Chapitre 54
La série de portraits accrochés, le long du mur, se voulait être à la fois intimidante, arrogante et porteuse d'un héritage de poids. Goren en compta dix-huit précisément. Une fresque d'hommes qui remontait à 1908, si ses souvenirs étaient corrects. Cette marque de pouvoir l'impressionnait peu. L'institution à laquelle il appartenait datait de 1845. Cette dernière ayant été l'un des premiers services de police du pays et n'avait pas à rougir d'embarras face à ces figures d'autorités.
Bobby sentit la main de sa partenaire se poser l'espace d'une seconde sur le bas de son dos. Elle lui signifiait que tout irait bien pour apaiser par anticipation l'émergence d'une inquiétude bien trop hâtive. Alex fit le tour de la longue table de la salle de réunion dans laquelle une femme silencieuse les avait vivement incités à y entrer avant de disparaître, les laissant complètement seuls et sans aucune explication. Muée par son instinct de policière, Eames observa avec minutie la pièce comme si c'était une scène de crime et finit par grimacer.
- Que se passe-t-il Bobby ?
Goren secoua de la tête. Il n'en savait vraiment pas plus qu'elle. Il n'y a même pas une heure qu'un simple appel les avait convoqué tous les deux manu militari. Il se demandait depuis si ce n'était pas le moment où sa vie allait dérailler.
- Je n'aime pas ça, reprit Alex en s'immobilisant aux côtés de son partenaire après avoir terminé l'analyse des lieux.
Revenant à l'instant présent, Bobby chassa ses ombres intérieures. Il était inutile d'inquiéter plus Alex par son immobilisme. Il s'inclina afin de déposer son précieux fardeau sur l'un des fauteuils disposés autour de la table, tout en lui souriant pour le rassurer.
- Ce Byrne a tout intérêt à avoir une bonne raison pour me gâcher mon dimanche !
Eames tapa du pied, évacuant sa mauvaise humeur que ses traits commençaient tout juste à trahir.
Toujours silencieux, Goren enfonça ses mains dans les poches, adoptant une attitude détachée pour contenir du mieux qu'il pouvait le trouble qui l'agitait. A cette heure-ci, il aurait dû se retrouver chez Lewis, entourés de ses amis dont il était resté proches comme Annie. Une manière officieuse de leur présenter Alex comme sa compagne. Avec regret, la bonne humeur et les taquineries avaient cédé leur place à une certaine gravité lorsque sur la route, leurs téléphones avaient sonné en résonance. Alex et lui avaient échangé un long regard affligé de se voir gâcher leur journée en pensant à la nécessité de leur présence sur une scène de crime. A son attitude raide lors de l'échange, sa partenaire avait compris que quelque chose de bien plus grave qu'un meurtre se tramait.
Bobby aperçut soudainement du mouvement dans le couloir à travers les parois vitrées qui tapissaient tout un côté de la pièce. Il s'était attendu à une autre surprise bien plus redoutable qu'à cette apparition déconcertante d'un couple d'enquêteurs qu'il connaissait parfaitement.
- Alex ? Goren ? S'exclama une Olivia Benson tout aussi confuse de constater leur présence.
- Je suppose donc que nous avons reçu la même convocation, déclara Munch blasé en s'avançant.
- Cela m'en a tout l'air, lui répondit Alex. Vous savez ce qu'ils nous veulent ?
Goren accepta la poignée de main que Munch lui offrait avec plaisir. Il y a de ça quelques mois, pour remercier ce dernier du cadeau qu'il avait fait parvenir à la Major Case à l'attention Aliénor, il l'avait invité à déjeuner. Depuis, Munch lui demandait souvent des nouvelles de la "petite" comme il aimait bien surnommer la fillette. D'ailleurs, ils leur étaient arrivés plusieurs fois de se retrouver autour d'un café avec Aliénor lors de ses excursions avec elle dans leurs librairies préférées à Greenwich Village.
- Aucune idée, réagit Olivia en haussant les épaules.
- Il n'y a aucune raison de nous réunir aussi urgemment, à part...
Une exclamation coupa Alex dans son raisonnement, poussant instinctivement Bobby à s'interposer afin de protéger ce qu'il avait de plus précieux.
- Ah ! Vous êtes tous arrivés ! Parfait !
La voix provenait d'un visage d'homme dépassant de l'encadrement de la porte. Ses yeux d'un vert vif étaient totalement éclipsés par le roux flamboyant de ses cheveux courts.
- Nous allons pouvoir commencer ! Continua-t-il d'une voix étrangement joviale. Bienvenue !
L'homme poussa la porte avec son pied pour s'engouffrer dans la pièce. Il avait les bras chargés de dossiers qu'il posa avec beaucoup de bruit sur la table. En observant le mystérieux homme réajuster sa cravate, Eames ne put s'empêcher de le comparer avec son coéquipier. Même si Bobby était grand et imposant, il faisait pâle figure face à l'inconnu. Ce dernier devait frôler ou dépasser les deux mètres de hauteur et était d'une maigreur quasi-surnaturelle.
- Je suis l'agent Byrne ! Se présenta-t-il en séparant la pile de dossiers en plusieurs petits tas. C'est moi qui ai requis expressément votre présence.
Il se redressa, afficha un sourire éclatant en contemplant les quatre policiers silencieux face à lui.
- Je suis chargé de l'enquête sur laquelle...
Byrne s'interrompit soudainement dans son élan. Il fronça des sourcils, puis se pencha sur le côté avant de contourner la table avant de pousser un grognement réprobateur.
- Mais que fait-elle ici ? S'exclama t-il pour réclamer une explication.
Toute l'attention de la pièce se concentra alors sur ce que Goren cachait volontairement derrière lui depuis l'irruption de Byrne. Installée tranquillement dans le fauteuil dans lequel son père l'avait posé il y a quelques minutes, Aliénor serrait son sac à dos contre elle. Effrayée soudainement par toute cette agitation autour d'elle, elle lâcha ses affaires pour tendre les bras vers son père. Ce dernier l'enveloppa aussitôt dans un cocon protecteur. La fillette se cramponna à lui, cachant le visage dans le creux de son épaule. Bobby se sentit profondément agacé par la réaction de Byrne.
- Agent Byrne, lança-t-il les dents serrées."Elle", elle a un prénom que vous connaissez sûrement ! Aliénor. Vous avez interrompu ma journée de repos en requérant ma présence immédiate. Je n'ai donc pas eu le temps de prendre mes dispositions pour faire garder ma fille. De plus, j'avais la ferme intention de lui consacrer cette journée, et non de la passer en votre compagnie ! Si la présence de Aliénor vous importune, elle peut s'en aller. Mais je vous préviens que je partirais avec elle !
- Et moi avec eux ! Déclara sèchement Eames en croisant les bras sur sa poitrine.
Byrne leva les mains aussitôt pour calmer la situation.
- Détective Goren, je suis désolé si mon comportement vous a froissé. Je ne voulais pas paraître malpoli ou blessant vis-à-vis de Aliénor. Sa présence ne me pose aucun problème. Au contraire, je suis content de constater qu'elle semble aller bien après tout ce qu'elle a vécu. Puis-je juste vous demander si l'un de mes collaborateurs peut la surveiller afin que je vous parle ? C'est important. Cela concerne son affaire.
Goren jeta un nouveau coup d'œil à travers la paroi vitrée. A même le sol, Aliénor était tranquillement allongée sur le ventre, ses deux pieds battant l'air. Elle dessinait sur son bloc à dessin tandis qu'une collaboratrice de Byrne la surveillait. Bobby n'aimait pas ce qui tramait. Une angoisse sourde se levait en lui. Celle qu'on lui retire sa fille. Il n'était que son tuteur légal. A tout moment, il était possible que l'État de New-York lui retire la garde au nom de sa sécurité. Une épée de Damoclès venait d'apparaître au-dessus de sa tête. Durant l'enquête qu'il avait menée ainsi que celle du procureur et de la protection de l'enfance, Aliénor était une orpheline. A moins que... Est-ce que la sœur de la mère de Aliénor avait été retrouvée par les fédéraux ? Demanderait-elle la garde de sa nièce ? Qu'est-ce que les fédéraux avaient trouvé en poursuivant l'enquête, en explorant tous les tenants et les aboutissements ? Pourrait-il respecter ses promesses envers la fillette ? Dans le cas contraire, cela reviendrait à lui arracher le cœur, et il pensait sincèrement que son histoire avec Alex n'y survivrait pas. Quoi qu'en on dise, il avait conscience que la fillette était l'élément catalyseur de leur relation. C'était elle qui les avait rapprochés et amorcé le changement.
Sentant qu'il devait l'observer, Aliénor leva les yeux vers lui. Elle lui fit un signe de la main. Il lui sourit en retour et elle se concentra à-nouveau sur son coloriage. Pour le faire revenir parmi eux, Alex lui cogna doucement la main avec un des dossiers que Byrne venait de faire glisser sur la table. Il lut dans son regard de ne pas s'inquiéter, que tout allait bien se passer. Bobby n'en était pas aussi certain qu'elle. Un léger raclement de gorge de la part de Byrne fut le signe qu'il devait se concentrer sur la réunion.
- Détectives, je vous remercie d'avoir répondu aussi vite à mon invitation !
- Depuis quand une convocation est-elle une invitation ? Lança Munch avec sarcasme.
Eames lança un regard amusé à son homologue de l'USV. Elle n'aurait pas dit mieux.
- Simple question de sémantique, fit Byrne en reniflant.
- Quelle est la raison de notre présence ? Demanda Goren, impatient d'en finir.
Même si un brin de curiosité sur ce qu'avait à dire Byrne sur l'affaire de Aliénor le poussait à rester, Bobby aurait préféré aller retrouver l'intimité de son appartement, son refuge. Voir être chez Lewis ou même parmi la famille de Eames. Cela faisait des semaines que sa relation avec Alex avait évolué et pris le tournant d'une relation amoureuse. Même si cette dernière le dissimulait encore à son entourage, l'un et l'autre se doutait bien que personne n'était dupe du changement dans leur dynamique, ce rapprochement qu'ils avaient opéré. La famille de Alex faisait semblant pour le moment de ne rien voir pour ne pas les presser. Bobby avait tendance à croire que sa relation avec sa partenaire était un fait notoire, même de Ross. Il avait souvent surpris leur capitaine, ces derniers temps, à les observer minutieusement du seuil de son bureau, comme s'il attendait qu'ils fassent une erreur, qu'ils se trahissent pour les dénoncer. Bobby se disait aussi qu'il commençait à devenir trop paranoïaque.
- J'ai été chargé de reprendre la tête de l'enquête que vous avez mené sur ce vaste réseau pédophile que vous avez découvert. Je suis assez stupéfait du travail que vous avez accompli et du dossier que vous avez monté en si peu de jours !
Byrne agita les cils d'une manière répétée. Eames leva les yeux au ciel face à son ton mielleux. Pensait-il réellement que leur passer la pommade allait les amadouer ?
- Et les enfants que nous avons sauvés ? Lança Benson. Que sont-ils devenus ?
- Une de mes équipes a été chargée de les identifier et de retrouver des parents capables de les accueillir. Seulement un quart d'entre eux sont retournés dans leur famille. D'autres ont été placés et pour ceux qui restent, il va leur être difficile de retrouver une vie que l'on pourrait qualifier de normale pour un enfant...
Un silence de plomb s'abattit dans la pièce. Tout le monde se tourna vers Aliénor, cette petite fille qui paraissait presque ordinaire, jusqu'à ce que l'on remarque les cicatrices autour de ses poignets, ainsi que cet affreux tatouage dont on l'avait marqué comme si elle n'avait été qu'une bête d'élevage. C'étaient les stigmates de sa captivité et des abus réguliers dont elle avait été la victime pendant des mois jusqu'à ce qu'elle devienne l'investigatrice de la chute de ce réseau pédophile. Bobby ne pouvait pas être plus fière du chemin qu'elle avait parcouru depuis, traversant les nombreux changements qui s'étaient imposés à elle avec une force et un courage hors du commun.
- Des membres de mes équipes ont pris l'initiative de devenir le parrain ou la marraine d'un ou plusieurs de ces enfants. Ils s'assurent de leur bien-être et de leur sécurité. Il y a un même fonds qui a été constitué en leur nom par le bureau. Chacun recevra la même somme à sa majorité, que ce soit pour financer leurs études ou divers autres projets.
- Une belle initiative, approuva Munch.
- Je parraine moi-même un garçon, Victor, huit ans et un grand fan de Batman.
Par cet aveu, Byrne gagna un peu de sympathie au yeux de Goren, et apparemment l'estime de Benson à la vue du sourire lumineux qu'elle lui adressa.
- Enfin bref, fit l'agent fédéral en pliant et dépliant les bords d'un dossier. Je n'ai pas le but de vous exposer notre philanthropie mais plutôt de vous assurer que nous veillons sur ces enfants. Nous ne sommes peut-être pas aussi impliqué que vous l'êtes Détective Goren envers Aliénor, mais nous faisons tout notre possible.
Bobby crut lire dans le regard de Byrne un sentiment d'admiration, ce qui le mit mal à l'aise. Ce n'était pas un héros. Il n'obéissait qu'à son cœur lorsqu'il s'agissait de Aliénor.
- Sans vouloir être insensible, pourrions revenir à la raison de notre présence Agent Byrne ?
- Je vous prie de m'excuser de ma digression, détective Eames.
L'agent fédéral s'éclaircit la voix et Bobby remercia sa partenaire d'une pression sur son genoux pour son intervention.
- Donc je suis à la tête de deux équipes, l'une est chargée d'identifier les enfants ainsi que les corps retrouvés. L'autre enquête sur le réseau pédocriminel et ses ramifications. Les investigations que nous avons menées nous ont permis d'identifier une douzaine de personnes impliquées dans le réseau dont la fonction principale était de fournir des enfants pour l'alimenter. Nous avons traqué tous ceux qui ont eu un rôle de près ou de loin. Seulement nous nous sommes rapidement butés à un fait extrêmement agaçant.
- L'identification de la Reine des Enfers, je suppose ? Lança Alex avec un sourire légèrement narquois.
Byrne ouvrit la bouche avant de la refermer, puis fronça des sourcils indiquant qu'il ne comprenait pas ce que Eames venait de déclarer.
- La femme avec laquelle était associée Peck, traduisit Munch.
- Ah ! S'exclama l'agent fédéral en s'éclairant avant de se tourner vers Goren. Je me souviens que c'était comme ça que vous l'aviez surnommé lors de votre interrogatoire avec Peck. Quelle créativité ! Sauf que vous faîtes erreur. Cette reine des enfers n'est pas aussi insaisissable que vous le pensez. Nous avons finalement réussi à la retrouver. Nous l'avons arrêtée, hier matin.
- Qui ? Réclama aussitôt de savoir Eames tandis que Benson lançait un comment.
Byrne se laissa aller contre le dossier de son fauteuil, satisfait d'avoir enfin réveillé l'attention et la curiosité de son auditoire.
- Depuis quelques mois, tout ce que nous entreprenions pour la retrouver se terminait par une impasse. Nous nous sommes cassé les dents sur les données financières de Peck, ainsi que sur les montages juridiques et financiers du réseau de sociétés dont faisait partie VDO qui louait des lieux éphémères pour y loger l'activité du réseau. Cette femme demeurait un mystère et nous commencions même à douter de son existence.
- Vous avez réussi à faire parler Peck ? Demanda Munch.
Byrne grimaça.
- Non, pas tout à fait. Depuis l'interrogatoire avec le détective Goren, c'est une vraie tombe. Et son avocate ne nous aide pas beaucoup pour avoir une conversation sérieuse avec lui. Enfin sauf quand il s'agit de demander des nouvelles du détective Goren et de numéro trente-sept.
Alex se redressa d'un coup et poussée par un élan de protection demanda d'un ton tranchant :
- Est-ce que mon partenaire et Aliénor sont en danger ?
- Non, lui assura aussitôt l'agent en secouant la tête. En aucun cas. Ils n'ont rien à craindre de Peck. Il est en surveillance continue dans la prison fédérale qui l'accueille comme toutes ses communications. Nous aurions eu le moindre soupçon de menace sur Aliénor ou vous quatre, nous vous aurions aussitôt avertis, bien entendu.
Bobby sentit sa partenaire se détendre, rassurée par les paroles de Byrne. Elle était d'une férocité implacable quand il s'agissait de les protéger, Aliénor et lui. Il s'en était réellement rendu-compte dernièrement lorsqu'elle avait rabattu le caquet à l'un de leurs collègues qui ne cessait de le médiser, en particulier sur le fait qu'on ne lui ait toujours pas retiré la garde de la fillette. Et pour défier d'oser dire que Aliénor n'était pas heureuse, qu'il ne s'en occupait pas correctement, un nouveau cadre tenait compagnie à l'ancien sur son bureau dorénavant. Une belle photo de Aliénor rayonnante devant son gâteau d'anniversaire qui s'apprêtait à souffler ses six bougies. Les rumeurs depuis peu se faisaient moins vives sur ce sujet mais d'autres bien plus anciennes avaient été attisées - à juste titre ironiquement.
- Est-ce que vous vous souvenez du scandale de juillet dernier qui a fortement agité le monde politique et financier ?
- La fuite de ces documents confidentiels issus de l'un des cabinets d'avocats le plus réputé du pays ? Répondit Munch surpris. Qu'est-ce que cela a à voir avec notre affaire ?
- La clef ! S'exclama Byrne ravi de voir la stupéfaction de son auditoire. Ces documents sont une masse d'informations sur des milliers de sociétés offshores et d'accords fiduciaires ! Leur usage comme sociétés écrans pour l'évasion fiscale ou le blanchiment d'argent !
Goren se redressa, soudainement beaucoup moins ennuyé par cette réunion et surtout par Byrne. Ce dernier venait de titiller sa curiosité. La mention du scandale financier n'était pas un écart. Celui-ci avait un lien direct avec le réseau pédophile. Les rouages du cerveau de Bobby s'échauffaient et commençaient à lui faire comprendre quelles étaient les raisons de l'agent fédéral de leur pointer cette direction précise.
- Adrian Peck a été cette clef, annonça-t-il à voix haute le fruit de sa réflexion.
- Oui, son nom est apparu, confirma Byrne par un hochement de tête. Il était affilié à ces deux mots "panda bleu".
Munch et Benson grimacèrent face à ces derniers mots.
- Le panda est un animal symbole des réseaux pédophiles, se chargea Munch d'expliquer à ses homologues de la Major Case.
Goren sentit la fureur de sa partenaire s'épanouir alors qu'elle tentait de garder une attitude neutre face à ces révélations.
- Ces informations nous ont amené à découvrir ce que se cachait derrière "panda bleu". C'est un trust. Peck en est le seul bénéficiaire tandis que le gestionnaire est une femme. C'est là que cela devient intéressant. Cette femme est elle-même bénéficiaire d'un autre trust dont Peck est le gestionnaire cette fois-ci.
Byrne se tût, laissant aux quatre détectives le temps d'assimiler l'information qu'il venait de leur donner, puis reprit d'une voix légèrement bouffie d'orgueil :
- Son dossier est parmi les copies de ceux de notre enquête que je vous ai donné au début de notre entrevue.
Bobby s'empara aussitôt de la pile de chemises cartonnées dont il n'avait pas daigné prêter attention lorsque Alex les avait glissées devant lui. Il fut imité par ses collègues. Il trouva rapidement ce qu'il cherchait. D'une manière fébrile, il l'ouvrit et son regard s'arrêta sur la photographie accrochée sur le côté intérieur gauche du dossier. Il mettait enfin un visage sur le dernier monstre de Aliénor qui n'était jusque-là pas en cage. La Reine des enfers était une femme blonde d'un âge mûr.
- Je vous présente Annabelle Carlson, annonça Byrne. Une proxénète. Jusqu'à hier, elle gérait un important réseau de call-girls, était la tenancière d'une maison close et accessoirement celle d'un réseau pédophile.
Goren parcourut rapidement les pages du dossier pour en découvrir un peu plus sur cette femme. Son cerveau sortait déjà l'archive du profil qu'il avait établi il y a des mois pour le corriger et le parfaire. Retirée de la garde de sa mère en raison de son alcoolisme et son addiction aux anti-douleurs, à l'âge de douze ans, le père s'étant envolé ailleurs depuis quelques années, Carlson s'était retrouvée placée dans un foyer d'accueil. Quelques mois plus tard, elle fuguait pour aller retrouver sa mère mais avait disparu avant que les services sociaux la rattrape. On ne trouvait plus aucune trace d'elle jusqu'à sa première arrestation pour prostitution, deux ans plus tard. Durant les années suivantes, elle avait fait plusieurs allers et retours entre arrestations, foyers, centres de réhabilitation et la prison après sa majorité. Puis à l'aube de ses trente-ans, elle disparaissait des radars jusqu'à aujourd'hui. Où était-elle donc passée ces vingt dernières années ? Comment était-elle devenue cette personne qui semblait si sophistiquée sur la photo de son dossier ? Comment était-elle parvenue à devenir une proxénète, à monter plusieurs réseaux de prostitution dont celui de traite d'enfants ?
- Vous l'avez simplement confondue avec l'histoire de ces trusts ? Demanda Goren perplexe.
Il avait besoin de réponse à toutes les questions qui agitaient son esprit. Bien qu'il y répugnait, il tentait de compléter les trous du profil psychologique établi.
- En fait, une enquête était déjà menée depuis plus d'un an par une de vos équipes des mœurs. Nous nous sommes en quelque sorte associés pour aboutir aux résultats de ces derniers jours.
- Mais comment Peck et Carlson se sont retrouvés à travailler ensemble ? Questionna Munch en analysant les dossiers. Le nom de Carlson, dans mon souvenir, n'est jamais apparu de près ou de loin dans notre enquête.
Byrne haussa les épaules.
- A part ces deux trusts qui établissent un lien entre eux deux, nous n'avons encore rien trouvé de probant sur leur relation, peu importe dont la manière dont elle pourrait être qualifiée. Mais certaines rumeurs, que les mœurs ont reportées dans leurs dossiers, font état que Carlson aurait pu être enceinte lors de sa fugue. A quelques mois près, Peck a été abandonné à sa naissance. De là, à en faire un lien, il y a tout un monde dont seul l'ADN pourrait nous apporter la réponse...
Bobby vérifia que tout allait bien du côté de sa fille. Ainsi cette enquête venait de se clôturer par la capture de son tout dernier monstre. Il était partagé entre plusieurs émotions contradictoires. L'amertume de ne pas avoir arrêté Carlson lui-même et de l'affronter et une certaine indifférence. Depuis Wallace, il avait appris à lâcher des affaires même non résolues. Pour lui-même avant tout et sa santé mentale quoi qu'on puisse en dire. Mais aussi pour Alex. Ayant trouvé en elle une véritable partenaire, il ne souhaitait pas la perdre s'il devait poursuivre des chimères. Elle lui avait appris qu'il fallait parfois se contenter du boulot qu'ils fournissaient, au risque de se perdre, même si c'était injuste.
Comme avec l'affaire de Aliénor. Lorsque la juge Morgan lui avait confié cette petite fille, il avait eu d'autres préoccupations bien plus importantes réclamant son entière attention et tout son temps que de chercher la Reine des Enfers. Bobby voulait se concentrer sur cette famille qu'il construisait, sur les personnes qu'il aimait. Certains qualifieraient ce comportement comme une preuve de maturité, d'autre de lâcheté. Il referma le dossier, forma une pile bien alignée avec le reste et la fit glisser sur la table dans la direction de Byrne. Un geste symbolique pour signifier qu'il prenait ses distances. Alex se tourna vers lui, confuse par sa réaction.
- Merci de nous avoir tenu au courant, déclara Bobby. Et félicitations pour cette arrestation.
- Détective Goren...
C'est à cet instant précis que Byrne révéla son vrai visage. Un sourire qui sonnait faux étira ses lèvres.
- Vous vous doutez bien que ce n'est pas seulement par courtoisie professionnelle que je vous ai fait venir pour vous annoncer nos avancées.
Bobby observa l'agent fédéral, incliné, le bout de chacun de ses doigts appuyés sur la table.
- Bien sûr que oui, j'en suis conscient, soupira Goren. Vous n'offrez jamais rien. Vos échanges ne sont jamais donnant-donnant, voire la plupart du temps donnant-perdant.
Byrne reprit un air sérieux et sombre.
- Carlson veut vous parler, Goren. Depuis que nous l'avons arrêtée, elle ne cesse de répéter qu'elle exige un tête à tête avec les deux détectives qui lui ont volé son bien, c'est-à-dire numéro trente-sept.
- Mais...
- Dans d'autres circonstances, je ne vous aurai jamais demandé de répondre à cette sollicitation, détective Goren. Bien que j'apprécie votre travail, il n'est pas question de vous laisser intervenir et de mettre votre grain de sel dans l'enquête dont je suis le responsable. Cependant l'enjeu de cette conversation, si vous voulez bien l'honorer, est bien plus crucial qu'un égo blessé.
Benson s'excusa d'un regard pour interrompre leur conversation lorsque son téléphone se mit à sonner. Alex lui fit signe de ne pas s'en faire pour ça d'un léger haussement d'épaule. Olivia répondit à l'appel, puis avec un désolé muet formulé avec ses lèvres, signifiant ainsi que c'était important, elle sortit de la salle de réunion pour aller s'isoler quelque part. Regardant autour d'elle, Eames fut soulagé de ne voir aucun agent fédéral traîner dans les parages, surtout Byrne. Son partenaire, les mains dans les poches, s'était isolé dans un coin de la pièce. L'air sombre, il observait Aliénor qui dessinait sur son bloc avec l'aide de Munch. L'un et l'autre étaient penchés sur la feuille de papier avec la même application. La petite fille fronçait du nez à contrôler scrupuleusement que son camarade actuel ne débordait aucunement des lignes. Elle détestait cela. Munch prenait la mission confiée par la fillette avec autant de sérieux qu'il en aurait mis dans une enquête. Alex se rapprocha de son partenaire et le cogna doucement de son épaule. Elle lui sourit lorsqu'il croisa son regard. Il esquissa le mouvement de la prendre contre lui en commençant à retirer les mains de ses poches mais se retenu au dernier moment de le faire en se rappelant où ils étaient. Le quartier général du FBI. Alors elle pressa son bras contre le sien.
- Tu as trouvé une nouvelle nounou ? Plaisanta-t-elle.
- John a un chapeau, répondit-il avec un air mi boudeur, mi vexé qu'on lui vole la vedette.
Munch avait charmé Aliénor en lui prêtant son chapeau. Posé sur la table, l'étrange objet noir avait attiré l'attention de la fillette. L'inspecteur n'avait alors pas hésité à lui poser sur la tête. Elle avait émis un rire ravi avant d'aller trotter vers son père pour lui montrer son accoutrement.
- Tu le sais, Bobby, que tu es son seul papa pour elle. Personne ne prendra ta place.
- Je suis un usurpateur, déclara-t-il d'un ton sombre. J'ai pris la place de son père. Elle aurait dû grandir avec ses parents, pas avec moi.
Prise d'inquiétude par ces propos, Alex se positionna face à son partenaire et le força à retirer ses mains des poches de son jeans pour les prendre dans les siennes. Elle détestait quand il faisait ça. Réfléchir et penser aux drames qui jalonnaient leurs vies, remuer le passé en s'imaginant que cela aurait pu être différent en mieux pour tout le monde, sauf pour lui. Comme s'il n'arrivait pas à accepter que de bonnes choses pouvaient lui arriver ou qu'il les méritaient.
- Bobby, est-ce que tu penses aussi que tu as pris la place de Joe ? Demanda Alex, préoccupée par son comportement.
Elle le sentit se crisper. Elle mêla ses doigts aux siens.
- Bobby...
Il baissa les yeux pour observer leurs mains afin d'éviter de croiser son regard. Le visage de Eames se durcit.
- Tu n'as pas à lutter contre des morts, gronda-t-elle entre les dents. Tu ne leur a rien volé du tout ! Joe fera toujours partie de moi, comme ses parents pour Ally. Ils ne sont plus là pour aujourd'hui ou demain. Par contre, toi tu l'es. Pour Ally et moi. C'est ça qui compte pour nous deux.
- Alex...
- Non, le coupa-t-elle en secouant la tête. Il va falloir que tu cesses de croire que tu ne vaux rien ou bien que tu sois juste un lot de consolation. Pour Ally, c'est toi son père désormais. Tu n'aurais pas lancé la procédure d'adoption, il y a deux semaines, si au fond de toi, tu ne pensais pas l'être.
Bobby prit une inspiration et sa mâchoire se raidit.
- C'est ma fille, Alex. Tu sais bien qu'elle passe avant tout. Je veux m'assurer...
Alex lui lâcha les mains et le fit taire en lui prenant le visage en coupe.
- Tu le dis toi-même, Bobby. C'est ta fille. Pas celle d'un autre. Tu n'as pas à te comporter comme si tu avais des comptes à rendre à ses parents biologiques. Qui élève Ally, Bobby ? Qui subvient à ses besoins ? Qui la réconforte ? Qui la soigne ? Qui lui permet de surmonter ses peurs et de lutter contre ses monstres ? Qui lui tient la main et la prépare à affronter le monde ? Qui lui apporte cet amour dont elle se nourrit pour guérir ses blessures ?
- Moi... Céda-t-il en marmonnant après une longue minute de silence alors que sa partenaire attendait patiemment sa réponse.
- Tu ne te substitues pas à ses parents, poursuivit Eames en caressant le duvet piquant sur ses joues. Je sais que tu n'as pas non plus la prétention de les remplacer. Tu es Bobby pour elle. Son autre papa qu'elle adore plus que tout au monde. A chaque minute. Pour toute la vie.
- Et pour toute la vie, soupira-t-il, elle portera le nom de Goren si mon dossier d'agrément est accepté par le juge m'autorisant ainsi à l'adopter. Parfois, je me demande si c'est plus une malédiction qu'une bénédiction que je lui offre. Tu penses toujours que c'est une bonne chose, Alex ?
Elle sourit devant la réflexion de son partenaire.
- D'autres pourraient s'inquiéter de tenir le bien-être physique et psychologique d'un enfant entre leurs mains, et toi, tu t'interroges sur le fait de lui donner juste ton nom. Tu le sais autant que moi qu'un simple nom de famille ne fait pas tout dans l'éducation d'un enfant. Cela peut lui donner un sentiment d'appartenance, mais ce n'est pas ça qui va le nourrir, l'aimer et le protéger. Ça, c'est toi, Bobby. Tu le fais depuis le tout début avec Aliénor. Depuis qu'on l'a trouvée dans le sacristi.
Bobby attira sa partenaire à lui. Elle se laissa faire. Elle était consciente qu'il avait besoin d'elle. Leur étreinte était chaleureuse et réconfortante. Tant pis si Benson et Munch l'apprenaient pour eux et peu importe leur avis. Il y avait d'autres choses bien plus importantes que le secret à garder de leur nouvelle intimité en tant que partenaire. Alex se mordilla les lèvres, hésitant sur le dernier point à éclaircir entre eux.
- Tu sais Bobby, chuchota-t-elle, tu n'as pas à te battre contre le souvenir de Joe. Le seul qui compte pour moi, aujourd'hui, c'est mon incroyable amoureux, papa d'une mignonne petite fille.
Alex aimait Bobby, cette famille recomposée qu'ils formaient avec Aliénor. Tous ces moments partagés ensemble. Elle adorait passer ses soirées chez Bobby et cette routine qui les animait, centrée autour de la fillette jusqu'à son coucher ; leurs sorties à trois ; leurs rires quand Bobby faisait l'imbécile pour les amuser ; ou les moments de calme lorsque Aliénor était lovée contre son père qui lui lisait une histoire. C'était son foyer, sa tribu.
Bobby lui prit une de ses mains pour la porter à ses lèvres afin d'y déposer un baiser. Alex se sentit rougir et les battements de son cœur s'accélérer lorsqu'elle croisa ce regard brun illuminé de cette lueur dont elle connaissait toutes les nuances désormais. Bobby commença à ouvrir la bouche pour parler mais quelque chose percuta leurs jambes le stoppant net dans son élan. Ils baissèrent en même temps la tête pour apercevoir Aliénor se serrer contre eux. Certains pourraient interpréter ce geste comme de la jalousie de sa part et qu'elle voulait ainsi détourner l'attention de son père. Mais Alex savait qu'il n'en était rien. Aliénor ne souhaitait que partager ce moment avec eux de tendresse et d'amour. Bobby posa une main sur les cheveux bruns de la fillette et sourit.
- On le fait pour Cookie ? Demanda-t-il en revenant sur la principale raison de leur présence dans les locaux des fédéraux.
- Oui. Je veux pouvoir lui dire quand elle sera en âge de comprendre que nous avons affronté pour elle tous les monstres qui ont pu lui faire du mal et qu'ils sont tous en cage comme ils le méritent.
Bobby hocha de la tête, puis d'une voix hésitante demanda :
- Tu comptes vraiment rester avec nous, Alex ?
Alex posa sa main sur la sienne qui caressait les cheveux de la fillette.
- Nous terminons cette enquête, Bobby, et nous avançons tous les trois.
- Tu le souhaites réellement ?
- Oui, affirma Alex en le regardant droit dans les yeux. Je veux aussi avoir avec toi tout un tas de discussions sur notre avenir prochain ou lointain. Certaines choses vont devoir changer.
Alex jeta un regard autour d'eux. Munch leur tournait le dos, sûrement par pudeur et leur laisser de l'intimité. Benson devait toujours être accaparée par son appel téléphonique. Alors elle répondit à l'étreinte de son partenaire après qu'il lui eut déposé un baiser sur le front, tandis qu'une idée se faufilait dans son esprit sur la première chose qu'elle voulait changer, une fois rentrés.
