Shuffle Romance.

Scène 3 : Le Messager.

Lorsque la jeune cavalière arriva aux abords du château, il était évident qu'elle arrivait trop tard pour rattraper ses cibles. Restant à l'ombre d'un amas de saules et de chênes, elle observa, muette, la scène sous ses yeux. La porte où le roi de Trump s'était écroulé était maintenant ouverte, laissant passer des gardes aux couleurs de Bridge. Ils portaient le roi Night sur une civière. Le garde de Trump, ainsi que la reine et le jeune prince, se tenaient, blêmes, à côté de l'entrée.
Une fois tout le monde à l'intérieur, la lourde porte de bois refermée derrière eux, la jeune femme avança son cheval à la lumière du jour naissant. Regardant le château d'un air pensif, elle fit trotter en rond sa monture, réfléchissant aux différentes options qui s'offraient à elle.
Un bruit de sabots lointain la fit diriger son regard vers sa droite. Elle fronça les sourcils en voyant un cavalier, visiblement un messager pressé, galoper sur la route menant à la ville sous le château. Puis elle poussa une exclamation de surprise, reconnaissant les couleurs familières de son uniforme. Elle jura. Le messager devait certainement se diriger vers l'entrée officielle du château, via la ville. Forçant son cheval épuisé à gagner en vitesse, elle se dirigea vers les murs du château, sur sa gauche. Si sa mémoire ne la trahissait pas, elle devrait y trouver les étables royales. Elle devra s'en accommoder… Le temps lui était compté!

Se tenant debout dans son bureau privé, le roi de Bridge contemplait le lever du soleil aux travers de grandes baies vitrées. La douce marée de lumière dorée recouvrait peu à peu Moor, sa capitale, les eaux du grand fleuve Skate, étincelants à sa gauche, les champs fertiles de ses vassaux éparpillés autour de la ville, et même les grands arbres de la forêt de Nemuri, (où les charpentiers de Bridge prenaient leur matière première), derrière lesquels se trouvaient les falaises, délimitant la frontière sud du royaume.
En général, les rares occasions où le roi Kay se levait assez tôt pour profiter du spectacle de l'aube étaient des plus agréables, souvent en compagnie de sa petite princesse, qu'il chérissait plus que tout.
Ce n'était pas le cas ce matin là. L'aube dorée était entachée d'un rouge sanglant.
L'air grave, il dirigea ses yeux noirs d'ébène vers la fumée menacente, visible au loin, derrière la forêt et les falaises… Là où se situait le pays de Trump.
Ils avaient osé. Les conventions implicites, garantes de la stabilité des pays du continent, venaient d'être renversées en un seul coup. L'ennemi était ambitieux. Les termes paix et tranquillité pouvaient bien se voir ôtés de tout vocabulaire face à un adversaire pareil. Son visage se crispa à l'idée des batailles, trahisons, et assassinats qui allaient résulter de la chute d'un royaume tel que Trump.
La guerre… C'était une chose qu'il ne pouvait se permettre. Déjà limité par les ressources de son pays, la situation politique ne faisait rien pour améliorer sa position. Et voir son pays envahi par des guerriers anonymes et les flammes était le dernier de ses souhaits…
Cependant… Qu'allait-il faire? Quelle décision prendre?
Il s'appuya sur son bureau, fermant les yeux en pensant au choix difficile qui s'imposait à lui.
Les protégera-t-il ou non?
Le dirigeant de Trump et sa famille…
Alliés historiques, Bridge et Trump étaient aussi de grands partenaires commerciaux, et les deux peuples s'entendaient à merveille, tout comme leurs dirigeants, même s'il serait le dernier à l'avouer devant Night... La démarche naturelle serait donc de leur offrir l'asile, mais…
L'empire…
L'empire Deck était une puissance à ne pas oublier dans pareille décision. Puissante, son influence se faisait sentir jusqu'aux pays les plus lointains, et nombreux étaient les produits devenus indispensables dont elle avait le monopole. N'importe quel bouffon dirait sans hésiter que se mettre l'empire à dos, c'est se creuser sa propre tombe…
Et le problème venait de là. L'Empire affichait clairement son antagonisme envers Night, ainsi qu'à tous ceux qui la critiquaient. L'Empire avait une armée importante, aussi voir plus redoutable que cette mystérieuse armée noire qui venait de sévir.
Cette armée noire qui, malgré son mystère et ses agissements condamnables, avait bien fait connaître son adhésion aux principes de l'Empire...
Il était clair que l'Empire demanderait à ce que Night et sa famille soit remis entre les mains des envahisseurs de Trump. Tout aussi clair que les sanctions qu'elle imposerait sûrement à quiconque leur donnerait refuge...
Que faire, que faire!
On frappa à la porte. Kay releva la tête, espérant un miracle pouvant le sauver de ce cruel dilemme.
Le frappeur entra, et fit la révérence.
« Qu'y a-t-il, Iain? » Fit le roi. Iain était un garde royal, connu pour sa maladresse et pour son impressionnabilité. Il se redressa, et salua 'sa majesté' d'une main crispée.
« Un messager de la part de l'Empire, seigneur Kay! » Iain continua, ignorant le grognement du roi. « Il souhaite s'entretenir avec Votre Majesté dans les plus brefs délais, Majesté! »
Voilà qui était embêtant… Kay avait espéré pouvoir s'entretenir avec Night, si son état le permettait, avant de faire face à l'Empire.
« Où sont la Reine et notre Princesse? » Demanda-t-il à Iain, une idée germant dans son esprit.
« La Reine se prépare déjà dans la salle de réception, sire, et la Princesse Heart tiens compagnie à la Reine Crystal ainsi qu'au Prince Spade, à la porte de l'infirmerie… Les sages sont déjà entrain de soigner le seigneur Night de Trump, seigneur Kay! »
Pour une fois, Kay sourit, ignorant les exclamations perpétuelles d'Iain. Voilà qui l'arrangeait bien.
« Dit au messager que je le rejoindrai dés que j'aurai réglé une affaire d'importance personnelle. Notre reine peut s'occuper de lui entre temps! »
« Mais sire! Il m'a bien fait comprendre… »
« C'est un ordre! » Répliqua le roi, rejetant sa cape en arrière d'un geste puissant. Iain se pressa de sortir, ne voyant pas le sourire conquérant du monarque, qui sortit à son tour du bureau.
L'idée ne plaisait pas à Iain, et il s'échafaudait déjà maints scénarii catastrophes dans sa tête… Cependant, optimiste comme toujours, il se rassura en se disant que le seigneur Kay devait certainement avoir un plan en tête.
Il courut exécuter l'ordre de son roi, laissant derrière lui le bureau Royal vide, et ne voyant pas passer, de l'autre coté des grandes baies vitrées, la figure sombre d'un inconnu.

Kiyou Bridge, épouse du Roi Kay, et descendante directe des souverains précédents, était tout sauf une de ces Reines insipides, qui passaient leurs journées à coudre ou à jouer avec les amourettes de la cour. L'air sévère, ses yeux ne trahissant aucun sentimentalisme, elle se tenait, assise, sur le petit trône qui lui était dédiée.
Elle était bien au courant de la situation. Elle savait quels étaient les enjeux, les risques, les stratégies à sa portée. Kay le savait aussi... Après tout, c'était elle qui gérait la majorité des problèmes intérieurs du royaume.
Cependant, elle ne put s'empêcher d'avoir un mauvais pressentiment. Elle était sur la défensive. Ses pressentiments étaient toujours justifiés, elle ne le savait que trop bien. Son anxiété pour son amie de longue date, la Reine Crystal, ne l'aidait pas à conserver son calme intérieur.
Elle comprit en partie son pressentiment à l'entrée du messager de l'Empire Deck.
L'homme, dans son uniforme noir parcouru de gris et de rouge, s'avançait littéralement par pas de géants dans la salle. Il devait bien faire dans les deux mètres. Sa mâchoire carrée, ses petits yeux noirs cachés par d'épais sourcils, sa moustache menacente et ses épaules bien carrées n'ajoutaient qu'à l'allure dominatrice de son physique.
Ses grandes mains semblaient plus aptes à étrangler un malheureux qu'à ouvrir une missive.
« Vot' Seigneurie… Je suis Take. L'Empire m'a confié un message pour le Roi Kay de Bridge. »
Kiyou ne put se retenir de frémir.
Ce messager avait une voix grave, voir rauque, qui pouvait, par on ne sait quel mystère, vous rappeler vos pires cauchemars. Mais le plus étonnant était son accent: campagnard, rêche.
Take était tout sauf un émissaire traditionnel. L'empire ne plaisantait pas.
« Euh bien, Messager Take, le Roi Kay est indisponible pour l'instant présent. Puis-je, entant que sa Reine, entendre le message à sa place? »
Un choix délibéré. Les messagers étaient en général choisis en fonction de leur éducation et petite stature. Plus ils étaient légers et rapides à cheval, mieux c'était.
Take était une menace personnifiée.
« Je demande pardon, mais ça m'est impossible. C'est confidentiel, et je dois avoir la réponse du Roi Kay en personne et la rapporter fissa à l'Empire. »
« Je vois. »
Elle était contente que les sujets de la cour n'avaient pas été notifiés de cette séance. Un messager pareil, la mettant ainsi de coté sans qu'elle ne puisse rétorquer aurait été un cadeau des cieux à tous ceux qui lui cherchaient noise.
Il lui fallait trouver un moyen de faire patienter ce messager jusqu'à l'arrivée de Kay... Sans pour autant nuire au royaume.
Pour faire bonne figure, elle fit signe à Iain. Le pauvre homme était tellement intimidé par Take qu'il semblait en oublier sa fonction. Elle lui dit d'aller informer le 'Seigneur Kay', que sa présence était requise de toute urgence, et qu'il se devait de finir rapidement sa tâche en cours.
« Bien... » ajouta-t-elle en se levant, à l'intention de Take. « Vous devez être affamé, en attendant que le seigneur Kay nous rejoigne, vous prendrez bien une collation? »
Les yeux du géant fusèrent, mais il inclina sa tête en acceptant l'offre.
Kiyou espérait sincèrement que Kay viendrait rapidement, une solution miracle à cette situation affreuse en main.

Lorsque Kay parvint à l'infirmerie de son château, les sages et les médecins sortaient un à un de la pièce. Tour à tour, les hommes devaient faire face aux visages anxieux de Crystal, Spade, Agi et de la petite Heart. L'un après l'autre, les hommes, dans leurs robes blanches et leurs capes noires, secouèrent la tête.
Cela fendit le cœur de Kay de voir les expressions terrifiées des trois de Trump, de voir les larmes de sa fille chérie.
Il s'approcha, l'air incertain mais déterminé, du patriarche du corpus soignant.
« Il n'y a vraiment rien que vous ne pouvez faire? Son état est vraiment aussi grave? »
L'homme, au crâne dénudé et à la longue barbe grise, baissa les yeux.
« Vraiment rien, Sire. Le jeune Prince Spade nous a bien donné, sous la forme de la pointe de flèche en cause, un extrait du poison affectant le Roi Night, mais... »

Là, un des soignants plus jeunes pris la parole.
« C'est un poison magique, élaboré grâce à une sorcellerie des plus noirs. »
« Cela dépasse nos compétences, et notre savoir. »
« Même ma magie blanche n'y peut rien. »
Le patriarche leva la main pour arrêter le bavardage inutile de ses assistants.
« En bref, nous craignons que le Seigneur Night ne périsse sous l'heure. »
Kay blanchit, et s'adossa contre le mur.
« Nos condoléances... » murmurèrent les sages, en profitant pour disparaître au tournant, vers les entrailles du château.
« Papa... » Heart. Sa fille. Il regarda ses yeux pleins de larmes, et, sans rien dire, lui caressa la tête, tandis qu'elle se mit à pleurer contre ses côtes.
À deux pas de là, la Reine Crystal se tenait, interdite, adossée, elle aussi contre le mur, la main sur la bouche, les larmes coulant de ses yeux tels des cascades. Sa beauté radieuse avait laissé place à une figure tragique au désespoir.
Le garde Agi, lui, s'était écroulé par terre, ses yeux ne voulant visiblement pas y croire.
Quant au jeune Spade, garçon fringuant et sûr de lui d'habitude, il était rigide, ses mains crispées à ses cotés, sa tête baissée.
« Père... » murmurait-il. « Ce n'est pas vrai. »
« Il ne va pas mourir, non. »
« C'est impossible. »
« Dites-moi que ce n'est pas vrai. »
« Père! Dites-le-moi! »
Dans un élan de furie, typique de son age, il s'avança avec fureur vers la porte, et y rabattit son poing avec force, appuyant son cri. Un sanglot s'échappa de sa gorge, mais il se refusait à laisser ses larmes couler.
Sentant la rage prendre la place à son sentiment d'impuissance, Kay se reprit en main et s'avança vers Spade, laissant Heart auprès de Crystal.
« Donnez-moi cinq minutes, seul, avec Night. Après, je vous laisserai entre vous. »
Il entra, ignorant le regard d'incompréhension du jeune prince, et referma la lourde porte derrière lui.

Le silence à l'intérieur de l'infirmerie était insoutenable. Il n'entendait même pas le bruit matinal des cuisines, et dieu sait, on l'entendait bien du haut de la plus haute tour ce vacarme!
La pièce était vraiment bien insonorisée. Il n'entendait que son souffle, irrégulier, lourd...
« Night! »
Il s'approcha en grandes enjambées du lit du malade.
Le roi Night était vraiment dans un sale état. Tout son visage avait bleuit.
Kay retint son souffle, et fut soulagé d'entendre, bien que faiblement, un souffle s'échapper des lèvres maintenant craquelées de Night. Ouf! Toujours en vie.
Évidemment, il était inconscient.
Kay cogna du poing contre la table de chevet. Des larmes menaçaient de couler.
Les vieux fous n'avaient pas mentis alors. Night était bel et bien mourant. Il suffisait de le regarder pour s'en rendre compte.
Il avait été fou d'espérer son aide... Et ses médecins qui n'avaient pas pu sauver son ami... Lui aussi, avait failli.
Un grincement le fit sursauter.
« Qui va là! »
Il se mit en garde, tirant de sa ceinture son poignard de sécurité personnelle.
Une jeune femme, à moins que ce ne soit une adolescente(?), s'avança vers lui. Derrière elle, le battant d'une fenêtre se refermait lentement.
Elle s'arrêta à deux mètres de lui. Il la regardait, sans comprendre, attendant sa réponse.
Elle avait de longs cheveux noirs, et des yeux mélancoliques. Elle portait un costume noir, qui lui serait de bien trop prés ses atouts féminins à son goût. Son pantalon et ses bottes étaient couverts de poussière, et à sa ceinture, il distinguait plusieurs petites sacoches. Il ne voyait aucune lame, aucune arme, mais cela ne l'empêchait pas de se méfier. Elle ne fit aucun signe de vouloir lui répondre.
« Que faites-vous ici? » Demanda-t-il, laissant la colère teindre sa voix. Et si jamais elle était un émissaire de l'armée noire, venu achever le roi Night?
« N'ayez crainte... » répondit-elle. Sa voix était fatiguée, mais donnait une impression de sincérité. « Je suis venue vous apporter mon aide. Le roi Night respire encore, n'est-ce pas? »
« Que...! Qui êtes vous d'abord! »
Elle s'approcha, sans crainte, et baissa son poignard.
« Je suis une personne qui a tout à perdre par la mort de votre ami, laissez moi le soigner. »
Le Roi Kay faillit en lâcher son poignard.
« Le soigner! »
La jeune femme ignora de nouveau sa question. Son attention était toute dirigée vers l'homme, inconscient, sur le lit. Son visage avait pris un teint sombre.
« Il ne reste plus beaucoup de temps, cependant, j'aurai une faveur à vous demander en échange... »
Elle voulait vraiment le soigner, elle savait comment soigner Night! Mais comment, pourquoi?
Qu'importe. Kay n'était pas du genre à laisser passer une occasion de sauver un allié.
« Une faveur? »

« Si je parviens à lui sauver la vie, faites-le passer pour mort. Si jamais l'armée noire apprend qu'il est encore en vie, on n'aura de cesse de le pourchasser. De même, demandez à sa famille de partir en exil, de se réfugier en cachette dans quelque havre de paix. »
Elle prit l'une des sacoches accrochées à sa ceinture, l'ouvrit, et s'approcha du malade.
Durant un court instant, une expression de douleur prit place sur le visage de roi Night.
Kay blanchit... Cependant, la faveur qu'elle demandait était tout à fait raisonnable, et lui fournissait probablement une solution efficace à son dilemme politique...
« Vous pouvez vraiment le sauver? » Demanda-t-il, sa voix plus dure qu'il ne l'aurait espéré.
« Je ne peux absolument pas le garantir, au stade où il en est, mais qui ne tente rien... Vous acceptez le marché? »
« Oui! » Répondit-il, avant même de réfléchir. « Oui, j'accepte. »
« Bien. On va jouer au quitte ou double alors. » Elle prit de la poudre couleur de rouille de sa sacoche, la déposa sur la joue meurtrie du mourant, et lui caressa la mâchoire, étalant par-là même la poudre.
« Autre chose, avant que je n'oubli. Ne parlez de moi et de ceci à personne, ni même à votre famille, ni à celle de Night. » Elle sortit une autre poignée de poudre, jaune cette fois ci, et étincelante.
« Pour tromper vos ennemis, commencez par tromper vos alliés. Je suis sure que le seigneur Night comprendra. »
« Bien. » Fit Kay. Et pour sceller son accord, il se coupa la pointe du pouce et tendit sa main vers la jeune femme.
Elle lui serra rapidement la main, avant de retourner à ses soins.
Kay s'assit sur une chaise non loin, et ne quitta pas le roi Night des yeux.
La mystérieuse jeune femme quant à elle, faisait briller le malade de milles étoiles grâce à sa poudre magique.
Lorsqu'elle eut fini, elle disparut par la fenêtre, (qui donnait sur trois étages tout de même,) en murmurant une dernière chose.
« Si jamais il survit, vous le saurez cette nuit, sous la pleine lune. »