Petit mot de l'auteure : Ce texte a été écrit en une heure pour la 127e nuit du FoF sur le thème " syncrétisme ", c'est-à-dire un mélange d'influences (dans la religion ou l'art par exemple)
Je remercie Angelica, jakrster et Marina pour leurs review sur l'OS précédent !
Tous le monde les fixait – il fallait s'y attendre. Après tout, ils venaient de surgir comme des furies dans une salle de classe. C'était le genre de choses que l'on remarque. Ajoutez à cela leur couleur de peau inhabituelle pour la petite ville qu'était Avonlea, et vous obteniez une vingtaine de paires d'yeux complètement médusés posés sur eux.
Bash fit abstraction de celles-ci pour se concentrer sur la personne qui l'intéressait : Gilbert.
Son ami était debout près du tableau, une craie à la main. En temps normal, Bash l'aurait taquiné en lui disant qu'il n'en ratait pas une pour se faire remarquer, n'est-ce pas Blythe ? Mais cette fois-ci, la situation était urgente, alors il se contenta de s'exclamer :
- Excusez-moi de vous déranger, mais Blythe c'est...
Il n'eut pas le temps d'en dire plus, Gilbert s'étant déjà précipité vers lui, et surtout vers Mary qui se tenait un peu en retrait.
C'était la troisième chose qui expliquait le fait que leur entrée ait été si remarquée. Une femme enceinte jusqu'aux dents et manifestement en train de se retenir d'hurler était une chose à laquelle il était difficile de passer à côté.
- Elle a perdu les eaux ? S'inquiéta Gilbert.
- Oui, confirma Blythe, une angoisse palpable dans la voix. C'est... c'est trop tôt... On ne peut pas l'emmener chez le médecin, et comme tu as déjà fait ça je...
- Ca va aller, répondit Gilbert en posant une main rassurante sur l'épaule du pauvre homme. On va s'en occuper, et tout ira bien, d'accord ?
En réalité, Gilbert ne savait pas si tout irait bien – mais il fallait bien que quelqu'un se montre optimiste dans cette délicate affaire. Et puisque Bash n'était pas en état de l'être, il le serait pour deux. Peut-être même pour trois, s'il en jugeait le regard paniqué de Mary qui se tordait maintenant de douleur sous le coup d'une contraction puissante.
- Il faudrait... Tu te sens de rentrer à la ferme, Mary ? lui demanda-t-il.
- Cela ne sera pas nécessaire, l'interrompit Miss Stacy. Il ne faut pas qu'elle prenne de risques. Être parvenue jusqu'à l'école est déjà un miracle. Nous allons vous installer dans l'arrière-salle. Elle n'est certes pas équipée comme un cabinet médical, mais il y a de la place, de la tranquillité et même une bouteille d'alcool pour désinfecter.
L'assurance de l'institutrice parvint à calmer quelque peu son angoisse – peut-être que oui, tout irait bien. Après tout, il avait déjà fait accoucher une femme, dans des conditions plus qu'extrême, alors il n'y avait pas...
- Vous... vous n'allez pas la laisser accoucher ici ! le coupa alors dans ses pensées Billy.
- Bien sûr que si, répondit froidement Miss Stacy.
- Mais cet homme aurait pu me tuer lors de la représentation de l'an dernier ! Et puis ils sont... ils sont...
Le jeune garçon ne termina pas sa phrase mais tous comprirent ce qui le contrariait tant. Certains semblaient acquiescer doucement à ses propos, mais Anne se leva d'un bon :
- Se sont une femme sur le point d'accoucher et son mari inquiet pour sa santé et celle de son enfant à venir ! Alors évidement, que nous allons nous occuper d'eux et les aider ! L'incident à la représentation n'était qu'un accident... comme toi avec Cole. À moins que tu n'aies fait exprès de le blesser ?
Le ton mordant d'Anne fit taire Billy, qui se retrouva piégé : fallait-il démentir ? La rousse ne lui laissa pas d'avantage le temps de répondre qu'elle enchaîna :
- De toute manière, si tu avais pris la peine de chercher à connaître Bash, tu te serais vite rendu compte qu'il était sincèrement désolé de cet accident. Mais tu ne l'a pas fait, tant pis pour toi. Alors on ne va pas rester sur cet épisode plus longtemps, il y a une femme sur le point d'accoucher d'un enfant qui n'a certainement pas envie d'avoir ta tête comme premier aperçu du monde !
Sa tirade acheva d'insuffler un silence médusé dans la salle, qui ne fut interrompu que par un hurlement que Mary n'avait pu contenir. Celui-ci fit reprendre ses idées à l'assemblée, et notamment les principaux concernés.
La petite famille fut ainsi installée dans l'arrière-salle.
- Vous êtes sûrs de ne pas vouloir que je fasse appeler un médecin ? Avec ma motocyclette je vais vite... demanda l'institutrice.
- C'est gentil à vous, répondit Bash. Mais le seul médecin qui accepterait de s'occuper de Mary est à Charlottetown, alors le temps qu'il arrive...
- Je comprends, répondit-elle. Dans ce cas... je vous laisse. Je crains de ne pas être très utile dans ce genre de situation. Mais si vous avez besoin, appelez-moi. Je suis juste à côté. Et Gilbert ? Tu vas y arriver. Tu es un jeune homme brillant.
Gilbert accepta le compliment sans chercher à le nier – il avait besoin de ce genre d'encouragements pour mener sa mission à bien : faire naître le bébé de Bash et Mary en bonne santé.
Deux heures après, un cri fit écho à ceux poussés par Mary. Entre ses mains, Gilbert tenait désormais une petite forme hurlante, sanglante, et surtout magnifique. Les trois regardèrent un instant, émerveillés, le bébé s'égosiller, avant que le jeune homme ne la dépose dans les bras de sa mère.
- Bienvenue Delphine, murmura-t-elle. Bienvenue dans ce monde.
Bash, lui, se tenait en retrait, des larmes coulant de ses yeux. La majorité de celles-ci étaient dues à une joie intense, mais une partie, une toute petite partie, était inquiète. Quelle serait la vie de Delphine dans un monde comme celui-ci ? Il n'y avait qu'à voir la réaction de ce blond tout à l'heure. L'accuser de l'avoir blessé était une chose, mais il aurait été prêt à les laisser accoucher dehors, sans aucun moyen. Il ne voulait que la sécurité et le bonheur pour sa fille, mais pourrait-il lui offrir dans ce monde ?
Alors qu'il était en proie à de tels doutes, la porte s'ouvrit doucement sur Anne et Miss Stacy.
- Nous sommes désolées de vous déranger, s'exusa la plus âgée. Nous entendions des cris, puis plus rien, alors nous commencions à nous inquiéter.
- Tout va bien, les rassura Mary. C'est une fille. Vous voulez la voir ?
Anne allait s'exclamer oui, mais l'institutrice la retint – Mary venait d'accoucher, il fallait leur laisser une intimité avec leur nouvel enfant. Elles auraient tout le temps de voir le bébé, mais pour l'instant, ils devaient rester en famille.
Cette attention délicate toucha Bash autant qu'elle le rassura : oui, il y avait des garçons comme Billy, des médecins qui refusaient de les soigner, des voyageurs qui ne voudraient pas partager un wagon avec eux. Mais il y avait aussi des êtres prêts à les défendre, Marilla et Matthew qui les avaient invités pour une fête aussi intime que Noël, Rachel lui assurant de son aide si besoin.
Et surtout, il y avait Gilbert, qui lui avait ouvert les bras sans aucune hésitation.
C'est pourquoi après avoir tenu sa fille contre lui, Bash lui demanda :
- Alors Blythe, tu veux prendre ta nièce dans les bras ?
Les yeux de Gilbert se tintèrent d'émotions – Bash et lui étaient amis, incontestablement. Ils se l'étaient toujours dit. Mais pour la première fois, celui-ci l'appelait son frère.
Un frère...
L'idée lui plut. Ils n'avaient rien en commun, pas de sang, ni même un physique vaguement ressemblant qui leur aurait pû leur permettre de se faire passer pour des frères. Et pourtant, aucun terme ne lui semblait être plus approprié pour désigner ce qui l'unissait à Bash. Alors oui, il voulait prendre sa nièce dans les bras.
Ensemble ils formaient un ensemble disparate, aux origines multiples qui s'étaient chacune combinées pour former un syncrétisme étrange mais sincère, qu'ils pouvaient nommer « famille ».
Il répond aussi à plusieurs défis de la Gazette : alphabet des thèmes (grossesse), le début et la fin (tout le monde les fixait - il fallait s'y attendre), défi pour soi (écrire sur AWAE), mot du jour (main), préjugés (les hommes ne pleurent pas), première fois (accoucher), qui est-ce (écrire sur un personnage à la peau noire), titre du jour (frères de coeur)
