Bram essuya machinalement sur sa jambe de pantalon la main qui avait occis le mortel d'un coup de masse. Il n'y avait pourtant plus de sang dessus depuis longtemps, mais il avait l'impression que ce meurtre lui collait à la peau. Jamais il ne pourrait se débarrasser de ce crime impardonnable. Et il ne put s'empêcher de frissonner en se demandant comment ils auraient pu sauver le monde, Daisy et lui, s'ils avaient dû se frayer un chemin au milieu d'ennemis humains, au lieu d'être confrontés à des monstres et des revenants… Que pouvait-il faire ? Il n'était pas capable de tuer plus de mortels. Et en même temps, s'il ne voulait pas mourir, il y était obligé.
Le jeune Célestellien se passa la main sur le visage pour tenter de se reprendre. Il avait du mal à réfléchir, à cause du choc et de son incapacité à s'alimenter depuis la veille. Son estomac était trop noué par la douleur et l'angoisse et il ne comprenait pas comment les autres gladiateurs parvenaient à manger. Ils s'étaient jetés sur le festin gargantuesque que leur ravisseur avait fait livrer, en plein milieu d'une salle aussi humide et aussi sombre que les autres. La nourriture, le vin et les condiments volèrent bientôt dans tous les sens et tachèrent les dalles râpeuses tandis que les prisonniers saisissaient les cuisses de poulet, plongeaient leur fourchette en bois dans la purée de pommes de terre, croquaient dans les légumes frits et dévoraient les plats de lasagnes et de moussakas. Bien sûr, l'odeur faisait gargouiller l'estomac de Bram, mais il demeurait obstinément retranché à l'autre bout de la salle. Aucun garde n'essayait de le forcer à manger. S'il décidait de s'affamer, il mourrait seulement plus vite et ce n'était pas leur problème.
Un grain de raisin vert, luisant dans la lumière des torches, roula soudain jusqu'à lui. Il lui rappela le chapelet que Loris trimballait partout avec lui, jusqu'à ce que Daisy lui donne en échange une bague de la Déesse afin d'éviter que ses réserves magiques ne fondent comme neige au soleil pendant qu'ils exploraient des antres. Grâce à ce bijou, le jeune prêtre avait toujours été capable de mettre en déroute la plupart des démons et des malédictions qui s'étaient abattus sur leurs têtes à un rythme régulier. Lui, il aurait su quoi faire contre ces esprits malfaisants…
Il aurait su quoi faire… Bram fronça les sourcils. Mais lui aussi savait quoi faire. Il y avait quelques-uns de ces rituels que Loris lui avait appris. Le Célestellien n'ayant jamais eu pour vocation de se spécialiser dans les arts mystiques et autres prières contre le Mal, il était loin d'avoir tout retenu la totalité de ses enseignements. Un peu comme ceux d'Héphaïstos, en fait… Mais il avait sûrement encore assez de ressources en tête pour tenter quelque chose contre ces démons hideux qui les observaient depuis les ténèbres.
Difficilement, Bram se releva. Il rejoignit la table de banquet et préleva quelques grains sur la grappe de raisin qui venait de se défaire, seule nourriture qu'il se sentait capable d'avaler. Personne ne faisait vraiment attention à lui, du moment qu'il ne laissait pas trainer ses doigts dans les plats que ses codétenus dévoraient à belles dents. En jouant des coudes, il parvint à s'approcher du centre de la table principale et chercha rapidement des yeux un objet à bénir. Tous les couverts étaient en bois, de telle sorte que les prisonniers ne pouvaient pas les ramener dans leur cellule en les cachant dans leurs vêtements pour se trancher la gorge ou les veines plus tard, ou encore essayer de faire sauter leurs chaînes. Mais Bram n'avait pas besoin de métal, une cuillère en bois lui suffirait. Il en saisit une dans un plat de sauce et, par réflexe, la lécha avant d'attraper un cruchon de vin et de le planter fermement devant lui. Il aurait pu avoir le réflexe de se retirer à une table plus isolée pour que personne ne soit témoin de ce qu'il allait faire, mais il avait aussi appris avec son maître qu'il valait mieux se cacher au milieu des autres pour être moins repérable.
Le jeune Gardien inclina donc le menton en avant et, une paume posée sur le col de la bouteille, l'autre dans un grand plat de saucisse sèche pour faire croire qu'il mangeait, il marmonna une prière offensive que Loris lui avait apprise. C'était assez contradictoire, au fond, que ce soit un mortel qui connaisse tous ces rituels sacrés et non pas lui, le Célestellien. Cependant, il ignorait, ou tout du moins n'y songea pas, que ses pouvoirs divins allaient largement décupler l'effet de sa prière.
Quand le vin fut totalement béni, il plongea sa cuillère à l'intérieur et prononça encore quelques mots, puis il retira l'ustensile, désormais doté d'un pouvoir mystique puissant, pour le dissimuler dans ses vêtements. Il marqua une hésitation mais, considérant que son manège serait jugé comme trop étrange s'il ne buvait pas le vin qu'il avait accaparé, il finit par en basculer tout le contenu dans sa gorge.
« Allez ! Le repas est fini, retournez dans vos cellules ! ordonna le chef des gardes pendant que ses hommes entouraient les gladiateurs. »
Bram caressa l'idée de profiter de la cohue pour essayer de leur fausser compagnie et courir vers le pentacle, mais c'était une mauvaise idée. Il y avait des soldats partout. Alors, il emboîta le pas aux autres et rejoignit sa cellule humide, étroite et puante. Tout le vin qu'il avait bu lui tourna un peu la tête et, au moins, il lui permit de dormir d'un sommeil lourd et sans mauvais rêves.
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Paona s'était mise en route dès que le message de l'étoile avait indiqué, dans un dernier clignotement, qu'il avait fini de transmettre toutes ses indications.
Elle s'était déjà rendue à Dracocardis par le passé, quand son frère et elle avaient décidé d'y chercher Corvus, en pleine guerre contre l'Empire et bien trop tard. Elle savait que ce n'était pas très loin d'Ablithia mais qu'il lui faudrait sans doute une bonne partie de la nuit pour l'atteindre. Cependant, à peine eut-elle traversé la chaine de montagnes qui marquait une frontière naturelle entre Chérubelle et le sud du continent, et entamé un survol léger et tranquille au-dessus des marécages qui bordaient la grotte de Sagitta, qu'elle vit la lumière blanche d'ailes de Célestelliens se refléter dans la lumière de la lune. Son cœur s'agita dans sa poitrine, mais seulement parce qu'elle était un peu nerveuse de rencontrer son congénère après tout ce temps. Car elle savait précisément de qui il s'agissait : il n'était plus courant de rencontrer des Célestelliens sous leur forme originelle au Protectorat. En fait, ils n'étaient plus que deux à avoir cette chance et elle en faisait partie.
Paona s'arrêta net et fit signe à son semblable qu'elle l'avait vu. Il lui rendit son salut et descendit en piqué vers la plaine tantôt moussue et légère, tantôt couverte d'arbres morts et de terre stérile, où ils se posèrent l'un en face de l'autre. L'astre de la nuit était plein et éclairait assez pour qu'ils distinguent assez bien le visage de l'autre. La Gardienne du Transportail n'avait pas vu ces cheveux verts, tombant assez long pour se poser délicatement sur les épaules de son vis-à-vis, ces yeux marron, ce visage à la fois solennel et curieux, ces vêtements bleus et rouges. Il n'avait pas vraiment changé, si ce n'était la profondeur nouvelle de son regard qui le rendait moins insouciant et détaché que quand elle l'avait quitté, quelques trois-cents ans plus tôt. Il avait vécu des choses tristes et douloureuses, mais il paraissait toujours empreint de générosité et de bonne humeur.
« Paona, à quand remonte notre dernière rencontre ? s'enquit-il en la détaillant d'un regard bienveillant.
-Sans doute au jour où je suis partie de l'Observatoire, répondit-elle. Mais pourquoi me poser cette question, Maître… Raphaël… Maître ? Je suis sûre que vous vous en souvenez aussi bien que moi.
-Voyons, c'était juste pour faire la conversation, répondit l'ancien Gardien en agitant la main d'un geste désinvolte. Tu n'avais pas l'intention de m'aborder bille en tête, n'est-ce pas ? Mais si, c'est vrai que les formules de politesse n'ont jamais été ta tasse de thé. Aquila est plus au point que toi de ce côté-là, aussi étrange que cela puisse paraître. Qu'est-ce qui te fait sourire ?
-C'est vous, répondit Paona en se déridant imperceptiblement. Vos mots et votre entrain me ramènent à une époque plus simple… Car vous savez qu'une situation terrible est en train de se produire, n'est-ce pas ? Les étoiles vous l'ont dit ?
-À vrai dire, non, répondit Raphaël en s'écartant du chemin d'un groupe de manguinis sanguinaires. J'étais simplement en train de voyager jusqu'ici lorsque j'ai senti ta présence. Nos essences vitales sont toujours liées, pas vrai, malgré ton renoncement au devoir ancestral des Célestelliens et l'abandon que j'ai fait de mon auréole divine.
-Les serments qui lient les mentors et les élèves sont incassables…, murmura doucement Paona. C'est pour cela que Corvus a besoin de nous aujourd'hui.
-Corvus ? Le lien entre mentor et élève ? Il a un service à rendre à Aquila ? Daisy est en danger ?
-Vous connaissez Daisy ?
-Oui, nous avons voyagé ensemble quelques temps… Et elle me rend parfois visite; nous faisons des pique-niques sur cette falaise que tu vois là… Mais dis-moi tout. Que lui arrive-t-il ?
-Il ne s'agit pas d'elle, mais de Bram, son compagnon de voyage célestellien. Il a été enlevé et Héphaïstos, son maître - vous vous souvenez de lui, n'est-ce pas ? -, tient à tout prix à venir lui prêter main-forte lui-même.
-Célestelle a autorisé une telle chose ? s'étonna Raphaël en agitant les ailes d'un air surpris. Non… C'est pour cela que Corvus t'a fait signe. Il veut que je t'aide à ramener temporairement Héphaïstos parmi les vivants. … Mais toi, pourquoi as-tu accepté ? Je t'imagine mal enfreindre les commandements de la déesse. »
Paona hésita entre le mouvement d'impatience et le soupir de complaisance. Elle aussi, elle se voyait mal désobéir aux ordres de Célestelle. Même son départ de l'Observatoire pour devenir la protectrice du Transportail lui avait été dicté par l'Yggdrasil. Mais, cette fois, c'était différent… Cette demande lui était adressée par Corvus et elle avait confiance en lui. Raphaël se contenta sans sourciller de cette réponse et hocha la tête.
« C'est vrai, tu as toujours beaucoup admiré Corvus, se remémora-t-il. Nous aurions peut-être dû inverser nos apprentis, lui et moi… si seulement ça n'aurait pas été une catastrophe de m'avoir comme mentor de ton frère. »
Paona sourit malgré elle, amusée par cette idée. Aquila avait toujours trouvé que Raphaël manquait drastiquement de sérieux. Pourtant, l'ancien Gardien du Plicata n'avait pas été boudé par la nature lorsqu'il s'était agi des dons d'intelligence, de curiosité et d'érudition. Il était puissant, c'était lui qui avait fait pousser l'arbre protecteur du village et qui testait la foi et les capacités de guérison des prêtres. C'était lui, encore une fois, qui mettrait ses talents insoupçonnés à leur service.
« J'espère que tes ailes parviendront à te porter encore quelques heures, la prévint Raphaël en se tournant vers la direction de laquelle il était venu. J'ai peut-être un plan pour aider nos amis, mais je vais avoir besoin de quelques objets magiques.
-Lesquels ? s'enquit Paona, curieuse.
-Un chronocristal, des feuilles d'Yggdrasil et des plumes astrales. Pour ces dernières, ça ne devrait pas être trop difficile, plaça l'ancien Gardien en fixant les ailes de sa disciple. Mais ce qui va nous poser davantage de difficulté…
-… ce sont les feuilles de l'arbre sacré ? crut deviner Paona en imaginant déjà comment remettre la main sur les quelques chutes qui se trouvaient encore sur le Protectorat allait être fastidieux.
-Non, non, il nous suffira de nous baisser pour les ramasser. Je parle du chronocristal. As-tu cent mille pièces d'or d'économies sur toi, par hasard ? »
La Gardienne du Transportail le fixa un instant, ne sachant pas si elle devait être consternée qu'on puisse trouver une ressource aussi vénérable par terre ou bien que Raphaël lui demande vraiment si elle avait de l'argent.
« Maître, vous savez bien que je ne saurais répondre d'un salaire, finit-elle par lui dire en inclinant la tête.
-C'est bien ce que je pensais, rétorqua son ancien maître sans se donner la peine de dissimuler son sourire. Eh bien, nous devrions partir tout de suite vers les Côtes de l'Exil.
-Les Côtes de l'Exil ?
-Oui. Non seulement nous y trouverons du chronocristal, mais en plus, nous ne serons pas loin des Hydrîles. »
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Daisy se frotta les yeux une nouvelle fois avant de se pencher sur la carte que Vanda étudiait. La pénombre du Quartier Général du Cercle des restaurants, auberges et bars, couplée à la noirceur de la nuit à l'extérieur, n'aidait pas beaucoup à discerner les traits d'encre et de crayon tracés sur le papier. Les lampes à huile gouttaient doucement.
« Des caravanes de gladiateurs… Des esclavagistes dans le désert…, marmonna Vanda en consultant ses documents. Je n'ai jamais entendu parler d'un tel réseau de criminels… Mais…
-Mais quoi ? la pressa Daisy, l'estomac noué.
-Mais ça expliquerait peut-être un bon nombre de disparitions que nous n'avons jamais élucidées.
-Où vous ont menés vos plus récentes pistes ?
-Dans un coin de l'Aridi où toute trace de présence humaine semblait s'être évanouie. Jusqu'à l'heure, nous n'avons jamais pu trouver quoi que ce soit… ni traces, ni entrée d'un quelconque endroit.
-Rendons-nous-y si vous le voulez bien, la pria la jeune Gardienne. Peut-être… que les choses seront différentes, cette fois. »
Vanda hocha la tête. Sans attendre, elles quittèrent le Quartier Général du Cercle des restaurants, auberges et bars et jetèrent une aile de chimère sur le sol pour se transporter à Ouadi.
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L'air frais, moussu et minéral de la grotte ramenait à Paona des bribes des souvenirs qu'elle ne parvenait pas à expliquer. Des sensations nostalgiques, profondes… de choses qu'elle aurait vécues mais dont elle ne se souvenait pas vraiment. C'était peut-être aussi dû à la scène totalement exagérée que Raphaël jouait devant elle, au fond de la caverne, au vendeur de chronocristaux.
Habillé en vieillard, dos voûté, barbe blanche et crâne dégarni en prime, il lui expliquait à quel point le dévouement aux autres était important, le désintéressement aussi, et qu'il espérait pouvoir continuer aussi longtemps que possible à sillonner le monde pour transmettre la force de la bonté et de la sagesse aux prêtres et plus généralement aux gens qu'il rencontrerait. Tout ça avec un ton solennel et un peu mystique qui faisait sourire la Célestellienne.
Au bout d'un long moment de monologue, le mystérieux marchand, effrayé, finit par lui fourrer deux chronocristaux entre les mains et l'encourager, d'une voix bégayante, à poursuivre sa noble mission.
« J'ignorais que vous possédiez une panoplie de vieillard, lança Paona avec un sourire lorsque les deux Célestelliens s'élancèrent dans le ciel en direction des Hydrîles.
-C'est plus facile pour tester la compassion des prêtres, lui expliqua son maître en haussant les épaules. Ils me prennent pour un vieux sénile. Peu ont l'âme assez pure pour me prêter assistance en dépit de leurs préjugés. »
Bientôt, les deux Célestelliens arrivèrent sur l'île que Raphaël avait choisie. Paona eut le souffle coupé en en découvrant la raison : là, au centre d'un petit tertre, se dressait un arbre translucide qui, s'il n'était pas aussi immense et majestueux que l'Yggdrasil, conservait quelque chose de noble et de mystique.
« Est-ce… une réminiscence de Célestelle sur le Protectorat depuis qu'elle a quitté sa forme d'Yggdrasil ? demanda la Gardienne du Transportail, subjuguée.
-Non, répondit Raphaël, cet arbre est là depuis plus longtemps que le congé donné par la déesse à notre peuple. Il a… un certain pouvoir quand il s'agit de contrecarrer l'ordre naturel des choses établi par Zénus puis Célestelle.
-Quoi ? murmura son ancienne apprentie, l'échine soudain parcourue de frissons de malaise. Que voulez-vous dire ?
-Je t'expliquerai plus tard… Pour le moment, il faut nous dépêcher. »
D'un geste, le Célestellien ôta les chronocristaux de sa poche et les posa près des racines.
« Cet arbre est puissant, mais pas suffisamment pour faire ce que nous souhaitons sans une petite intervention du divin, expliqua-t-il. Alors, nous allons diriger et amplifier un peu ses pouvoirs. D'abord, la feuille d'Yggdrasil pour sa force de résurrection. »
Sans la moindre façon, il ramassa celle qui se trouvait par terre et l'appuya à la base du tronc.
« Plumes astrales, pour l'essence divine de notre peuple, poursuivit-il en jetant un coup d'œil à sa disciple, qui le dévisagea d'un air ahuri. Je plaisante, la rassura-t-il en arrachant lui-même quelques pennes à ses ailes. Et enfin, le chronocristal… pour l'empreinte des années et des expériences qui ont été vécues.
-Que cela va-t-il faire ? murmura Paona, subjuguée.
-Permettre à notre ami de se réincarner dans ce monde pour sauver son élève. S'il se trouve au-dessus du faisceau de cet arbre, évidemment.
-Mais comment saurait-il qu'il doit y être ? Maître, nous devons prévenir Corvus !
-Inutile, rétorqua Raphaël en levant les yeux vers le ciel. Il nous regarde, j'en suis sûr. »
Le Célestellien soupira, porta les deux mains à son visage et se lissa les cheveux en arrière.
« Et maintenant, un peu de puissance magique pour activer tout ça, conclut-il en posant ses mains contre le tronc iridescent. Ferme les yeux, mon élève. Ça risque d'illuminer le Protectorat à des lieues à la ronde.
-Mais cela ne va-t-il pas être… dangereux ? De contrecarrer l'ordre des choses ? s'inquiéta la Célestellienne en reculant.
-Peut-être. Mais préférerais-tu que nous ne fassions rien ? »
