'irruption avait fermé la bouche de l'infortuné et trop bavard Elwyn, gisait non loin de l'épéiste blond. Ce à quoi il songeait était trop évident.

— « Et pour commencer, recule-toi », tonna Valentine, ponctuant cet ordre d'un bruit de chargeur qu'il espérait intimidant. « Tu as suffisamment sévi comme ça.

— Tu es donc prêt à mourir afin de protéger ce type ? Bravo. Quel esprit chevaleresque... Il y a juste un détail : vous n'avez plus d'énergie après toutes vos batailles, et je le prouve ! »

Cloud replia un bras à la verticale, les Matérias incrustées dans la pièce d'armure luisant en synchronie. Le geste avait été exécuté avec une lenteur calculée. Un sourire sardonique étira le bas de son visage. Les petits cheveux rebiquant sur son front y furent plaqués par la concentration de ses forces magiques.

— « Triple Comète », annonça-t-il simplement.

— « Non ! »

Le cri émanait de Séphiroth. L'argenté surgi de nulle part s'était interposé devant la gerbe de sorts, dont il pourfendit le panache d'un moulinet de sa lame. Il n'avait pas sitôt terminé de fendre l'air empuanti de sorcellerie que la pointe de Masamune, modifiant sa trajectoire avec l'aisance mortelle qui avait fait la réputation du ci-devant Général, se détendait dans la direction de Cloud. Le non vivant esquiva la botte dans une torsion du buste, bloqua de son bras caparaçonné un second coup non moins rapide et balaya les jambes de Séphiroth sous lui. Le tout sans cesser un instant de sourire avec emphase.

— « Si c'est ce que tu appelles contre-attaquer... Ultima ! »

Séphiroth pris à contretemps ne pouvait à la fois s'écarter de son ancien amant pour le frapper à nouveau à l'épée et bloquer le tunnel d'énergie vert vitriol dont le front avançait sur lui à une allure tout à fait inhabituelle. Il opta en faveur d'une garde haute, dans l'espoir de mettre à profit sa résistance à la magie afin de surprendre Cloud par delà le rideau de l'incantation. Mais le chatoiement délétère d'Ultima le fit s'écarter à la dernière seconde. Bien lui en prit ; quoique à peine effleuré par elle, l'intensité du souffle le brûla au passage. Il en resta tétanisé un bref moment, trop peu pour se découvrir face à un adversaire normal. Hélas ! celui qui par deux fois l'avait vaincu était tout sauf ordinaire. Un poing jailli il ne savait trop d'où le cueillit en pleine face, dans un craquement indescriptible de toute sa boîte crânienne, à la suite de quoi une forme presque aussi grande que lui et sanglée dans une cuirasse noire étincelante de Matérias, remonta le long de son poitrail avant de l'expédier au tapis d'un uppercut. Mais quel uppercut ! Si le coup à sa face avait détenu la force d'un avion en piqué, le direct du gauche qui l'enfonça dans le sol dur de la forêt sur plusieurs mètres de profondeur possédait la lourdeur et la pression d'un million de marteaux-pilons. C'en était trop ; l'organisme éprouvé du colosse demeura sensitif juste assez de temps pour que ses nerfs enregistrent les signaux refluant de chacun de ses os fracturés. L'évanouissement le prit alors que la flèche luminescente d'Ultima déferlait sur ses compagnons crispés dans leur défense.

— « Nanaki, nous allons contenir cette saleté ! Tue le gosse sans attendre !» La voix durcie de la Cétra se fit entendre au fil du vent, audible à ses deux seuls compagnons. Il y avait quelque chose de choquant à cet ordre de mise à mort, dans la bouche d'une fille remplie de compassion ; mais sa réaction était en effet la plus pertinente, aussi l'intéressé avança-t-il sur ses coussinets droit sur le petit vampire.

— « Du diable si vous laisse faire ! »

Ce timbre métallique appartenait à Cloud, mais si horriblement altéré par la haine et la résolution que nul de ses anciens compères ne souhaita vraiment le reconnaître pour tel. Au demeurant le blond n'y pouvait plus rien ; sans attendre que le souffle ensorcelé ne frappe son objectif, Rouge XIII avait fondu sur Niall. Les deux ennemis, suceur de sang et fauve, luttaient silencieusement parmi les mousses et les lichens. La flamme caudale du fauve avait grandi jusqu'à émettre une décharge bleue.

Le déferlement toxique d'Ultima intima le silence à chacun des protagonistes. La flèche couleur amarante du sortilège éclata entre Vincent et Aéris. L'agrégat de magies défensives qui composait Grand Garde se figea sous l'assaut avant de fluctuer et de disparaître, surpassé par la portée supérieure de l'agression. Les flammes de Phénix brillèrent haut et clair, garantie que les trois héros sous son égide, s'ils perdaient tous leurs Points de Vie, se relèveraient dans la seconde, mais à cela se bornait leurs possibilités. La combe se remplit de feux follets aux couleurs inquiétantes, comme l'attaque paraissait vouloir se prolonger au delà de la demie minute grand maximum qu'elle durait en son niveau Maître. En effet, ce n'étaient pas dix ou quinze déflagrations élémentales qui frappaient tour à tour le vampire et la magicienne, mais jusqu'à une centaine de touches. Nanaki lui-même avait eu son attention déviée, l'espace d'un instant, vers ce panache. Dieu savait pourtant quelle lutte il lui fallait soutenir contre Niall...

Valentine avait vu juste ; sous ses dehors fragiles, le garçon était rien de moins qu'une force de la nature. Rouge XIII avait rarement eu l'occasion d'affronter une créature sur laquelle ni ses crocs ni ses griffes ne trouvaient d'ouverture. Pire, les rasoirs dont les doigts menus du blondin s'étaient tout à coup prolongés, parvenaient à entamer sa chair plus souvent qu'il ne l'aurait voulu, quand bien même Nanaki, beaucoup plus grand et lourd, maintenait avec une fermeté infrangible le vampire couché sous ses pattes de derrière. Sa furie de la sorte contenue, il lui était loisible de darder sa terrible mâchoire en des angles visant toutes les attaches de la gorge. Les yeux du vampire étaient passés de leur bleu humain et lumineux à un gris ardoise dénué d'expression hormis une rage meurtrière sans commune mesure avec ce que le grand fauve avait observé chez Vincent. Il remuait tellement qu'il était impossible à Nanaki ne fût-ce que d'ajuster un coup de sa Limite. De guerre lasse, ce dernier se résolut à une basse manoeuvre.

Il attira sa queue jusqu'alors demeurée hors de portée et l'anima d'un mouvement de balancier. Soudain, il en rabattit l'extrémité devant les yeux de Niall. Les flammes en jaillirent telles un chalumeau. Les cris de douleur qui remontaient du vampire étaient musique à ses oreilles, d'autant que les mains griffues de la chose morte avaient interrompu leur barrage devant ses pattes pour tenter de repousser l'origine du jet de feu qui l'aveuglait en consumant sa face. Rouge XIII n'attendait que ce moment pour porter son assaut. Il dégagea ses antérieurs, se dressa à la verticale, non sans arrêter de darder son panache caudal, rugit en proie aux sensations intenses que procuraient Lune Limitée sur le point de sortir de sa corne, et expulsa enfin le cône fulgurant de sa Limite. A bout portant.

Deux événements se produisirent alors. Le sol s'affaissa sous ses pieds, comme cela, sans crier gare : une seconde ses pieds reposaient fermement sur le tuf enrubanné de mousses, puis la suivante il n'y avait plus rien sous sa voûte plantaire. Il vit, interloqué, le corps gigotant et empanaché de fumée de Niall chuter comme une pierre au dedans du précipice nouvellement apparu. Sa Limite s'était épanchée dans un recoin obscur du gouffre, impuissante à en dissiper les ombres ; mais elle illumina, au moment de s'éteindre, une masse grouillante de filaments couleur chair qui remontaient de son tréfonds. Nanaki écoeuré assista avec une fascination morbide, pendant les quelques dixièmes de secondes où la lueur diurne jetait encore assez de clarté pour éclairer la scène, à la progression verticale du faisceau de tentacules. Ceux-ci composèrent un filet qui vint couper la trajectoire de la chute du vampire ; il s'y reçut en un bruit mou et répugnant. Une brassée d'appendices s'enroula derechef autour de son crâne en feu. En moins de temps qu'il n'en fallait pour se représenter la chose, l'incendie y avait pris fin et la lueur des sorts de guérison nimbait la forme charbonneuse et prostrée.

Le grand fauve s'avisa alors que sa chute ne durait plus ; il avait beau se trouver à des dizaines de mètres de son adversaire niché au centre de la plate-forme décrite par l'arborescence des tentacules principaux, la distance ne croissait pas entre eux. Et ce n'était certes pas qu'il avait atteint le fond du précipice ; les quatre fers en l'air, renversé sur le dos, il ne ressentait que le vide qui lissait la fourrure vulnérable de son ventre. Plus loin sur la gauche, au miroitement des ténèbres, le gargouillement de la base des tentacules se laissait deviner. Un courant d'air nauséabond ébouriffa les soies sensibles de ses vibrisses.

Le temps qu'il exécute un tour sur lui-même, une poigne d'airain s'appesantit sur son échine. On le tenait par le col, à la manière d'un nourrisson de sa race ou d'un petit animal.

Si les fentes jumelles, vrais yeux de prédateur à l'azur incommensurable, qui s'étaient allumées à peu de centimètres de sa face n'étaient pas identifiables, la main gantée de cuir qui le retenait derrière la nuque appartenait indubitablement à certain guerrier blond. L'odeur émanait de la moitié droite de sa gracieuse personne ; son bras avait cédé la place, peu en avant du coude, à une tresse de filaments ayant la teneur et la consistance de la peau. Ceux-ci s'élargissaient brusquement en se repliant par dessous les pattes du fauve avant de s'élancer en hauteur, achevant de faire ressembler Cloud à un hybride de calmar. Comme si un monstre marin avait trouvé refuge à l'extrémité de son avant-bras.

— « Je vais me montrer bon et charitable », murmura le non vivant. « Eu égard à vos prouesses, aucun de vous ne mourra aujourd'hui. En échange, Niall et Spinther sont à moi... »

Nanaki n'eut pas la ressource de répliquer. La pression des doigts de Cloud avait stoppé aussi vite qu'elle s'était déclarée, et le chien surdimensionné se fût retrouvé entraîné de plus belle dans la chute si un étau poisseux ne s'était enroulé simultanément autour de sa gorge. Le tentacule remonta le précipice dans un mouvement qui fit s'entrechoquer toutes les vertèbres de sa victime, pour se détendre à l'air libre ainsi qu'un ressort trop bandé. Le fauve projeté sous la clarté déclinante retomba comme un poids mort au sol. Tout juste eut-il conscience de la bataille acharnée qui se déroulait sur sa gauche, et ce jusqu'à ce qu'un cercle de visage humains inquiets ne s'empresse autour de lui. Les apprentis vampires.

Des sorts curatifs déversés à pleines mains sur sa personne, il n'éprouva pas tout de suite grand bienfait. Il avait mené trop de combats ces dernières heures ; ses réserves de vigueur étaient à sec. Seule sa volonté, et encore, réussissait à galvaniser ses sensations engourdies. Autrement, il se fût abandonné à la torpeur dont le manteau lénifiant couvrait peu à peu ses membres. L'angoisse qui l'agitait ne s'était pas calmée, au contraire. Les sifflements des sorts, les détonations de Peine de Mort, et tous ces bruits caractéristiques d'un âpre affrontement qui arrivaient assourdis à ses oreilles, l'inquiétaient davantage à chaque seconde pour Vincent et Aéris. Cloud avait certes promis qu'il ne les tuerait pas ; mais allez faire confiance à un mort vivant ! Surtout avec cette tête brûlée de Valentine qui se battrait jusqu'au bout...

Cloud qui s'était attendu à une victoire facile avait dû déchanter. Intervenir sous terre pour délivrer Niall ne l'avait pas préparé à la résistance acharnée de la fille fleur et du maître vampire. Rouge XIII épuisé, les deux autres n'auraient pas dû valoir mieux. Or ils avaient encaissé Ultima presque sans dommages,pire, c'est sous un feu nourri qu'ils l'avaient pris dès l'instant qu'il s'était matérialisé devant eux de retour de sa forme serpentine. L'ancien SOLDAT ne voyait pas où il avait commis une erreur ; à moins qu'Aéris ne lui eût joué un tour à sa façon. Ce qui était certainement le cas. Un sort de Lenteur avait pu leur permettre de récupérer. Mais comment diable s'y était-elle pris ? Il ne les avait pas quitté des yeux un instant... Y compris sous terre, il n'avait cessé de laisser traîner ses facultés psychiques de leur côté.

— « Alors Cloud, on ne prévoyait pas de devoir prendre des coups ? »

La raillerie de Vincent fit monter un goût de file dans sa bouche. Ces trouble-fête lui barraient la route de Spinther, et de surcroît ils le moquaient ! Sa rage aveugle lui fit manquer une rafale de carabine ; les balles s'écrasèrent contre sa cuirasse, le renversant à demi, tant et si bien que les décharges d'énergie dont ses mains étaient pleines s'épanchèrent au petit bonheur au lieu de frapper de plein fouet ses adversaires. La Cétra en profita pour, d'un moulinet de Garde de Princesse, faire jaillir un dragon de terre, de pierres et de racines hors du sol, dont la gueule et les pattes s'abattirent sur lui à la volée.

— « J'espère », hurla-t-il en dissipant d'une manchette du poing l'Elémental de terre, « que vous avez de la ressource, parce que vous vous épuisez en vain ! »

Sa main libre plongea derrière son dos vers la poignée de Dernière Arme. L'immense épée extirpée du fourreau traça un zigzag au bout de ses doigts, comme si elle n'avait pas pesé plus lourd qu'une plume. Il n'en fallait pas davantage pour que l'air se déchire devant Cloud. Les projectiles antichar de Vincent s'effacèrent aussitôt que crachés par sa carabine. Le propre Ultima d'Aéris, détourné d'estoc, s'en retourna vers la magicienne qui ne put que le parer de son bâton. Mais leur ancien leader était déjà au contact. Il frappait de taille en faisant tournoyer son arme dans sa main, ce qui avait pour effet d'empêcher Peine de Mort de cracher ses balles tout en diminuant l'efficacité de Garde de Princesse. La vélocité naturelle du blond achevait de lui conférer un avantage décisif.

Vincent se pénétra le premier de ce fait. Bien qu'ils aient réussi à recouvrer leurs forces et un niveau très suffisant de capacités de combat à la faveur de la baisse d'attention qui avait accompagné la fin du baiser entre Séphiroth et Cloud, leur infériorité manifeste au close-combat les faisait courir droit à la défaite. Les capacités de leur ci-devant chef étaient sans commune mesure avec les leurs ; fous qu'ils avaient été de se croire aptes à le contenir ! L'amertume de la catastrophe inéluctable soulevait les entrailles de l'homme rouge ; il n'y avait donc rien à tenter avant de finir au tapis ? Aéris venait juste d'invoquer Néo-Bahamut, prenant un très gros risque, à si peu de distance de la cible assignée à la divinité. Vaine tentative ! Le torrent des flammes bleues vomies par cette dernière ruissela sans effet autour de Cloud, pourfendue par le tranchant indestructible de son épée. Dans le même temps, l'autre bras du non vivant se détendit à la verticale avant d'éclater en un ballet de tentacules rapidement aussi gros qu'un corps d'homme. Le dragon courroucé rua et frappa de ses serres la masse sans cesse plus dense des chairs montant à l'assaut de son corps ; lorsqu'il réalisa qu'il allait se trouver enserré, il décroisa ses ailes sur leur plus grande amplitude et prit son envol à grand renfort de cris hargneux. De sa gueule bouillonnaient les gros flots argentés de son souffle ; parvenu à une hauteur de sécurité, Néo-Bahamut déclencherait son meilleur tir sans égard pour sa maîtresse ni envers les dégâts qu'il infligerait à la Planète.

— « Nanaki ! Nanaki ! », appelait Aéris complètement paniquée ; à son extrême soulagement, le fauve tourna dans sa direction une tête groggy et tuméfiée mais animée d'un clair regard. « Tu dois à tout prix étendre sur les enfants Grand Garde ; je vais vous protéger comme je pourrai de ma Limite... J'espère que cela suffira ; jamais je n'ai vu mon Bahamut à ce point enragé... »

— « Mais, Père et vous ? » interjeta l'un des Infants. Sa question demeura en suspens, l'attention du jeune homme — Sidon — accaparée par la vision de Cloud qui, les traits tirés dans une expression sauvage, ferraillait avec entrain contre la main mécanique de Valentine.

— « Ne t'occupe pas de nous. Va plutôt t'assurer si l'homme couvert de blessures là-bas respire encore. Et pense à jeter une Queue de Phénix sur celui d'entre vous qu'il a écrasé... »

— « Je m'en charge... »

C'était Séphiroth qui était intervenu. Hâve et manifestement mal remis du traitement reçu naguère, le colosse avait traversé la combe dans sa largeur à la faveur de l'accalmie pendant laquelle le Seigneur des Morts avait résisté au souffle de Bahamut. Il clopinait en se tenant les côtes, mais semblait globalement en bonne forme pour quelqu'un sur lequel la rage dévastatrice de Cloud s'était exercée. Son pas l'amena devant Gatts ; pour son vif soulagement, l'homme brun et quasiment nu sous les ecchymoses avait la vie dure. Il le dégagea péniblement, la faute à ses muscles noués qui rechignaient à supporter un poids double du sien. Pour une des premières fois de son existence, le fils de Jénova se sentait rempli de compassion à l'égard des souffrances d'autrui. Celui qu'il s'était mis en devoir de ramener vers les jeunes vampires n'avait presque plus figure humaine. Rien ne justifiait pareille violence aveugle. De leur côté, deux des plus grands Infants de Valentine avaient couru jusqu'à leur camarade qu'ils transportaient avec toute la célérité possible. Trois minutes ne s'étaient pas écoulées depuis l'appel lancé par Aéris.

— « Dieux de mes ancêtres, il est pratiquement sorti de l'atmosphère... Ce n'est pas un souffle qu'il va libérer, mais une véritable tempête ! » Au milieu de la vérification des liaisons de ses sorts, Rouge XIII avait levé les yeux au ciel. Il ne savait au juste ce qu'il devait craindre davantage dans les minutes à venir, de Cloud le maléfique ou du Dieu dragon poussé à la dernière extrémité.

Elwyn revint à l'existence au milieu d'un glapissement de terreur. Son cerveau lui repassait en boucle devant les yeux les mots qu'il s'apprêtait à former au moment où le noir s'était fait sur sa conscience. Les visages de ses compagnons pressés autour de lui exprimaient une attente angoissée. Le goût atroce de la mort poissait sa bouche, la Soif le tenaillait. Il parla néanmoins ; si la connaissance dont il était porteur lui avait valu l'assassinat, il ne faisait aucun doute qu'elle était importante. Il lui fallait s'en délivrer séance tenante. Le rouquin se dressa sur ses jambes, et, tremblant de faiblesse et d'excitation, braqua son regard sur Vincent en train de perdre pied dans son duel contre Cloud, à l'autre extrémité de la clairière.

— « Je sais que le moment se prête peu aux discours, mais ce que je sais doit avoir sa valeur. Vous vous rappelez l'homme à la mallette ? Eh bien, Niall s'est esquivé à la première occasion et l'a à moitié dévoré. Jusqu'ici rien de très important je sais. Mais il lui a coupé la tête, l'a mutilé et j'imagine que sa mallette a disparu pour ne jamais reparaître. Un savant de Shinra en mission, un affidé de Strife ; je ne sais pas pour vous, quant à moi j'appelle ça autre chose qu'une coïncidence... »

Les sens exacerbés de Cloud surprirent la confession. Il s'arrêta net au milieu d'une série éblouissante de quartes. Vincent saisi à contre-pied le manqua d'un bon mètre, ce qui permit au non mort de le cueillir à la nuque d'une manchette. Le vampire s'écroula lourdement tête la première dans le sous-sol creusé par l'opposition de leurs énergies. Le blond épéiste n'avait pas une seconde à perdre, il n'était déjà que trop tard s'il s'était agi de garder par-devers lui le secret de la mort de Bias. L'adolescent aux cheveux couleur de flamme devait être réduit au silence... Tant pis si, à cette fin, il devait rompre l'engagement qu'il avait pris devant Nanaki ; quoi que transportât au juste le chef de projet au Ministère de la Défense, les services spéciaux y attachaient une importance particulière, telle qu'il faisait dans l'ensemble peu de doute que ce fût une arme fourbie à son encontre. Cloud replaça Dernière Arme au fourreau et, sans un regard pour son vieil ami à moitié enseveli à ses pieds parmi les racines et les roches concassées, se projeta en dehors de l'excavation. Aéris avait perçu son intention, attendu qu'un agglomérat de figures translucides, à l'instar des cellules d'une ruche, occupait la totalité du front des arbres où elle se dressait au milieu des vampires, de Séphiroth et Nanaki. Grand Evangile... Cette garce de Cétra avait déployé sa Limite. Il n'aurait pas dû en être étonné ; après tous les coups qu'il avait portés, son champ d'invincibilité devait sûrement battre des records de puissance... A la différence de la sienne et de celle de tous les autres, la Limite de la fille fleur augmentait en intensité avec le degré de ses émotions... Mais voici qu'un changement brutal dans le continuum mystique de la Planète contraignit le blond à dériver son attention sur Néo-Bahamut. Le Dieu parvenu à son altitude maximale jetait au firmament un éclat digne d'une étoile. Son attaque avait fini par se déclencher. Elle devait être gigantesque, pour être visible à cette distance...

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Griffith leva comme en se jouant la coupe apparemment trop ample pour ses doigts fuselés et en laissa couler le nectar dans sa bouche comme le mort de soif qu'il était. La salle des blasons de sa forteresse de Valnor était jonchée de hanaps, d'amphores et autres vases à boire tous vidés par ses soins. Le récipient de fine écume n'avait pas été plus tôt asséché qu'il se fracassait quelque part sur la droite de l'éphèbe, balancé d'une main aussi négligente que vigoureuse. Le vin avait formé une rigole dans le cou du Faucon, puis de là s'était répandu à grosses larmes pourpres sur sa tunique de lin. De guerre lasse, le conquérant finit par essuyer son menton ; à quoi bon chercher l'ivresse au fond de la bouteille lorsque son organisme était insensible aux affections humaines ? Sa soif tenait à des motifs psychologiques. Immense avait été sa stupéfaction de voir sa route coupée par nul autre que Gatts, lors même que son envol l'emportait loin des plumes ensorcelées responsables du massacre de sa troupe. Le Sabreur Noir. Son ennemi juré. L'unique être dessus la face du monde à détenir le pouvoir de faire s'accélérer ses battements cardiaques et mourir à ses lèvres son talent oratoire. Le géant brun ne correspondait plus guère aux souvenirs qu'il conservait de lui : son œil et son bras perdus au cours du Sombre Eveil fonctionnaient à nouveau, les stigmates sur son visage de ses innombrables batailles se distinguaient à peine des lignes rudes de ses traits, et il n'était pas jusqu'à son expression faciale qui avait passé de la haine sans mélange à l'endroit de celui qui l'avait livré au Mal, à une surprenante douceur. Griffith avait été estomaqué, le mot n'était pas trop fort, quand Gatts, très loin de le provoquer en duel comme sur la Colline des Epées, lui avait demandé s'il n'était pas blessé, puis, devant ses dénégations, s'était efforcé de le faire venir avec lui.

L'extérieur arrogant que le Faucon s'était fait un devoir d'interposer toujours entre son lieutenant et lui, avait volé en miettes ; cela à cause d'un unique geste de peu de conséquence mais ô combien rêvé dans ses moments d'introspection. Gatts avait soulevé le bras, et l'extrémité de ses doigts était fugitivement venue caresser le menton de son chef. Le geste empreint d'une douceur hésitante avait bouleversé et celui qui en était l'auteur et son destinataire. Gatts allait retirer sa main, lorsqu'il changea d'idée ; et voici qu'il effleurait d'un geste de papillon la commissure des lèvres puis la base du nez menu de l'homme qu'il avait pensé détester à jamais. Quelque chose de doux, de quasiment mélancolique, pailletait l'obsidienne des iris du colosse. Leur expression fit remonter une scène qui aurait dû être douloureuse, mais qui, à l'époque où elle avait eu lieu, avait réchauffé le cœur de Griffith, et qui, considérée dans l'optique du contact des doigts du grand guerrier sur la trouée du menton de l'albinos, lui suggéra l'idée que peut-être il n'avait pas gâché ses chances de s'attacher l'homme de sa vie. C'était peu après sa libération de la tour de pierre. Au sortir de la bataille rangée contre les démons chiens, le détachement des faucons était tombé nez à nez avec un géant à trois yeux, qui avait bien failli les massacrer Caska et lui. La bête neutralisée par les soins de Gatts, ils s'étaient retrouvés l'un et l'autre étendus sur le même grabat à l'intérieur d'une tente. La totalité du torse du mercenaire disparaissait sous les bandages ; mal pansé comme il l'avait été par cette maladroite de Caska, il aurait dû être d'humeur exécrable, mais non, Gatts s'était montré charmant, disert, presque tendre à l'égard de son chef incapable de proférer un son. Celui-ci aimait tant ces si rares instants où il n'avait plus en face de lui le chien de guerre, mais le jeune homme ouvert et franc dont la pudeur réhaussait la noblesse de son tempérament. A moment donné Griffith avait coulé un regard vers son ancienne armure ; et Gatts derechef de lui proposer de l'aider à la passer. Le fou rire dont le brun était alors parti, constatant mi sérieux mi plaisant que cette dernière année n'avait pas changé son leader d'un poil, puisqu'il ne songeait qu'à reprendre le chemin des batailles, avait glissé sur le corps meurtri et l'âme en berne de ce dernier à la manière d'un baume cicatrisant. Un semblant de normalité lui avait été à ce moment retourné. Mais la joie qu'il en avait retirée était peu de chose, à la vérité, rapportée aux minutes trop brèves qui avaient vu Gatts, dans son dos, passer ses mains autour de sa poitrine afin d'assujettir puis mettre en place les sangles de la cuirasse. Griffith incrédule avait cherché les yeux de son ami. Ce fut pour les trouver pétillants de malice et infiniment affectueux. S'il s'était trouvé au Ciel ou en Enfer un Dieu intéressé par son âme, le chef des faucons lui eût sans sourciller maquignonné la sienne en échange de la répétition de ces moments selon sa volonté. Mais comme de bien entendu, ce voeu ardent était resté lettre morte ; le tissu obturant l'entrée de la tente avait fini par laisser filtrer la clameur du dehors. Gatts était illico repassé à son mode combattant sans pitié.

— « J'ai lu les inscriptions au fond de ta cellule », s'était exclamé le Gatts rajeuni dont les doigts avaient fini par s'arrêter, fascinés, sur la fossette qui creusait la joue gauche de Griffith. « Pourquoi ne m'avoir jamais parlé ? Mes sentiments à ton égard étaient très forts, mais il y avait entre nous ce damné rêve. Et tu n'as rien fait pour me donner à penser que je comptais à tes yeux autrement que comme un instrument sur la voie de ton dessein. D'accord, je détestais ce sentiment de supériorité qui ne te quittait pas ; quand je t'ai arraché ma liberté, je pensais que tu touchais au but, que tu t'en sortirais très bien sans moi... »

— « Je vois que tu sais tout... Oui, le chien fou que j'ai recueilli après l'avoir maté s'est glissé sous ma peau ; cela m'a pris des années avant de mettre un nom sur la fascination qu'exerçait sur moi l'homme fier et intrépide que tu étais devenu... Je ne suis pas accoutumé à aimer. Etre aimé, désiré et utilisé, oui, de la même manière dont j'usais de mes charmes pour arriver à mes fins. Mais l'amour — »

— « C'est donc le désespoir qui t'a conduit à accepter le Pacte... Je comprends. Je sais que tu n'es pas Femto, bien qu'il soit la partie de toi la plus égocentrique et laide ; cela me soulage, de n'être plus obligé moralement de lui faire la guerre jusqu'à ce que l'un de nous tue l'autre. Ce qui est fait est fait ; j'aurais aimé que l'autre horreur épargne Caska, Judeau et la bande, mais ma vendetta a été stérile. Comme, j'en suis sûr, l'a été ton retour sur la voie de ton rêve... »

— « Tu as raison, je n'ai fait que flatter mon ego, me repaître de carnages et humer avec complaisance le vent du changement. » L'albinos marqua un silence. « Je ne sais plus du tout où j'en suis, Gatts. Si je dois poursuivre ma quête et te laisser devenir le Faucon des Ténèbres suivant le plan ourdi par le Destin, ou s'il est maintenant possible de faire table rase du passé... »

— « Je me fiche pas mal de ce qui me guette, de qui ma mère a culbuté pour m'avoir, de ces espérances illusoires de grandeur et d'invincibilité que toi et moi avons pu entretenir ! » Une lueur sauvage avait paru au tréfonds des prunelles de Gatts ; le jais en luit avec une dureté extrême, puis, aussi rapidement que cet éclat s'y était allumé, il se fondit en une résolution empreinte de tendresse. « Ne crois-tu pas que nous nous sommes suffisamment évités, passés à côté l'un de l'autre ? Très sincèrement, j'ignore si ce que je ressens pour toi est affection ou amour, mais j'entends agir en fonction de mes sentiments ! »

L'échange s'était hélas terminé de la pire des manières : l'atmosphère s'était mise à bouillir, et, avec un roulement de tonnerre digne de la fin des temps, un éclair rougeoyant comme le péché était tombé de la coûte céleste, séparant les deux meilleurs soldats de Midgar. Les murmures des esprits sous le crâne de Griffith, héritage de sa période en tant que Roi Béni, s'étaient tus.

Entre eux flottait, beauté méphistophélique, un jeune homme dont les cheveux d'or ébouriffés en tous sens et la peau lactescente étaient impuissants à altérer la violence contenue qui sourdait de ses iris. L'éclat de ses yeux bleu glacier tutoyait l'indicible ; il effaça dans la seconde l'allure martiale de l'amure scintillante de gemmes qui cintrait la taille haute et un rien efflanquée de l'inconnu, tout en s'harmonisant à l'énorme épée à deux mains, blanche, de dessin élégant et relevée de touches de couleur passablement mignardes, dont la lame trop grande pour le fourreau barrait son dos en diagonale. Les vents affluaient autour de lui, attirés par les forces magiques qu'ils percevaient sous son calme apparent. Ils refluaient bientôt si fort que leur giration nimbait le blond d'une espèce de nimbe écumeux, la force de succion duquel drossait vers lui, quoi qu'il en eussent, Gatts et Griffith. L'un et l'autre reconnaissaient la puissance qu'ils avaient ressentie derrière l'ordalie des plumes à la vision laser. Nul mérite à cela ; l'une de celles-ci était fichée dans une mèche particulièrement rebelle sur le front du nouveau venu. Son opercule écarlate exhibait la même lueur qui avait bien manqué causer leur mort à tous les deux.

Tous les Apôtres de par le monde avaient été saisis de peur ; leur mutation fluctuait, la connexion qui les reliait au monde démoniaque via les Béhélits parasitée par la quantité immense d'énergie négative drainée par cette apparition. Dans le ciel bas et lourd, défiant l'astre solaire, se détachait le premier quartier d'une lune rousse du plus sinistre augure. Les minutes qui s'écoulèrent devaient la voir virer à un rouge sang qui n'avait pas nimbé le monde depuis le jour de l'Eclipse.

Les événements s'étaient ensuite très vite enchaînés. Griffith n'avait pas réalisé qu'il était prisonnier de cet individu jusqu'à ce que Gatts ne fasse irruption avec la dernière témérité. Du combat inégal qui s'était ensuivi, le Faucon conservait des bribes, des flashes qui montraient le Sabreur Noir aux prises avec divers sortilèges, rompant et encaissant mais ne pliant jamais. Et puis, il s'était produit un rebondissement : Gatts s'était laissé envahir par sa frénésie de destruction. Le Berserker en lui avait paru au grand jour. Cet état surhumain avait débordé le blond, lui arrachant Griffith qu'il avait propulsé dans le ciel à la façon d'un projectile, aussi loin et rapidement que son nouveau pouvoir le lui autorisait. C'étaitpendant que l'albinos déchirait l'éther, préoccupé de reprendre le contrôle de sa trajectoire et n'y arrivant pas, plusieurs minutes après, voire davantage, qu'il avait reçu comme un coup de poignard au cœur. Gatts. A une très grande distance vers l'est, la vitalité du géant venait de disparaître. Son adversaire était parvenu à le réduire à sa merci. Il l'avait su. L'air de désespoir qui était monté sur le visage de Gatts tandis que, devenu bestial, il déferlait sur l'épéiste blond affairé à dompter la résistance de Griffith, ce dernier comprenait seulement maintenant que son ancien second n'avait à aucun moment envisagé de terminer vainqueur ; il lui importait uniquement de gagner assez de temps au Faucon, en retenant leur adversaire anonyme. Et l'empêchant de s'élancer après lui.

Perdre Gatts des suites de l'Elévation avait été un mal nécessaire dont, sur l'instant, la réalité et l'ampleur avaient échappé au futur Femto. Ce fut après coup que le nouveau Roi Béni avait pris la mesure de ce à quoi il avait consenti. Maints déchirements en avaient résulté. Mais assister au sacrifice de plein gré de l'homme qui avait su toucher son âme... Griffith se sentait sale, immonde. La pire des charognes. Il était né pour provoquer des tragédies, y réchapper lui-même, pleurer en son for intérieur sur ce qui eût pu être, et continuer de plus belle à poursuivre ses rêves pathétiques. Le Dieu incarné sous sa forme du Cœur des Ténèbres — la volonté de puissance de la race humaine — l'avait bien embobiné ; le Destin ne vivait pas à l'unisson de son souffle, c'était lui qui, à force d'être guidé sur la voie de ses mauvais penchants, vers la Royauté dont il avait rêvé depuis sa plus tendre enfance, avait choisi le plus désespéré et le plus noir parmi tous les futurs possibles. S'il avait pu mourir, Griffith se fût sur le champ enfoncé une épée dans le torse. Faute de recevoir de sa main le châtiment de ses péchés, il restait là, prostré au fond du trône, dans la plus haute pièce du donjon d'une forteresse blanche.

La sensation de pourriture qui s'imposa bientôt à ses narines le trouva quasiment soulagé. Peut-être les Autres détenaient le savoir dont il aurait besoin pour s'amender. Le chevauchement des dimensions avait commencé avec l'assombrissement de la chambre. La noirceur poisseuse qui progressait d'en haut sur le flanc des parois et faisait de la pièce un cube progressivement inondé par les ombres, calmait peu à peu ses nerfs à vif. Le processus se traînait même, à son idée. Le luxe tapageur qui ne manquait jamais de s'étaler en chaque lieu où le futur maître du monde était loisible de résider, lui semblait présentement triste à pleurer. Lorsqu'il n'y eut plus guère qu'un mètre de pierre, de boiseries et de vitraux intacts sur l'ensemble des murs, d'étranges constructions à la raideur géométrique apparurent, bloc après bloc dans l'espace désormais gigantesque. L'œil distinguait en masse, de part et d'autre de murs cyclopéens percés d'ogives qui s'élevaient à perte de vue, des enchevêtrements d'escaliers, de plates fortes et de créneaux, tout un monde dont les contours s'étageaient grosso modo en une ziggourat complexe à donner le tournis. Au delà de ces figures d'autres perspectives s'ouvraient, d'autres encore, et d'autres, toutes différentes sans exception quoique étroitement apparentées, et ce à l'infini. Le plan démoniaque.

Le seuil en était grand ouvert. Il ne l'avait plus été depuis que Femto avait choisi d'usurper la ligne de vie de l'enfant conçu par Caska avec Gatts juste avant que le Banquet de la Chair ne commence. Celui que le viol de la guerrière par le Cinquième Roi avait fait régresser à l'état de larve innommable.

Griffith réalisa que son état humain pouvait fort bien s'avérer incompatible avec les lois qui régissaient ce monde. Tant mieux. Autant valait périr sur l'heure si le choix de régénérer sa chair le condamnait à l'impuissance. Il en doutait, cependant. Cela ne ressemblait pas à Femto de commettre semblable erreur... De fait, à l'approche de la dimension infernale, il ne ressentait rien de particulier. Les énergies éparses à l'intérieur des constructions paraissaient toutefois moins intenses qu'à l'accoutumée. Le Faucon en acquit très vite la certitude : le pouvoir de la Main avait régressé. La quintessence de la volonté humaine, dont les cinq Rois se repaissaient, s'était affaiblie dans des proportions significatives. Plus grave, la foi de leurs apôtres raisonnait faiblement dans cette antichambre de l'Enfer.

— « Des temps troublés sont devant nous. » La voix grasse et éraillée de Conrad, le Roi à la silhouette de ballon et à la tête porcine. « L'équilibre du Destin a été précipité hors de sa balance ; et c'est toi, toi qui te situes à l'épicentre de ce bouleversement, dont la solution doit jaillir », poursuivit-il en croisant et en décroisant sur sa panse ses mains disproportionnées. Son immobilité l'apparentait davantage que jamais à une grosse limace véreuse.

— « Sois plus clair, je n'entends rien à tes mystères. Tu sais que la totalité de la mémoire de Femto ne m'est pas accessible en tant que Griffith... »

— « Ne ressens-tu pas l'infirmité de la conjonction ? Le simple fait de maintenir ouvert ce portail draine une grosse partie de notre force. La tienne nous a attirés vers toi ; étrangement, tu es encore le plus intact d'entre nous. A présent, viens ! que nous te montrions la voie. »

— « Tu brûles les étapes, Conrad, hihihi », intervint la haute-contre de Librik. Le Roi perpétuellement ricanant toisait Griffith de ses verres miroirs ; son corps macrocéphale se réduisait à une bouille ronde aux grosse joues fardées débordant de sa collerette, deux bras courts aux mains toujours en mouvement et une rangée d'appendices spongieux, comme des fanons de calmars. Son vol tournoyant lui avait mis la tête à l'envers, selon une vieille habitude à laquelle Griffith, pas davantage que Femto, n'avait réussi à se faire. Mais les apparences étaient trompeuses ; Librik était le plus férocement intelligent, et pervers, entre tous les démons. Une sorte d'éminence grise rarement en retard sur les événements.

— « Arrêtez votre cirque ! », glapit l'albinos. « Pour commencer, où diable sont passés Slan et Void ? »

— « Intéressant choix de mots, hihihihihi... La belle a suivi ton chéri dans le monde d'où est venu votre agresseur. Quant à Void, pof ! Parti. Envolé. Le gamin à l'épée lui aura réglé son compte, j'imagine ; personne d'autre n'aurait été de taille en dehors de Femto. »

— « C'était donc lui dont j'avais ressenti la présence tout à l'heure... J'ai présumé qu'il était venu à mon secours, mais il devait plutôt en avoir après le guerrier blond. »

Griffith s'était élevé jusqu'à la volée de marches menant aux deux baudruches divines. Le ricanement continu de Librik était déjà insupportable à distance ; de tout près, ces braiments donnaient envie de se cogner la tête contre les murs. Néanmoins le Faucon se garda d'exprimer son irritation. Il regrettait de ne plus disposer du talent de scruter les coeurs, fussent-ils putrides, qu'il détenait étant Femto ; à défaut de pouvoir couper court au verbiage qui l'attendait, il convenait qu'il fasse montre de tact.

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Cloud avait empoigné Dernière Arme à pleines mains. Il aurait assurément pu dissiper la corne gigantesque du feu de Bahamut en déployant la Négation, mais la perspective d'abattre cette carte maîtresse aux yeux de ses ennemis répugnait à sa nature prudente. Non. Il encaisserait l'attaque de la Divinité comme il l'avait toujours fait, le sabre au clair, et lui apprendrait ce qu'il en coûtait de se dresser en travers de sa route. Il n'en pestait pas moins contre Aéris et son Grand Evangile, qui lui ôtaient toute chance d'anéantir Spinther antérieurement à l'assaut venu des étoiles. La Limite de la Cétra était de taille à dévier la Négation ; elle céderait, bien entendu, avec le temps, hélas c'était un luxe dont il manquait. Il releva du coin de l'œil que Séphiroth avait remis Masamune au fourreau et rejoint le centre de la troupe ; les lèvres d'Aeris animées d'un mouvement rapide témoignaient de l'incantation qu'elle préparait. L'ancien Sauveur du Monde paria qu'elle les téléporterait tous au dernier moment. Il resterait donc seul sous le tir de Bahamut. Un rapide passage en revue de ses sorts confirma à Cloud qu'il ne disposait pas d'une magie efficace et rapide à lancer contre la projection à distance. Même s'il l'avait voulu, il n'était de la sorte point en son pouvoir de forcer ses vieux amis à affronter l'apocalypse. Son unique consolation : Niall reposait sain et sauf dans sa crypte parmi assez de sortilèges pour repousser l'attaque, si par malheur le non vivant causait des dégâts à la Planète au cours de la contre-attaque qu'il méditait contre le dragon. L'idée lui donna une forte envie de rire ; les chocobos ne mangeraient plus de graines, avant qu'il se laisse entraîner par Bahamut dans une bataille à l'échelle mondiale... Que non pas. Ce serait net et sans bavures. Il avait encore grand besoin de la Planète ; il n'était pas Jénova, pour orgasmer sur un voyage à travers l'infini.

La balle de lumière grossissait à vitesse géométrique. Quand elle eut franchi les derniers kilomètres de la basse atmosphère, Cloud se prit à penser qu'il en avait surestimé le diamètre. Qu'était-ce que quatre ou cinq centaines de mètres au juste ? Il lança un « Ne bougez pas, je reviens tout de suite » à la cantonade, puis prit son essor en laissant derrière lui des adversaires sonnés par la violence de l'envol, un cratère de belle taille et des centaines d'arbres déracinés.

Aéris ne demanda pas son reste ; aucun d'eux n'avait récupéré, mais la progression de Cloud devenu rai pourpre à travers les nuages, les avertissait de l'imminence du choc. Sur un signe du menton échangé avec Vincent (le vampire s'était péniblement extirpé de son trou dans le sol après le départ de Cloud), Nanaki etSéphiroth, le petit groupe s'évanouissait dans la nature.

Néo-Bahamut perçut la force colossale qui venait à sa rencontre. Le dragon n'avait pas réalisé comment il se faisait qu'un souffle comme il n'en avait pas généré depuis des millénaires s'était brisé net sur ce petit effronté de Strife, mais il était des plus désireux de rectifier son erreur en personne. Il n'avait jamais aimé servir les hommes, pour commencer. Le Dieu dragon, incliner sa fierté au servage ? Impossible ! Aéris était très différente, elle le comprenait et lui demandait son aide bien plutôt qu'elle ne lui ordonnait de prendre son parti contre ses adversaires. Mais l'épéiste blond... Sa manière de traiter ses propresInvocations restait en travers de la gorge de Bahamut depuis trop longtemps. Cette fois, l'impertinent détenteur de la Maîtresse Commande et des Chevaliers du Ciel allait recevoir la volée qu'il méritait...

Cloud déboula devant lui, moucheron pathétique, auréolé de tout l'éclat de son aura. Cette dernière jetait une lumière si considérable et dense que l'Invocation se demanda si elle n'avait pas commis une erreur. Un étau d'appréhension étreignait son cœur. Ce n'était pas concevable, cette force qui émanait du blond... Son épée qui tournoyait au dessus de sa tête avait l'air en mesure de pourfendre n'importe quoi, le brasier au fond de ses yeux semblait concentrer la somme des flammes du Soleil, et au delà... Par le Ciel, qu'est-ce que Bahamut avait fait, en provoquant l'ire de l'ex Soldat ?

— « Crève, charogne ! » proféra Cloud avec une rage que sa voix maîtrisée rendait plus effrayante encore, à supposer la chose possible. « Pour m'avoir fait obstacle au plus mauvais moment... »

Les étoiles se retinrent de briller comme les deux forces de la nature effaçaient les derniers kilomètres les séparant l'une de l'autre. La progression tonitruante de Bahamut contrastait avec la vélocité silencieuse du non vivant. Puis il furent aux prises. Et tout fut consommé.

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La première sensation qui affleura le long des nerfs de Gatts fut de confort. Il y avait des lustres qu'il ne s'était pas senti aussi bien. Le martyre enduré aux mains du blond était oublié. Dissipée son appréhension qu'après son combat dans les airs le jour ne brillerait plus au dessus de sa tête. Oubliées enfin ses craintes de décevoir Griffith, en ne retenant pas autant qu'il le pourrait le démon à face d'ange. Comme son éveil dissipait la désorientation et focalisait ses perceptions, le grand homme s'aperçut qu'il reposait entouré de bandages au fond d'un lit. La lumière tamisée jetée par une fenêtre vers l'extrémité de la pièce dispensait un clair de lune généreux sur le mobilier et les murs blanchis à la chaux. Une table de nuit occupée par un broc de faïence aligné face à des serviettes éponges en portefeuille. Une commode basse, en bois clair, supportant des rangées de fioles et de boîtes en carton léger estampillées d'une croix rouge. Une patère d'où pendait un long manteau noir, à main droite de la porte. Deux chaises de facture rustique. Des cadres et un tapis de sol aux motifs bariolés complétaient le décor de ce qui était, somme toute, un couchage accueillant. Gatts s'émut soudain ; qui l'avait tiré des griffes de son bourreau ? Et où au juste se trouvait-il ? Il était de son devoir de secouer sa fatigue pour s'élancer après Griffith...

La chose était moins facile à réaliser qu'à concevoir. C'était bien simple, il n'y avait plus la moindre once de tonus dans ses membres inférieurs. Ses bras ne valaient guère mieux. Il vit le moment où, à force de s'agiter dans son lit, il allait en tomber. Sa lutte avec son organisme à bout ne passa pas inaperçue car le battant de la porte s'entrouvrit. Une bien étrange troïka le contemplait du seuil. Deux hommes, une femme et une bête à la ressemblance d'un chien mais énorme et d'un pedigree indéterminable. La fille nattée de brun arborait des traits mutins illuminés par une paire d'yeux verts dont la compassion l'englobait malgré la réserve dont témoignait sa posture. Une jupe de velours rose, trop longue pour sa taille, et une veste de tweed à la teinte plus sombre, soulignaient sa féminité dynamique. Près d'elle, campé fermement sur ses jambes, un homme approximativement de la stature de Gatts, quoique découplé d'une manière plus léchée et harmonieuse, croisait les bras sur sa poitrine découverte. Une redingote de cuir noir à épaulières s'achevant sur un pantalon qui donnait l'air d'être peint à même sa peau, moulait ses galbes puissants avec un zeste d'exhibitionnisme. Son trait le plus remarquable tenait dans sa chevelure — longue, argentée, sauvage, elle encadrait un visage à la beauté sévère dont l'unique tache de couleur était la trouée de ses yeux gris. Tout dans sa physionomie révélait le guerrier de haut niveau. A fortiori cette constatation était-elle valide dans la cas de son voisin, un grand échalas cadavérique aux traits mangés par les fentes grenat de ses yeux et sa chevelure arachnéenne. Son bras gauche, à demi caché dans les plans de son ample cape pourpre, se prolongeait en longues et larges griffes métalliques, couleur cuivre, dont il ne devait sûrement pas faire bon éprouver le tranchant. Aucune respiration ne soulevait sa poitrine cave. La maîtrise de lui qu'il respirait au dernier degré dissipait la prime impression de fragilité se peignant sur son visage en lame de rasoir et sur la musculature très discrète de son buste. La personnalité de chacun des membres du trio s'affichait avec une prudence gardée, distante et froide pour l'homme rouge, passionnée mais contenue pour l'argenté, toute d'affection sublimée dans le cas de fille en rose. Le croisement de chien et de loup, à la fourrure roussâtre piquetée de plumes de style indien, qui ne cessait de faire battre contre ses flancs sa queue parée d'une touffe de poils enflammés, ne se livrait quant à lui pas aussi ingénument. A moins que l'expérience malheureuse de Gatts avec les monstres en tout genre ne l'eût rendu d'emblée méfiant envers les créatures ne marchant pas sur deux pattes.

Ainsi que le Sabreur Noir — ou ce qu'il en subsistait — l'avait subodoré, la jeune femme s'adressa à lui la première. Sa voix était un mélange étonnant de candeur et de lassitude ; elle lui remémorait Caska, bien que celle qu'il avait considérée un temps comme sa promise n'arrivait à la cheville de la dénommée Aéris ni en fait de courage ni pour la force. Il ne fut guère étonné d'apprendre que les trois humains et le fauve, Rouge XIII, étaient les ennemis jurés du responsable de sa rossée. De même que n'était pas vraiment une surprise le fait que le fameux Cloud menaçait ce monde-ci. Malheureusement, Gatts n'était pas en mesure de leur dire ce qui avait motivé la venue de leur ennemi commun sur la terre de Midland. Il ignorait ce qu'il pouvait vouloir à Griffith. Et non, il ne s'en était pas ouvert à lui au cours de leur affrontement. Ce Cloud n'avait pas dit grand chose ; il ne s'était pas davantage présenté.

A ce point de la conversation, le vampire, Vincent Valentine, avait requis l'attention de ses camarades. Leur conciliabule dans un coin de la chambre dura longtemps. Plusieurs éclats de voix en ponctuèrent le cours. Gatts allait s'impatienter lorsque le chien surdimensionné s'esquiva par la porte. Séphiroth et Aéris avaient à certain moment tiré les deux chaises près du lit du malade ; ils retournèrent s'y asseoir, suivis du regard par Valentine accoudé au chambranle.

— « La situation est trop grave pour faire des manières », attaqua l'argenté. « Nous n'avons pas moyen de te renvoyer dans ton monde, ni de contacter ton ami. De son côté, puisque ces Rois Bénis soi-disant tout puissants sont de la petite bière à côté de Cloud, j'imagine qu'il n'a pas davantage la possibilité de venir jusqu'ici. Tout ce que nous pouvons par conséquent espérer sera de perturber au maximum les plans de Cloud. Car il n'en restera pas là, sois-en certain. Il va retrouver ce garçon, peu importe la peine que ça en coûtera. Il faut que tu reprennes des forces ; tu nous seras utile. »

— « Ce que mon camarade essaie de dire, c'est que ta seule chance de secourir Griffith est en restant ici », temporisa la fille fleur. « Là d'où tu viens n'intéresse pas Cloud ; je parie que ton ami non plus en tant que tel. Il lui veut quelque chose que nous ignorons. Il serait imprudent d'agir avant d'en apprendre plus sur ce sujet... J'ai suturé tes fractures et régénéré tes organes ; tu seras sur pied d'ici quelques heures. En attendant, repose-toi. De très grandes forces magiques se sont exercées sur ton corps, à date récente, et te faire corriger par Cloud laissera des séquelles, bien que je sois la meilleure des guérisseuses que tu aurais pu trouver. Si tel est ton souhait, je me charge de te faire dormir avec un sortilège. »

— « Je veux bien, je ne me sens pas au mieux de ma forme. Mais même remis vous seriez mal avisés de fonder de trop grands espoirs sur moi ; mon armure et mon épée n'ont pas tenu le coup face aux plumes ensorcelées dont je vous ai parlé, je serais curieux de savoir quelles armes lui résisteraient... »

Valentine dos plaqué à l'embrasure de la porte émit un bruit de gorge. De toute évidence, le contenu de cette réplique ne trouvait pas grâce à ses yeux. Ce fut donc une surprise pour Gatts de l'entendre lancer à son endroit, avec un regard en coin à Séphiroth :

— « Le Général ici présent ne se déplace que lesté d'un lot d'épées. Du diable si tu ne trouves pas ton bonheur dans son fourbi... » La pointe de violence dans son timbre était immanquable.

L'interpellé lui décocha un regard noir. Mais il se leva et sortit de la pièce, assénant au passage de ses larges épaules un coup au vampire. Celui-ci n'avait pas esquissé le plus petit signe de s'effacer pour lui laisser le champ libre. Séphiroth revint presque aussitôt ; sous son bras droit ressortait un grand étui qui avait l'air d'avoir connu des jours meilleurs. Il le déroula aux pieds du lit sans autre forme de procès. Une quinzaine d'épées, de sabres et de rapières, de toutes les tailles et de toutes les factures, se répandirent sur le parquet. Sauf une, dont l'argenté avait retenu la garde avant qu'elle ne bascule. Une longue et large épée tranchoir, dont la lame vierge de fioritures quoique polie au point de sembler neuve, était constituée d'une seule et même plaque d'alliage d'un bon mètre cinquante. La pointe s'en terminait quasiment à angle droit, telle un cutter géant. Le visage d'Aéris et de Vincent se rembrunit.

— « C'est elle que je veux », s'écria le colosse alité après un instant de réflexion. « Non seulement elle ressemble beaucoup à la mienne, mais ma technique est fondée sur ce genre d'armes. Dans l'absolu, elle est un peu courte pour mon allonge. Il faudra que je m'y fasse. C'est décidé, je la prends. »

— « Non. Choisis n'importe quelle autre, celle-là ne doit plus servir. »

Le ton adamantin de Séphiroth ne sembla pas prendre de court ses compagnons. Gatts n'était pas stupide, il avait remarqué le changement de mine de la Cétra et du vampire à la seconde où cette épée avait paru au grand jour. On ne lui disait pas tout ; il en détenait dorénavant la certitude.

— « Et qu'a-t-elle de si spécial ? C'est un souvenir ou quoi ? »

— « Séphiroth, on pourrait peut-être le laisser la manier... Juste pour voir ce qu'il en ressort. Tu ne l'as pas conservée toutes ces années comme une relique, ça ne te ressemble guère. »

— « Allez au diable, je ne laisserai personne poser ses sales pattes dessus ! Cela s'applique à toi aussi, Aéris, qui oses bien suggérer que quelqu'un d'autre que lui en serait digne ! »

L'aura du fils de Jénova avait cru dangereusement. Le vert glauque de ses iris irradiait un éclat dû moins à la Mako qu'à la sainte exaspération de l'argenté et au contrôle déclinant qu'il maintenait par habitude sur son tempérament. Ce gaillard duquel ils ne savaient presque rien, l'autoriser à user de l'épée Buster de Cloud ? Comme s'il allait jamais accepter la chose... Grands Dieux, c'était cette arme qui l'avait défait... Ou plutôt le blond l'avait terminé avec elle, lorsque Séphiroth avait attiré son esprit dans cette stase entre la vie et la non vie pour leur ultime confrontation. L'argenté n'était pas prêt d'oublier la vénération de son amant envers cette relique de son passé ; infiniment inférieure à Dernière Arme, mais ô combien chargée de souvenirs... Séphiroth n'avait même pas pu se résoudre à l'enterrer avec son possesseur. Cela expliquait la présence de l'épée Ultima dans la bière du Sauveur du Monde. Les autorités de cette époque n'avaient au demeurant pas été mécontentes de faire ensevelir avec le grand héros l'item magique le plus puissant jamais forgé sur la Planète. Quelle erreur fatale avaient-ils tous commis là... Cloud eût été fort difficile à surpasser rien qu'armé de la vieille Buster ; avec Dernière Arme à la main, il était peu ou prou invincible en combat rapproché. Mais de là ce que Séphritoh consentît à prêter l'arme de jeunesse de son idole... il y avait un grand pas qu'il n'était pas résolu à franchir.

C'était décidé, Gatts lui était antipathique.

Tel fut le moment choisi par Vincent pour mettre son grain de sel. Le vampire quitta son poste près de la porte. Son pas souple le conduisit entre Aéris qui s'était décidée à bondir de sa chaise et Séphiroth, Buster à la main et le visage fermé comme aux pires temps de leur affrontement de jadis. L'expression lisse de l'homme rouge avertit la Cétra, qui l'avait observé plus longtemps que personne depuis la Rivière de la Vie, qu'il s'apprêtait à trancher dans le vif du sujet. A sa façon inimitable. Ce n'était pas un mal, estima-t-elle ; dans leur situation, le moins ils mentiraient à leur nouvel allié, plus grands seraient leurs espoirs de le voir embrasser leur cause sans les arrière-pensées, les réticences et les coups bas qui avaient jusqu'à présent miné la collaboration entre Valentine, Séphiroth, Nanaki et elle. En étaient témoins l'incident du sous-marin, puis la campagne solo du vampire. Cela n'avait été qu'en affichant une solidarité sans borne qu'ils s'étaient tirés d'affaire, dans la forêt. Si la création d'une alliance indestructible était au prix d'une crise, où seraient foulés aux pieds les ultimes rêves de Séphiroth, tant pis pour le ci-devant Général ; ce prix ne serait pas trop élevé. Même une belle algarade pouvait être considérée acceptable.

Les horions allaient pleuvoir dru, attendu que l'intervention de Vincents'avéra êtretout sauf diplomatique.

— « Tu nous fatigues, à jouer les gardiens du musée de la vertu de Cloud ! L'homme que tu as aimé n'est plus, fourre-toi ça dans le crâne ; sa personnalité a basculé dans un délire de grandeur, et même son corps s'est modifié. Toi mieux que quiconque devrait le savoir ; ne t'a-t-il pas embrassé sans en éprouver ne fût-ce qu'une once de regret ? Tu vas donner cette épée à la seule personne capable de la manier, qu'elle serve à quelque chose au lieu de rouiller inutile dans ta collection... Maintenant, passons à la suite. Spinther est d'accord pour nous dire ce qu'il sait, en échange de notre protection... »

oooOOOooo

Dans la pénombre climatisée d'un bureau, quelque part dans une base souterraine du continent de Midgar, un homme blond tiré à quatre épingles se tenait la tête entre les mains. La raison ? Une série de clichés pris par satellite, deux heures auparavant. Un bouleversement céleste de grande ampleur avait été détecté par l'observatoire de Nord Corel ; Anjele Heidigger, informé en premier grâce à ses accointances, s'était arrangé pour faire classer l'événement secret défense, de sorte que les seuls objectifs braqués sur l'espace que contrôlait sa division des affaires spéciales avaient suivi l'affaire. Une Invocation de niveau ultime, Néo-Bahamut, s'était heurtée à la limite de l'ionosphère avec une flèche de vif-argent qui lui avait infligé une prompte défaite. A dire la vérité, le dragon titanesque avait fini tranché en deux dans le sens de la longueur par un corps mille fois moins grand que lui. Là résidait le noeud du problème dont la résolution accablait le haut dignitaire d'une migraine d'anthologie. Le grossissement maximal des clichés, nettoyés au préalable par un super calculateur, avait permis de mettre un nom à la figure humaine nimbée dans son halo de forces magiques. Cloud Strife. Reconnaissable à sa chevelure blonde qui partait en tous sens, à ses yeux lumineux, à son armure constellée des Matérias à lui léguées par ses défunts compères Youfie Kisaragi, Barrett Wallace, Cid Highwind et Reeve, pour ne rien dire des siennes propres, et à sa splendide épée blanche. La déduction que c'était lui dont la grande ombre, depuis le début, se profilait derrière les démons, coulait de source. Tellement de faits troublants s'expliquaient de la sorte : la capacité d'anticiper sur les mouvements de troupes, qui relevait d'un génie militaire invraisemblable chez des ectoplasmes ; la connaissance incroyablement précise des forces et des faiblesses du dispositif de Shinra ; la disparition des survivants de l'épopée de Cloud, Rouge XIII, Valentine, Séphiroth, probablement lancés dans leur guerre personnelle contre leur ancien chef.

Heidigger, salopard de première mais fonctionnaire zélé, savait qu'il aurait dû transmettre le dossier au cabinet du Premier Ministre dans les meilleurs délais. Son rapport était prêt, imprimé et signé de frais. Or il ne l'enverrait pas. L'information demeurerait scellée dans ses tiroirs. Les rares techniciens dont l'analyse des clichés était à l'origine de la découverte avaient quitté le bureau du dignitaire blond dans des sacs plastiques, abattus de sa main. Personne d'autre n'avait ne serait-ce que hasardé un œil sur les images en cours de traitement, il s'en était assuré sur les moniteurs des caméras de sûreté. Ce verrouillage de la situation était déplorable, peut-être même aurait-il à en répondre en haut lieu une fois l'équilibre du monde restauré, cela dit sa conviction d'avoir bien agi était inébranlable.

Trois fois hélas en effet, que vienne la troupe à savoir l'identité de leur Némésis, et l'anarchie s'installerait dans les casernes. Ou bien personne ne voudrait lever le petit doigt contre l'homme qui les avait sauvés de Jénova et des tyrans Shinra père et fils, et la totalité de l'ordre mondial s'effondrerait aussi sûrement que la nouvelle se répandrait, faisant le jeude Cloud, ou bien la peur de n'être pas de taille face au meilleur guerrier de tous les temps, à un être qui contrôlait légion sur légion de monstres et de démons, et dont la magie souveraine transformait la Planète chaque jour qui s'écoulait, installerait la démotivation, la chienlit et la défaite en chacune des concentrations de soldats de par le globe. Cela pour ne rien dire de la réaction de l'arrière. Contrôler l'opinion publique alors qu'on n'avait à lui montrer que des défaites cuisantes, des morts par myriades, des ressources qui allaient s'amenuisant à chaque bout de terrain que conquéraient les monstres, des effectifs peau de chagrin et des dirigeants médiocres, tiendrait de la gageure. Cloud presque certainement connaissait cela tout le premier. Autrement sa tactique de lente asphyxie ne faisait pas sens. Le mystère entourant ses motivations réelles rendait la résistance d'autant plus délicate à orchestrer. Que pouvait donc désirer un mort ressuscité au bout d'un demi siècle ?

Le regard du haut dignitaire embrassa les diagrammes étalés sur son plan de travail. Trente-six mois que le nec plus ultra des scientifiques en robotique, ingénierie des systèmes défensifs et liaison technologie / Matérias de la recherche privée, dévouaient le meilleur de leurs énergies à retaper les trois Fléaux dont Cloud et sa clique avaient autrefois débarrassé la Planète. Des sommes démesurées avaient été détournées pour ce faire des budgets de Shinra et du pouvoir global, à grand coups de surfacturations plus ou moins occultes. Le jeu en valait la chandelle. Arme de Diamant était prête à partir en mission ; Arme d'Emeraude attendait d'une heure à l'autre son cœur nucléaire ; la seule Arme de Rubis n'était pas approvisionnée en Matérias artificielles. La faute au Docteur Bias, dont le centre secret était le seul à maîtriser ce procédé particulièrement délicat. Sa disparition avait plongé les équipes d'Heidigger dans un désarroi indicible. Cela se comprenait. Encore que la moins performante, Arme de Rubis incarnait tous les espoirs de porter un coup décisif à l'engeance démoniaque dont les principales concentrations, l'expérience l'avait prouvé, se trouvaient être à l'épreuve des assauts conventionnels. Elle était en effet équipée d'une arme imparable, un projecteur de téléportation apte à effacer du réel des pans entiers de paysage pour les envoyer à trente mille kilomètres — le pouvoir de Sable, qui avait causé les pires soucis aux Sauveurs du Monde lors de leur engagement contre Rubis. Les deux bras de l'Arme avaient en outre été dotés d'un accélérateur de particules ; tout corps ou être solide dématérialisé par Sable verrait ses atomes propulsés dans la machine pour y être déformés, avec ce résultat qu'ils se combineraient au terme de leur téléportation dans des configurations sans commune mesure avec celles du départ. En d'autres termes, quelque objet que Rubis désintégrerait connaîtrait une fin peu enviable. Le véritable arsenal de guerre totale embarqué à bort d'Emeraude faisait, par contraste, peu ou prou figure de dinosaure. Malheureusement, c'était tout ce dont Anjele disposait pour passer à l'offensive. Le monstre mi métallique mi organique attaquerait en premier, fort de son écrasante puissance de feu, à la suite de quoi Diamant entrerait dans la danse. Elle clôturerait le périmètre, en pilonnant systématiquement le moindre mètre carré de terrain. Emeraude appliquerait pour finir le rouleau compresseur de son talent d'écrasement à faire s'ébouler le terrain, dans l'éventualité où des spectres auraient établi des bases souterraines. Les simulation de combat prétendaient que l'une et l'autre Armes arriveraient à nettoyer trois objectifs d'affilée sans avoir besoin de réapprovisionnement. Voire. Une seule et unique concentration ennemie effacée de la carte constituerait à soi seul une avancée significative. A fortiori sachant Cloud à la manoeuvre. Le vainqueur de Séphiroth, supposait Heidigger, ne se laisserait pas surprendre passé le coup initial. D'où l'extrême nécessité d'achever Arme de Rubis. Il était tout à fait dans les cordes de ce diable d'homme de frapper la base opérationnelle des Armes. Même un dispositif renforcé au niveau de la guerre ouverte présentait peu de garanties face aux pouvoirs qu'il lui était loisible de mettre en batterie. Témoin Néo-Bahamut.

Anjele avait donc, le plus discrètement du monde, préparé son repli sur un théâtre d'opération secondaire. Arme de Rubis y avait été transportée par sections durant les dernières heures. Cela avait été le prétexte à une ultime vérification de ses systèmes et à leur allégement de tout ce qui n'était pas strictement nécessaire à la réussite du projet. Les diagrammes étalés devant lui signalisaient, au feutre de différentes teintes, les modifications de dernière minute. Il n'avait pas été très chaud pour sa part, dans l'idée qu'à ce degré de complexité il valait sans doute mieux altérer le moins possible une machine testée et contrôlée en l'état ; mais les responsables des bureaux d'études s'étaient élevés contre cette conception à leur avis d'arrière-garde. Le haut fonctionnaire s'était juré de les faire empailler si d'aventure ces plumitifs provoquaient un dysfonctionnement. Les hommes, le matériel et les ressources avaient été acheminés sur l'autre base. Il ne manquait plus guère que lui et ses gardes du corps.

Sautant sur ses pieds, le jeune homme athlétique reboutonna sa veste. Ses mains se consacrèrent ensuite à rouler les plans de la machine, puis à les glisser dans l'encoche du broyeur. Son attaché-case débordait de papiers, dont le rapport sur Strife ; il s'en saisit, l'assujettit à son poignet droit au moyen de menottes, vérifia la solidarité de l'ensemble, après quoi il quitta la pièce sans un regard. Pour peu que tout se passe suivant ses prévisions, il disposerait très bientôt d'un bureau infiniment plus imposant. A la tête de toutes les agences paramilitaires de Shinra.

Le couloir privatif menant à l'ascenseur mesurait une dizaines de mètres dans sa plus grande extension. Il en remonta la distance à pas pressés. Brusquement la certitude d'avoir de la compagnie s'imposa à lui. La promptitude de ses réflexes était grande pour un humain ; elle ne rimait à rien du point de vue de la femme ailée et nue qui avait jailli dans son dos. Il eut le temps, pour ses dernières seconde de vie en tant qu'être conscient, de se dire : qu'elle est belle — mais qu'est-ce qu'elle fiche ici ? — Seigneur, que fait-elle , je sens ses mains qui pénètrent ma poitrine, c'est atroce comme j'ai mal.

— « Adieu, mon tout beau. J'ai besoin de ton corps... »

Slan avait incorporé Anjele Heidigger. Après avoir longtemps cherché le mieux placé des pions, son choix s'était fixé à l'infatué et trop sûr de luisuperviseur des projets militaires secrets.

— « Console-toi, ma marionnette, je mènerai ton plan à bien comme tu n'en aurais pas été capable... »

Primum vincere, deinde vivere : d'abord vaincre, ensuite vivre