Un autre texte que j'écris depuis un moment déjà, en me demandant "Et si ça s'était passé comme ça, est-ce que…?" Edit; j'ai fini par ajouter la deuxième partie (après la naissance d'Akemi), même si je n'étais pas certaine de le faire.
Quand je ressors, je sais déjà. Personne ne me l'a dit. Ce n'était même pas la peine. L'air est différent. La lumière est différente.
-Bienvenue chez vous, me lance Ito en souriant.
Je ne suis pas violent. Mais je sens tout de même mes poings se serrer.
Je ne dis rien, non plus. Ça lui ferait plaisir, je le sais. Et il n'y a rien à dire, de toute manière. Je suis là. Je suis peut-être vivant, mais tout a été décidé sans moi. Crier ou pleurer ne changerait rien. Alors je m'éloigne en silence.
Niimi me rattrape avant même que je n'atteigne le bout du couloir.
-J'ai appris en retard que vous seriez libéré aujourd'hui, ahane-t-elle, comme si elle avait couru.
Je ne dis toujours rien. Elle ose à peine me regarder, mais finalement, son regard croise le mien, et je me retrouve à sourire, faiblement.
-Nous sommes sur Beemera?
-Oui, me dit-elle, baissant légèrement la tête. Le premier voyage a eu lieu avec succès… Nous en ferons un deuxième dans quelques jours.
-Quand débarquons-nous? je demande, la voix plus assurée que je ne le pensais moi-même.
-Dans quelques heures.
Mais elle hésite. Elle finit par me demander:
-N'êtes-vous pas… fâché?
Je reste muet, à nouveau. Cela vaut sûrement mieux. Elle le sait, elle aussi.
Quand le Yamato repart pour de bon, après avoir installé à la hâte des habitations pour ceux qui restent, je suis toujours là. Niimi aussi- Kaoru, comme elle me dit de l'appeler, dorénavant. Je vais m'habituer. En retour, elle a cessé de me tutoyer. Je souris, je ne dis rien. Nous emménageons ensemble dans une "maison", protégée par une bâche étanche, même s'il ne pleut pas. Juste au cas. Nous passons la nuit ensembles, sa peau contre la mienne. Elle finit par s'endormir dans mes bras, mais moi, je ne dors pas. Cette journée a été désastreuse. Ces derniers mois ont été désastreux. Même ce qui vient de se passer ne l'atténue pas.
Les premiers jours, une routine s'installe tout de même. Je crois que nous en avons tous besoin. Nous construisons. Les plus aventureux- et je reconnais avec surprise Misaki et Kodai parmi eux- reviennent avec des plantes comestibles et des insectes. Plusieurs apprennent à les reconnaitre et mangent volontiers, mais moi, je ne peux pas. J'en suis incapable.
-Vas-tu me reparler, un jour? me demande Kaoru, un soir.
-Bien sûr, que je réponds, automatiquement, sans même avoir à y penser.
Je sens bien que ma réponse ne la satisfait pas- elle me connait, après tout. Mais elle vient s'assoir près de moi, son bras frôlant le mien, sa main posée sur ma jambe. Je ne la repousse pas, je ne l'amène pas plus près. Je ne peux pas lui offrir plus et elle le sait.
-Je suis désolée, me dit-elle.
Je sais. Nous restons un long moment ainsi, dans ce faux chez-nous.
Je reste à l'abri, la plupart du temps. J'écris tout ce qui me passe par la tête. Je parle de cet endroit. Des plantes, des animaux. Du soleil différent. De l'air frais, de l'eau sucrée. Des nouveaux arrivants. Des enfants qui naissent, déjà, des femmes enceintes lorsqu'elles ont posé le pied ici. Je parle du passé, aussi, jusqu'à ce que mon carnet soit plein de gribouillis et de ratures.
-Tu aurais pu écrire tout ça sur ordinateur, me dit Kaoru lorsqu'elle s'aperçoit de ce que je fais.
Je dissimule comme je peux ma répulsion à l'idée qu'elle ait lu tout ça. Je ne lui ai jamais rien caché; elle n'avait pas à faire ça.
-Je sais.
Mais je préfère ça ainsi. La façon dont y sont organisées mes pensées correspond bien à ce que j'y ai écrit. Je jette un coup d'œil vers mon ordinateur personnel, ramené du Yamato. L'espace de stockage est presque plein- de tous les livres, la musique ou les films, même condensés au maximum, que j'ai pu y télécharger, d'avant ou que j'ai trouvé ici, dans les appareils des autres- mais je sais, le cas échéant, que je pourrais arranger ça. Alors, je range soigneusement mon carnet et ce que j'ai encore comme stylos et j'ouvre un fichier.
Quand la fin de l'année arrive, nous ne sommes même pas un demi-milliard. La Terre doit être inhabitable, maintenant.
-Nous serions en 2200, maintenant, je fais remarquer à Kaoru.
-Nous sommes en février.
-Tu as compté les jours?
-Pas toi?
Non, je ne l'ai pas fait. Les saisons ici ne ressemblent à rien de ce que je connais.
-Tu te souviens, de notre dernier jour de l'An?
-Avec Mamoru, dit-elle doucement. Quand il était encore vivant.
Oui. Je repense à la froideur d'Encélade, à la glace qui lui sert de tombeau. Ça ne me fait pas me sentir mieux. Mais je crois que je préfère l'idée qu'il ait une terre où reposer.
-J'ai compté les passages du Yamato, dis-je à la place. C'est comme ça que j'ai su.
Kaoru pose sa main sur mon épaule.
-Nous étions dans la cité souterraine. Nous vivons à la surface, maintenant.
-Sans lui, que je souligne. Et nous ne sommes pas chez nous.
Je vois qu'elle n'aime pas ce que je dis, mais elle ne recule pas.
-C'est ici, chez nous, maintenant. Shiro, la mission Yamato n'aurait jamais fonctionné. C'était impossible.
-Mais si nous l'avions fait, nous serions beaucoup plus nombreux à être en vie.
C'est un débat stérile, et nous le savons tous les deux, mais cela ne l'empêche pas de revenir sur le tapis. Nous aurions pu faire autrement.
-Si je voulais reprendre le Yamato, me laisserais-tu faire?
-Tu voudrais…? me demande-t-elle, incrédule.
-Je partirais avec quelques hommes, pas plus. Une centaine, peut-être. Si nous ne revenions pas, ce ne serait pas une grande perte.
-Si, objecte-t-elle. Shiro, nous avons besoin de toi, ici. Et nous avons besoin du Yamato. Ses systèmes seront utiles. Tout ce métal sera utile.
Ils vont désosser le Yamato. Ils vont désosser le Yamato et ce navire ne volera plus jamais. La main de Kaoru devient brûlante sur ma peau.
-Allez-vous faire ça avec tous? je murmure, mais je n'entends qu'à peine la réponse.
Nous pourrons peut-être voler à nouveau. C'est déjà mieux que rien. Mais le matin venu, avant même que toute action ne soit entreprise, je me rends près du lac où a amerri le Yamato pour la dernière fois. Je l'observe pendant très longtemps. Je fais mes adieux. J'espère que cela suffira.
Mars 2200
J'ai installé un compteur sur cet ordinateur
J'écris toujours.
Mai 2200
Un an que nous sommes ici. Ceux du Yamato, je ne les revois pas souvent. À part Kaoru, bien sûr. Mais régulièrement, je retrouve un visage familier. Kodai Susumu et sa compagne, Misaki Yuria, lorsqu'ils reviennent de leurs expéditions. Kiryu Mikage, que Kaoru fréquente encore. Même Ito- je ne croyais pas un jour que je serais presque content de le voir.
-Êtes-vous amis? je demande à Kaoru.
-Je ne sais pas, me répond-elle en frissonnant. Mais il est là.
-Tu voudrais que j'aille lui parler?
Elle rit.
-Je peux gérer ça toute seule, Shiro… Mais je ne pense pas que ce soit nécessaire, enchaine-t-elle, très vite. Nous nous entendons, d'une certaine façon.
-Je ne sais pas comment tu fais. Il a toujours été… un peu dérangeant.
-Un peu, répète-t-elle avec un pâle sourire. Mais il joue. Il ne m'a jamais fait de mal et il ne le fera pas, s'il tient à tous ses morceaux.
-Je ne lui fais pas confiance.
-Moi non plus.
Je ne trouve rien à dire de plus. Je pose ma main dans son dos et elle revient se coucher contre moi.
-Ils ne sont pas amis, me dit Kiryu, le lendemain. Mais je pense qu'elle se sent à l'aise avec lui d'une façon qu'elle n'ose pas avec vous.
Je soupèse la phrase un instant.
-Est-ce elle qui t'a dit ça?
Sa réponse est inintelligible. Je n'insiste pas. Je ne peux m'empêcher de sourire.
Misaki a un avis plus tranché sur la question.
-Ce sont eux qui nous ont emmenés ici, rappelle-t-elle avec une certaine dureté. Et personne n'est près de l'oublier.
Je l'observe quelques secondes. Elle a considérablement vieilli, depuis l'époque du Yamato. Être laissée seule durant des mois sur une planète a dû être tout sauf facile, j'en ai bien conscience. Je crois que c'est pour cette raison qu'elle et Kodai sont aujourd'hui liés l'un à l'autre.
-Tu leur en veux?
Son visage se froisse.
-Oui.
-C'était la décision d'Ito. Pas celle de Niimi.
-Vous croyez que ça change quelque chose? Tout ce temps! Sans aucune nouvelle, à regarder le ciel en se demandant si vous reviendrez seulement un jour…
Je m'assois donc pour écouter son histoire.
Elle se rappelle avoir été choisie pour l'expédition de reconnaissance, et elle se rappelle notre départ. Entre les deux, c'est flou. Elle se rappelle très bien la terreur, aussi. Je suis désolé, je dis, mais elle balaie mes mots d'un revers de la main.
Ils sont restés dans les environs, au départ. Peut-être par espoir que le Yamato revienne tout de même. Analyzer a désigné quelques plantes qui pourraient être comestibles. Ils ont appris à les trouver et à les récolter, se sont cachés et ont attendus. Après trois semaines, ils ont réunis leurs maigres fournitures- la radio, les armes de Kodai, l'équipement d'Analyzer, tout ce qu'ils ont pu sortir du Seagull-, et ce qu'ils pouvaient transporter de nourriture, et sont partis.
-Nous espérions sortir du territoire de chasse des bugs. Ils ne sont pas nombreux, mais très difficiles à tuer. Kodai et Analyzer avaient toujours de quoi se défendre, mais Kodai craignait que ses armes ne se déchargent.
-Et vous avez trouvé cet endroit.
-Oui, dit-elle en souriant. Je ne sais pas pourquoi on nous laisse tranquille, ici. Peut-être que les espèces autochtones ont conscience que nous nous sommes établis ici et que nous sommes dangereux.
-C'est… plutôt triste.
-C'est surtout réaliste.
-Je sais. Alors… vous avez vécu ici tous les six pendant cinq mois?
-Oui.
-À attendre?
-Nous n'avions pas grand chose à faire, en soi. Mais plus le temps passait, plus nous nous sentions en sécurité. C'est comme ça que nous avons commencé à partir de plus en plus loin.
-C'est comme ça que tu es tombée amoureuse de lui?
Misaki rougit comme une enfant.
-Je ne suis pas… pas exactement.
Elle raconte plutôt comment Kodai et elle se sont trouvés. Ce sont ses mots. Un mélange de désespoir, de solitude et d'envie de s'évader. C'était… peu de temps après la disparition du Yamato, ils venaient à peine de se résigner à l'idée que le navire ne reviendrait pas de sitôt. Ils étaient fébriles. Ils avaient peur. Et à la voir insister, je devine la suite.
Elle en parle avec un peu de honte, une certaine gêne. La première nuit, alors qu'ils s'étaient arrêtés pour se reposer, Kodai et elle avaient fait l'amour. Ce n'était pas prévu, ajoute-t-elle comme pour se justifier. Mais ils en avaient besoin, et avant qu'ils ne puissent s'en rendre compte, ils étaient l'un dans les bras de l'autre. Pour autant, il y a une certaine poésie dans ses mots, une certaine beauté. Il n'y avait pas de peur, à cet instant. Pas de conséquences possibles. Juste elle et lui et le moment présent.
-Je ne sais pas pourquoi je l'ai choisi, lui, et pas Hirata ou Kimura. Mais nous sommes restés ensemble, depuis. Ça doit bien faire…
-Dix mois.
-À peu près, confirme-t-elle.
-Mais tu ne l'aimes pas.
-Bien sûr que je l'aime… maintenant.
Son hésitation est presque imperceptible. Je me demande si je l'ai imaginé.
-Est-ce que tu serais restée avec lui, si nous étions de retour sur Terre?
Elle prend un instant pour se le demander.
-Je ne sais pas, admet-elle soudain. Si tout était différent… et si Hoshina était encore en vie…
Je peine à me rappeler qui était Hoshina, mais je me souviens soudain. Le garçon d'Ito, celui qu'il estimait tellement. Celui qui a fait l'erreur de s'opposer à lui au mauvais moment.
-Je ne sais pas, répète Misaki, comme un mantra.
Peut-être préfère-t-elle, elle aussi, ne pas se poser la question.
Quand je croise Kodai, ce jour-là, je lui parle de Mamoru. De tout ce que nous avons vécu ensemble.
-Pourquoi ne me le dire que maintenant? me demande-t-il, stupéfait, logiquement.
Des raisons, je pourrais en inventer des milliers. Mais je me demande si une seule nous conviendrait à tous les deux.
-Je ne sais pas, je mens donc pour la première fois. Mais je voulais au moins que tu puisses savoir.
Plus tard, Kaoru me pose la même question. Je ne trouve pas les mots.
-Tu m'en veux, dit-elle.
-Non.
-Tu te comportes comme si tu m'en voulais.
Je lui fais face. Elle ne pleure pas, mais je le sens, au ton de sa voix, qu'elle n'en est plus très loin.
-Je suis désolée. Shiro, je suis tellement, tellement désolée.
-Je ne sais même plus pour quoi tu t'excuses, je réponds, très doucement, mais aussitôt, je me sens horrible.
Cette fois, c'est elle qui ne dit rien. Et j'ai beau chercher, je ne vois pas comment je pourrais relancer la conversation. Elle reprend la parole avant moi, prononce des mots auxquels j'ai déjà pensé sans jamais oser les partager.
-Peut-être que c'était une erreur, nous deux.
Je suis sûr qu'elle l'a déjà compris, toutefois. Kaoru me connait, et elle lit si bien dans les comportements qu'elle n'a pas pu laisser échapper une chose pareille. Je ferme les yeux une seconde.
-Je suis désolé aussi.
-Il est un peu tard pour ça, murmure-t-elle, mais je ne sais pas à qui elle répond- à moi ou à elle-même?
Elle croise les bras, sourit faiblement. Il n'y a pas- plus- de joie sur son visage. Elle prononce les mots suivants comme une fatalité.
-Je vais avoir un enfant.
Pas nous. Elle.
Je réagis comme je crois que je suis censé faire. Je souris, je la serre dans mes bras, mais il n'y a pas de chaleur entre nous.
À compter de ce jour, je reste muet.
Ce n'est pas volontaire. Il m'arrive encore de prononcer quelques mots, mais ce qui importe ne sort plus de ma bouche.
Je voudrais ne pas être ici.
Je voudrais revoir le Yamato.
Je voudrais revoir les étoiles et le soleil que je connais
l'air que je respirais, la lumière sous laquelle je vivais
les gens que je voyais, ceux que j'aimais, les lieux où j'ai vécu
cette vie que j'ai
que nous avons laissée là-bas
Je voudrais que cet enfant connaisse tout ça, et je sais aussi que ça n'arrivera jamais.
Elle nait en décembre 2200, 08\12\2200. Elle s'appelle Sanada Niimi Akemi, 真田新見暁美 ou さなだ にいみ あけみ. Pour l'aurore et la beauté. C'était la décision de Kaoru, pas la mienne, mais je n'ai rien eu à redire. Elle est si petite et si fragile mais elle ressemble à sa mère et je sais déjà qu'elle sera une belle femme. Avec elle, je me surprends à parler à nouveau. Je murmure des histoires et des chansons à son oreille. Des œuvres du monde d'où nous venons. Je me demande si elles perdureront.
-Elle, elle s'en souviendra, dit Kaoru. Et si elle a des enfants, eux aussi le feront.
Je serre Akemi contre moi. Elle est calme, en ce moment. Elle suce son minuscule poing, les yeux rivés sur un point invisible. Elle a les yeux de Kaoru. Je sais qu'Akemi parlera japonais parce que c'est la langue que parle sa mère. Je me demande ce qu'un père muet pourra lui apprendre.
-Tu trouveras, affirme Kaoru en souriant. Tu trouveras.
Je trouverai. Je crois.
Février 2201. Akemi n'a que quelques semaines quand nous déménageons ailleurs, sous la verdure, un peu plus à l'écart. L'air est plus frais et l'humidité est moins présente. Nous avons plus de place pour nous et nous sommes rarement dérangés. C'est le tout premier endroit où j'ai envie d'y croire.
Avril 2201. Elle a quatre mois et elle rit. J'aime croire qu'elle nous reconnait. Elle est trop petite pour que ce soit le cas. Elle est merveilleuse, dans tous les cas.
Mai 2201. Nous sommes ici depuis deux ans. Nous sommes de plus en plus nombreux à nous installer ici, dans ces habitations, sous les arbres.
Décembre 2201. Akemi a un an aujourd'hui.
Février 2202. Elle a quatorze mois et elle marche. Elle ne parle toujours pas.
-Cela viendra, dit Kaoru.
Elle passe les doigts dans les cheveux d'Akemi, qui piaille et crie de rire. Parfois, je me demande si Kaoru a des regrets. Elle dit souvent qu'elle ne veut pas d'autres enfants, mais je me demande si elle voulait réellement Akemi. Nous n'en avions jamais discuté, et ne l'avons jamais fait. Je sais qu'elle l'aime, mais je me demande ce qu'elle aurait fait, autrement. Si elle n'était pas tombée enceinte. Si nous n'étions pas ici.
-Quoique, reprend-elle en riant. Je me demande si elle s'exprimera avec des mots. Peut-être qu'elle signera, elle aussi.
Je souris. Je suis le seul à le faire dans son entourage. Elle, elle parle, et tous ses oncles et ses tantes d'adoption aussi, et ses amis. Elle n'est ni sourde ni muette, et, à priori, n'a aucun de mes problèmes.
-Tu as raison. Peut-être qu'elle fera les deux.
-Pourquoi? que je m'étonne.
-Parce que tu es important, pour elle. Mais elle parlera. Ne t'en fais pas.
Mai 2202. Akemi a dix-sept mois et elle prononce tout juste ses premiers mots. Comme Kaoru l'avait prédit, elle signe tout en parlant. Elle signe à ma façon, inventée de toutes pièces.
Septembre 2202. Akemi a vingt-et-un mois quand cet endroit est officiellement baptisé. Niss, "deuxième". Contrairement à Iss, "premier", le site où nous avons d'abord atterri. La vie ici commence à ressembler à ce qu'elle était, longtemps avant. Juste irrémédiablement différente.
Décembre 2202. Akemi a deux ans, aujourd'hui et elle parle de plus en plus aisément. Elle rit, elle réclame des histoires. Elle court avec ses amies. Il y a beaucoup d'enfants, ici. Je m'étonne souvent d'en voir autant de son âge. Un nombre non négligeable d'entre eux ne parlent pas japonais, mais Akemi ne s'en soucie pas.
-Pas à cet âge, s'amuse Kaoru.
Elle contemple Akemi rire au milieu du groupe avec une drôle d'expression. Nostalgique, peut-être, un peu.
-Est-ce que tu lui ressemblais, quand tu avais cet âge?
-Oui, dit Kaoru. J'ai… j'ai gardé de vieilles photos. Tu peux les voir, si tu veux.
Celles qu'elle a pu conserver de son enfant sont soigneusement conservées sur son ordinateur personnel, bien cachées des petites mains d'Akemi qui aime fouiner partout et qui est à l'origine de quelques malheureux incidents et\ou disparitions inexpliquées. Et elle avait raison. Akemi a la même forme de visage, le même nez, le même menton. Mais les cheveux d'Akemi sont raides et ses yeux sont différents. Je le réalise en retard: les yeux d'Akemi sont plus foncés que ceux de Kaoru, les paupières plus bridées.
-Que veux-tu dire? Je ne comprends pas.
-Les yeux, j'insiste. Vous n'avez pas les mêmes yeux.
-Non, admet-elle, un peu perplexe.
-Elle n'a pas les miens non plus.
-Il peut y avoir des dizaines de raison à ça, Shiro. Elle a peut-être hérité de mes parents, ou des tiens.
Je sais que c'est tout à fait possible. Mais… je regarde Akemi, et je pense soudain que… mais je repousse l'idée aussitôt. C'est impossible.
Décembre 2203. Akemi a trois ans et je trouve toujours de quoi écrire. Je parle de tout ce que j'ai appris dans ma vie, que personne n'oublie plus tard. Je parle de mon passé. Je parle de ma fille. C'est ce qu'elle est, maintenant, et je ne veux pas que ça change.
Juin 2204. Cette fois, je m'aperçois que je ne me suis pas souvenu du jour où je suis arrivé ici.
-Tu es triste? me demande Akemi, étonnée, en esquissant mes gestes.
-Oui, admets-je. Mais ça n'a rien à voir avec toi.
Elle rit, tendant ses petits bras, et je la fais passer sur mes genoux. Elle a tellement grandi, depuis. Elle mesure presque un mètre. Ses cheveux sont devenus plus doux et un peu plus clairs, et sa peau un peu plus foncée. Mais ses yeux, ses jolis yeux en amande, ils n'ont jamais changé.
-Est-ce que je t'ai déjà parlé de l'endroit où nous venons? je demande, maladroitement, d'une seule main- l'autre est posée dans son dos.
-Oui, papa.
-Suis-je si ennuyant?
Elle rit à nouveau.
-Non.
-Je suis triste que tu n'aies jamais vu tout ça.
-Mais ça, ça a rapport avec moi.
-C'est vrai. Disons plutôt que tu n'y es pour rien.
Elle baisse les yeux, triture un bouton de sa robe.
-J'aurais aimé voir tout ça avec toi et maman, je crois.
Mon cœur se serre. J'ai mes propres regrets, mais je n'ai jamais cru que je les transmettrais à Akemi. Il faut qu'elle soit heureuse, elle.
-Cet endroit est parfait aussi, tu sais, je dis à ma fille.
Je suis un si mauvais menteur. Mais il faut qu'Akemi y croie.
Décembre 2204. Akemi a quatre ans. Elle mange des gâteaux aux fruits et réclame une girafe.
-Une girafe? répète Kaoru, perplexe.
-Une girafe, affirme Akemi avec conviction.
Nous nous regardons, Kaoru et moi, incrédules, mais l'instant d'après nous rions. Qui a bien pu lui dire ce qu'était une girafe?
Janvier 2205. Il m'a fallu des semaines pour trouver quelqu'un qui aurait conservé une image d'une girafe, pour finir par découvrir un film où apparait un zoo.
-Certains ne savaient pas plus qu'Akemi ce que c'était, je souligne lors d'une discussion avec Kaoru.
Elle hausse un sourcil.
-Parce que tu imagines qu'il y avait beaucoup de zoos dans les cités souterraines?
Malgré moi, je ris. Non, je n'avais jamais imaginé ça. Mais tout de même… ça fait une drôle d'impression. Savoir que tant de jeunes, déjà, n'ont pas du tout les mêmes souvenirs de la Terre que moi.
-Je suppose que ce n'est pas si grave, pour Akemi.
Kaoru ne répond rien. Elle et moi avons déjà eu cette discussion.
Après ce jour, Akemi veut tout savoir. Elle est curieuse.
-C'est un signe d'intelligence, affirme Kaoru en souriant, qui la regarde de ses yeux de psychiatre.
-Tu en doutais? que je ris.
-Bien sûr que non.
J'en viens bientôt à l'emmener avec Kaoru et moi, quand elle le demande. Elle rencontre avec plaisir tous ceux que nous côtoyons. Je suis presque sûr qu'elle ne comprend rien de ce qui se dit, mais elle adore tout. Et avec elle dans les bras, je cesse petit à petit d'être une curiosité- le grand scientifique qui a fait une crise de nerfs et qui ne s'en est toujours pas remis.
J'écris pour elle, désormais. Elle veut que je lui parle des animaux de la Terre et je le fais. Elle veut savoir quelle est la différence entre l'endroit où j'ai vécu et tout le reste et je fais de mon mieux.
-Elle n'est peut-être pas prête pour ça, doute Kaoru. Elle comprendrait sûrement mieux dans quelques années.
-Peut-être, mais rien ne m'empêche de lui en parler.
Elle sourit.
-C'est vrai, murmure-t-elle, puis un peu plus fort: De la nostalgie, encore?
-Je ne sais pas.
Je me contente de parler des animaux, finalement. Akemi aime beaucoup aussi.
Janvier 2206. Akemi a cinq ans.
Mars 2206. C'est la toute première fois qu'elle part à la maternelle et je ne peux pas m'empêcher d'être anxieux.
-Moi aussi, dit Kaoru, et je vois bien que c'est vrai. Mais elle est bien entourée.
-Je n'ai pas de bons souvenirs de quand j'avais cet âge. J'arrive à peine à m'imaginer à sa place.
-Oh...
Elle marque un instant de silence, et quand elle rouvre la bouche, elle parle avec une douceur que je ne lui connaissais plus.
-Shiro, elle est heureuse, et assez sociable pour se faire des amies- tu verras, j'en suis certaine. Elle reviendra ce soir avec des tas d'histoires à nous raconter, et elle sera tout aussi enjouée que ce matin.
Je souris, et elle se lève pour venir s'assoir à côté de moi, sa main sur mon bras.
Je crois que c'est notre premier vrai rapprochement depuis la naissance d'Akemi.
Je me demande où nous étions passés pendant tout ce temps.
Après ce jour, l'atmosphère change dans la maison. Akemi s'en rend très vite compte. Elle ne nous a jamais vu fâchés, mais je crois qu'elle ne nous a jamais vu aussi près l'un de l'autre.
-Parfois, l'amour change, lui dit Kaoru. C'est normal.
C'est un gros mensonge. Mais elle estime, tout comme moi, qu'Akemi n'a pas à être impliquée dans cette histoire.
-Vous n'étiez plus amoureux? s'étonne Akemi.
-Si, que je me force à dire, au même moment où Kaoru commence à parler.
Elles me jettent toutes les deux des regards étonnés. Kaoru est la première à se reprendre- pour rendre l'idée normale à Akemi?
-Si, nous l'étions toujours. Mais nous avions oubliés.
Elle s'attend à d'autres questions, mais Akemi a déjà relégué tout ça au second plan.
-Je pensais que tu étais sourd, dit-elle, tendant la main vers ma gorge.
-Non, je fais, encore. J'ai…
-Papa a eu des problèmes, complète Kaoru à ma place.
Je hoche la tête. Des problèmes. C'est le bas mot.
Je ne parle qu'ici, cependant. Dehors, j'en suis toujours incapable. Kaoru s'en étonne.
-Tu y es arrivé, me dit-elle. Tu pourrais y arriver à nouveau.
-Je sais, je dis de ma main droite, la gauche tenant celle d'Akemi.
Notre fille parle toujours nos deux langages. Kaoru n'insiste pas. Il n'y a rien de plus à tenter de me guérir qu'elle n'a pas déjà fait.
Janvier 2207. Akemi a six ans. Kaoru et moi sommes encore ensemble.
Mai 2207. Huit ans.
Janvier 2208. Akemi a sept ans.
Janvier 2209. Akemi vient d'avoir huit ans et je réalise que dans moins d'une demi-année, cela fera dix ans.
-Es-tu toujours amie avec Ito? je demande à Kaoru.
-C'est un reproche?
-Non. Je me disais juste que je ne l'avais pas vu depuis très longtemps.
Elle me regarde, sourit.
-Il vit plus loin, maintenant. Et je n'ai pas très envie de le revoir, ces temps-ci.
J'essaie de me souvenir quand ai-je vu Ito pour la dernière fois. Était-ce quand avant que nous emménagions ici? Je jette en regard en direction de la chambre d'Akemi, creusée dans un mur adjacent. Elle dort.
-Vous vous êtes disputés? je tente, encore.
Elle parait agacée.
-Il n'y a pas d'explication, Shiro. J'ai eu besoin de lui un temps, et puis j'ai préféré passer à autre chose.
Mais je la connais, moi aussi. Je regarde toujours Akemi, avec ses jolis yeux bridés, puis mon regard tombe sur une photo de nous trois.
-Est-ce qu'il t'a fait mal?
Ses traits se froissent aussitôt, son regard change.
-Non, répond-elle, croisant les bras.
-C'est un bel homme, que je dis, doucement. Très charismatique. Sûrement très prompt à obtenir tout ce qu'il désire.
Elle s'apprête à répliquer mais je la vois plutôt chercher ses mots, désespérément. Finalement, elle s'assoit et elle laisse tomber:
-Je ne pensais pas que tu savais.
-J'ai deviné.
Elle laisse échapper un son indistinct.
-Il ne m'a pas fait mal, insiste-t-elle. Il ne m'a même pas forcée. Et tu… je pensais que tu me détestais.
-C'est faux.
-Tu m'en veux?
-Non.
Elle relève les yeux, esquisse un pâle sourire. Je ne sais même pas si elle me croit.
-Est-ce que lui, il sait?
-Non, dit-elle dans un hoquet. Je n'ai pas voulu. Et, sérieusement, que ferait-il? Être une meilleure personne, tout d'un coup, pour elle?
-C'est pour ça que nous avons déménagés?
-Tu voudrais qu'il sache, toi?
-Non.
-Ça te libérerait de toute obligation envers elle.
-Tu crois que c'est ce que je veux?
-Mais elle n'est pas…
-Si, je déclare. Et je ne veux pas plus que toi qu'il revienne. Ou qu'elle sache.
-Mais il le faudra, objecte-t-elle. Si tu as pu t'en rendre compte, elle le fera un jour, elle aussi.
-Elle, elle pourrait savoir, je murmure, même si l'idée qu'elle puisse se croire la fille de quelqu'un d'autre me brise le cœur. Mais pas lui.
Kaoru baisse les yeux à nouveau.
-Comment devrions-nous lui dire?
Je ne sais pas. J'ai beau retourner la situation encore et encore, je ne vois vraiment, mais vraiment pas. Comment pourrions-nous? Comment pourrais-je? Mais le temps passe, le dixième anniversaire de notre présence ici passe, le neuvième anniversaire d'Akemi approche. Avec beaucoup de mauvaise foi, je me dis que je pourrais encore attendre neuf autres années.
-Elle ne nous pardonnerait sûrement jamais, affirme Kaoru.
-Peut-être devrions-nous lui dire que je suis stérile.
Tant qu'à poursuivre, enfonçons-nous dans les mensonges. Elle a un petit rire.
-Peut-être... ça passerait peut-être, mais ça ne serait pas moins abrupt.
-Alors, que suggères-tu?
-Attendons qu'elle pose des questions. Et soyons honnêtes. Mentir aux enfants ne finit généralement pas bien.
Attendre, hein. Mais j'écoute, je lui fais confiance. J'attends. Akemi, elle, ne sait toujours rien.
-L'as-tu toujours su? me demande Kaoru, un soir où Akemi ne peut entendre.
-Non. Il m'a fallu du temps… et je n'étais pas sûr avant que tu ne me le dises.
Je laisse passer un instant, dans le silence et la noirceur, avant de lui demander pour la première fois comment c'est arrivé. Elle rougit.
-Pas ça! je précise en riant. Votre relation. Comment a-t-elle évoluée.
-Oh.
Elle parle à voix basse, comme si Akemi pouvait entendre tout de même. Elle parle de ses regrets. De l'impression que lui, il la comprenait… Peut-être qu'il la désirait vraiment, ou peut-être qu'elle l'amusait, tout simplement. Mais elle s'est surprise à aimer passer du temps avec lui. Jusqu'au jour où elle s'est aperçue être enceinte. Elle s'est bien abstenue de lui dire. De le dire à qui que ce soit, d'ailleurs. Elle a cherché à s'en débarrasser, admet-elle, mal à l'aise. Pas "avorter" ou "s'en défaire", plus sobrement. Elle a consulté tous les médecins qu'elle a trouvé, tous se sont excusés. Le fœtus ne présentait aucune malformation et les médicaments étaient précieux, tant qu'ils ne pouvaient pas encore reconstituer leurs stocks ou comprendre quelles plantes locales leur serviraient. Les plus compatissants n'ont pu que lui proposer des contraceptifs avant de la renvoyer chez elle. Elle aurait dû faire plus attention, sûrement, vérifier que lui en prenait aussi, mais elle ne l'a pas fait. Alors, elle est revenue à la maison, avec moi et notre vie.
-Je ne voulais pas mentir.
-Je sais.
-Tu m'en veux? répète-t-elle.
Je pourrais. Mais ce n'est pas le cas, curieusement. Akemi n'est peut-être pas ma fille biologique, mais elle reste, littéralement, celle que Kaoru m'a donnée. Celle dont j'ai pris soin, avec laquelle j'ai joué, que j'ai regardée grandir, celle que j'aime tant et pour laquelle je m'inquiète tant.
-Et toi? je demande plutôt.
Elle détourne le regard.
-Elle est là. C'est un peu tard pour regretter.
-Mais encore?
-Oh, Shiro! Que veux-tu que je te dise? Que j'aurais préféré ne jamais avoir d'enfants?
Je garde un instant de silence.
-Tu lui diras, un jour?
-Je ne sais pas. Quand elle sera adulte, peut-être.
-Tu resteras, alors?
Elle lâche un soupir, et je distingue ses larmes dans l'obscurité.
-Oui, je resterai.
Akemi a neuf ans et elle ignore toujours cette histoire.
-Quelle histoire? se moque doucement Kaoru. Que je ne la voulais pas ou qu'elle est aussi la fille de quelqu'un d'autre?
-Ce n'est pas toi qui parlait d'honnêteté?
-De délicatesse, aussi. (Elle reste silencieuse une seconde.) J'ai peur de lui dire, d'accord? Je me sens idiote… mais ça fait tellement de mensonges.
-Non, je dis. Il n'y en a qu'un seul. Tu n'as jamais eu à lui mentir sur ton envie d'avoir des enfants.
Un sourire lui échappe, se glissant sur ses lèvres, spontanément.
-C'est vrai… Dans un sens. Mais ça… ça ne me fait pas sentir mieux.
-Tu pourrais t'en aller.
-Shiro…
-Si ça pouvait te faire sentir mieux.
-Je me le suis déjà dit, déclare-t-elle soudainement. Mais quand elle était petite. Je ne l'ai jamais fait, cependant.
-Parce que c'était plus facile?
-Je n'en sais rien! Je… J'y pensais, parfois. À vous laisser. Et puis je te regardais, je la regardais et je me rappelais que c'était ma fille. Qu'il fallait que je m'occupe d'elle.
-Tu aurais pu partir, je murmure, plus éprouvé que je le pensais.
Elle me regarde et sourit.
-Je sais.
Je crois qu'elle aussi, elle préfère ça ainsi. C'est peut-être juste une question d'habitude, mais j'aime croire que non. Qu'elle m'aime encore. Qu'elle aime Akemi aussi, d'une certaine façon. Qu'avec les années, elle s'est rendu compte, elle aussi, que cette vie lui convenait - ou que, dans le pire des cas, qu'elle pourrait être bien pire.
