"Je sors juste quelques minutes et je reviens."
Si Daisy n'entendit pas cette phrase que Bram prononça, ne notant d'ailleurs son mouvement de départ que parce qu'il lui pressa l'épaule dans le même temps, elle hocha néanmoins la tête. La clameur était si forte, dans la taverne-salle de spectacle d'Ouadi, que n'importe qui avait depuis longtemps renoncé à entendre ce que disait ses voisins.
Il fallait dire que, entre les beuglements des clients les plus éméchés, les vivats des autres, les encouragements des intervenants qui entretenaient l'ambiance et la musique, c'était impossible de ne pas ressortir de là avec des bourdonnements dans les oreilles pour plusieurs jours. Alors comprendre des phrases entières quand on était en plein milieu de cette agitation... Bram décida tout de même d'informer sa meilleure amie de l'objectif de son départ et pointa du doigt le groupe de gladiateurs qui quittait la scène en bois, à quelques pas d'eux. Une nouvelle fois, Daisy hocha la tête et lui sourit avant de reporter son attention sur les gens qui se trouvaient à la table du bar avec elle.
Pour la plupart, c'était des anciens Maquisards de la Morteresse qu'ils avaient connus en captivité, quand l'Empire Klenfer ressuscité les avait capturés et traités en esclaves. Il y avait là Victor, Anatole et Gérarnak, qui s'époumonaient aussi fort que la moitié des clients réunis. Ils fréquentaient assidûment la grande salle de spectacle d'Ouadi depuis leur arrivée dans la ville, et les deux Célestelliens s'étaient laissés tenter. Loris et Calipso manquaient à l'appel, ce qui ne laissait pas d'étonner ceux qui connaissaient le petit quatuor, mais l'une avait rejoint son frère Robin et sa bande de voleurs de Pontaudy pour une longue affaire de cambriolage sur laquelle elle n'avait pas vraiment voulu s'étendre. Le second avait entamé la phase finale de sa formation en passant un très long séjour parmi les membres d'un petit village de la région de Bacili, pour voir s'il serait vraiment capable de les guider et de les protéger comme un prêtre professionnel. De l'avis de Daisy, cette formation était vraiment absurde pour quelqu'un qui avait déjà obtenu la bénédiction de Raphaël, le Célestellien qui testait les religieux depuis une apparence de vieillard, dans son puits de Dracocardis. Mais ça, le Père Blaise et son intendant ne pouvaient naturellement pas le savoir.
Pour ce qui était de Stella et d'Aster, l'Orion Express avait apparemment besoin d'être réparé. Daisy aurait voulu les aider, mais Aster était d'avis qu'elle se démenait beaucoup trop, ces derniers temps. Il ne l'avait pas exactement encouragée à se rendre dans une taverne et à acclamer des danseuses à moitié dévêtues avec son meilleur ami et d'anciens prisonniers, mais il fallait bien admettre que, là au moins, elle pensait à autre chose que son devoir de sauveuse des mortels.
Une fois que les gladiateurs eurent vidé la salle, les célèbres danseuses du ventre d'Ouadi se déhanchèrent jusqu'à la scène dans leurs tenues vaporeuses ornées de breloques étincelantes. Les trois Maquisards s'époumonèrent si fort que la jeune Gardienne dut reculer son siège pour ne pas finir sourde. D'un oeil distrait, elle observa la silhouette de Bram qui venait d'atteindre la porte et se faufilait à l'extérieur. Pendant quelques instants, elle caressa l'idée d'aller le rejoindre dehors, pour inspirer un peu de cet air pur et froid de la nuit en lieu et place de l'odeur de friture, de parfums et de moiteur qui régnait dans la salle de spectacle. En plus, il y faisait atrocement chaud, et même sa tenue la plus légère, un débardeur rose foncé au décolleté doublé de tissu noir (un "costume de lapin", offert par Zac Amédaï en échange de mini-médailles) ne suffisait pas à l'empêcher de transpirer. Bram avait de la chance, lui; son uniforme de gladiateur lui dénudait la moitié du torse, et en plus, il n'avait pas les cheveux longs comme elle.
Daisy réfléchit un instant, puis reporta son regard sur la scène. Non, après tout, elle se rafraîchirait plus tard. Pour l'heure, se laisser porter par la musique et les danses souples et langoureuses qui embrasaient la salle était bien plus intéressant.
wwwwww
Bram regarda autour de lui en essayant d'habituer ses yeux à la soudaine absence de lumière, et il repéra bientôt un groupement de gens sur le départ, derrière la salle de spectacle. Un grand chariot les attendait, recouvert d'une large toile blanche afin de protéger les passagers de la chaleur, et les gladiateurs, car c'était eux, y grimpaient les uns après les autres.
"Hé ! Attendez ! les appela le jeune Célestellien en accourant dans leur direction. S'il vous plaît ! Vous auriez quelques instants à m'accorder ?"
Un homme à l'embonpoint confortable, serré dans une large tunique de soie rouge décorée de pierreries, tourna vers lui ses yeux noirs intrigués.
"Oui ? Je peux vous aider, jeune homme ? demanda-t-il. Nous n'allons pas tarder à partir.
-Ça ne prendra guère longtemps ! J'étais dans la salle de spectacle et je n'ai pas pu m'empêcher de remarquer à quel point vos amis gladiateurs semblaient rapides et agiles, malgré la corpulence qui vient avec notre vocation, lança Bram en jetant un coup d'oeil aux combattants. Comment faites-vous ? Un entrainement particulier, peut-être ?
-Mmm... Eh bien, nous usons de procédés de mise en compétition sains et stimulants afin d'encourager notre... équipe à se dépasser et à donner le meilleur d'elle-même, répondit l'homme en caressant pensivement sa barbe. Ils suivent également un régime alimentaire très strict, à base d'aliments rares et sélectionnés sur le volet."
Il jaugea du regard la carrure de Bram et ajouta :
"Peut-être voudriez-vous faire quelques essais parmi nous ? Je suis sûr que vous vous adapterez rapidement à notre entrainement. Il ne pourra que vous être bénéfique.
-Ce serait très volontiers ! répondit le jeune Célestellien, toujours enthousiaste quand il s'agissait de découvrir de nouvelles activités. Je ne peux pas laisser mon amie ainsi, mais transmettez-moi une adresse, et je me ferai fort de vous y retrouver.
-Malheureusement... Nous ne possédons pas exactement d'adresse, précisa son interlocuteur, l'air sombre. Vous n'avez qu'à nous accompagner. Je suis certaine que votre amie n'y verra pas d'inconvénients. Vous êtes un grand garçon, n'est-ce pas ?
-C'est qu'elle pourrait se faire du souci. Écoutez, si vous devez impérativement partir ce soir, je pourrai attendre notre prochaine...
-Excusez-moi, jeune homme, mais quand j'évoquais l'idée que vous nous accompagniez... ce n'était pas franchement une suggestion."
Un frisson parcourut l'échine de Bram et il se retourna très lentement. Derrière lui, les gardes de ce type l'avaient encerclé sans bruit. Et ils ne paraissaient pas très amicaux.
wwwwwww
"Ouaaaaaais ! Vive les danseuses d'Ouadi ! Encore une, encore une !"
Victor reprenait le même couplet que les habitués de la salle de spectacle, mais il paraissait le plus enthousiaste de tous. Si elle continuait à reculer sa chaise, Daisy allait finir au fond de la pièce. Elle jeta un nouveau coup d'oeil vers la porte et, cette fois, elle allait se lever pour rejoindre Bram lorsque Victor lui tapa sur l'épaule.
"Hé, Daisy ! Pourquoi tu ne montrerais pas à toutes ces minettes ce que tu es capable de faire, toi aussi ?
-Désolée, mais je ne suis pas sûre que ce soit une bonne idée. J'allais sortir pour...
-Hé quoi ! Tu es une troubadour, pétard ! M'est avis que ta grâce et ton élégance n'ont rien à envier à la leur !
-Mes oreilles ont entendu dire qu'un monstre des plaines t'avait transmis son savoir ancestral de danse du ventre, ajouta Anatole, qui parlait comme les habitants de Batsureg depuis qu'il avait aménagé là-bas. Tu devrais faire honneur à son enseignement.
-Il est vrai que ce Sacatrésor m'a demandé de diffuser cette danse partout où j'irais, mais...
-Alors, c'est le moment ou jamais ! s'exclama Gérarnak. Vas-y, éblouis-moi cette bande de débutantes !
-Très bien, mais n'en profite pas pour faire les poches des clients. Et ne les traite pas de débutantes ! Elles ont bien plus d'expérience en matière de divertissements que je n'en aurai jamais."
Daisy n'aimait pas particulièrement se donner en spectacle ailleurs que pendant les combats, ou pour distraire autre chose qu'un petit groupe de personnes. Mais la danse, c'était différent... C'était joyeux, rythmique et léger, et elle aimait bien le sentiment de liberté qu'elle ressentait dans ces moments-là. Après la perte de ses ailes, c'était le mieux qu'elle avait trouvé...
La jeune Gardienne se leva donc mais pas pour se diriger vers la porte. Elle rejoignit la scène, sous les applaudissement des spectateurs qui, pour la plupart, la connaissaient de réputation et avaient hâte de voir de quoi était capable sur les planches la "glorieuse Daisy" qui avait sauvé ce royaume et les autres. Les danseuses d'Ouadi s'écartèrent pour lui faire une place au centre et la Célestellienne tâcha de se souvenir des mouvements que le Sacatrésor lui avait appris. Bientôt, elle se laissa porter par le rythme et la musique et oublia complètement d'aller voir ce que Bram fabriquait au juste.
wwwwwww
Bram parvint sans trop de mal à bloquer le premier assaut, et expédia un coup de genou dans le plexus du deuxième sous-fifre qui essayait de fondre sur lui. Il retourna l'épaule du troisième, mais ils étaient bien trop nombreux et, bientôt, le jeune Célestellien se retrouva complètement submergé. Il y avait malheureusement peu de monde dans les rues à cette heure, et ses assaillants entreprirent assez rapidement de le pousser vers l'arrière de la salle de spectacle, au cas où il y aurait des gens aux fenêtres des maisons. Avant même que le jeune Célestellien puisse crier, l'un des soldats lui bloqua la mâchoire, deux autres les bras, mais se retrouvant bientôt contraints de le lâcher suite au coup de talon magistral qu'il leur envoya dans le tibias, et un quatrième, arrivant sur le côté, lui expédia un coup de poing sur la tempe. Le choc l'assomma net et Bram s'effondra entre les mains de ses assaillants.
"Parfait, commenta l'homme en soie rouge, qui venait de faire monter les derniers gladiateurs dans le chariot. Enchainez-le-moi sur le banc avec les autres. C'est une bien bonne prise que nous venons de faire."
Sans attendre, les soldats le jetèrent sans ménagement à l'intérieur de l'attelage. Il fallait dire que le jeune gladiateur les avait tous bien amochés, et l'un d'eux grimpa derrière lui pour l'attacher solidement. L'homme en soie rouge regarda une dernière fois autour de lui, puis monta à côté du cocher, qui fouetta les chevaux. Le sinistre convoi quitta Ouadi sans que personne ne soit là pour voir où il partait.
