Quelques moments de vie que j'ai eu envie de publier, maintenant qu'ils ont été écrits.

Ils n'arrivèrent au fjord qu'au bout du sixième jour.

-Vous auriez pu me laisser, ahana Shiro.

-Nous avions des scrupules, répliqua Akemi.

-Tu sais, renchérit Keiko, personne n'aimerait retrouver ton squelette.

La jeune femme et l'adolescente échangèrent un regard complice.

-… dévoré jusqu'à l'os…

-Vivant! précisa même Keiko.

Akemi en pleura de rire.

-Se séparer, c'est une très mauvaise idée. Et puis, qui veillerait sur nous, sinon?

Il la considéra d'un œil paternel, amusé, en quelque part, comme tout à fait conscient qu'elle n'avait aucunement besoin de lui en ces lieux, mais toujours un brin triste. Le fameux regard de la nostalgie. Akemi l'interpréta, cette fois, comme étant plutôt fier.

Arrivés au campement - un village, aurait dit Shiro -, elles installèrent leur tente tandis qu'il allait se présenter à la dirigeante de l'endroit, une Issei comme lui, histoire de l'informer qu'ils n'étaient pas morts.

-Je vais envoyer un message à votre mère, ajouta-t-il en revenant.

-Je vais chercher à manger, offrit Akemi.

Il opina, et Keiko se glissa dans les pas de sa sœur lorsque celle-ci ressortit dans la nuit.

Le camp était éclairé par des feux follets d'herbe sèche et d'huile, la lumière dissuadant ainsi les rares animaux nocturnes du coin. Akemi suivit le chemin, errant dans le camp jusqu'à apercevoir un écriteau, devant une tente. L'inscription était illisible pour Akemi mais les dessins qui y figuraient étaient clairs. Une odeur agréable flottait dans l'air, et si elle tendait l'oreille elle entendait des conversations.

-Ils servent de la viande, confia-t-elle, ravie, à Keiko.

Ils ne mangeaient que rarement de la viande, à la maison. À l'intérieur de la tente résonnaient des mots d'espagnol, de ce que crut comprendre Akemi. Elle répondit dans un français atroce et arriva à rafler deux bols au contenu parfumé. Elle et Keiko allèrent s'assoir dans l'herbe et savourèrent en silence la viande de bug, fondante dans la bouche et au goût d'arachide. Un bug n'était pas facile à tuer. Elles en profitèrent au maximum.

Shiro les retrouva une heure après, son ordinateur à nouveau rangé, bien loin du plat qu'il tenait. Le sien n'était composé que de riz et de légumes. Pas de viande. Shiro avait déjà eu bien assez de mal avec la nourriture- de longs mois, voire des années à se réhabituer à la vraie nourriture, Akemi se rappelait l'avoir vu faire quand elle était toute petite- pour imaginer qu'il remangerait un jour de la viande.

-Comment allait maman? lui demanda Akemi.

-Bien, dit Shiro. Comme d'habitude. Tu pourrais lui envoyer des messages, toi aussi.

Akemi tendit par réflexe la main vers la poche juste au dessus de sa taille, à portée de main mais sans gêner le sac à dos qu'elle portait durant la journée.

-Allons-nous continuer avec l'expédition? s'enquit alors Keiko.

-Je ne sais pas encore, répondit Akemi, heureuse de changer de sujet. Pourquoi?

-Parce qu'il y a des antennes-relais sur leur trajet pendant encore une quarantaine de kilomètres. Après, tu ne pourrais plus parler avec Kaoru jusqu'au prochain camp.

Keiko ne disait jamais papa ou maman. La faute à ses noms différents, ceux de ses parents qu'elle voyait encore quelquefois, même si elle vivait avec eux depuis qu'elle avait six mois. Akemi grimaça.

-D'accord, fit-elle en se levant.

La zone délimitée par l'antenne se trouvait un demi-kilomètre plus loin. Akemi se laissa tomber dans l'herbe dès qu'elle vit le point rouge s'allumer sur son ordinateur. Que devait-elle écrire? Je vais bien; nous allons tous bien, papa et Keiko et moi. Nous avons atteint le premier cours d'eau. Elle envoya aussi des photos. Un rare champ d'herbe sans arbres. Un selfie de Keiko contre le ciel bleu. Shiro à une cinquantaine de mètres derrière, essayant de suivre le rythme de marche de ses filles. Elle-même aussi, dans le regard de l'artiste en herbe qu'était sa sœur de douze ans, la main appuyée contre un arbre couvert de mousse.

Je suis heureuse de l'apprendre, répondit Kaoru avec un smiley, et Akemi se mit à rire, imaginant sa mère sourire. Qu'allez-vous faire?

Je n'en sais encore rien.

J'imagine que tu ne sais pas non plus quand vous rentrerez.

Non. Je crois que papa et Keiko sont en train de planifier tout ça.

Vous me manquez.

Tu me manques aussi, maman.

À bientôt, écrivirent-elles, presque en même temps.

Quand Akemi retourna finalement au camp, Shiro et Keiko étaient rentrés à la tente, comme prévu. Leurs sacs étaient posés dans un coin, leurs armes dans l'autre, aussi loin que possible des sacs de couchage. Son père et sa sœur étaient assis sur leur couchette respective, une carte préalablement téléchargée affichée sur l'ordinateur de Shiro, chuchotant en riant.

-Qu'est-ce que Kaoru a dit? lui demanda Shiro lorsqu'Akemi s'étendit sur son sac de couchage.

-Pas grand chose. Elle se demandait quand elle nous reverrait.

Shiro reporta son attention sur la carte.

-Suivre le fleuve sur cent quarante kilomètres représente facilement une dizaine de jours de plus.

-Huit. Pour moi et Keiko, papa. Toi, il t'en faudra quinze.

Il eut un sourire.

-Quinze jours, alors. Avec le trajet du retour, ça fait au moins vingt-sept jours.

-Et tu ne te sens pas la force? le taquina Keiko.

Il passa la main dans ses cheveux châtains, l'air amusé. Keiko avait des traits très caucasiens, contrairement à Akemi; des cheveux et des yeux marrons et un joli teint pêche. Akemi, elle, était dorée comme Shiro, les cheveux très foncés de Kaoru et les yeux plus bridés encore que ceux de ses parents.

-Bien sûr que j'aurais la force. Je ne suis pas encore si vieux.

Akemi devina la suite aussitôt: il détestait les ralentir.

-Ce ne sera pas si mal de prendre quelques jours de plus, affirma-t-elle. Pense à Keiko avec ses petites jambes.

L'adolescente aillait protester, mais elle se ravisa aussitôt.

-Kaoru survivra à trois ou quatre jours de plus sans nous, ajouta-t-elle.

-Neuf, rectifia Shiro.

-C'est un chiffre, ce n'est pas grave.

-Eh bien, je… Je pensais qu'on pourrait couper à la moitié du chemin. Si ta sœur ne se trompe pas, nous serions rentrés dans vingt jours plutôt que vingt-sept.

-C'est parce que tu veux épargner tes propres petites jambes? demanda Keiko, toujours légèrement vexée.

-Non, se défendit-il.

-Nous quitterions le campement, fit remarquer Akemi. Pour deux semaines, au moins. C'est faisable, ceci dit. Il faudrait juste recharger nos armes et transporter des torches nous-mêmes.

Mais Shiro repoussa soudain l'idée.

-Restons sur cet itinéraire pour l'instant. Nous verrons.


Ils partirent relativement tôt le lendemain matin. Une partie des nouveaux arrivants était déjà partie, et la plupart de ceux qui étaient encore là resteraient encore un moment. Ils profitèrent de l'eau vive pour prendre un bain glacé, elles à un endroit de la rive et lui à un autre. L'eau ne manquait jamais mais en temps normal, il fallait trouver un filet d'eau dans la végétation. Une fois rhabillés et à peu près secs, ils s'occupèrent de leurs effets personnels. Keiko roula les sacs de couchage et chacun ramassa le sien. Akemi récupéra ses couteaux, son pistolet et passa son fusil d'assaut par dessus son sac à dos tandis que Shiro repliait la tente.

-Tu l'as bien déchargée? fit son père, anxieux.

-Elle est toujours déchargée, papa.

Elle avait récupéré le fusil des stocks de la sécurité du Yamato et elle savait que ça rappelait de mauvais souvenirs à Shiro. Mais elle savait aussi que l'arme était bien meilleure que son pistolet face à la carapace épaisse d'un bug, et Akemi s'estimait heureuse de la posséder. Elle glissa la main dans sa poche et en sortit le barillet. Il était tout juste rechargé et luisait doucement d'un éclat bleu.

-Tu vois? Aucun risque.

Quand ils repartirent enfin, il faisait déjà bien clair. Ils croisèrent quelques âmes en chemin, mais distancèrent rapidement ceux qui restaient sans pour autant rattraper ceux qui étaient partis plus tôt. Ils étaient donc seuls au milieu de la jungle. Ils ne s'arrêtèrent qu'à quelques reprises, quand la petite vessie de Keiko faisait des siennes ou pour manger. Ils ne transportaient pas de nourriture, la jungle ne manquait pas de plantes comestibles. Pour le souper, au soir, Shiro ramassa des têtes de violon et les fit cuire dans quelques gouttes d'huile superflues. Ça ne pouvait pas être considéré comme de la friture, mais Akemi apprécia l'attention.

-Avec un peu de chance, on sera dans un campement demain, dit Keiko en léchant la fine panure sur le légume en spirale.

-Je suis si mauvais cuisiner? se moqua doucement Shiro.

Keiko rougit. Elle était clairement meilleure pour dire des plaisanteries que pour les recevoir.

-Non! se défendit-elle. C'est juste que… C'est un peu limité.

-J'aurais sûrement pu trouver autre chose, admit-il.

-Il ne reste plus d'huile, prévint Akemi, évaluant le niveau de la bouteille tout en jetant un regard à la torche.

-Il en reste dans la poêle, constata Shiro. Laquelle de vous deux veut tenter l'expérience?

Il tenta l'expérience avec une feuille épaisse. Ce fut Akemi qui s'essaya en premier. C'était légèrement pané et à moitié confis dans des sucs amers. Ç'aurait pu être pire, se dit Akemi. Mais Keiko avait raison. Vivement qu'ils retrouvent le prochain camp.


Ils arrivèrent au deuxième camp au neuvième jour, vers midi, vingt-cinq jours avant leur retour présumé, soit deux jours plus tard. Cela aurait pu leur en prendre qu'un seul. Akemi et Keiko eurent toutes les deux la décence de ne pas le souligner.

-Au moins, cette fois, ils parlent japonais, souligna Keiko.

-Ils font ce qu'ils peuvent, répondit Shiro en haussant les épaules.

Ils s'installèrent plus près de l'antenne, cette fois-ci. Il y avait nettement moins de gens, probablement à cause de l'heure tardive, et pas encore de distribution de nourriture.

-Je voulais manger chaud, bougonna Keiko.

Akemi évalua l'huile qui lui restait dans son sac. Peut-être qu'elle pouvait faire des frites, si elle arrivait à en racheter.

-Je peux peut-être trouver des patates douces, proposa-t-elle distraitement.

Shiro lui jeta un coup d'œil à la dérobée.

-Si près de l'eau?

-Ça ne coûte rien d'essayer.

-Tu devrais la garder, dit-il en désignant le liquide ambre.

-Peut-être, mais j'ai faim. Et Keiko aussi.

À force de recherche, Akemi récupéra une dizaine de patates douces dont les feuilles dépassaient du sol. Elle les découpa comme elle put, sans planche, enleva la peau et les feuilles non comestibles, et fit griller le tout dans la poêle que trainait Shiro dans son sac avec la moitié de ce qui restait dans la bouteille. Elle prit soin de renterrer les peaux. Peut-être que d'autres pousseraient.

-Tu crois que ce sera suffisant? demanda Shiro en reprenant la bouteille.

-Oui, dit Akemi. Pour la nuit prochaine, au moins.

Keiko, elle, n'avait pas ce genre de préoccupation.

-Ça sent si bon! clamait-elle en sautillant près du feu de camp.

Ça puait, oui. Mais Keiko ne paraissait sentir que l'odeur de grillé. Shiro l'écarta des flammes.

-Assois-toi. Tu m'étourdis.

S'il ne souriait pas souvent, ses yeux riaient. Keiko obéit. Akemi planta une baguette dans une frite et lui tendit la première.

Le soir venu, Akemi et Keiko laissèrent leurs vêtements en dehors de la tente, histoire d'aérer. Après un instant d'hésitation, Shiro y laissa sa chemise, trop pudique pour enlever autre chose. Il ne portait qu'un t-shirt en coton et on pouvait distinguer les cicatrices sur ses épaules. Il ressortit la carte dès qu'il fut installé.

-On est encore très loin du milieu du chemin, souligna Akemi. Pourquoi prendre la décision maintenant?

Il regarda l'écran, indécis, finit par le remettre en état de veille.

-Je ne sais pas. J'y pense sans arrêt.

-Si tu veux le faire, je vais t'accompagner, offrit spontanément Akemi.

-Pour ne pas retrouver mon squelette? la taquina-t-elle.

-Je suis sérieuse…

-Moi aussi, ajouta Keiko au même moment.

-Si tu décides de rentrer plus tôt, nous aussi.

Il la considéra un moment, les yeux dans le vague, et Akemi se demanda ce qu'il voyait- Kaoru le faisait tout le temps, pourquoi était-ce si compliqué? - les cheveux détachés, en sous-vêtements, dans l'obscurité.

-Tu le voudrais vraiment? demanda-t-il. Rentrer?

-Ça m'est égal, répondit-elle d'un ton neutre.

Mais il secoua la tête de droite à gauche, comme pour dire non.

-On verra, dit-il néanmoins.


Les jours s'étirèrent. Les camps s'espacèrent. Même si elle vérifiait plus souvent que nécessaire le niveau du barillet de son fusil, Akemi apprécia ces quelques jours. Ils étaient seuls au milieu du monde. Même le long de la rive, remarquablement dépourvu d'arbres et où on pouvait voir l'horizon, ils ne croisèrent personne. Ils restèrent le long du fleuve pendant quatre jours. Le quatorzième jour, donc, ils se réengagèrent dans la forêt pour contourner un tronçon de plage non accessible à pied.

-Ce serait le moment idéal, fit remarquer Akemi. Nous n'aurions qu'à partir… dans cette direction, lança-t-elle à son père et à sa sœur, restés quelques mètres en arrière, après avoir consulté la carte sur son propre ordinateur.

D'habitude, Keiko restait près d'elle, mais cette fois elle avait préféré trottiner à côté de Shiro tandis qu'Akemi ouvrait la marche. Peut-être pour prendre davantage son temps ou parce que la discussion qu'elle avait commencé une heure plus tôt avec lui était trop passionnante pour en décrocher. Elle ne l'entendait qu'à moitié, concentrée sur les bruits de la forêt, mais franchement, ça ne la dérangeait pas. La physique de haut niveau, ça ne l'avait jamais intéressée, n'en déplaise à ses parents. Elle, elle préférait entendre parler du Japon, quand elle en avait la possibilité. La nostalgie de Shiro était devenue au fil des années de plus en plus douloureuse, pour lui. Il n'avait jamais pardonné, pas même à Kaoru.

-Combien de jours? demanda Shiro, à sa hauteur.

-À partir d'ici, euh… huit jours. Quatorze ou quinze si on continue vers le fleuve.

Il eut un regard dépité.

-Continuons, décida-t-il.

-Tu en es sûr? demanda Keiko. Pas trop courbaturé?

Il rit.

-Mais non. Allez, en route.

Malgré tout, Akemi se retourna plusieurs fois pour vérifier s'il allait bien, tandis que Keiko resta obstinément à côté de lui. À l'heure du souper, lorsqu'ils décidèrent de s'arrêter enfin, il semblait mal en point, comme s'il avait déjà renoncé.

-Je lui donne la soirée, dit discrètement Akemi à sa sœur tandis qu'elle s'occupait de monter la tente, et Keiko gloussa.

Il renonça une heure plus tard. Huit jours lui semblaient moins éprouvants que quinze.


Akemi s'assura de garder un rythme plus léger, les jours suivants, et de faire des pauses régulières. Shiro ralentissait, c'était évident. Il ne se plaignait jamais mais elle le voyait soulagé. Il boitait légèrement, mais son problème s'accentuait quand il croyait qu'elles ne regardaient pas. Qu'est-ce qui lui faisait le plus mal? Les courbatures ou les cicatrices?

Bon sang, qu'est-ce qui lui avait pris? Rentrer serait un soulagement. L'idée même de rentrer était un soulagement.

-Pourquoi tu penses qu'il a voulu venir? demanda discrètement Keiko à Akemi.

-Pour nous surveiller.

-Kaoru va mal le prendre s'il rentre dans cet état.

-Peut-être, murmura distraitement Akemi. On verra.

Elle aurait aimé dire que Kaoru serait indulgente mais elle connaissait leur mère.

-Tu crois qu'il reviendra, un jour?

-Sûrement, fit Akemi alors qu'elle n'en savait strictement rien. Allez, marche.

Elle ne laissa entendre dans ses messages que Shiro était dans un sale état que deux jours présumés avant leur arrivée.

-Tu ne l'avais pas prévenue? s'étonna Shiro.

-Toi non plus, souligna Akemi.

Les yeux de son père riaient.

-"Un sale état"? C'est ce que tu as dit?

-J'ai dit "difficultés". Mais tu as l'air sur le point de mourir tous les cent mètres. Je ne sais pas ce qu'il te faut pour être dans un sale état.

-Oh, j'ai déjà connu pire.

-Je sais, papa. Tu veux qu'on arrête pour boire de l'eau?

Il leur en fallut trois, finalement, avant d'atteindre la première bourgade. Akemi offrit tout ce qui lui restait de nourriture dans leurs sacs- l'huile et les feuilles de palmier dans le sien, les pommes trop mûres dans celui de Keiko et les rations de secours qu'il restait à Shiro- contre un voyage en véhicule. Le trajet ne durait qu'une heure et il leur restait de l'eau. Keiko grignota discrètement une pomme violette qu'elle avait gardé en cachette tandis que Shiro s'était affalé contre son siège.

-Il a besoin d'assistance? s'enquit leur chauffeur.

-Non, murmura Shiro avant qu'Akemi ne puisse parler. De vieilles blessures.

Le chauffeur les déposa à l'entrée de Niss, incapable de s'avancer plus près. Niss était essentiellement taillée sous les arbres et aucun véhicule ne passait au travers, mais elle n'était pas suffisamment grande pour que ce soit problématique.

-Merci, lui dit Akemi avant de s'emparer du sac de Shiro.

-Merci, claironna Keiko à sa suite.

Kaoru les attendait, un bol de riz encore fumant sur la table, au parfum sucré. Elle ne paraissait pas plus inquiète ou en colère que ça.

-Il va bien, dit Akemi. Ne t'en fais pas.

-Bien, dit Kaoru, puis, une seconde plus tard: Toi aussi? Et elle?

-Kaoru! s'écria Keiko en entrant dans la pièce.

Akemi s'écarta d'un pas tandis que Keiko se jetait dans les bras de leur mère. Maman lui avait manqué.

-Nous allons tous bien, fit Akemi, et le regard de Kaoru revint sur elle, même si elle tenait toujours Keiko serrée contre elle.

Elles se ressemblaient un peu, aussi, curieusement. Kaoru avait de grands yeux d'occidentale, elle aussi et le teint exceptionnellement clair, à mi-chemin entre le beige occidental et le blanc très pâle de certains asiatiques. Elles fronçaient le nez de la même façon, marchaient de la même façon et avaient la même attitude accusatrice quand elles étaient fâchées. C'était mignon sur Keiko et terrifiant sur Kaoru.

-Je vais aller me laver, ajouta-t-elle. À moins que quelqu'un ne veuille y aller avant.

Dans la salle de bains, elle tira le voile derrière elle et l'attacha soigneusement avant de se déshabiller, laissant ses vêtements sales sur le sol dallé. C'était si différent de la terre et Akemi frissonna lorsque la plante de ses pieds se posa sur la pierre froide. Elle compta jusqu'à trois et se glissa sous l'eau froide. Il y avait un petit réservoir d'eau chaude, mais rien d'étonnant à ce qu'il n'y en ait plus à cette heure. En ne restant que quelques secondes à la fois, Akemi arriva finalement à se rincer correctement. Quand l'eau redevint claire, sans terre ni savon, Akemi s'écarta du jet, attrapa une serviette et sortit. Shiro se trouvait à présent assis dans la cuisine, Kaoru près de lui, la jambe droite de son pantalon relevée et celle-ci sur la table, le métal toujours maculé de terre.

-Puis? lança-t-elle.

-Je ne suis pas mort, répondit Shiro sur le même ton, mais il grimaça dès que Kaoru approcha la main.

Sa mère releva les yeux.

-Tu peux prendre des vêtements à moi, si tu veux, proposa-t-elle.

-Merci. Mais je dois encore avoir quelque chose de propre.

Keiko était dans sa chambre, adjacente à celle d'Akemi. Sa sœur eut au moins la décence d'attendre qu'elle ait enfilé des sous-vêtements pour tirer le rideau et entrer.

-J'ai vu Shiro sans sa jambe, pérora-t-elle.

-Moi aussi. Referme ce rideau.

Elle enfila une robe par dessus sa chemise. Ce n'était pas pratique pour marcher mais ça n'avait pas vraiment d'importance, pour l'instant. Derrière elle, Keiko s'était assise sur le lit.

-Au moins, Kaoru ne lui en voulait pas.

-Tu vas salir mes draps, Keiko.

La fillette se releva aussitôt.

-Je les mettrai au lavage, dit-elle d'un air contrit, tirant sur le tissu.

-Laisse tomber, fit Akemi en l'écartant. Va plutôt prendre une douche.

Une fois Keiko sortie, Akemi défit les draps, attrapa au passage une chemise pour sa sœur et alla la déposer devant le rideau de la salle de bain avant de se glisser dans la salle de lavage. Elle renversa ses draps dans la cuve et frotta jusqu'à ce que tout soit propre avant d'aller les accrocher à l'autre bout de la maison, là où l'humidité était la moins présente. Quand elle revint dans la cuisine, Keiko y était assise près de leurs parents, une chemise d'Akemi sur le dos, propre, les jambes nues. Shiro, lui, n'avait toujours pas remis les siennes.

-Je vais bien, fit-il à l'intention d'Akemi, le tissu de son pantalon laissant deviner ses moignons, même pas assez de chair et d'os pour lui permettre de s'assoir correctement. J'ai juste besoin de me reposer quelques jours.

-C'était idiot de ta part, dit Kaoru.

-Je sais, grimaça Shiro.

-C'était la première fois, fit remarquer Keiko.

Kaoru esquissa un sourire.

-C'est vrai. Qui a faim?

Il restait du ragoût de pommes. C'était plutôt fade, à peine sucré. Keiko mangea avec appétit et Shiro ne sembla même rien remarquer.

-C'est avec ça que tu t'es nourrie pendant tout de temps? demanda néanmoins Akemi.

-J'ai fait ce que j'ai pu, répliqua Kaoru, légèrement sur la défensive- elle adoptait souvent ce ton- mais son regard s'adoucit légèrement. Je suis contente que tu sois de retour.

Akemi hocha machinalement la tête.

-Moi aussi, fit Keiko, un peu plus bruyamment que nécessaire.


Dès le lendemain, Keiko retourna directement à l'école, qu'elle avait plus ou moins suivie à distance, ses cours téléchargés sur son ordinateur. Dans le coin, elle se faisait en japonais et en mandarin, les deux langues les plus parlées.

-Tu vas pouvoir rattraper ton retard? lui demanda Shiro.

-Bien sûr qu'elle le fera, dit Kaoru.

Elle porta sur Keiko un regard tout fier, dans sa jolie tenue. Elle ressemblait un peu à une écolière japonaise d'autrefois, même si le tissu était différent et l'ensemble plus léger. C'était la première chose qu'Akemi avait été contente d'abandonner quand elle avait terminé le lycée. Akemi se joignit à la marche quand sa mère décida de raccompagner sa sœur.

-J'aurais préféré avoir un jour de plus, confia subrepticement Keiko à Akemi.

-Je sais, Kei-imoto.

C'était déjà incroyable que Kaoru et Shiro aient accepté de la laisser manquer quelques semaines.

-Que vas-tu faire, toi?

-Trouver un emploi? Dockeuse, peut-être, jusqu'aux vacances. Je veux passer l'automne ici avec toi. Après, je verrai bien.

-Tu pourrais retourner aux études, toi aussi, laissa échapper Kaoru.

Akemi détourna le regard.

-Peut-être, murmura-t-elle.

Mais pour faire quoi? Franchement, elle était plus utile là où elle était. Et sa patronne serait ravie de la revoir, elle serait bien accueillie.

-C'est bien, souligna Kaoru. Mais tu pourrais faire mieux.

Akemi préféra ne rien répondre. Engager cette dispute-là la faisait toujours se sentir perdante. Keiko lui jeta un regard inquiet et Akemi sourit en lui prenant la main. Elles laissèrent Keiko devant l'établissement de pierre, qui se démarquait nettement de la végétation, et reprirent le chemin inverse.

-Tu n'as jamais voulu? reprit Kaoru, revenant à la charge.

-Oh, j'ai dû vouloir des tas de choses.

Kaoru rougit légèrement.

-Tu sais ce que je veux dire.

-Je sais, acquiesça très vite Akemi.

Mais Kaoru n'abandonna pas aussi facilement.

-Tu sais, nous te soutiendrions quoi que tu choisisses. Tu ferais sûrement une grande artiste, si tu le décidais.

-Si j'avais un talent en quelque chose, oui.

-Mais tu es douée! répliqua aussitôt Kaoru. Tu n'avais pas encore un an et demi et tu parlais déjà comme ton père autant que comme moi... tu avais quatre ans et tu écoutais aux portes tous ceux que nous fréquentions, tu retenais tout ce que tu entendais. Tu étais déjà si brillante.

Akemi esquissa un pâle sourire. Elle savait depuis longtemps que bosser dans un port ou en marchant de camp en camp en tant que porteuse d'armes n'était pas exactement ce que ses parents avaient imaginé pour elle. Mais elle ne serait jamais scientifique, au contraire de Keiko. Elle était trop stupide pour ça- ou pas de ce type d'intelligence, comme le disait parfois Kaoru.

-Merci, dit-elle simplement.

De retour à la maison, Akemi élut domicile dans la cuisine tandis que ses parents restaient dans le salon, où se trouvait Shiro, encore immobilisé. Ses cicatrices avaient enflé, selon Kaoru, et il ne souhaitait pas que ses filles voient ça. Akemi en profita pour se faire des pâtes comme elle en avait rêvé pendant un mois- c'était tellement mieux que le régime de légumes de saison, que Keiko appelait joyeusement "bouffe de camping", que ces voyages imposaient, à l'exception de l'unique fois où elles avaient mangé du bug- et jeta un vague coup d'œil aux programmes universitaires auxquels elle aurait pu accéder. À distance, idéalement, parce qu'elle ne resterait pas cloitrée dans cette région pour quatre ans. Elle aillait appuyer sur la première description qui ne semblait pas trop terrible quand un message de Shiro lui parvint. Je ne devrais pas me mêler de tes affaires mais ta mère aimerait savoir si ceci a un lien avec votre discussion de tout à l'heure. Akemi referma tout en vitesse.

-Tu m'espionnes depuis longtemps? lança-t-elle assez fort, au travers des murs.

J'ai jeté un œil, affirma Shiro. Akemi glissa l'appareil dans la poche de sa chemise et entra dans le salon. Son père était assis dans son fauteuil, une couverture jetée sur ce qui restait de ses jambes. Sa mère était sur le canapé. Akemi aurait eu du mal à dire lequel avait l'air le plus coupable.

-Ça fait longtemps que tu m'espionnes? répéta-t-elle.

-Non, répondit Shiro, dont l'ordinateur ne se trouvait plus près de lui. Mais c'est moi qui gère le réseau ici. J'en suis capable.

Hum. Akemi jeta son bol de pâtes sur la table et s'assit sur le canapé, à l'opposé de Kaoru.

-Est-ce que je suis la seule à me rappeler à quel point j'ai galéré pour simplement finir le lycée? Et vous pensez encore que c'est une bonne idée de m'envoyer à l'université?

-Tu es intelligente, rappela Shiro.

-Tu parles comme maman.

-… et certainement capable de tout. Surtout à ton âge. Ça pourrait t'ouvrir des portes, plus tard. Histoire que tu ne regrettes rien.

Ça aussi, Akemi l'avait entendu mille fois.

-Vous dépenseriez vraiment pour ça? Alors qu'il n'y a aucune garantie que je réussisse? Que je n'abandonne pas en plein milieu? Que ça ne me convienne pas?

Cette fois, ce fut Kaoru qui parla, avec une petite note d'espoir qui déplut à Akemi.

-Nous avons les moyens, tu sais. Ce que nous pouvons offrir à Keiko, nous pouvons te l'offrir à toi aussi.

Akemi se sentit hocher la tête, se sentant presque piégée, tout d'un coup. Si elle disait oui, elle disait oui pour quatre ans, au minimum.

-Je vais y réfléchir.

Quatre ans, bordel. Mais avec un peu de chance, elle ne serait jamais cloitrée à nouveau dans une salle de classe. Néanmoins, ses parents paraissaient contents de sa résolution. Akemi sourit avant de quitter la pièce.


-Ils t'ont vraiment demandé ça? fit Keiko, surprise, une heure après son retour.

-Oui. C'est un peu ma faute, aussi.

-Mais qu'est-ce que tu vas faire cet été?

-Ce que j'avais prévu, je crois. En plus, ça me laissera le temps de réfléchir loin d'eux.

Keiko baissa la tête, regardant le couvre-lit sur lequel elle était assise. Elle avait toujours les cheveux relevés- la chevelure épaisse de Keiko était autant une horreur à coiffer qu'à porter dans la chaleur des maisons sans vent- mais elle avait retiré sa jupe et ses collants pour enfiler un pantalon de toile et était à présent pied nus.

-Quand vas-tu partir, alors?

-La fin de semaine est après-demain. Je serai partie lundi.

-Et eux, est-ce qu'ils le savent?

-Maman le sait, dit Akemi.

-Et papa?

-Il saura.

-Et après?

-Oh, Keiko, je n'en sais rien.

Mais sa sœur n'en avait manifestement pas fini avec les questions.

-Combien de temps seras-tu partie?

Akemi entendit plutôt: combien de temps vas-tu me laisser?

-Je serai de retour avant septembre, promit-elle.

L'anniversaire de Keiko était en octobre, peu de temps après le début des vacances. Celui d'Akemi était en décembre. Elle serait là aux deux occasions. Sa sœur fit la moue.

-Tu me le promets?

-Je t'ai déjà menti? fit Akemi d'un ton un peu plus sérieux qu'elle ne l'aurait voulu.

Keiko fit non de la tête avant de se jeter dans ses bras. Elle était encore relativement petite, pour une adolescente de douze ans. Sa tête n'arrivait même pas à la poitrine d'Akemi. Mais elle n'avait pas eu ses premières règles encore, alors elle espérait toujours une poussée de croissance.

-J'ai hâte que tu sois revenue, dit-elle comme si Akemi était déjà partie.

-Moi aussi, dit Akemi en la serrant aussi fort que possible, espérant repousser le sentiment qui lui nouait la gorge.


Akemi fit ses bagages dans la nuit du dimanche au lundi, prenant le minimum. Les vêtements qu'elle porterait, une camisole en coton, une chemise à manches longues, un pantalon en toile assez léger et des bottines de marche. Une tenue de rechange semblable. Plusieurs paires de chaussettes. Une gourde d'eau, une bouteille d'huile, des allumettes, un couteau, des baguettes et une poêle. Son sac à dos bien calé sur ses reins, Akemi glissa son ordinateur dans sa coque étanche puis dans la poche de sa chemise, rangea un deuxième couteau dans sa chemise, mit son pistolet dans sa ceinture, sur sa hanche droite, et passa le fusil, avec la ganse, par dessus son épaule et son sac, la laissant retomber sous sa poitrine, là où elle ne gênerait pas la marche. Elle sortit de la maison ainsi, avec Keiko et Kaoru, Shiro n'ayant toujours pas réussi à faire plus que quelques pas. Elle faisait tache, là, avec la mise parfaite de Kaoru et la tenue tirée à quatre épingles de Keiko. Mais sa sœur riait.

-Ce n'est pas comme si c'était rare, souligna-t-elle, désignant quelques passants, vêtus de la même manière.

Akemi sourit. Elle, elle accompagnait un groupe de Nikkei, qui parlaient japonais, donc. Le port se trouvait à plus de cinquante kilomètres, c'était bien deux ou trois jours. Elle dormirait dans la tente d'une famille tout au long, et se laisserait peut-être même convaincre de poursuivre le voyage, si elle les appréciait vraiment. Mais il y avait aussi des chinois et des coréens, et Akemi imaginait sans mal voir venir des anglophones et des hispanophones, plus tard.

-Tu aurais voulu y aller? s'étonna Kaoru.

-Non, répondit sincèrement Keiko. Pas si tôt.

Akemi les suivit jusqu'au lycée, se tenant néanmoins un peu à l'écart. Le fusil qu'elle portait ne faisait pas bonne impression, déchargée ou pas. Elle embrassa sa sœur une dernière fois, lui dit au revoir. Elle salua Kaoru une dernière fois avant de tourner les talons, allant rejoindre Tanaka Risa et Tanaka Umi. Risa était plus jeune que Kaoru, et Umi, un peu plus vieille que Keiko, avait des magnifiques yeux bleus. Aucune des trois ne parlèrent beaucoup durant la première journée.

-C'est la première fois que tu vas aussi loin? demanda néanmoins Akemi à Umi, lors de leur premier repas pris ensembles.

-Oui, répondit l'adolescente avec un grand sourire. Mais j'ai l'habitude de marcher longtemps.

Akemi sourit. Elle, elle était rentrée en septembre. Le reste, ça ne lui importait pas. Encore moins le rythme de marche des deux Tanaka. Le soir venu, elle aidait Tanaka Risa à installer leur tente quand elle aperçut un visage familier dans le campement. Elle planta en hâte le dernier piquet, sous le regard surpris de Risa.

-J'ai quelque chose à aller faire, lança-t-elle rapidement. Je reviens tout à l'heure.

Elle erra un moment dans le camp, là où elle l'avait perdu de vue. Elle le trouva sans trop de difficulté: il avait laissé sa tente ouverte, pour profiter de l'air du soir. Il releva les yeux de son ordinateur quand elle s'approcha. Sans même savoir ce qu'elle faisait là, elle déposa son sac et ses armes dans l'herbe devant la tente, en signe de respect, et s'agenouilla à moins d'un mètre de lui.

-Tu veux quelque chose, petite? demanda-t-il dans un cantonnais approximatif.

-Je suis japonaise, répondit Akemi. Je suis Sanada Niimi Akemi.

L'expression du visage de Kodai Misaki Susumu changea aussitôt.

-Enchanté, dit-il tout de même, prudemment. Hum… Niimi?

-Niimi va très bien, fit Akemi en hochant la tête.

-Je ne savais pas que tu serais là, Niimi-san.

-Moi non plus, dit Akemi.

Ses yeux dérivèrent vers l'obscurité, derrière elle.

-Tu es seule?

-Kei-imoto est resté avec nos parents, à Niss.

Le silence s'éternisa. Manifestement, il ne trouvait pas ses mots.

-Vous vivez toujours à Iss? questionna Akemi.

-Oui.

-Avec votre conjointe?

-Oui, répéta-t-il.

Un autre silence s'ensuivit. Akemi en profita pour l'examiner à la lumière. Difficile de dire si Keiko avait hérité de ses yeux ou si elle avait la même couleur de cheveux, mais en tout cas, elle avait ses expressions. Son sourire. Son air perdu.

-Comment va-t-elle?

-Très bien, répondit Akemi. Vous avez eu d'autres enfants?

Il hésita.

-Elle n'a jamais été adoptée?... Officiellement?

-Elle porte toujours vos noms. C'est ce qu'elle désire, pour l'instant.

-Tu lui diras? s'inquiéta-t-il.

Akemi comprit aussitôt que la réponse était oui.

-Non, je ne lui dirais rien.

-Yuria et moi avons une fille de deux ans, aujourd'hui. Yuna.

Il marque une pause, baisse les yeux.

-Nous n'étions pas prêts, quand Keiko est née.

-Je sais. Mais ce n'est pas à moi qu'il faudrait dire ça.

Néanmoins, elle pouvait deviner que l'idée lui faisait du bien. La dernière fois qu'il avait vu Keiko, elle n'avait que huit ans, et la fois précédente, elle en avait trois. Yuria, elle, était venue un peu plus souvent, mais jamais elle n'avait mentionné avoir eu une deuxième fille.

-Elle nous en veut?

-Pas que je sache. Elle est heureuse, avec nous.

Il eut un sourire qui ressemblait encore drôlement à celui de Keiko.

-Merci, Niimi Akemi.

-De rien, Misaki Susumu.

Il laissa échapper un rire- échapper, littéralement. Apparemment, personne ne l'avait encore jamais appelé ainsi, même si ce nom était tout aussi valable que Kodai Susumu ou Kodai Misaki Susumu.

-Tu veux rester dormir ici, Niimi-san?

Akemi préféra décliner, pour l'instant.

-Mais je serais toujours là demain… Misaki-san.

Avec un sourire et un geste, il la congédia. Akemi ramassa son sac et ses armes et retourna avec les Tanaka.


Elles reprirent la marche dès le lendemain matin. Akemi veilla à ne pas distancer Umi et Risa tout en restant relativement près de Misaki. Il s'aperçut bien vite de son manège.

-C'est quelqu'un que tu connais? s'étonna Risa lorsqu'il vint les rejoindre.

-Oui, admit Akemi.

Il paraissait différent, dans la lumière du jour. Il avait clairement donné ses yeux à Keiko, mais sa sœur avait les cheveux plus clairs, sûrement ceux de Kodai Misaki Yuria.

-Kodai Susumu, se présenta-t-il. Je suis le parrain de Sanada Niimi Keiko, la sœur de Niimi Akemi.

Parrain. C'était un joli euphémisme. Beaucoup de femmes et d'hommes de son âge étaient les marraines et parrains d'enfants adoptés qui leur ressemblaient étrangement. Mais Tanaka Risa ne fit pas la moindre remarque.

-Enchanté, dit-elle. Tanaka Risa, et ma fille, Tanaka Umi.

Ils cheminèrent ensemble un bout de temps. Misaki se hasarda à poser quelques questions sur sa fille ainée, entre autres.

-Elle va bien, répondit Akemi, amusée. Elle s'entend bien avec nos parents. Mieux que moi, parfois.

-Qu'est-ce qui la rend heureuse?

Akemi pouffa de rire.

-Les bébés animaux- elle rêve d'avoir un chat un jour.

-Un chat, répéta-t-il avec amusement, avec douceur aussi- paternelle, presque.

-Et le sucre. Elle aime le sucre, aussi.

-C'est tout?

-Je pourrais faire une liste longue comme le bras. Elle aime… prendre des photos. Et la vieille poésie- oui, elle a hérité des goûts de papa, aussi. Les mauvaises séries télés des années 80. La physique.

Étonnamment, il focalisa son attention sur "les séries des années 80".

-Pourquoi spécifiquement de cette époque? Ils en ont aussi produit dans les années 90...

-Vous voulez dire, pendant la guerre? s'étonna Tanaka Umi.

Misaki lui adressa un sourire.

-Les gens essayaient de vivre tout de même. Du moins, pendant les premières années.

-Vous aviez quel âge?

-Au début de la guerre? Douze ans.

-L'âge de Keiko, s'entendit souligner Akemi.

Misaki eut un regard presque douloureux.

-Oui, admit-il.

Il lui fallut un moment pour reprendre part à cette conversation. Au soir, il s'installa relativement près d'eux.

-Vous pourriez revenir, lui rappela Akemi en venant l'aider à installer sa tente. Elle en serait heureuse. Même juste une visite de temps à autre.

-Pourquoi vos parents ne l'ont-ils pas encore adoptée? demanda-t-il plutôt.

-Je ne sais pas, répondit Akemi avec un léger rictus. Elle vit avec nous depuis toujours, et ni vous ni Misaki Yuria n'avez l'intention de la reprendre.

-C'est un peu tard, pour ça.

-Tard? Vous auriez souhaité ravoir sa garde?

-Non, dit-il sans la regarder en face. Yuria et moi l'avons laissée en connaissance de cause.

Akemi se laissa tomber dans l'herbe, à la lueur de la torche. Misaki se retourna pour la regarder. Son visage était à moitié caché dans l'ombre.

-Vous aviez quel âge, quand elle est née?

-Vingt-cinq ans, admit-il à contrecœur. Mais Yuria en avait vingt-et-un.

-Je ne vous ai pas blâmés, reprit Akemi. Je ne m'imagine même pas à sa place.

Il redressa légèrement la tête, et Akemi comprit en retard qu'il la scrutait.

-As-tu été adoptée, toi aussi?

Akemi hésita.

-Pas légalement, admit-elle. Je sais que je suis bien la fille biologique de ma mère… mais pas plus celle de mon père que Kei-imoto.

-Je m'en doutais, confia-t-il. Tu ressembles à ta mère…

-… sauf que je n'ai pas ses yeux, acheva Akemi.

Elle vit la moitié du sourire que Misaki lui adressa.

-On doit te le dire souvent.

-Oh, vous n'en avez pas idée.

-Es-tu chinoise? lui demanda-t-il, subitement. Ou coréenne? Tu as l'air d'une coréenne.

-Oh, pitié, gémit Akemi, cachant son visage dans ses mains. Je n'en sais rien. Je pourrais être mexico-hollandaise-coréenne que je n'en saurais rien.

Il rit franchement, cette fois-ci.

-C'était sacrément précis.

-Je suis Nisei- fille d'une mère japonaise. C'est tout ce que je sais.

Il esquissa un sourire.

-C'est valable.

-Merci, se marra Akemi. Et vous, vous êtes de quelle origine? Avec des cheveux aussi clairs? Européen, non? Français? Espagnol?

-Américain, rectifie-t-il.

Son sourire n'avait pas changé mais son ton avait refroidi.

-Mais la mère de Yuria était irlandaise. Tu peux en parler à Keiko, si tu en as envie.

-Je ne demandais pas ça pour ça, lâcha Akemi, mal à l'aise.

Il hocha la tête.

-Je n'aurais pas dû poser la question, en premier lieu.

-Merci, dit Akemi, reconnaissante.

Comme il ne disait plus rien, elle se releva.

-Au revoir, Misaki Susumu.

-Au revoir, Niimi-san.

Et elle rentra avec "sa" famille.


Au bout de deux jours et sans avoir revu Misaki, Akemi laissa Umi et Risa au sein d'un groupe légèrement plus grand et resta sur place, dans le port de Niss. Elle élut domicile dans une petite cabane en métal, un ancien container meublé d'un lit, d'un bureau et d'une douche. Il y avait une antenne-relais tout près et elle était nourrie trois fois par jour. La seule chose qu'elle détestait était l'obscurité, lorsqu'elle rentrait le soir. Même durant la nuit, les murs végétaux des maisons laissaient passer la lumière, et quand elle partait en expédition, la lune était bien visible et le feu l'accompagnait. La lampe de chevet à côté de son lit ne remplacerait jamais ça. Très vite, elle prit l'habitude de passer ses soirées dehors, à la lumière de la lune, discutant clandestinement avec Keiko jusqu'à ce que l'une ou l'autre tombe de fatigue.

Je compte les jours, lui écrivit Keiko, au bout d'un mois, et Akemi sourit dans l'obscurité.

Moi aussi, imoto. Moi aussi.

Il restait cinq semaines avant septembre, et deux jours pour rentrer. Akemi n'avait pas de doute que le moment venu, elle trouverait un groupe auquel se greffer. Tout bougeait sans cesse, ici. Akemi releva les yeux en entendant un chuintement au dessus de sa tête, sourit, leva son ordinateur et prit une photo.

Peut-être qu'un jour, elle aussi servirait sur un navire.


Le voyage de retour se fit plus ou moins en silence. Le groupe- ils étaient cinq en l'excluant- était anglophone. Ils s'amusèrent de son français plus que maladroit et de la façon cassée dont elle prononçait leurs mots.

-Je fais ce que je peux, se défendit Akemi.

-Je sais, répliqua la femme avec qui elle discutait avec un sourire amusé.

Quel était son nom, déjà? Sofia Weters? Waters? Akemi sourit et détourna le regard. Même si elle devait être très jeune, à l'époque, Waters était assez vieille pour être une Issei- ou son équivalent. Comment les appelaient-ils, chez elle? "Earth-born"?

-C'est ça, confirma Waters en lui tendant son plat, manifestement directement inspiré de ce qu'elle avait connu sur Terre.

Il consistait en des pommes de terre et des blocs découpés dans une pâte épaisse et sans goût censée imiter la viande, noyés dans une sauce très épicée qu'Akemi n'avait jamais goutée.

-C'est de la sauce barbecue, répondit Waters. Tu n'en avais jamais mangé?

-Regarde son visage, se moqua un autre. Et sa manière de parler. Tu crois vraiment qu'elle vient du même pays?

-Non, répondit très vite Akemi. Chez moi, on apprécie le goût des aliments.

Waters siffla, amusée.

-Tu fais bien de te défendre, chérie. Sérieusement, laissez-la tranquille, dit-elle en direction des hommes avant de se retourner vers Akemi avec un air de réelle sollicitude. Tu veux toujours de cette mixture?

Masquant sa surprise, Akemi hocha la tête et reprit une bouchée qui lui brûla un peu moins la langue. Waters sourit et se détourna à nouveau. Akemi se prit à observer son profil à la dérobée, surprise de la trouver jolie, soudain, avec son teint basané et ses yeux bleus. Elle ne devait pas avoir trente ans, pas beaucoup plus vieille qu'elle-même, donc. Quand elle acheva son plat, Akemi s'aperçut qu'elle souriait.


Le matin suivant, lorsqu'Akemi revint enfin, Keiko fut folle de joie de la revoir, se jetant aussitôt dans les bras de sa sœur.

-Tu vas salir ton bel uniforme, la taquina Akemi.

Keiko s'essuya aussitôt le nez sur la manche de son veston, sous le regard hilare de sa sœur et un peu moins hilare de Kaoru.

-Est-ce que je ne suis pas déjà en retard? fit-elle observer à Kaoru, lorsque leur mère lui suggéra d'aller se changer.

Kaoru eut un demi-sourire.

-Si tu as le temps de rester avec ta sœur, tu peux bien prendre dix secondes pour mettre une autre veste.

Keiko s'éclipsa quelques instants avec un air boudeur.

-Je te revois ce soir, dit Akemi.

-À ce soir, répondit Keiko, joyeusement, dans sa tenue comme neuve.

Seul Shiro resta. Il paraissait bien mieux que la dernière fois- en tout cas, il avait remis ses jambes. Mais il se rassit aussitôt après l'avoir saluée.

-Ça fait trois mois, souligna Akemi.

-C'est pour me ménager plus qu'autre chose, assura-t-il.

Il désigna la chaise en face de lui.

-Tu veux t'assoir?

Akemi obéit, légèrement mal à l'aise.

-Est-ce que je vais devoir subir un autre interrogatoire "parce que j'ai eu le temps de réfléchir"?

-Non, répondit Shiro. Tu veux aborder le sujet?

Tout à fait consciente que ça la faisait ressembler à Keiko, Akemi ne fit qu'hausser les épaules.

-Je peux le faire. D'accord? Je peux bien perdre une année à essayer et voir ce que je ferai, après. Dans le pire des cas, ça me fera de l'expérience, comme tu dis si bien.

Il esquissa un semblant de sourire.

-Tu en es certaine?

-Pas vraiment, dit Akemi en s'affalant un peu plus, passant les mains dans ses cheveux. Mais ça m'évitera d'avoir mal aux jambes pendant toute la prochaine année. Ce n'est pas négligeable.

Son père suivit son geste avec attention avant de lâcher un petit rire.

-Lui aussi, dit-il.

-Lui quoi?

-Il était habile de ses mains. Et il utilisait beaucoup le sarcasme dans son humour. C'est une preuve d'intelligence, tu sais.

-S'il te plait, l'interrompit Akemi en levant les mains. Quand tu parles de lui comme ça, j'ai l'impression que tu as choisi un donneur dans un catalogue.

Son père sourit.

-Tu n'étais pas préméditée- enfin, si, mais plus tard.

-Est-ce qu'il est mort?

-Je croyais que tu ne voulais pas entendre parler de lui, répliqua Shiro avec humour, et Akemi roula des yeux. Il est toujours en vie, oui. Il est resté à Iss. Tu… tu aimerais le rencontrer?

-J'ai rencontré le père de Keiko, répondit plutôt Akemi. Ça m'a fait tellement bizarre.

-Ça faisait longtemps que je n'avais pas entendu parler de Kodai.

-Il aillait à Sans, je crois. Il ne m'a pas dit grand chose.

-Tu l'as abordé frontalement?

-Qu'est-ce que j'étais censée faire d'autre? se moqua doucement Akemi.

Il la trouva très drôle.

-Est-ce que tu risques de trouver que cette conversation est allée trop loin, si je te dis qu'au départ, je voulais simplement te demander qui était Waters?

Akemi faillit en pleurer de rire.

-Une amie. Sérieusement, tu lis mes conversations?

-Jamais, répondit-il, très sérieusement. Mais je remarque que la quantité de messages que tu as échangé avec elle dépasse de loin ceux que tu as adressé à ta sœur en l'espace d'une journée- et pourtant, rien que cette conversation a un bel impact sur le stockage.

-C'est une amie, répéta obstinément Akemi.

-D'accord. Eh bien, j'espère que tu nous présenteras ton amie, un jour.

Akemi aillait se lever quand il ajouta subitement:

-C'est faux, tu sais.

-L'existence de Waters? fit Akemi en fronçant les sourcils.

-Non, répliqua-t-il, perplexe. Quand tu parlé de catalogue, que tu as suggéré l'idée que tu puisses avoir été conçue ou créée ainsi…

-Papa, je plaisantais.

-Mais je tenais à ce que tu le saches.

Akemi expira une seconde de trop et sourit.

-D'accord, murmura-t-elle. Merci, je crois.