Scène 6: Achats.

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"Allons, mon chéri! Arrête de faire la moue!"

Ignorant sa mère, le jeune Spade détourna son regard d'elle pour regarder ailleurs avec des yeux remplis de colère et d'un sentiment d'injustice.

Pourquoi?

Pourquoi fallait-il donc qu'ils partent, chassés de nouveaux!

L'armée noire avait eu le royaume qu'elle convoitait tant!

Et le Roi Spade, le seul à pouvoir contester réellement leur prise de pouvoir était...

Il se mordit la lèvre pour ne pas se laisser aller de nouveaux aux larmes.

Jamais plus il ne pourrait se laisser aller à pleurer. Le souvenir de l'instant fatidique où il avait comprit ce qui était arrivé à son père, de ce sentiment de vide si intense qu'il pensait que chaque larme qui se glissait le long de ses joues allait le tuer; ce souvenir reviendrait le hanter, le consumer et réduire ses forces à néant.

Qui plus est, il le lui avait promis, à cette princesse qui avait su soulager son cœur meurtri. Sa promesse de ne jamais être séparée d'elle avait été sincère. Spade était peut-être un jeune garçon vantard et intrépide, il était aussi un prince, et entant que tel, il se devait, coûte que coûte, de tenir ses promesses.

Et s'il partait, non seulement il se trouverait séparé de Heart, mais en plus il ne pourrait pas, comme il se l'était juré devant son père inerte, mener son enquête sur ses meurtriers.

Non. Il ne partirait pas de Bridge.

Cependant le roi Kay avait raison d'un côté. Si l'assassin de son père n'avait pas été qu'un soldat noir plus zélé que la moyenne, mais des meurtriers chargés d'éliminer la famille royale de Trump...

Le jeune garçon frissonna. Dire qu'encore hier il aurait relégué le contenu de telles pensées aux "affaires de grandes personnes," au profit du dernier jeu d'adresse à la mode. A douze ans, il avait certes passé l'age requit par la société pour commencer sa carrière d'adulte, il ne se sentait pas encore prêt à affronter toutes ces pressions seul.

Mais il le faudrait.

Il jeta un œil vers sa mère.

Celle-ci avait beau faire semblant d'être joyeuse devant la foule qu'il y avait dans ce marché, son fils pouvait voir la peine immense qui menaçait de la déchirer.

Même s'il voulait rester, sa mère ne le pourrait pas.

Spade se souvint, amèrement, du chien d'un des vieux gardes de Trump, mort l'an dernier des suites d'un atroce accident. Le chien était resté auprès du corps des jours entiers sans bouger. Il avait fallu le forcer à bouger pour le nourrir, le laver, enterrer son maître... Mais dés que le chien revenait sur les lieux de l'accident, il retournait dans sa torpeur.

Le fidèle compagnon rejoignit son maître dans la mort peu de temps après.

Et Crystal avait maintenant la même lueur dans les yeux qu'avait le canidé. Spade sentait que si sa mère ne quittait pas Bridge, ne se maintenait pas en mouvement, elle aussi se laisserait aller à une mort lente.

Comment faire?

Comment faire pour convaincre sa mère de partir en Exil, tout en le laissant rester incognito dans la capitale du roi Kay?

"Ah, regarde Spade! Des citrons confits, comme tu les aimes!"

Le jeune prince regarda, sans émotion, ces bonbons souvenirs de jours plus heureux. En temps normal une lueur gourmande se serait allumée en lui, tandis qu'il faisait semblant d'être gêné de l'attitude sans gêne de sa mère.

Aujourd'hui, les deux savaient très bien que c'était juste une charade pour rassurer Crystal, pour tenter, vainement, de distraire Spade de leur départ imminent.

Remarquant le contenu de l'échoppe suivante, Spade se rendit compte que s'ils continuaient à flâner dans cette direction, la charade risquerait de se briser pour laisser place à la souffrance de nouveau.

Agrippant son manteau, Spade tira dessus sans gène, interrompant la conversation de sa mère avec la commerçante de confiseries.

"Allez viens, M'man! Tu sais bien qu'on n'est pas venu ici pour acheter des confiseries!"

Et tandis que sa mère agitait la main d'un air désolée vers la commerçante qu'elle se voyait forcée de quitter, son fils la dirigea de façon à passer rapidement, sans la voir, l'échoppe contenant les mets que Night avait préférés aux sucreries qu'aimait tant son fils. Une échoppe d'épices.

Il croisa les doigts pour que l'odeur des égouts et des gens de la ville dissimule celle des épices à la femme qu'il poussait devant lui.

Souriant doucement devant la concession soudaine de son fils vers le but réel de la sortie, en déguisements, de la reine Crystal et de son fils dans les marchés de la ville, la jeune mère consentit à se concentrer à la tache: préparer leur fuite.

Ils s'arrêtèrent à une ou deux échoppes d'habits, achetèrent un sac de voyage ainsi que des vivres pouvant durer deux semaines ou plus.

Au fur et à mesure de leurs achats, Spade fut rassuré de voir sa mère reprendre goût à la vie. La lueur morbide qui l'avait tant inquiété au début de la sortie s'était lentement estompée pour laisser simplement place à de la tristesse et une certaine résignation.

"Kiyou est vraiment généreuse de nous avoir prêté de quoi payer nos courses." Siffla-t-elle en rangeant dans le porte-monnaie en question la monnaie qu'on venait de lui rendre.

Spade se contenta de hocher la tête, avec un demi-sourire.

"Tiens?" Il regarda confus, le vendeur de chevaux que sa mère venait d'ignorer. "On laisse le garde Agi se charger de nous trouver des montures?"

Se secouant la tête, Crystal plaça un doigt sur ses livres pour lui intimer le silence.

Quelques minutes plus tard, elle se dirigea d'un pas déterminé, en sifflotant une chanson nostalgique, vers une échoppe très différente de la précédente.

'Un fauconnier?' Le prince regarda, curieux, l'assortiment d'oiseaux de chasse aux têtes capuchonnées.

Certaines étaient en cage, d'autres sur des perchoirs... Et l'homme qui s'occupait des acheteurs potentiels lui faisait penser à un vieux chasseur bien nourri, comme le démontrait sa corpulence. L'expression carnassière qu'il partageait avec ses bêtes s'envola pourtant à l'apostrophe de la reine Crystal, pour laisser place à une expression naïvement joyeuse.

"Mais c'est ce bon vieux White!"

"Oh! Mais c'est la petite Crystie!" L'homme ne fit pas mine de remarquer le regard choqué de Spade face au surnom familier qu'on venait de donner à sa mère.

"Honte à moi, je ne t'ai pas reconnue avec cette écharpe sur la tête. Mais dis-moi, ce que l'on raconte..."

Crystal hocha simplement la tête. Le monsieur White eut l'amabilité de comprendre sans pousser plus loin.

"Bon, dans ce cas, que puis-je faire pour toi? Tu sais que tu peux me faire confiance..."

Les deux adultes furent interrompus alors par la voix d'un jeune garçon.

"Papa! Voilà la nourriture pour les faucons qu'on nous a promis!"

Curieux, Spade jeta un œil vers le jeune enfant. Il devait avoir à peu prés son age, mais ce qui le marquait le plus n'était pas son air blasé ou sa grande taille pour son age, ni encore la grande caisse pleine de rats morts qu'il portait, mais la couleur dorée de ses yeux et cheveux.

"Ah! Crystie, laisse moi vous présenter mon fils Diamond. Diamond, voici Crystie et son fils, euh..."

Voyant que le vieil homme hésitait à l'appeler par son vrai nom devant tant de monde, les rumeurs allant grandissant, Spade vint lui porter secours.

"Pique."

Devant les regards étonnés des trois autres, il haussa les épaules, avant de regarder tristement un des faucons qu'ils avaient laissé voler au-dessus du stand.

Pique... C'était une traduction dans une autre langue de son prénom. Et c'était son père qui lui en avait parlé.

"Mais qu'est-ce que tu as grandi Diamond! La dernière fois que je t'ai vu, tu n'avais encore que quatre ans il me semble." Dit Crystal, pour changer le sujet.

Devant l'air confus de son fils, monsieur White se pencha vers lui pour murmurer avec un sourire dans son oreille.

Ni Spade, ni Crystal ne pouvait entendre ce qu'il disait, mais il était clair pour les deux qu'il s'agissait d'une précision sur leurs identités réelles.

Une lueur de compréhension traversa les yeux de Diamond, avant d'être remplacé par un regard acéré en croisant celui du jeune prince aux cheveux noirs.

"Dis, maman, on les connaît?" Chuchota Spade à sa mère. Monsieur White lui donnait bien une impression familière mais...

"Oui," répondit cette dernière de même. "White voyage beaucoup avec ses faucons. Il nous a souvent rendu visite. La dernière fois qu'il est venu à Trump avec son fils date de quand tu avais trois ans, mais sa dernière visite à lui date d'il y'a deux ans seulement..."

'Je vois...' Pensa le jeune prince. Il se demandait tout de même pourquoi le jeune Diamond n'avait pas accompagné son père les fois suivantes.

"Bon, et bien Crystie. Souhaites tu qu'on parle plus à loisir du service que je te dois?" L'homme corpulent indiqua de la main la tente derrière lui.

Voyant Crystie hocher de la tête, il rajouta à l'intention de son fils...

"Diamond, tu peux aller jouer un peu si tu veux. Tu demanderas au voisin de me prévenir si on a des clients."

"Toi aussi Spa- euh Pique. Amusez vous bien les garçons." Fit Crystal, avant de suivre monsieur White dans la tente.

Les deux préadolescents se retrouvèrent seuls, à se toiser du regard.

"Pique, hein?"

Spade hocha la tête.

"C'est un bon nom, Pelle aurait été un peu trop littéral comme traduction." Le jeune Diamond eut un sourire moqueur.

'Pelle?' se demanda Spade, en essayant de ne pas se laisser avoir par les taquineries de l'autre.

"Et toi? Pourquoi Diamond? Gold tirais mieux je trouve..."

Diamond prit un air pincé avant de répondre.

"C'est à moi de le savoir et toi de le deviner."

Spade roula des yeux. Ce Diamond prenait des airs bien supérieurs.

"Et toi, tu ne veux pas partir, n'est-ce pas?"

"Je te renvoie ta propre réplique." Répondit Spade en faisant une moue.

"Si tu veux vraiment savoir, Gold c'est le nom de ma mère." Admit finalement le jeune garçon.

Surpris, le prince de Trump ouvrit grand les yeux.

"Oh ne fait pas cette tête là. Elle n'est pas morte. Jusqu'à l'an dernier encore je restai avec elle pour l'aider à la maison. Elle habite dans un pays éloigné d'ici. Celui-là même d'où tu tiens la traduction de ton nom."

"Waouh. Mais alors... Tu sais parler plusieurs langues?"

"Et je compte en apprendre encore plus!" Répondit Diamond avec un sourire. "C'est pour ça que j'ai eu envie de voyager avec papa de pays en pays. Même si ce n'est pas facile de laisser maman derrière, à garder la maison."

En réponse, son camarade aux cheveux noirs eut un sourire mélancolique.

Un cri rauque vint interrompre le silence qui s'était formé entre eux. Levant la tête vers le ciel, le prince pu voir deux des faucons descendre à vive allure vers Diamond.

Avec un visage serein, ce dernier tendit le bras, et les oiseaux vinrent s'y poser.

L'un avait un plumage aussi doré que les cheveux du garçon, et l'autre des petites formes noires sur sa crête blanche qui rappelait à Spade le symbole de Pique des jeux de cartes.

"Quels beaux oiseaux." Ne put-il s'empêcher de dire.

"N'est-ce pas?" Répondit Diamond. "Celui là," il pointa du doigt vers le doré, "c'est Watts. Il est à moi et donc pas à vendre."

"L'autre," cette fois il désigna le plus petit des deux oiseaux, "c'est Lock. Il sait se faire assez discret quand il n'a pas faim."

Et comme pour démontrer qu'en effet ils avaient faim, les deux faucons s'étaient mis à lui picorer doucement le bras, visiblement en attente d'un repas proféré pour arrêter le semblant de massacre.

"Voilà, voilà, ça vient." Il se baissa pour soulever la toile qu'il avait mis sur la caisse, qu'il avait posé sous le stand, mais dut s'arrêter en voyant Watts et Lock s'exciter devant tant de viande.

"Tu peux me filer un coup de main?" Dit-il à l'intention de Spade, tout en retenant les deux oiseaux de sa main libre.

Hochant la tête, ce dernier sortit, non sans un semblant de grimace, deux rats morts de la caisse.

Une lueur de malice scintilla dans les yeux de Diamond.

"Tiens, tu veux tenir Lock un moment?"

"Pourquoi pas!" A sa réponse positive, le fils de fauconnier lui indiqua de tendre le bras, et fit s'y installa le petit faucon blanc et noir.

Spade serra des dents en sentant les griffes de Lock en faire de même autour de son bras. Il comprenait maintenant pourquoi Diamond avait des morceaux de cuire épais cousus sur les épaules et bras de son haut.

"Lance lui le rat devant le bec, si tu ne veux pas qu'il te bouffe les doigts." Diamond avait pris le plus gros des deux rongeurs morts et Watts était déjà entrain de le surveiller d'un œil avide.

"Ok."

Spade s'exécuta, et fut récompensé par un spectacle bien peu ragoûtant.

Il rougit de honte devant le rire cristallin que Diamond avait eu en voyant son visage déconfit, et ne remarqua donc pas l'air admiratif dans les yeux de l'autre garçon avant que celui ci ne le félicite.

"Tu sais, tu es bien l'une des rares personnes que j'ai rencontré à ne pas se sentir mal la première fois qu'il nourrit un faucon."

"Hein?"

"Du moins, la première de ton age." Il lança à son tour le repas de faucon qu'il tenait en l'air, et Watts s'empressa de le dévorer avec tout autant d'entrain. Diamond ne flancha pas d'un poil, visiblement fort habitué à cette vue.

"Allez, on va laisser ces deux là digérer..." Il prit Lock du bras de Spade, et le plaça à côté de Watts sur un perchoir, après leur avoir couvert chacun la tête avec une capuche.

"Monsieur!" Héla-t-il à leur voisin d'échoppe. "Vous pouvez surveiller le stade de mon père pendant un petit moment? Si un client demande à le voir vous n'avez qu'à lui indiquer la tente."

Devant l'approbation du monsieur, il tira le bras de Spade pour se jeter avec lui dans la foule.

"Allez, viens Pique. Je vais te montrer un coin bien plus intéressant du marché de Moore que ceux que tu as du visité."

"D'accord!"

Spade ne put s'empêcher de sourire devant l'entrain de ce jeune garçon...

Mais cela ne l'empêcha pas de continuer à penser à son plan pour autant.

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Pendant ce temps, au château, le garde Agi venait de finir son entretien avec le Roi Kay vis à vis de l'exil de ses deux maîtres restants.

Rangeant les parchemins qu'on lui avait donné dans un étui, il soupira en regardant tristement devant lui.

"Encore désolé que vous ne puissez pas rester suffisamment longtemps pour assister aux funérailles."

Se secouant la tête, le garde Agi le corrigea.

"Ne vous excusez pas, sire. Ce n'est pas de votre faute si les circonstances sont ce qu'elles sont. C'est plutôt à nous de vous remercier de nous protéger et de nous aider de votre mieux comme vous le faites. L'itinéraire que vous nous conseillez semble effectivement être la meilleure route pour échapper à d'éventuels poursuivants."

"Je regrette vraiment de ne pas pouvoir en faire plus."

"Et moi encore plus de ne pas avoir su protéger mon roi." Dit Agi d'un air déterminé. "Ne vous en faites pas, messire Kay."

Soupirant à son tour, le Roi de Bridge se leva et tendit la main vers le jeune garde devant lui.

"Mademoiselle Alto vous aidera avec les derniers préparatifs. Prenez soin de vous."

"Vous de même." Les deux hommes se serrèrent la main.

"Et encore merci... Du fond du cœur." Ajouta le garde, avant de sortir par la porte, derrière laquelle attendait la chef de la garde de Kiyuu.

Une fois seul, le roi se passa la main devant son visage tiraillé par le stress de la journée et la fatigue.

"J'espère que j'ai fait le bon choix en acceptant le marché de cette jeune femme, Night..." Murmura-t-il.

De sa fenêtre, donnant sur l'une des cours intérieures réservée à l'utilisation de sa famille, il pouvait entendre les pleurs de sa fille et la voix triste de sa femme qui tentait de la rassurer.

Oui, disait-elle, Spade et sa mère vont partir très loin. Non, il ne leur arrivera rien. Elle n'avait qu'à attendre patiemment le jour où elle les reverrait. Elle pourra leur dire au revoir avant leur départ, et leur exil ne durera pas éternellement...

"Je l'espère sincèrement..." Murmura Kay de nouveau.

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à suivre...