June :
Avant… Je ne savais pas attendre. « Pas moins ne sert qui attends » disait Tante Lydia. Elle disait également que nous ne survivrions pas toutes, que certaines trébucheraient sur la poussière ou les ronces, que certaines n'étaient pas assez enracinées pour survivre. Elle nous disait d'imaginer que nous étions des graines, et surtout d'imaginer quel genre de graines nous voulions être. J'imagine que je suis un arbre… et j'attends…
J'attends sur le trottoir qu'arrive la nouvelle compagne de marché qui m'a été attribuée. Elle arrive à ma hauteur en me regardant droit dans les yeux. Peut-être essaie-t-elle de me défier. Mais l'arbre que je suis reste immobile tandis qu'elle se poste à ma droite :
- Béni soit le fruit
- Que le Seigneur ouvre la voie
Nous démarrons notre marche pour nous diriger vers le marché, au milieu des militaires qui nous entourent et des chars qui parcourt la ville. Ma nouvelle compagne tente de faire la conversation, comme le veut GILEAD.
- Chicago sera bientôt à nous selon ma maîtresse
- Je prierai pour nos soldats… je réponds en tentant d'y mettre un peu de conviction
- Loué soit-il… Je prierai également pour les Waterford. Quelle drame… Personne ne sait ce qu'ils sont devenus, nous n'avons aucune nouvelle d'eux !
Je savais que je ne pouvais pas faire confiance à cette nouvelle compagne de marché, évidemment qu'ils m'ont attribué quelqu'un chargé de découvrir la vérité. Le moins que je puisse dire, c'est qu'elle manque cruellement de subtilité.
- C'est vraiment généreux de ta part DeMatthew de prier pour eux.
Encore une sale petite bigote ! Peut-être même qu'elle est d'accord et accepte sans rechigner sa condition de servante. J'ai entendu dire que beaucoup de servantes étaient partisanes de la nouvelle normalité qu'est devenue notre vie. On est tellement loin de la déclaration des droits de l'homme !
Nous pénétrons dans le magasin où la sécurité a été renforcée depuis l'attentat qui a couté la vie à plusieurs commandants, celui-même qui a failli couter la vie de Fred. L'attentat qui a tout changé dans ma relation avec Serena. Sans cet attentat, nous n'aurions jamais collaboré et nous ne nous serions pas rapprochées. Lorsque je m'endors le soir, j'aime imaginer la vie qu'elle essaie de se construire au Canada avec Nichole. Cela m'apaise de les savoir toutes les deux libres et en sécurité.
Les servantes qui ne se sont pas résignées à cette abomination ont élaboré un plan très astucieux pour pouvoir communiquer sans être repérées. Nous avons constaté qu'il était possible de se parler depuis un rayon qui laisse un espace entre les conserves. Chacune dans une allée, nous avons moins de risques d'attirer l'attention sur nous. C'est l'endroit que je choisis pour prendre des renseignements sur les MacKenzie, leurs habitudes, leurs faiblesses… Je n'oublie pas mon objectif de récupérer Hannah et de m'enfuir avec elle. Ma tâche n'est pas aisée avec la surveillance accrue dont je suis victime depuis ma dernière tentative. Je ne suis pas pressée… J'ai tout mon temps.
Maintenant, je sais attendre…
Serena :
Assise sur une marche du perron, je sirote une bière en relisant la lettre laissée par June. Lettre où elle demande à Luke de me porter assistance et de m'aider à obtenir la nationalité canadienne, par n'importe quel moyen, y compris le mariage s'il ne reste plus que cette option.
Comment peut-elle envisager ne serait-ce qu'une seule seconde que je puisse être d'accord avec ce procédé, je pensais qu'elle me connaissait un peu mieux quand-même.
Le téléphone que Luke a réussi à me procurer vibre à côté de moi et je réponds fébrilement. Les autorités canadiennes, bien qu'étant plus que compréhensives, manquent un peu de réactivité malgré tout. Mon avocate aillant déposer ma demande de nationalité canadienne, je dois maintenant passer devant une commission qui déterminera si je suis éligible ou non compte-tenu de mon passé et de QUI je suis. Je n'ai pas voulu mentir, j'en avais l'opportunité… Dire que j'étais une servante et m'inventer une identité pour repartir à zéro. Mais j'ai préféré garder mon identité. D'une part pour ma fille, je veux qu'elle connaisse toute la vérité sur sa mère, mais aussi pour June. Que fera-t-elle pour nous retrouver si je change d'identité. Parce que bien évidemment, je n'ai pas l'intention de m'éterniser chez son « mari » plus que nécessaire.
Je regarde Moira jouer avec Nichole pendant que Luke fait des recherches sur la commission à laquelle je dois assister. Je pense que lui aussi ne souhaite pas me voir m'éterniser ici. Il est poli et respectueux avec moi, mais n'accorde aucune attention à Nichole. Je dirais même qu'il la rejette complétement. Moira tente pourtant de le faire s'intéresser à la petite fille, mais rien n'y fait, il reste indifférent. Je peux le comprendre. Sa femme a eu un enfant avec un autre homme que lui. Je pensais la même chose lorsque j'étais encore à Gilead… Imaginer que Fred puisse avoir un enfant avec une autre femme que moi était insupportable, malgré la joie de devenir mère par procuration.
Mes relations avec Luke sont cordiales je dirais… Disons qu'il respecte sa part du marché. Moira en revanche, c'est une autre histoire. Je pense que si elle pouvait me fusiller sur la place publique, elle le ferait. Et comment pourrais-je la blâmer. Elle sait ce que j'ai fait subir à sa meilleure amie, et si j'étais à sa place, je me fusillerai moi-même tout autant ! Ce qu'elle ne sait pas, tout comme Luke d'ailleurs, c'est ce que June représente pour moi. Ils ne doivent pas savoir. Ils ne pourraient pas comprendre.
Nous sommes attablés devant un plat préparé par la petite amie de Moira qui me demande si j'aime le poisson.
- C'est parfait… je dois faire attention à mon cholestérol d'après le médecin.
- Sérieux ? me demande Moira surprise
- Oui… sûrement à cause de la viande et du beurre des plats de Gilead.
- Voilà ce qu'il faut pour vos artères ! me réponds Luke en me servant un verre de vin avant de servir les autres convives.
J'ai l'impression de revivre culinairement ! Des produits variés, du vin… Nous sommes loin des choses insipides que nous pouvions trouver à Gilead.
Luke repose la bouteille et son regard se perd dans des souvenirs, il sourit d'une manière attendrie et commence à nous parler du passé.
- June adorait le poisson… Et le poulet… Elle ne mangeait jamais de viande le lundi…
- Elle était gonflée… réponds Moira avec le même sourire attendri… Elle décidait du menu et c'est toi qui cuisinais…
- Ça ne me dérangeait pas… J'aimais lui faire plaisir.
- Ne parlez pas d'elle au passé ! June est toujours vivante !
Luke se lève d'un bond en renversant sa chaise qui vient percuter le sol dans un bruit sourd. Il pointe son doigt dans ma direction et laisse enfin éclater la colère qu'il contient depuis mon arrivée.
- Ma femme est morte ! VOUS l'avez tuée ! VOUS Serena ! Pas Gilead… pas votre taré de mari… non… VOUS ! La femme que j'ai connue et épousée est morte ! Celle que vous connaissez n'a rien à voir avec MA femme ! June était le soleil, elle était la vie, maintenant elle n'est qu'une parmi tant d'autres qui tente de survivre ! Vous avez tué ma femme Serena et c'est pourtant VOUS qui êtes ici aujourd'hui à ma table ! C'est vous qui élevez SON enfant, l'enfant de June ! Et je dois cautionner ça ? Je dois vous aider en plus ?
Luke quitte la pièce de colère et je sens le regard que Moira pose sur moi. Je ne suis pas prête à subir un autre déferlement de haine pour la soirée. Je baisse légèrement la tête et lance doucement :
- Je serai partie demain matin… Je trouverai une solution.
- Hors de question ! C'est un peu trop facile de se débiner ! Il a mal vous comprenez… Il aimerait qu'elle soit là à votre place… qu'elle appelle… Qu'elle lui fasse savoir qu'elle va bien !
- Elle le ferait si elle pouvait… j'en suis convaincue ! Elle est bien plus forte que n'importe qui là-bas. Si quelqu'un peut se sortir de n'importe quelle situation, c'est elle…
- Et pourtant… C'est vous qui êtes là !
- Parce que vous pensez que je ne voudrais pas qu'elle soit là ? Vous pensez que cette situation me plait peut-être ? Elle a refusé de monter dans le camion avec moi ! Elle a préféré rester ! Vous croyez que je ne culpabilise pas assez ? Je me hais suffisamment pour ne pas à avoir à subir la vôtre ! Je me hais vous m'entendez ! Je me hais et elle me manque cruellement !
Je sens que j'en ai trop dit lorsque le regard que Moira me lance se teinte d'un je ne sais quoi d'incompréhension. Il est trop tard pour faire marche arrière. Et je n'ai pas l'intention de nier ce que je ressens pour June, si Moira me pose la question, je répondrai honnêtement. June le vaut bien.
Les pleurs de Nichole me sortent de cette situation devenue presque insupportable, je me dirige vers le berceau et aperçoit Luke prendre ma fille dans ses bras. Il la berce doucement tout en lui parlant :
- Je me souviens de Hannah à ton âge… Hannah c'est ta grande sœur… Ta maman est partie la sauver… Parce que moi je n'ai pas pu…
Je m'approche de lui et pose ma main sur son épaule en signe de compassion devant sa tristesse.
- Elle vous a confié une autre mission… Celle de protéger son autre fille…
- Elle lui ressemble
- Oui… Elle a le même nez et le même regard malicieux
Luke me sourit et j'ai l'impression d'être dans un mauvais épisode d'une série à l'eau de rose ou tout fini bien pour tous les protagonistes. Je pourrais presque y croire au conte de fée. Je pourrais presque me convaincre que moi aussi j'ai droit au bonheur ici.
- Je vais retourner chercher June… Je l'aiderai à récupérer Hannah… Je vous le promets Luke
- Non… C'est à moi d'y aller ! Je suis son mari…. Et Hannah est ma fille… C'est mon rôle.
- J'ai des contacts là-bas, et… mon nom peut être utile
Nous ne prononçons aucun autre mot. Nous comprenons qu'il nous faut y aller ensemble. Nous devons aller sauver June.
June :
Je n'avais pas réalisé jusque là que la maison du commandant Lawrence était un tel repère pour la rébellion. Toutes les Marthas ou les Servantes qui souhaitent s'enfuir passent par ici. C'est d'ici que tout est organisé et planifié. La semaine a été plutôt mouvementée à ce sujet. Une Martha qui tentait de rejoindre le Canada s'est fait tirée dessus et est morte dans le sous-sol secret du commandant pendant que des gardiens armés fouillait la maison de fond en comble. Nous n'avons pas eu d'autres choix que de l'enterrer dans le jardin en plein milieu de la nuit en espérant ne pas nous faire surprendre par les sentinelles. Je comprends maintenant pourquoi le jardin du commandant est aussi bien fleuri. Il faut pouvoir justifier que nous retournons de la terre très régulièrement. Il ne restera bientôt plus un seul mètre carré non fleuri si cela continue.
Je reprends mes habitudes… je vais au marché… je rentre… j'aide à la cuisine… et de temps à autre, j'aide une femme à atteindre la liberté. Il n'y a pas de plus grande satisfaction pour moi en attendant d'avoir assez d'informations pour tenter quoi que ce soit chez les MacKenzie.
C'est en nous rendant au magasin avec ma nouvelle compagne, qu'elle entame une nouvelle conversation :
- J'ai entendu dire que la Martha qui est recherchée n'est pas du district. Ses empreintes mènent au jardin des Queen et on aurait perdu sa trace au ruisseau. Comme si elle s'était envolée. Miraculeusement.
- Comme si Dieu l'avait sauvée… je réponds ironiquement
- J'en doute ! C'est une veille sorcière ingrate ! Elle avait la sécurité, un toit sur la tête et un rôle à tenir. Dieu ne sauverait pas quelqu'un qui tenterait de se substituer à son destin. Ils devraient lui arracher un œil s'ils la retrouvent. Et pourquoi pas les oreilles aussi ! Elle ne pourrait plus comploter pour s'enfuir.
Mon inquiétude au sujet de cette nouvelle compagne se confirme. Elle ne sera jamais une alliée. Elle est dévouée à Gilead et à son fonctionnement.
- As-tu entendu parler de la mort de DeJohn ?
- Oui… Quelle tragédie… Renversée par une voiture
- Effectivement… Sa compagne de marché à craqué… Elle l'a poussée sous les roues… Que Dieu bénisse son âme…
Si elle n'a pas compris le message que je tente de lui envoyer avec si peu de subtilités, je pense qu'elle ne le comprendra jamais. Je regarde le bus qui passe devant nous à tout allure et sourit à ma voisine qui semble mal à l'aise. Je suis plutôt satisfaite de moi et la plante sur le trottoir tandis que je rejoins la maison du commandant qui m'attends sur le perron avec un air inquiet.
- Que se passe-t-il ?
- Entrez ! Nous devons parler…
Il m'informe du plan tordu concocté par Serena et Luke pour venir me retrouver et je sors de mes gonds en imaginant que j'ai pu faire tout ça pour rien. Ils ne comprennent pas que les savoir en sécurité m'aide à tenir bon ici. J'attrape le téléphone que me tend le commandant Lawrence. Une première sonnerie retentit et mon cœur commence à s'accélérer. La seconde sonnerie et une voix que je connais si bien me réponds :
- Allo ?
Malgré mes yeux fermés par l'émotion, mes larmes ne peuvent s'empêcher de couler pendant que je réponds à mon interlocutrice.
- C'est moi…
Un silence au bout du fil. Je peux entendre sa respiration devenir plus lourde et un corps tomber sur une chaise plutôt violemment.
- June ? June c'est toi ?
- Oui Serena… C'est moi… Ecoute-moi… je n'ai pas beaucoup de temps… Je vais bien… je suis chez le commandant Lawrence et tout va bien… Je serai bientôt là avec Hannah… Mais vous ne pouvez pas venir Luke et toi, c'est beaucoup trop dangereux ! Tu m'entends ? Vous ne pouvez pas venir !
- C'est trop tard June, on a pris notre décision… Moira va s'occuper de Nichole et nous venons vous chercher Hannah et toi ! Il n'y a pas de discussion possible.
- NON ! Serena s'il te plaît… TU ne peux pas revenir à Gilead ! Tu es recherchée pour haute trahison, tu seras exécutée si tu remets un pied ici ! Tu ne peux pas, tu comprends ! C'est hors de question !
- June…
- S'il te plaît Serena… Je ne pourrais pas… Je ne pourrais pas être sereine si je sais que tu es en danger… Tu ne peux pas et tu ne dois pas ! Nichole a besoin de toi…
- Elle a besoin de toi aussi ! Et moi aussi j'ai besoin de toi June… moi aussi…
- Je serai bientôt là… Je te le promets… mais de ton côté tu dois me promettre de ne rien faire de stupide et de rester en sécurité auprès de Luke au Canada ! Je ne veux pas de vous ici !
- Tu ne te rends pas compte de ce que tu me demandes June… Ou même de ce que tu fais subir à Luke, et à Moira…
- Vous pourrez me blâmer autant que vous voudrez quand je serai là… Pour l'instant j'ai besoin que tu me promettes.
J'entends Serena pleurer à l'autre bout du fil. Je sais que ce que je demande est compliqué pour eux. Je sais qu'ils préféreraient être ici avec moi pour m'aider, mais c'est beaucoup trop dangereux. Pour l'un comme pour l'autre. Je ne m'en remettrais pas s'il devait arriver quelque chose à l'un ou l'autre.
- S'il te plaît Serena…
- Promis… Je vais parler à Luke… Mais tu devrais l'appeler… Il en a besoin !
- Je le ferai… Pour l'instant… Dis leur que je les aime d'accord ? Luke… Moira… Nichole… Dis leur que je les aime et que je serai bientôt là…
- June ?
- Je sais…
Je sais ce qu'elle allait me dire, mais je ne veux pas l'entendre. Je ne veux pas entendre qu'elle aussi tient à moi, qu'elle aussi m'aime. Parce que je serais obligée de répondre. Et si je suis complétement honnête avec moi-même, je n'ai aucune idée de ce que pourrait être ma réponse.
