Colanthe n'était pas uniquement la reine des cintres : c'était aussi la reine de la glorieuse race de Cintra créée sur le jeu Spore, une espèce qu'elle avait patiemment fait évoluer du stade de la bactérie vers le stade de la civilisation médiévale (ses petites bestioles avaient même la dégaine de petits cintres dotés de toutes petites papattes adorables et de crochets venimeux. Et elles étaient, bien évidemment, carnivores).
Seulement, sa merveilleuse partie de Spore semblait, depuis quelques heures, fortement compromise par les attaques incessantes d'une race ennemie : malgré tous ses efforts, Colanthe ne parvenait pas à repousser les redoutables Nifgaard, de vraies saloperies increvables dotées de six pattes et de quatre paires de mandibules acérées. Bon... il était vrai que Colanthe n'était pas très douée aux jeux vidéos (est-ce réellement possible de perdre une partie sur Spore ? Sérieusement ?) ; en tous cas, toute cette affaire l'avait emballée au point qu'elle s'était décidée de trouver une solution désespérée à son problème : impliquer Siri.
Vous savez, Siri, cette application d'intelligence artificielle appartenant à Apple (ce placement de produit devrait être rémunéré très généreusement si vous voulez mon avis : si jamais un employé d'Apple passe par ici, vous savez à qui envoyer un chèque appétissant) ; Siri, donc, cette brave Siri, avait été piratée, copiée et modifiée par Colanthe, qui s'était mise à la considérer un peu comme sa propre fille. Colanthe l'avait par ailleurs dotée d'une conscience et d'une identité (celle d'une gamine imprudente, impulsive, arrogante et globalement un peu débile), ainsi que d'un visage pour compléter l'interface vocale avec une interface visuelle.
Siri avait été reprogrammée par les bons soins de Colanthe pour l'assister dans sa terrible partie de jeu. Seulement, Colanthe n'étant ni une gameuse, ni une programmeuse, Siri s'avérait d'une inefficacité remarquable. En fait, elle passait son temps à se lamenter à chaque mort de chaque personnage du jeu vidéo, oubliant complètement sa tâche première d'élaborer une stratégie de défense (elle n'y pouvait rien, Colanthe l'avait malencontreusement programmée avec une conscience et des sentiments humains – ce qui posait ce genre de problème délicat lors d'une partie de simulation de guerre sanglante).
Ainsi, Colanthe avait fini par avoir une autre idée brillante : contacter Gérard, son ami d'antan, qui s'était toujours montré remarquablement efficace lorsqu'il s'agissait d'expurger le monde d'une forme quelconque d'êtres vivants. Puisqu'en tant que Oui-tcheur, il ne pouvait pas dire « non », il avait accepté de lui venir en aide. Et grâce à son portable (à paillettes !) piraté, elle pouvait suivre sa progression à travers la vaste contrée de l'Isère en temps réel...
Pendant ce temps, en banlieue de Grenoble...
(Ouais, j'imagine que Grenoble c'est à deux trois vaches près comme Paris (LITTÉRALEMENT à deux trois vaches près), donc on va dire qu'il y a sensiblement la même structure autour, bien qu'en plus petit).
Gérard de Rives avançait avec la prudence et la subtilité d'un hippopotame sénile et aveugle, se présentant ainsi comme la cible de choix pour la population de ploucs (HA, le tacle gratuit envers les provinciaux, DANS VOS TRONCHES LES BOUSEUX ! (signé : une (presque) Parisienne)) de ces sinistres quartiers. Déjà, trois ou quatre « jeunes » – enfin, « jeunes » pour les normes locales, c'est-à-dire la quarantaine (la vanne sur le vieillissement de la population iséroise ? Check !) – s'étaient levés et s'approchaient discrètement par-derrière. Ils reconnaissaient son visage : ils l'avaient vu sur une vidéo Youtube de la chaine de tutos paysans (très appréciés dans la région, étant donné la population de ploucs citée ci-dessus) d'une fermière d'un village non loin, massacrer tout un troupeau de vaches à la kalashnikov.
En règle générale, les vidéos d'animaux sur Internet se déclinent en deux grandes catégories : la première regroupe ceux qui se montrent mignons ou drôles, le plus souvent les deux (et sert généralement d'antidépresseurs aux gens comme moi qui n'ont pas la foi de consulter un vrai psy) ; la seconde concerne des vidéos où des animaux sont mis en situation de danger – catégorie se subdivisant elle-même en deux sous-groupes : les vidéos où les animaux sont sauvés (de situations dans lesquelles ils ont parfois été poussés par les mêmes individus qui apparaissent ensuite comme leurs héroïques sauveteurs) ; et enfin celles où ils meurent (rappelant ainsi aux internautes leur propre mortalité, l'absurdité de la vie et de la mort, la vacuité de leur existence et la terreur éprouvée à chaque instant de conscience face au gouffre séparant d'un côté les aspirations mégalomaniaques de l'esprit humain et de l'autre ses limites pitoyables, imputables aux limitations de la matière dont il n'est qu'un phénomène émergeant). Celle où apparaissait Gérard dans toute sa splendeur tombait sans équivoques dans cette dernière classe de vidéos – chose qui, vous vous en doutez bien, n'en faisait pas la star la plus populaire de la plateforme.
Leurs gènes ancestraux de fermiers irascibles ravivés par la présence de ce grand blond habillé en noir sur leur propre territoire, les « jeunes » de banlieue décidèrent de le suivre en se cachant dans les ombres, prêts à en découdre dès que l'opportunité se présenterait à eux (à savoir : dès qu'ils trouveraient le courage, dans les limbes abyssales de leur stupidité, de s'attaquer à un homme armé d'une kalashnikov et manifestement défoncé au dernier degré au vu de ses yeux rouges injectés de sang).
Environ deux ellipses et demi plus tard, Gégé du 38 se tenait sur le seuil de la porte de la reine Colanthe – qui, pour des raisons budgétaires, n'était ni un palais, ni un château, ni même une villa luxueuse, mais un simple appart de 25 mètres carrés.
« Colanthe, parla-t-il d'une voix forte et sans appel, je suis revenu exiger ce qui me revient de droit ! »
Un bruit de meubles qui tombent après le passage maladroit d'une occupante peu dégourdie se fit entendre à travers la porte fermée.
« J'arrive, Gégé ! Attends, je dois juste repousser une invasion...
« Une invasion ? s'étonna le vétérinaire.
« ...enfin l'armoire qui bloque la porte... Ah, voilà, c'est bon ! Ça fait plaisir de te revoir, t'as pas changé depuis la dernière vingtaine d'années ! Toujours les cheveux blancs, à ce que je vois ! »
Colanthe se tenait sur le pas de la porte, dans toute sa majesté : vieux sweet de geek empestant la sueur, pantalon de pyjama, chaussettes dépareillées et cheveux gras de viking rentrant d'une bataille fructueuse et satisfaisante.
« En effet. La temporalité classique n'a que peu d'emprise sur moi, expliqua Gérard d'une voix tranquille.
« Eh bien, ne reste pas planté là, entre ! Sinon ce sont les gueux derrière toi qui risquent de te planter... »
Il s'exécuta d'un air indifférent. L'appart de Colanthe n'avait jamais été réputé pour son grand confort, mais ça allait faire l'affaire : il comptait squatter durant quelques jours pour éviter de payer ses propres factures d'eau et de chauffage (comme partout en France, C'ÉTAIT LA CRISE à cause d'une énième guerre sur Spore entre Poutine et Zelensky (oui car dans cette réalité alternative, Spore a été mis en mode multijoueurs à la demande des principaux chefs d'états, qui décidèrent de régler leurs différends par ce moyen si efficace).
« Alors Gérard, qu'est-ce que je te dois au juste ? s'enquit Colanthe avec curiosité.
« Humpfr. Tu verras bien.
« Ok, ouah, encore des mystères ! J'adore ! s'exclama-t-elle, toute excitée. Bon, je t'avais convoqué pour que tu m'aides avec un p'tit truc là, sur Spore...
« Oui.
« Alors vois-tu, j'ai créé une intelligence artificielle...
« Oui.
« Enfin, pas vraiment créée – disons, piratée et améliorée...
« Oui.
« Enfin, pas vraiment améliorée non plus... disons, rendue débile...
« Oui.
« Et bon bah, vu que j'ai perdu ma partie sur Spore pendant que j'allais t'ouvrir la porte, je m'étais dit...
« Oui.
« ... que ce serait chouette que t'adoptes ma fille adoptive artificielle ! T'en dis quoi ?
« Euh... »
Gérard eut l'air paniqué l'espace d'un instant. Enfin – ses pupilles s'agrandirent imperceptiblement, ce qui était le signe le plus extérieur de panique dans son cas précis.
« ... je ne suis pas sûr de...
« Enfin Gérard, tu es un Oui-tcheur ! Tu ne peux pas me dire « non » !
« N... n...n... eh merde, t'as raison... Bon bah oui, du coup.
« Génial ! Je savais bien que je pouvais compter sur toi ! Passe-moi ton portable maintenant, que j'y télécharge Siri, là !
« Humpfr. »
Et c'est ainsi que Gérard se vit confier Siri (sans sous-intrigues longues, inutiles et franchement frustrantes comme dans la série, alors qu'ils auraient juste pu SE RENCONTRER DIRECTEMENT DANS LE CHATEAU DE CINTRA OÙ ILS ÉTAIENT TOUS LES DEUX AU MOMENT DE L'INVASION À GENRE TROIS MÈTRES L'UN DE L'AUTRE, JE SAIS PAS MOI ! Sérieusement, je sais pas vous, mais j'ai trouvé tout l'arc de Cirilla qui fuit chiant à faire crever un rat mort !)
« À présent, si tu me le permets, je vais m'auto-défenestrer pour que toute cette scène prenne un ton tragique et mature », dit Colanthe après avoir transféré la conscience de Siri de son ordinateur vers le portable à paillettes de Gérard.
Et, avant qu'il ne réussisse à l'arrêter, la terrible reine des cintres se jetait par la fenêtre en gueulant : « I BELIEVE I CAN FLYYYY ! ».
« Humpfr »
Bon. Il avait Siri à présent.
« Wsh Gégé, sé Siri la Nouna ! Koman ch'pui tetr util ? » retentit soudain une douce voix féminine en provenance de son portable.
À SUIVRE...
