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Aujourd'hui, on découvre par le biais de cette Chronique un nouveau personnage dont il est encore impossible de soupçonner l'importance :)
35 – La Chasseuse
Cycle I – Tome 3 : Dessel (#24)
Rattachée au chapitre n°117 : Les adeptes d'Andeddu
Paradise était tout sauf ce que promettait son nom. Cette station spatiale, sans doute baptisée ainsi par ironie, était située le long d'une petite route hyperspatiale dérivée de la Voie Marchande Corellienne. Quoique techniquement sous la juridiction de la République, ce quadrant était largement négligé par la plupart des corporations de transport. Il était plus connu pour ses pirates et ses marchands d'esclaves, que pour l'acheminement de biens commerciaux. Cependant, lorsqu'il s'était rendu compte que les criminels aussi avaient besoin d'un endroit où dépenser leurs crédits mal acquis, un groupe d'investisseurs Muuns avait réuni les fonds pour créer une plateforme orbitale qui satisferait aux besoins d'une fraction de la société bannie d'autres mondes plus civilisés.
Lucia s'était déjà rendue sur Paradise, et plus souvent qu'elle ne l'aurait souhaité. Après sa libération d'un camp de prisonniers de guerre de la République, elle avait passé plusieurs années comme garde du corps indépendante, et bon nombre de ses clients l'avaient engagée spécifiquement pour assurer leur protection pendant leurs séjours sur la station. Si ces contrats étaient toujours bien rémunérés, elle ne les acceptait que lorsqu'elle n'avait aucune autre proposition.
Selon sa définition officielle, Paradise était un « établissement de distraction multi-services », mais la réalité de ce qu'il s'y passait était bien plus sordide que cette définition anodine. Esclaves sexuels, jeux d'argent et drogues illicites étaient disponibles sur des centaines de mondes et de plateformes orbitales, la plupart se présentant comme des lieux hédonistes pour les riches et puissants citoyens de la République, mais généralement, on s'y montrait respectueux de la loi. Ce n'était pas le cas de Paradise. Ici, la clientèle correspondait à une définition très précise : la lie de la société galactique.
Lucia avait détesté la station dès sa première visite, et chaque fois qu'elle y retournait, cette impression s'en trouvait renforcée. Alors qu'elle se frayait un chemin dans la foule du casino À la Fortune Volée – le plus grand des six que comptait la station –, elle ne vit rien de nature à la faire changer d'avis.
La musique diffusée par les hauts-parleurs se mêlait au brouhaha général. Humains, presque-humains et non-humains se mélangeaient très librement pour boire, rire, crier et parier leurs crédits aux différents jeux. Pirates, contrebandiers et marchands d'esclaves constituaient le gros de la clientèle, mais on croisait aussi quelques mercenaires, des chasseurs de primes et une poignée de gardes du corps. Presque tout le monde était armé. Des esclaves des deux sexes en maraude proposaient des boissons et d'autres services spéciaux contre paiement. Si on y mettait le prix, on pouvait tout s'offrir sur Paradise... y compris les esclaves sexuels eux-mêmes.
La menace potentielle d'un soudain déchaînement de violence était un élément de l'ambiance généralement bien accepté. Il n'y avait pas de forces de sécurité sur la station, et aucun représentant officiel de la République n'y avait jamais mis les pieds. Les blasters à visée automatique montés dans les plafonds pouvaient être utilisés comme méthode extrême de contrôle de la foule, si quelqu'un s'avisait d'agresser le personnel du casino – mais en ce qui concernait leur sécurité individuelle, il revenait aux clients de l'assurer eux-mêmes. Ceux qui en avaient les moyens s'adjoignaient une escorte de gardes du corps, tandis que le visiteur lambda devait s'en remettre à un blaster exhibé à sa hanche et à la menace de représailles de la part de ses amis, pour que les chercheurs d'ennuis y pensent à deux fois avant de l'aborder.
Lucia n'avait aucun ami avec elle pour ce voyage, mais elle avait fréquenté suffisamment l'endroit pour savoir comment éviter les ennuis. Elle arborait un air assuré, un défi silencieux dans le port des épaules et la position de la tête, qui dissuadait autrui de l'approcher. Par ailleurs, la plupart des conflits naissaient autour des tables de jeux, et elle n'était pas là pour jouer.
Elle était venue sur la station parce que la princesse l'avait envoyée chercher la tueuse Iktotchi connue sous le pseudonyme de la Chasseuse. Sa dernière visite avait aussi pour objet de contacter la Chasseuse, même si c'était alors sa décision, et non celle de Serra.
À l'époque, Lucia ne savait rien de l'arrangement conclu entre le roi et les Jedi. Elle n'aurait jamais deviné que l'assassin tuerait Medd Tandar et créerait un début d'incident diplomatique – mais si elle l'avait su, elle serait tout de même venue, pour le bien de Serra.
Elle avait vu sa maîtresse pleurer la mort de son mari. Cette tragédie avait ouvert une plaie béante dans le cœur de la princesse, et après deux mois sans aucun signe d'amélioration, Lucia n'avait pu supporter que son amie souffre plus longtemps.
La princesse avait besoin de tourner la page, mais pour faire son deuil, il fallait impérativement qu'elle sache que les responsables avaient payé pour leur crime. Mais bien que le roi ait envoyé ses troupes traquer Gelba et ses partisans, les soldats n'avaient obtenu aucun résultat.
C'était pourquoi Lucia avait décidé de prendre les choses en main.
L'engagement d'un assassin, à l'insu du souverain, constituait une violation directe du serment prêté à son entrée dans la Garde Royale, mais la situation dépassait les limites étroites d'un serment. Serra était son amie, et l'on avait fait du mal à son amie. Elle ne pouvait ramener le prince à la vie, mais elle pouvait s'arranger pour que les responsables de sa mort soient punis. C'était ainsi que devaient se comporter des amis, en faisant toujours preuve de loyauté.
C'était d'ailleurs pour cette raison que Lucia avait rejoint l'armée de Kaan dans les Nouvelles Guerres Sith, vingt ans plus tôt. Elle n'avait eu aucun penchant particulier pour le Côté Obscur, ni même pour les Sith, et elle ne désirait pas la destruction de la République. Elle était alors une jeune femme sans famille ni amis, sans projets ni avenir. Lorsque le recruteur Sith avait débarqué sur son monde, il lui avait offert ce que personne ne lui avait jamais offert : la chance de faire partie de quelque chose de plus grand qu'elle, la possibilité d'appartenir à une communauté.
Elle avait connu ce sentiment d'appartenance durant le temps qu'elle avait passé dans la Marche Obscure. Les autres membres de cette unité étaient devenus une sorte de famille. Elle aurait donné sa vie pour sauver celle de n'importe lequel d'entre eux, et elle savait que tous auraient agi de la même façon pour elle. Et si elle échouait, elle ferait ce qu'il fallait pour honorer la mémoire de la personne en vengeant sa mort.
C'était ce qu'il s'était produit avec Dess. Quoique le lieutenant Ulabore fût le commandant officiel de l'unité, tout le monde savait bien que le sergent Dessel Heldane était le véritable chef. Ancien mineur d'Apatros, c'était un géant de deux mètres pour cent vingt kilos de muscles, avec un instinct de combat exceptionnel et un don précieux pour garder ses camarades en vie dans les situations les plus impossibles. Dess avait risqué sa vie pour sauver l'unité plus de fois que Lucia ne pouvait s'en souvenir.
Lorsqu'elle repensait à ce qui était arrivé au sergent, elle sentait toujours la colère bouillonner en elle. Alors qu'ils étaient stationnés sur Phaseera, on leur avait donné l'ordre d'attaquer, avant le coucher du soleil, une installation de la République très bien fortifiée... C'était une mission suicide qui aurait décimé toute l'unité. Lorsque Dess avait suggéré au lieutenant qu'ils attendent la tombée de la nuit, Ulabore avait refusé de l'écouter. Ce maudit lâche préférait les sacrifier tous, plutôt que de dire à ses supérieurs qu'ils commettaient une erreur.
Déterminé à ne pas conduire ses amis à une mort certaine, Dess avait décidé d'agir. Il avait assommé Ulabore et pris le commandement de l'unité, changeant immédiatement de plan pour repousser l'assaut au cœur de la nuit. La mission avait été couronnée d'un succès éclatant : les forces ennemies avaient été balayées avec un minimum de pertes, assurant une victoire majeure pour le camp Sith. Dess aurait dû être considéré comme un héros pour cet exploit, au lieu de quoi, Ulabore l'avait fait arrêter et traduire en cour martiale pour insubordination. Lucia se remémorait toujours très bien la police militaire emmenant Dess menotté. Elle aurait abattu Ulabore sur-le-champ, si le sergent ne l'avait pas vue relever lentement son arme et avait secoué négativement la tête pour l'en dissuader. Il savait que personne ne pouvait rien pour le sauver. Les membres de la police militaire étaient trop nombreux, l'arme prête. Quiconque aurait tenté d'aider Dess se serait fait tuer, et lui-même aurait quand même fini devant la cour martiale.
Même alors qu'on le menait à une exécution certaine, Dess s'était soucié de ses amis.
Lucia ne l'avait jamais revu, et elle n'avait jamais su ce qui lui était arrivé, bien que la suite était facile à deviner. L'insubordination était un crime capital, et les Sith n'étaient pas réputés pour leur clémence. Mais si elle avait été incapable de le sauver, elle pouvait encore faire quelque chose pour le venger.
Elle dut patienter presque un mois avant que l'opportunité ne se présente, mais elle n'était pas du genre à oublier. L'occasion se produisit lors d'une escarmouche avec les troupes de la République sur Alaris Prime. Durant une patrouille, ils tombèrent dans une embuscade, chose qui ne serait jamais arrivée si Dess avait encore été avec eux. Mais le sergent les avait bien formés et, même sans lui, ils constituaient toujours l'une des meilleures unités de l'armée Sith. L'accrochage ne dura que quelques minutes, puis les soldats de la République rompirent le contact et s'enfuirent.
L'échange avait été intense, faisant de nombreuses victimes des deux côtés. Parmi elles, figurait le lieutenant Ulabore. Officiellement, il fut déclaré mort au combat, et personne dans l'unité de la Marche Obscure ne prit jamais la peine de rapporter qu'il avait été abattu dans le dos et à bout portant.
Certains avaient peut-être estimé qu'elle avait commis là un acte condamnable, mais pour sa part, Lucia n'avait jamais regretté sa décision. Pour elle, c'était simple. Dess était son ami, Ulabore était responsable de sa mort. Elle avait appliqué la même équation avec Serra – la princesse était son amie, son mari était mort, Gelba était responsable. C'était une question de loyauté, rien de plus.
En conséquence, Lucia avait fait le voyage jusqu'à Paradise. Quelques recherches discrètes, facilitées par des sommes importantes, l'avaient menée à la Chasseuse. Deux semaines plus tard, Gelba était morte. À présent, c'était Serra qui voulait engager la tueuse, mais cette fois, Lucia ignorait l'identité de la cible.
Quelque chose était arrivé à la princesse au cours de leur visite au Temple Jedi de Coruscant. Elle avait vu quelque chose qui l'avait bouleversée, quelque chose dont elle n'avait pas voulu parler. Lucia savait que son amie gardait secrets certains épisodes de son passé, mais elle avait toujours respecté ce droit à l'intimité. Après tout, elle aussi avait certains secrets enfouis dans son passé, et elle n'aurait pas aimé que des gens cherchent à les connaître.
Cela ne l'empêchait pas de s'inquiéter pour sa maîtresse, même si elle avait bien évidemment accepté de l'aider. Fondamentalement, Serra était une personne respectable, mais sa personnalité avait aussi une autre facette. Elle faisait des cauchemars, et il lui arrivait de passer par des périodes brutales de dépression. Lucia subodorait qu'elle avait été marquée par quelque événement traumatisant dans sa jeunesse, et c'était un souvenir si intense qu'il l'avait blessée d'une façon apparemment indélébile.
Lorsqu'elle aperçut la Chasseuse assise à l'une des tables proches de la baie vitrée du casino, Lucia focalisa de nouveau toutes ses pensées sur la tâche immédiate. À la Fortune Volée, comme tous les autres établissements de Paradise, offrait une vue parfaite sur l'arène occupant le centre de la plateforme orbitale. À travers les grandes vitres en transparacier, les clients pouvaient à tout loisir observer des combats à mort entre bêtes ou esclaves.
Les paris sur l'issue de chaque duel étaient très fréquents, mais Lucia songea que ce ne pouvait être le cas de la Chasseuse. On disait des Iktotchis qu'ils possédaient des facultés de télépathie et de précognition, ce qui leur interdisait les paris dans pratiquement tous les casinos de la galaxie. Non, la tueuse s'était attablée là uniquement pour savourer la brutalité du spectacle.
La Chasseuse était installée dans un coin de la salle, dos contre le mur. Elle portait la même cape noir que lors de leur précédente rencontre. L'épais capuchon rejeté en arrière laissait visibles les cornes incurvées vers le bas qui encadraient son visage aux traits acérés.
Lucia ne voyait que son profil, et les tatouages noirs sur son menton lui étaient cachés. Sous cet angle, il se dégageait de l'Iktotchi à la peau rouge une grâce et une élégance qu'elle n'avait encore jamais remarquées.
Elle aurait pu être belle, songea la garde du corps avec un peu d'étonnement, mais elle a choisi de se transformer en démon.
La Chasseuse se tourna vers elle à son approche, et Lucia se figea, immobilisée par ce regard jaune perçant.
- Je vous attendais, fit la tueuse, sa voix à peine audible dans la musique et le brouhaha de la foule.
- Vous m'attendiez ?
Lucia n'avait trouvé rien d'autre à dire, tant elle était stupéfaite de cette entrée en matière. Peut-être la Chasseuse avait-elle réellement la capacité de lire dans les esprits et le futur.
- Il y a eu des dommages collatéraux pendant ma mission sur votre monde, expliqua l'Iktotchi. Le Jedi. J'imagine que votre maîtresse est mécontente.
- Non, ce n'est pas la raison de ma présence ici.
- Bien, parce que je ne rembourse pas.
- Je veux vous engager une nouvelle fois.
La tueuse inclina la tête de côté, réfléchit une seconde, puis acquiesça. Lucia s'assit de l'autre côté de la table. Du coin de l'œil, elle pouvait voir l'arène, où deux monstruosités couvertes de fourrure et de sang se déchiquetaient mutuellement avec griffes, crocs et défenses. L'une semblait être un loup sanglier endorien, l'autre une sorte d'abomination à trois têtes.
- Une terbête, expliqua la Chasseuse.
Lucia n'aurait pu dire si elle avait lu dans ses pensées, ou si elle avait simplement remarqué son expression déconcertée. Elle tourna la tête avec dégoût.
- Vous avez d'autres rebelles que vous voulez me voir éliminer ? demanda l'assassin.
- Non. Ma maîtresse souhaite vous rencontrer en personne, sur une planète appelée Ambria.
La suspicion étrécit les yeux de la tueuse à gages.
- Pourquoi Ambria ?
- Je l'ignore, répondit Lucia avec franchise. Elle n'a pas voulu me le dire. Elle a seulement dit qu'elle désire vous rencontrer là-bas, en tête à tête. Elle est prête à payer trois fois la somme normale.
Elle fit glisser un datapad sur la table.
- Voilà le lieu exact du rendez-vous.
Lucia avait la conviction que la tueuse allait refuser. Tout cela ressemblait trop à un piège. Mais la Chasseuse se renversa contre le dossier de son siège, et resta sans parler pendant un très long moment. Elle paraissait être entrée dans une sorte de transe.
Décidée à faire preuve de patience, Lucia fit de son mieux pour ignorer le spectacle sanglant qui se déroulait à l'extérieur. Elle n'approuvait en aucune façon les mises à mort en guise de sport ou de récréation. Elle jugeait cela gratuit et cruel. Malgré son refus de suivre le combat, un rugissement venu des tablées voisines l'informa que l'affrontement était terminé. L'un des animaux avait dû porter une blessure fatale à son adversaire. Par réflexe, elle tourna la tête pour voir le résultat, et fut récompensée par le spectacle des trois têtes de la terbête fouissant le ventre déchiqueté du loup sanglier pour se repaître de ses viscères.
Elle regarda aussitôt ailleurs, et s'efforça de réprimer la nausée qui montait en elle.
- Dites à votre maîtresse que j'accepte son offre, déclara la Chasseuse en saisissant le datapad dans ses doigts épais et courts, qui étaient un trait caractéristique de son espèce.
L'affaire étant conclue pour elle, la tueuse reporta son attention sur l'arène, et l'ombre d'un sourire plana sur ses lèvres peintes en découvrant la scène finale du combat.
Dégoûtée, Lucia se leva, salua d'une rapide inclinaison du buste et fit demi-tour pour s'en aller. La Chasseuse semblait captivée par le spectacle sanguinolent, et elle ne trahit en rien qu'elle remarquait son départ.
