Chapitre 27

Première semaine de janvier


Le silence qui régnait au sein de l'infirmerie fut si frappant qu'il me barbouilla aussitôt que la porte se referma derrière nous, me laissant avec une sensation de vertige particulièrement désagréable. Les professeures absentes du dîner étaient à droite de l'entrée en compagnie de Mme Pomfresh, perdues dans une grave discussion dont nous n'en entendions pas un seul mot malgré leur relative proximité.

Au fond de la salle, Ethan était allongé sur un lit, un bandage à son poignet gauche. Il semblait profondément endormi. Lilith était à ses côtés, assise face à l'entrée. Son dos était si raide et le reste de son corps si immobile qu'à cette distance, elle ressemblait à une statue du château qui aurait été colorisée. La tristesse m'envahit d'un coup alors que je réalisai enfin ce qu'il s'était passé ce soir. Je déglutis.

— Miss Jonsson, bien, dit soudainement notre professeure de potions sur notre droite. Merci Miss Harper.

— Delilah, commença Mme Pomfresh, j'ai d'autres patients, je ne sais pas si autant de personnes dans l'inf…

— Mr. Parker est hors de danger et, vu ce que vous lui avez donné, ne se réveillera probablement pas d'ici demain après-midi. Cela fait maintenant presque vingt minutes que Miss Parker n'a pas bougé d'un centimètre ou ne serait-ce qu'accusé réception de notre présence. D'une certaine manière, c'est également votre patiente. Celle-ci, comme tous vos autres patients, a bien le droit à un visiteur, non ?

— J'imagine que ce n'est pas la première fois que ces deux-là se retrouvent ensemble dans mon infirmerie, soupira soudainement Mme Pomfresh manifestement agacée par l'insistance de la directrice de Serpentard. Mais les règles sont les mêmes pour tout le monde, ajouta-t-elle en se tournant vers moi. À 22h, il n'y a plus personne ici. Ni Miss Parker ni Miss Jonsson, mes autres patients ont besoin de repos.

J'acquiesçai en direction de Mme Pomfresh avant de poser à nouveau mes yeux vers le fond de l'infirmerie. Lilith n'avait pas bougé depuis que nous étions entrées avec Harper. Ni le bruit de la porte, ni l'augmentation du volume sonore des discussions ne l'avait fait ne serait-ce que relever les yeux ; enfermée ainsi dans ses pensées, elle donnait l'impression de ne pas partager tout à fait la même réalité que nous. La voir dans cet état me serrait la poitrine et l'impuissance se rajouta aussitôt à la tristesse. Je n'avais aucune idée de la manière dont je pouvais être d'un quelconque soutien à Lilith en ces circonstances et c'était particulièrement frustrant. Peut-être vérifier qu'elle souhaitait que je sois ici était une première chose importante à faire. Après tout, ce n'était pas parce que notre professeure de potions pensait manifestement que j'aurai plus de succès qu'elle pour parler à Lilith que celle-ci n'avait pas simplement envie, ou besoin, d'être seule. Elle avait failli perdre son frère.

— Oh, Mme Parker, Mr. Parker, fit soudainement McGonagall en me tirant à mes pensées.

Je sentis mon corps se raidir malgré moi et me retournai vers les nouveaux arrivants comme pour vérifier que j'avais correctement compris ce qu'avait dit notre Directrice. Ils étaient bien deux et, vu leur âge, devaient probablement être l'oncle et la tante. Ils avaient l'air pressés sans être réellement inquiets ou, tout du moins, ne le montraient pas. Être en présence de la famille de Lilith n'était définitivement pas quelque chose que j'avais anticipé ; c'était donc ce genre de personnes qui faisait peser tant de poids sur des enfants qui n'avaient rien demandé.

Sous le soudain accès de colère, mon coup de chaud ne fit que me terrifier à l'idée de devenir rouge et, ce faisant, de leur donner malgré moi un prétexte pour user de la legilimancie. Je ne savais pas si Harper était au courant des traditions Parkeriennes, mais Shadlakorn n'avait effectivement aucune idée ce qui se jouait dans cette infirmerie maintenant que la famille était arrivée. Je tentai vainement de calmer ma respiration. Les Parker n'étaient même pas arrivés depuis plus d'une minute que la crainte qu'ils mettent en pratique leur tradition familiale m'était déjà étouffante et paralysante. Toute mon énergie était tournée vers le contrôle de mon corps et de mes pensées ; je n'osais pas imaginer ce qu'était de vivre ce genre de sensations au quotidien.

— Mme la Directrice, professeure, dit rapidement celle qui devait être la tante de Lilith en tendant sa main à McGonagall, nous vous remercions de votre hibou particulièrement prompt et tout à fait complet. Miss Harper, ajouta-t-elle en se tournant vers la préfète, manifestement surprise de la voir ici.

— Comme je vous l'indiquais, reprit notre Directrice, votre neveu n'est pas dans un état préoccupant. Grâce à Miss Harper, il a pu être pris rapidement en charge par notre infirmière, Mme Pomfresh.

— Eh bien, répondit-elle, nous vous devons beaucoup Miss Harper.

— C'est un malheureux honneur, Mme Parker, que d'avoir pu assister Mr. Parker ce soir, répondit Harper en se courbant presque.

Tandis que la femme continuait les discussions d'usage, l'oncle, lui, se dirigeait vers Ethan sans un regard pour sa nièce. Les yeux toujours rivés sur son frère, Lilith se leva soudainement à son approche. Elle sembla pendant un court instant avoir des difficultés à se maintenir droite et préféra se reculer pour laisser son dos reposer contre le mur en pierre. Elle tenait toujours fermement ce qui devait être le bout de parchemin qu'Ethan lui avait laissé. Mon cœur se serra.

Je sentis soudainement une main sur mon avant-bras ; Harper. Je m'étais avancée vers Lilith sans même m'en rendre compte.

— Tu ne feras qu'empirer la situation pour elle, dit-elle de manière à peine audible en montrant la tante d'un geste de la tête.

L'oncle resta un moment au chevet de son neveu, penché au-dessus de lui, avant de noter la présence de Lilith. Il se tourna pleinement vers elle mais sa nièce ne le lui rendit pas. Les yeux de Lilith semblaient particulièrement motivés à ne pas quitter Ethan ne serait-ce qu'une seconde.

Au bout de très longues minutes à observer Lilith à distance, l'oncle fit finalement le tour du lit pour se rapprocher d'elle ; elle lui tendit aussitôt le bout de parchemin sans pour autant le gratifier d'un regard. Ce ne dut pas lui plaire car il posa ses doigts sous le menton de sa nièce pour la forcer à le regarder. Ils restèrent ainsi un moment, toujours dans un silence particulièrement lourd qui, maintenant, me retournait franchement l'estomac. Ils donnaient l'impression de communiquer malgré le silence et je me rappelai soudainement ce qu'elle avait écrit dans une de ses lettres ; la legilimancie était un moyen de communication très discret. Je ne pus m'empêcher de me demander ce qu'il se passait dans cet échange et, surtout, dans la tête de Lilith qui n'avait pas donné l'impression de vouloir cette discussion en premier lieu.

L'oncle finit par se reculer et Lilith tourna enfin la tête vers nous. Elle fut de toute évidence surprise de m'apercevoir et eut le réflexe quasi instantané de jeter un regard à sa directrice de maison. Visiblement, tout le monde ici communiquait silencieusement car Shadlakorn reprit aussitôt la parole.

— Miss Jonsson, Miss Harper, merci pour votre aide. Vous pouvez peut-être attendre dehors avant de prendre des nouvelles de votre camarade de classe.

Harper eut l'air particulièrement rassurée et acquiesça avant de sortir immédiatement de l'infirmerie. Bien que la pensée était proprement stupide, une partie de moi ne voulait pas laisser Lilith seule avec ces gens. Le regard de Shadlakorn se fit plus insistant et je suivis néanmoins Harper dans le couloir, quelque peu sonnée. De toute évidence, notre professeure de potions n'avait pas prévu que les Parker débarqueraient aussi rapidement au sein du château pour courir le risque de m'avoir ici.

Pendant les quelques secondes supplémentaires que j'avais pris pour sortir de la pièce, Harper s'était décomposée dans le couloir. Je ne l'avais jamais vue comme cela. Il ne restait plus rien de son impassibilité habituelle. À cet égard, les cent pas qu'elle avait entrepris étaient tout aussi agaçants qu'inquiétants.

Si Lilith et elle n'étaient pas amies, selon les dires de la première, je ne comprenais pas bien l'état dans lequel se retrouvait Harper. Son éventuel état de choc ne pouvait pas entièrement expliquer cette soudaine décomposition ; quelque chose m'échappait très clairement dans toute cette situation. Prenant volontiers toute excuse à ma disposition pour ne pas penser à l'état dans lequel Lilith devait être – et surtout au fait que j'étais, semble-t-il, coincée dans le couloir sans pouvoir l'aider au risque d'empirer sa situation, je tentai de me remémorer ce que Lilith m'avait déjà dit sur sa non-amie.

Au bout de quelques minutes agrémentées par les pas nerveux de la préfète qui, pour une quelconque raison, semblait attendre que les Parker ressortent de l'infirmerie, je me rappelai soudainement un petit détail. Je déglutis, dégoûtée par la seule explication qui m'était venue à l'esprit.

— Lilith m'a dit un jour que vous partagiez un destin commun, ne pus-je m'empêcher de verbaliser.

Harper s'arrêta net avant de lever les yeux vers moi ; elle secoua la tête, visiblement agacée. Je continuai tout de même sur ma lancée. Le choix des mots n'était jamais anodin avec Lilith. Je n'avais juste pas réalisé à quel point.

— Elle n'a pas dit que vous aviez un destin similaire. Elle a spécifiquement parlé d'un destin commun.

— Écoute Jonsson, répondit Harper sur un ton particulièrement ferme, peu importe ce qu'a bien pu te dire Lilith, tu t'apprêtes à t'aventurer dans un monde qui n'est pas le tiens. Arrête-toi ici.

— Comme Lilith, continuai-je malgré tout alors qu'elle secoua la tête en réponse à mon obstination, tu vas devoir te marier pour préserver la pureté de ta lignée. Les Harper sont un peu comme les Parker, non ? En terme de prestige, vous n'êtes pas n'importe quelle famille de Sang-Purs. J'imagine qu'une Harper et un Parker dans la même génération constitue une forme de chance, par chez vous. L'occasion d'unir deux grandes familles.

Son regard noir appuya tout à fait mon raisonnement et j'éprouvai la soudaine envie de vomir. Cet aveu avait au moins l'avantage de me détourner de l'impuissance qu'était la mienne vis-à-vis de ce qu'il se passait dans l'infirmerie.

— Ce n'est pas aussi simple, répondit-elle enfin.

— Oh, vraiment ? Il a 12 ans, insistai-je, ahurie.

— Et j'en ai 16, Jonsson. Il en aura 18 quand il se mariera, tout comme ta petite-amie. Et rien n'est réellement décidé pour le moment. Je ne suis même pas sûre que les négociations aient déjà débutées. Nous ne faisons que supposer des liens logiques.

Je déglutis. D'une certaine façon, cela était pire encore ; leurs familles n'avaient même pas la décence d'expliciter les enjeux qui les unissaient. Harper et Lilith se connaissaient depuis leur 5 ans, la préfète avait dû voir Ethan grandir ; de ce que l'on pouvait voir de l'extérieur, il passait le plus clair de son temps avec elles et non ses camarades de classe. Il y avait quelque chose de particulièrement pervers dans le fait-même de ne pas officialiser cette possibilité d'union et de les laisser tous les trois gérer une situation qui n'en était peut-être même pas une.

— C'est pour ça que tu es inquiète ? Les Harper pourraient réviser leur jugement après ce qu'Ethan a fait ?

— Je ne vais pas discuter de ça avec toi, Jonsson.

Le silence était désagréable et mes pensées se perdaient beaucoup trop loin. Je réalisais petit à petit ce que cette confession signifiait réellement ; Harper allait devenir une Parker alors que Lilith, elle, perdrait son nom du fait de son mariage. Je n'y avais jamais pensé sous cet angle jusque-là. La violence de ce genre de pratiques était déjà proprement insoutenable, mais être conditionnée à tout sacrifier pour un nom qu'elle finirait immanquablement par perdre était le coup de grâce. Sa famille l'avait éduquée à tirer de la fierté du nom pour le lui retirer aussitôt qu'elle leur donnait ce qu'ils voulaient. La même fierté et culpabilité vis-à-vis du sacrifice de leurs ancêtres qui, combinés, étaient les seules raisons de l'obéissance de Lilith – ou d'Ethan, j'imaginais, étaient précisément ce qu'ils lui enlevaient ensuite. C'était d'une violence sans nom. Lilith resterait une Parker par le sang, mais je n'avais aucune idée de ce que cela signifiait réellement dans son cas ; serait-elle toujours incluse dans les affaires familiales ?

Malgré le ton froid d'Harper, il était évident qu'elles tenaient tout de même l'une à l'autre, tout comme il était évident, maintenant, qu'elles ne pouvaient en effet pas être amies ; il y avait beaucoup trop d'enjeux dans leur relation pour cela. Elles devaient à la fois toutes deux se reconnaître dans l'autre, tout comme y voir le reflet de ce qui les attendait.

La préfète continuait sa marche nerveuse et l'échos de ses pas était proprement insoutenable. J'avais toujours mal au ventre et, plus le temps passait, plus je m'inquiétais pour ce qui se déroulait à l'intérieur de l'infirmerie ; Lilith devait être dans un état pas possible et je n'imaginais pas une seule seconde les Parker avoir à cœur de ne pas empirer la situation. Si Harper était relativement claire quant à son refus de discuter plus de sa situation vis-à-vis d'Ethan, je ne pus cependant pas m'empêcher de relancer la conversation.

— Tu désapprouves le choix de Lilith.

Harper sut tout de suite à quoi je faisais référence et enchérit aussitôt :

— Ce n'est pas contre toi, mais votre relation est une erreur qu'elle passera sa vie à regretter. Exactement comme sa mère. À ce sujet, puisque tu as visiblement décidé d'aborder cette situation, saches que je lui ai vivement déconseillé de s'aventurer avec toi et l'ai pressée de mettre fin à votre relation. Du reste, je ne te dois très certainement pas de répondre à ta curiosité mal placée sur ma vie privée sous prétexte que tu sors avec Lilith.

Du fait de son éducation, je devais admettre ne pas m'être pas attendue à ce qu'elle dise les choses de manière aussi brute ; je ne savais pas si j'étais en train de faire la connaissance de la « vraie » Harper, à défaut de ne connaître que la préfète, ou si elle était toujours en état de choc.

— Sous prétexte que vous serez belles-sœurs, tu veux dire.

— Tu auras depuis longtemps disparue de sa vie si cela venait effectivement à se faire.

Mon esprit était tellement éloigné de ce qui se jouait dans le couloir que je notai la virulence de sa phrase sans vraiment qu'elle ne m'atteigne.

— Vous allez toutes les deux vous faire tellement de mal, Jonsson, reprit-elle aussitôt. C'est absolument ridicule de vous lancer là-dedans.

— Penses ce que tu veux de la situation, Harper, ce n'est pas toi qui la vis. Entre nous, tu envies son courage.

— C'est sûr qu'il faut un sacré courage pour te rouler des pelles dans le Poudlard Express. Elle a définitivement perdu la raison pour se montrer aussi impudique à bord d'un train bondé d'élèves, ajouta-t-elle presque pour elle-même.

— Tu peux réduire la situation à « se rouler des pelles » si ça te réconforte, mais, en réalité, nous étions juste enthousiastes de nous retrouver l'une l'autre après les vacances. C'est un sentiment que tu t'interdis de connaître. Enfin, que ta famille t'interdit de connaître, corrigeai-je rapidement. Dans tous les cas, tu ne peux pas en vouloir à Lilith de…

— Je ne lui en veux pas, coupa-t-elle aussitôt.

— Elle rompt tout ce que vos familles vous ont raconté depuis gamines, tout ce que tu te refuses à rompre toi-même.

— Oh Merlin, soupira-t-elle en s'arrêtant net, comment peut-elle risquer autant pour une personne aussi agaçante ? Enfin, Lilith est elle-même très agaçante. Vous vous êtes bien trouvées de ce côté.

Elle reprit ses cent pas et je soupirai ; la propension des Parker à jouer sur la culpabilité m'inquiétait sérieusement quant au contenu de leur éventuelle discussion avec Lilith. La pression sur leur dernier héritier avait souvent été palpable dans son discours ; il avait après tout soi-disant bien plus de statut qu'elle au point où elle était persuadée que, en cas d'urgence, son oncle privilégierait Ethan sans même y réfléchir à deux fois. Je n'osais pas imaginer ce qui devait se jouer dans sa tête présentement. Cela dit, peut-être ne lui parlaient-ils même pas, la tante n'avait pas semblé préoccupée un seul instant par ses neveux ; seul l'oncle, qui avait lui-même perdu son frère, était venu auprès d'eux.

Peut-être discutaient-ils plutôt avec McGonagall. Après tout, leur dernier héritier venait d'attenter à sa propre vie. En langage de Sang-Purs, j'imaginais qu'il s'agissait d'une crise conséquente qu'il leur fallait gérer. Si les Harper pouvaient se retirer des négociations – ou envisager de ne même pas y entrer de peur qu'Ethan réitère sa tentative avant d'avoir pourvu à ses obligations, le même raisonnement s'appliquait à Lilith et son propre mariage. Je réalisai soudainement ce que cela sous-entendait et me retournai vers Harper qui devait, maintenant, avoir fait une quinzaine de fois la largeur du couloir.

— Qu'est-ce qu'il y a, Jonsson ? fit subitement la préfète. Tu donnes l'impression désagréable d'avoir eu une illumination.

— Pourquoi souhaites-tu que ta famille choisisse Ethan ? demandai-je alors qu'elle s'arrêta en plein milieu du couloir. C'est la seule raison pour laquelle tu n'as rien dit aux Parker sur notre relation avec Lilith, pas vrai ? Tu aimerais que ta famille choisisse Ethan. Je veux dire… Lilith et toi avez le même âge. Les mariages sont des négociations. Vous deviez être dans des négociations avec les mêmes familles. Savoir que Lilith est avec une fille pourrait rendre complexe la tenue de son mariage. L'autre famille pourrait vouloir rompre les négociations. Or, si le mariage de Lilith est annulé, j'imagine que les négociations reprendraient et que tu serais tout à fait à même de devenir une potentielle cible pour la famille à laquelle Lilith était supposée être « unie ».

— C'est beaucoup plus complexe et protocolaire que ce que tu as l'air de comprendre, Jonsson.

— Malgré tout, tu ne démens pas.

— Tu demanderas à Lilith ce qu'elle sait de sa future vie, asséna-t-elle. Demande-lui si elle a connaissance de la manière dont elle vivra, ou même du lieu où elle vivra, ce qu'elle pourra ou non faire de ses journées, si le mari sera convenable, ou non, à la maison. Demande-lui si elle sait comment elle va devoir éduquer ses enfants ou même si elle sait déjà si le nombre d'enfants a fait partie, ou non, des négociations. Il n'y a rien de pire que les familles qui désirent un nombre précis d'enfants, l'arithmancie a encore de beaux jours devant elle, soupira-t-elle avec agacement.

Évidemment, Harper connaissait les Parker et, surtout, Ethan. Dans son cadre de référence, cela lui donnait une vague idée de ce à quoi pourrait ressembler sa vie. Si sa famille ne choisissait pas les Parker, elle se retrouverait face aux mêmes inconnues que Lilith. Harper cherchait le contrôle partout où elle pouvait le trouver. Bien que c'était tout à fait compréhensible étant donné la situation dans laquelle la préfète était, cela rendait leur relation à tous les trois vraiment malsaine. Si Lilith était si persuadée que la préfète ne dirait rien de notre relation à sa famille, c'est qu'elle avait très bien perçu la position d'Harper vis-à-vis de son frère.

— Est-ce si grave que cela si Lilith a envie de vivre normalement avant de devoir subir tout ça ? Pourquoi avoir des relations avant d'être enfermé dans un mariage avec une personne que nous n'aimons pas serait-il si problématique ?

Harper resta silencieuse suffisamment longtemps pour que je n'attende plus de réponse. Elle finit par acquiescer à ses propres pensées et s'arrêta ; peut-être m'avait-elle jugée digne d'avoir une réponse à ce sujet, toute aussi tardive fut-elle.

— C'est une convention des Parker, rectifia-t-elle. Nous sommes plus pragmatiques et moins romantiques qu'eux. Mais quoiqu'il en soit, un mariage arrangé n'est pas juste un mariage sans amour entre deux individus, Jonsson. Tu ne peux pas réduire cette situation à…, elle s'arrêta avant de rire nerveusement. Ce n'est pas un mariage blanc vis-à-vis duquel l'acte de mariage se suffit à lui-même. Ca, c'est la confusion que les auteurs de romans à l'eau-de-rose perpétuent lorsqu'ils sont trop fainéants pour penser à un scénario permettant la rencontre des deux protagonistes principaux. Habitude proprement déplacée, si tu veux mon avis, que d'idéaliser et fantasmer les afflictions que d'autres qu'eux se voient imposés au quotidien. Dans un mariage arrangé, l'acte de se marier n'a qu'une fonction contractuelle permettant l'obtention des fruits du mariage : les enfants et le maintien de la pureté du sang de la lignée familiale, la fusion des patrimoines, des territoires ou des empires commerciaux pour le gain de pouvoir ou le gain financier qu'une telle fusion représenterait, ou la survie des traditions et mœurs familiales. À cet égard, un mariage ne s'arrange pas entre deux personnes, mais entre deux familles. Un mariage arrangé, c'est passer une vie entière à la merci d'enjeux qui dépassent notre propre personne. C'est se dévouer entièrement aux causes familiales, leur donner notre vie, notre temps, notre énergie, nos envies, nos pensées, notre corps et notre sang. Il est plus facile de se donner à la famille lorsque nous n'avons rien à regretter, aucune motivation individualiste à poursuivre, ou aucune idée de ce contre quoi nous donnons notre vie – de ce que nous nous refusons. Comment crois-tu que toute cette histoire va finir, Jonsson ? Je vous souhaite de rompre pour une raison futile bien avant l'année prochaine. La rupture, c'est une fin. Vous pourrez toutes les deux passer à autre chose. Mais devoir vous séparer sans aucune autre raison qu'une injustice sur laquelle vous n'avez pas de contrôle ? C'est ce qui rend malade. C'est ce qui a rendu sa mère malade. Tu auras l'occasion et le temps de faire ton deuil, éventuellement, mais Lilith, Lilith va passer le reste de sa vie piégée avec ses souvenirs et, au-delà de l'aspect humain, il y a un grand risque que cela la détourne de ses obligations familiales. C'est ce que nos familles ont compris il y a des siècles de cela. Du reste, votre monde se résume à Poudlard, reprit-elle alors qu'il devint évident qu'elle ne s'arrêterait plus de si tôt, pour nous ce n'est qu'un passe-temps ennuyeux qui sépare notre enfance de nos véritables obligations familiales. Rien de ce qu'il se passe au sein de ce château n'a une quelconque importance pour nous. Rien de ce que nous suivons comme cours n'aura d'influence sur notre avenir. Poudlard est littéralement la seule période de notre vie durant laquelle nous côtoyons le commun des sorciers. Nous ne le faisons ni avant, et très certainement pas ensuite. Alors pourquoi nous y investir outre-mesure ? Pourquoi prétendre à des relations interpersonnelles qui seront de toute façon rompues dès que nous poserons notre plume sur la table lors de notre dernier A.S.P.I.C ? Cela n'a strictement aucun intérêt de prétendre que notre temps passé à Poudlard est quoique ce soit d'autre qu'une longue et interminable attente qui nous sépare de nos obligations familiales. Nous ne faisons que passer temporairement dans votre monde. Il y a encore deux ans, Lilith pensait que l'amour n'était qu'un faux-sentiment que les adolescents se persuadaient de ressentir pour égayer leur pauvre vie. L'idée-même de tomber amoureuse lui était risible et elle n'éprouvait aucun intérêt pour les relations interpersonnelles. Ses obligations familiales ne lui étaient pas aussi lourdes. Mais, évidemment, la Guerre est arrivée et, depuis, elle se sent le besoin de « vivre » ou je ne sais quel fantasme est devenu le sien, soupira-t-elle avec un dédain manifeste. Tu me diras, sa récente panique presque tétanique vis-à-vis du mariage fait sens si elle a découvert qu'elle aimait les filles. Au moins, dans son accès de folie, Lilith ne met pas la pureté des Parker en danger. De toute évidence, dit-elle en me dévisageant, ce n'est pas avec toi qu'elle risque accidentellement un enfant impur. Il y a une certaine forme de décence dans tout cela. Je dois au moins lui accorder cela.

L'ensemble de sa tirade était si violente que je rebondis automatiquement, sans m'attarder sur ses attaques ; je n'avais plus l'énergie de m'offusquer de ses propos prononcés sans aucune once d'empathie pour son interlocutrice et elle m'avait bien trop assommée d'informations pour que j'en fasse réellement sens. De toute évidence, dès qu'elle n'avait plus un rôle précis, comme celui de préfète, Harper n'en avait que faire de ce que ses propos éveillaient chez autrui. Lilith avait prévenue qu'elle avait tendance à être bien plus négative que positive, après tout.

— Lilith a fait un choix, rappelai-je. Elle savait très bien quels en étaient les enjeux, les a pesés, et en a fait ses propres conclusions. Ne balaie pas tout ça d'un « accès de folie » sous prétexte que cela te confronte à tes propres questionnements vis-à-vis de tes propres obligations. Nous savons très bien toutes les deux que Lilith ne s'engagerait jamais dans quoique ce soit par « accès de folie ». Tout est réfléchi, pesé et conscientisé chez elle. Et, entre nous Harper, si tu ne veux pas t'abaisser à me répondre sur vos habitudes culturelles, tu pourrais au moins ne pas avoir l'indécence de te servir de moi pour tenter de me faire rompre par… culpabilité, hasardai-je, ou je ne sais pas trop ce que tu essayes d'éveiller chez moi. De toute évidence, Lilith ne t'a pas écouté ou n'a pas donné à tes propos suffisamment de crédibilité pour qu'ils l'effraient, pourquoi crois-tu un seul instant que ce serait mon cas ?

— Agaçante et perspicace, il a fallu que cela tombe sur toi, soupira-t-elle.

Je secouai la tête, agacée. Si Lilith avait tendance à répéter le discours familial comme un mantra, ce n'était rien comparé à ce qu'Harper faisait de ces mêmes discours. Lorsque la préfète parlait, j'avais l'impression d'avoir directement accès aux récits familiaux ; cette dernière année, Lilith avait dû déconstruire beaucoup de choses pour en arriver à prendre les décisions qu'elle avait prises – malgré son adhésion pourtant toujours actuelle à ces croyances.

Mon cœur se serra à nouveau tandis que certains propos de la tirade de la préfète me revenait lentement en mémoire ; « le temps qu'il me reste » avait dit Lilith à Pré-au-Lard. Il n'était pas étonnant qu'elle ait parlé du mariage comme si elle allait elle-même, d'une certaine façon, mourir ; entre les inconnues proprement terrifiantes sur son avenir et cet abandon total aux obligations familiales, Lilith avait probablement peur de s'y laisser disparaître. Dire que les deux individus présentement dans l'infirmerie imposaient ces violences à leurs neveux ; une partie de moi avait juste envie d'entrer dans la pièce pour leur crier dessus, bien que cela ne servirait strictement à rien. L'état d'Ethan était tout autant leur faute que celle de la Guerre et de nos professeurs – ou, même, de notre Ministère. Ce n'était pas normal que de telles pratiques existaient toujours sous le prétexte de préserver un sang pur sans que le Ministère ne réprimande les familles ; ils abandonnaient les enfants à leur sort.

Je reposai mes yeux sur la préfète qui avait repris ses agaçants cent pas. Malgré ce que j'avais d'abord pensé, il était finalement assez difficile de savoir si Harper s'inquiétait réellement pour Lilith ou si elle avait juste besoin de réaffirmer le discours familial face à la menace que Lilith représentait ; si Lilith ne devenait pas « malade » ou n'était pas en train de commettre une « erreur », beaucoup de choses s'effondreraient alors dans la vision du monde que tenaient Harper et les deux familles de manière générale.

— Le mariage n'est pas quelque chose qui te panique ? ne pus-je m'empêcher de demander.

— Ethan a une grande sœur, répondit-elle aussitôt. Il va très vite comprendre ce qu'un mariage arrangé sous-entend pour une femme dans les années qui viennent. Je prends un risque relativement faible à compter sur la décence de l'éducation des Parker. Force m'est d'admettre que je ne suis pas la plus à plaindre.

C'était avoir beaucoup d'espoir que d'imaginer qu'avoir une grande sœur allait garantir une quelconque décence chez Ethan, mais encore une fois, Harper semblait particulièrement motivée à chercher du contrôle où elle le pouvait et je ne me permis pas de rebondir sur ce sujet. Après tout, même si elle avait une façon très différente de Lilith d'en faire sens, elles étaient toutes les deux victimes des mêmes dynamiques.

— Tu es sincèrement inquiète pour lui.

— Je le connais depuis qu'il est en âge de marcher et son sang imbibe présentement une partie de ma chemise, Jonsson, accusa-t-elle. C'est extrêmement rare que nos deux familles soient… en phase. Nous avons généralement 10 à 15 ans d'écart entre nos générations, mais ma mère a visiblement décidé de concevoir une dernière fois à 39 ans, soupira-t-elle manifestement agacée.

Sa cape était suffisamment fermée pour ne laisser aucun bout de sa chemise visible de l'extérieur. Je soupirai, m'emparai de ma baguette et m'avançai vers elle. Elle eut l'air surpris mais me laissa faire lorsque j'ouvris légèrement sa cape, non sans se laisser aller à un commentaire particulièrement inutile à cet égard.

— Ce n'était pas une invitation à me déshabiller, Jonsson.

Je levai les yeux au ciel avant de me reconcentrer sur sa chemise, elle n'était effectivement pas toute blanche. Je lançai le sortilège que mon père m'avait appris la très humiliante journée où j'avais eu mes règles pour la première fois, et le sang disparut lentement de la chemise de la préfète.

— J'aurais pensé que les vieilles familles de Sang-Purs éduquaient mieux leurs filles aux enchantements domestiques que ça.

— Comme c'est étrange, rétorqua-t-elle en refermant sa cape, sortir avec l'une d'entre nous ne te rend pas omnisciente à notre propos.

Je dus retenir un fou rire tout à fait nerveux devant sa réaction de défense.

— Cela ne devrait aucunement te faire sourire, Jonsson. Je te remercie, ajouta-t-elle malgré tout d'une voix plus douce.

Son changement soudain d'attitude eut pour effet de me recentrer sur ce qu'il se passait dans le couloir ; la situation était si surréaliste qu'Harper avait vu son éventuel futur mari, qu'elle ne souhaitait pas nécessairement épouser mais qu'elle préférait à d'autres, en tout cas une personne qu'elle avait vu grandir, presque mourir devant elle. L'ensemble devait être particulièrement confusant pour la préfète.

— Est-ce que ça va ?

— Ce n'est pas parce que nous avons échangé plus de trois phrases que nous sommes devenues amies, Jonsson.

— J'imagine que Lilith doit être beaucoup plus à l'aise que toi dans les évènements sociaux, conclus-je.

La préfète secoua la tête et se posa – enfin, contre le mur d'en face. Peut-être cela était-il un signe qu'elle ne s'amuserait plus à faire des longueurs le long du couloir.

— Est-ce que Lilith l'a vu dans cet état, elle aussi ? demandai-je finalement en repensant à sa chemise.

— Oui, elle est restée avec lui pendant que je cherchais un de nos professeurs, répondit-elle simplement.

La porte de l'infirmerie s'ouvrit brusquement et nous nous retournâmes toutes deux ; la tante de Lilith sortait en compagnie de notre Directrice, suivie par notre professeure de potions puis par l'oncle.

— … le Ministre risque d'être quelque peu confus quant à l'arrivée de cet événement malgré la présence de psychiatres moldus dans l'enceinte du château, continua la tante.

— Miss Harper, Lucy, fit l'oncle en se dirigeant automatiquement vers elle. Comme toujours, c'est une chance inestimable de vous avoir aux côtés de notre famille.

— … Il faudra veiller à ne pas lui laisser de prétexte à l'interruption impromptue de l'autorisation accordée aux psychiatres. Vos élèves ne sauraient manquer de l'assistance des moldus.

—J'entends très bien la discrétion avec laquelle vous souhaitez que nous gérerions les évènements, répliqua McGonagall manifestement agacée tandis qu'elles s'éloignaient toutes deux dans le couloir. Dans ce genre… d'affaires, la famille a évidemment le dernier mot.

L'oncle et Harper partirent dans une discussion à leur tour - j'imaginais que c'était précisément ce qu'attendait la préfète depuis tout à l'heure, et ils finirent par suivre automatiquement les deux femmes.

— Professeure, ne pus-je m'empêcher d'intervenir tandis que Shadlakorn passait devant moi, peut-être serait-ce une bonne idée d'avertir les psychiatres de la situation ?

Elle eut l'air surpris et s'arrêta aussi net, laissant les quatre autres prendre de l'avance sur elle.

— Vous n'avez pas d'inquiétudes à avoir, Miss Jonsson, c'est précisément ce que j'allais faire. Nous verrons si le Dr. Higgins aura encore le cran de nous reprocher de n'avoir aucune « conscience psychologique », ajouta-t-elle rapidement avant de se reprendre devant mon regard surpris. Pourquoi n'iriez-vous pas rejoindre Miss Parker, Miss Jonsson ? esquiva-t-elle en jetant un regard à la porte de l'infirmerie. Si votre présence n'a pas été demandée, je pense qu'elle sera grandement appréciée.

— Tout de suite, professeure, répondis-je les joues rouges. Je vous remercie de m'avoir fait cherchée.

Elle acquiesça avant de disparaître à la suite des autres.

J'inspirai, le ventre soudainement serré par l'appréhension, avant d'entrer dans l'infirmerie à nouveau. Lilith s'était rassise auprès de son frère. Elle releva les yeux en entendant la porte de l'infirmerie se refermer ; il fallait croire que la venue de sa famille l'avait fait revenir parmi nous. Son maintien était redevenu raide, cependant, et son visage particulièrement fermé.

Il n'y avait que deux autres élèves dans l'infirmerie, tous les deux plongés dans des lectures sur le quidditch - Mme Pomfresh exagérait quelque peu la nécessité de maintenir le calme dans son infirmerie. Je franchis rapidement la distance qui me séparait de Lilith. Ses yeux étaient maintenant rivés sur ses mains posées sur ses genoux.

— Est-ce que tu as envie de compagnie ? vérifiai-je alors que je m'approchais d'elle.

Lilith acquiesça sans pour autant relever les yeux. Rassurée de ne pas devoir me résoudre à la laisser seule dans cet état, je récupérai une chaise près d'un lit vide avant de la poser à la droite de Lilith.

— Je crains cependant de ne pas être de très bonne compagnie, reprit-elle en relevant la tête tandis que je m'asseyais. Je ne sais pas quoi dire. Enfin, se corrigea-t-elle, je ne sais surtout pas quoi penser.

— Lilith, tu n'es pas obligée de dire quoique ce soit, m'empressai-je de répondre.

Si son attitude rigide et son visage impassible pouvaient parfois la rendre froide et distante, en ces circonstances ils lui donnaient plutôt une grande dignité et je n'osai pas la prendre dans mes bras. Lilith n'y semblait pas franchement disposée. Je posai cependant ma main sur la sienne et elle joua instinctivement avec mes doigts, les yeux à nouveau rivés sur ses genoux. Les miens se posèrent sur son frère dans un geste réflexe. Je n'avais jamais discuté avec Ethan, je le connaissais à travers Lilith sans vraiment le connaître ; le voir ainsi était étrange. Leur ressemblance se cantonnait à la couleur de leurs cheveux et aux traits de leurs visages particulièrement fins ; Ethan semblait bien plus frêle que sa sœur. Son jeune âge – et la situation dans laquelle il était présentement, n'aidaient pas vraiment l'impression qu'il dégageait.

Lilith resta silencieuse de longues minutes, concentrée sur mes doigts, et son visage sembla s'ouvrir au fil de ses pensées. Il était toujours difficile de deviner ce qui lui passait par l'esprit, mais je pus reconnaître autant la tristesse que la culpabilité. Au bout d'un long moment durant lequel Lilith avait trituré mes doigts entre les siens, elle finit par soupirer étonnement bruyamment.

— Il y a tellement de pensées qui se mélangent dans mon esprit, dit-elle. C'est paralysant. À chaque fois que j'ai l'espoir de pouvoir enfin m'arrêter sur quelque chose pour tenter d'en faire sens, une autre pensée me parasite. C'est interminable et si… aléatoire. C'est épuisant.

Elle me donnait l'impression de décrire ses crises de panique internes. Un pressentiment me disait que Lilith avait beau avoir mentionné uniquement ses pensées, ses émotions étaient toutes aussi confuses. Si je m'en fiais aux quelques minutes que j'avais passé dans la même pièce que les Parker, il était probable que la legilimancie ne soit pas tout à fait étrangère à ce genre de difficultés. Le fait de savoir que ses pensées pouvaient être violées à n'importe quel moment avait probablement donné quelques habitudes à Lilith, dont celle de contrôler ses pensées plus que de nécessaire. Lorsqu'elle était en proie à des pensées aussi chaotiques que ce qu'elle décrivait, elle devait alors être rapidement dépassée… ou paralysée, comme elle l'avait elle-même dit.

— Tu n'as pas besoin d'être tout le temps structurée, tu sais. Tu peux juste dire ce qui te passe par la tête. Parfois, cela peut aider à, justement, structurer un peu sa pensée ou… à gérer ses émotions ? tentai-je.

— L'objectif de toute communication est précisément de transmettre un message, dit-elle manifestement confuse. Cela semble un peu contre-productif de fonctionner comme tu le proposes.

— Lilith, souris-je doucement, tu n'as pas besoin d'être toujours dans le contrôle. Enfin, repris-je rapidement, ça ne me gêne absolument pas de rester avec toi dans le silence, si c'est que tu souhaites et que tu as besoin de mettre de l'ordre dans tes pensées ou… émotions par toi-même, mais saches que ça ne me gêne pas non plus d'avoir une communication « contre-productive », comme tu le dis, si tu ressens le besoin de faire le vide dans ton esprit. J'aime à croire que je suis là pour ça aussi.

La tristesse passa rapidement sur son visage – je n'eus cette fois-ci aucun doute à ce propos, et elle baissa les yeux ; mon cœur se serra. Bien que je n'avais aucune idée de ce que pouvait bien être la pensée qui avait provoqué cette réaction, je me sentis un instant coupable de l'avoir peut-être initiée malgré-moi. Elle ferma un court instant les yeux avant de prendre son inspiration habituelle.

— Le silence est très appréciable pour le moment, répondit-elle calmement. Si cela ne t'ennuie pas.

— Pas du tout.

— Je te remercie. D'être venue et de me tenir compagnie, ajouta-t-elle devant ma confusion manifeste.

— Pour être tout à fait honnête, Shadlakorn a demandé à Harper de me chercher dans la Grande Salle.

— C'est ce que j'avais cru comprendre entre les lignes, répondit-elle en acquiesçant. Cela n'enlève rien au fait que tu es néanmoins présente.

— Dis-moi juste si tu as besoin de quoique ce soit.

Elle releva la tête pour plonger ses yeux dans les miens et nous nous perdions ainsi un instant. Lilith finit par sourire avant de s'enfermer à nouveau dans ses pensées ; son visage était à présent totalement ouvert et j'avais parfois l'impression de pouvoir suivre ses états d'âmes en temps réel. Elle perdait progressivement son maintien et sa rigidité ; à la tristesse et à la culpabilité s'ajoutait très clairement de la colère.

— Miss Stevens, fit brusquement la voix de notre infirmière alors que je relevai vivement les yeux vers l'entrée.

Alice attendait patiemment avec un plateau entre les mains. Je me défis doucement des doigts de Lilith.

— Pourquoi est-ce que chacune de vos visites dans mon infirmerie semble être un prétexte à faire entrer de la nourriture en douce ? continua Mme Pomfresh. Nous sommes servis par les mêmes Elfes de Maisons que la Grande Salle, vous savez, cela ne sert à rien d'amener de la nourriture du dîner.

— Je reviens, informai-je.

Lilith acquiesça et je partis à la rencontre de la blonde.

— Je ne veux pas être irrespectueuse, Mme Pomfresh, répondit Alice alors que j'arrivai à leur hauteur, mais la personne qui choisit ce qu'il faut ramener à vos patients n'a aucune idée de ce que préfèrent les élèves.

Je jetai un coup d'œil réflexe au plateau de Lilith, derrière nous ; sa côte de porc patientait sur la table de chevet tout à fait intacte, ce qui était plutôt compréhensible vu les circonstances. Mme Pomfresh vérifia à son tour le contenu du plateau de Lilith pour en tirer la même conclusion.

— Je vois, soupira-t-elle avant de repartir.

Alice reposa son plateau de victuailles sur le premier lit vide qu'elle trouva et je la suivis. Elle avait dû métamorphoser une assiette en plateau parce qu'il était peu probable qu'elle en ait trouvé un dans la Grande Salle.

— Qu'est-ce qu'il s'est passé ? demanda-t-elle doucement en jetant un œil à Ethan.

— Son frère a tenté de se suicider. Mais visiblement, il n'a rien de très grave. Enfin physiquement, en tout cas.

Pour toute réponse, Alice réorganisa la nourriture présente sur le plateau. Elle semblait avoir à cœur à ce que certains desserts – notamment ceux qui contenaient des fruits, ne soient quasiment plus visibles tandis qu'elle mettait le salé et les desserts riches en beurre en avant.

— Elle voudra probablement du gras plutôt que du sucré, ajouta-t-elle devant mon regard interrogateur.

Son explication n'était absolument pas éclairante. Je ne savais même pas comment elle pouvait sincèrement croire avoir réussi à séparer le gras du sucré vu le nombre de desserts présents sur le plateau. Cela dut se voir sur mon visage, car elle soupira aussitôt.

— Ce sont des Sang-Purs, Eyrin. Famille à grosse pression. Elle a déjà perdu ses parents et, maintenant, il allait la laisser gérer seule la pression familiale ? Ouais ouais. Elle est en colère, crois-moi. Elle veut du gras. Et toi, tu es triste et tu ne sais pas quoi faire pour elle, donc du sucre. J'ai bien fait de voir large pour toutes les occasions, ajouta-t-elle visiblement très satisfaite d'elle-même.

Bien que je n'eus aucune idée d'où elle pouvait bien tirer ce genre de croyances et que je n'y accordais évidemment pas la moindre crédibilité, l'attention était tout à fait touchante et je ne pus empêcher un sourire. Je l'imaginais avoir longuement réfléchi à ce qui lui faudrait monter à l'infirmerie.

— Merci.

— Je t'ai aussi amené ça, ajouta-t-elle en posant ma Lundqvist à côté du plateau. Emily a eu le pressentiment que tu aurais peut-être besoin de prendre l'air après… tout ça, hasarda-t-elle, et m'a demandé de la prendre avec moi. Comment est-ce qu'elle va ?

J'haussai les épaules et elle enchaîna aussitôt après lui avoir jeté un regard curieux de loin :

— Elle a l'air d'être une Emily. Ce n'est jamais évident à gérer dans ce genre de situation, les Emily.

— Tu veux dire qu'elle est introvertie ?

— C'est ce que j'ai dit, non ?

Je ne pus empêcher un sourire ; une pause Alicienne était toute bienvenue pour faire redescendre un peu la pression de cette journée.

— Tu sais que lorsqu'Emily ne va pas bien, elle a juste besoin que tu ne la forces pas à parler, pas vrai ? C'est tout ce dont elle a besoin : que tu la laisses tranquille.

— C'est ce que j'ai dit, répéta-t-elle, une Emily n'est jamais évidente à gérer dans ce genre de situation.

— Parce que tu ne supportes pas de ne pas savoir ce qu'il se passe dans la tête des gens, m'amusai-je. Ce ne sont pas les Emily qui sont difficiles à gérer, mais les Alice trop stressées par le silence qui n'arrivent pas à prendre sur elles plus de dix minutes, accusai-je faussement avec un sourire. Et ça ne me gêne pas si Lilith n'a pas envie de parler, tant que c'est ce qu'elle veut.

— C'est vrai que tu es à moitié Emily, acquiesça-t-elle sérieusement.

— Par pitié, ne me dis pas que l'autre bout de ton continuum imaginaire, c'est « Alice »…

— Oh, si, tu es définitivement moitié Emily moitié Alice. Quoique, cette année, tu es beaucoup plus du côté Emily tout de même. Enfin bref, tu feras attention à la tarte au citron, ajouta-t-elle en changeant complètement de sujet, ils ont mis une espèce de couche de chocolat blanc ou je ne sais quoi sur la pâte sablée, je ne sais pas ce qui leur est passé par la tête ce soir mais c'est franchement bizarre.

— Ce qui est bizarre, c'est de parler de soi à la troisième personne, m'amusai-je. Mais merci, Alice. Comment est-ce que tu as su où nous étions ? ne pus-je m'empêcher d'ajouter.

— Pomfresh, Shadlakorn, et McGonagall étaient toutes absentes, récita-t-elle. Tu avais l'air surprise de ne pas voir Lilith au dîner. Harper t'a spécifiquement cherché, toi, alors qu'elle n'est plus revenue de la soirée. Même Mark s'est demandé s'il était arrivé quelque chose à Lilith. Aussi, j'ai demandé à Flitwick où était sa collègue, avoua-t-elle d'une traite.

— Je… quoi ?

— Après le repas, répondit-elle simplement. Je lui ai demandé comment allait Shadlakorn et si elle arrivait à s'adapter à donner cours à des élèves aussi jeunes. Ca ne doit pas être évident de passer d'apprentis adultes à des adolescents, j'imagine. Quoiqu'il en soit, il a dit qu'il ne savait pas ce qu'il s'était passé à l'infirmerie et que « faire la discussion » avec lui pour « alimenter mes commérages » était donc tout à fait inutile. Pourquoi tout le monde part constamment du principe que ce sont des commérages ? s'indigna-t-elle, je vérifie consciencieusement mes informations !

— Que tes informations soient justes n'en fait pas moins des rumeurs lorsque tu les répètes à la moitié de notre Salle Commune.

— Eyrin, c'est une question d'équilibre des pouvoirs. Quand l'information se retrouve dans les mains de quelques personnes, les problèmes arrivent. Si tout le monde a la même information en même temps, personne ne peut l'utiliser contre d'autres. C'est ce que vous faites avec les préfets, non ? Et c'est ce que la Gazette et Dumbledore n'ont jamais fait. La Gazette a diffusé les mauvaises informations et Dumbledore n'a jamais communiqué sur tout ce qu'il savait. Et peut-être que si les Gryffondors ne gardaient pas ce que Griffin leur dit pour eux, aucune rumeur sur toi n'existerait encore à ce jour. En gardant tout cela pour eux, ils empêchent aussi la réalité de venir les contredire. C'est au moins une chose que l'année dernière nous aura apprise, ajouta-t-elle rapidement perdue dans ses pensées, ça et le fait que n'importe qui pouvait devenir complètement taré. Enfin, quoiqu'il en soit, je ne fais que mon devoir envers notre école en communiquant des informations exactes de manière transparente, dit-elle tout à fait sérieusement.

Je retins un rire devant sa rationalisation avant d'acquiescer ; sa lecture du rapport des Sixièmes Années avec ma propre personne semblait particulièrement juste. Je ne pus cependant pas m'empêcher de l'embêter.

— Merci Miss Stevens pour votre dévouement à la très réputée école de sorcellerie qu'est la nôtre, dévouement absolument pas motivé par une quelconque curiosité personnelle.

— Que j'éprouve une certaine satisfaction personnelle à la chose ne change rien à sa nécessité.

— Oh, excusez-moi professeure Stevens, vous avez bien raison. Je saurai me restreindre de proférer de telles idioties dans le futur.

Elle leva les yeux au ciel avant de montrer Lilith d'un geste de la tête.

— Miss Impertinente devrait retourner auprès de sa petite-amie.

— Merci, Alice.

Elle sourit, acquiesça et quitta l'infirmerie. Je récupérai la cape, que je fis passer par-dessus mon avant-bras, avant de m'emparer du plateau. Après être retournée aux côtés de Lilith, je posai le plateau à côté de celui qui traînait déjà sur la table de chevet d'Ethan.

— Alice nous a ramené des choses de la Grande Salle, si jamais tu as faim..

— C'est aimable de sa part, répondit-elle manifestement surprise.

Je souris doucement ; la venue d'Alice – et le véritable pillage du banquet qu'elle avait réalisé à cet égard, avait quelque chose de réconfortant dans son caractère tout à fait Alicien. À ses yeux, amener de la nourriture était synonyme de « prendre soin ». D'une certaine façon, sa venue venait inclure Lilith parmi nous et c'était une pensée particulièrement agréable.

Pour autant, cela me rappelait également les moments où Alice venait à la maison lorsque nous étions encore trop jeunes pour entrer à Poudlard. Nous nous empiffrions de sucreries après chaque nouvelle analyse sur la progression de la maladie de ma mère. Je réalisai juste qu'une partie des sensations inconfortables que je ressentais depuis que j'étais entrée dans l'infirmerie était probablement due au fait que l'atmosphère lourde qui y régnait me rappelait les hôpitaux Moldus. Évidemment, ici, tout était plus calme, l'odeur était moins désagréable, il n'y avait pas de machines partout et les patients étaient toujours habillés normalement, mais il y avait quelque chose dans l'ambiance qui me prenait l'estomac et me ramenait quelques années en arrière.

J'eus un instant mal au ventre avant de reconcentrer mon attention sur Lilith ; Harper avait vraiment été d'une violence inouïe, tout à l'heure, et les choses commençaient à peine à décanter dans mon esprit. Si j'avais bien compris que les Parker transmettaient de véritables mythes à leurs enfants sur le soi-disant malheur psychologique inhérent au fait d'avoir des relations intimes, ou même sociales, avant le mariage, je n'avais jamais fait le lien avec sa mère. Il était pourtant vrai qu'elle était restée sur la couverture lorsque Lilith avait affirmé que ses ancêtres tombés amoureux avant leur mariage étaient malheureux. Le fait qu'Harper elle-même ait utilisé la mère de Lilith comme justification… Je n'osais pas imaginer à quoi devait ressembler le discours familial ambiant dans lequel le frère et la sœur avaient grandis. Ce n'était très certainement pas le moment, mais je me demandais tout de même si Lilith y donnait une quelconque crédibilité. Croyait-elle véritablement que sa mère était « malade » - malade étant probablement juste synonyme de « elle n'a pas fait ce qui était attendu », ou que notre relation la rendrait malheureuse dans les années à venir ?

Au bout d'une demi-heure de silence pendant laquelle Lilith continua de jouer avec mes doigts, elle s'en défit soudainement et se leva pour s'emparer de la plus grosse bombe de gras qu'elle trouva sur le plateau. Alors que les propos d'Alice me revinrent en mémoire, je me levai à mon tour et récupérai un bout de quiche salée par pur esprit de contradiction. Bien vite, et malgré notre calme ainsi que notre grand silence, Mme Pomfresh nous chassa de l'infirmerie avec son tact légendaire ; il était 22h pile. Je laissai Lilith quelques minutes seule avec son frère et l'attendis sagement dans le couloir.

— Est-ce que tu as envie de retourner dans votre Salle Commune ? demandai-je une fois toutes les deux en-dehors de l'infirmerie.

— Pour être tout à fait honnête, pas vraiment, non.

— Nous pouvons aller prendre l'air, proposai-je. Si tu veux toujours de la compagnie, bien sûr.

— Je crois que cela me ferait effectivement du bien, mais je ne veux pas te retenir. Il est déjà tard et tu viens de passer une bonne partie de ta soirée assise sur une chaise de l'infirmerie.

— Lilith, je préfère largement passer la soirée avec toi plutôt que de te savoir seule dans votre Salle Commune, ou pire encore, en compagnie d'Harper.

Je m'éclaircis la gorge alors que je réalisai ce que je venais de dire, mais Lilith ne me laissa pas le temps d'ajouter quoique ce soit.

— J'en déduis que vous avez échangé quelques mots avec Lucy.

— C'est un personnage particulier, répondis-je. Je crois que je serai incapable de me souvenir de toutes les fois où ses propos étaient porteurs d'une certaine violence.

— Lucy est un peu plus orthodoxe que moi.

— J'avais cru comprendre, oui.

— Je suis désolée si elle t'a blessée.

— Tu n'as très certainement pas à être désolée de quelque chose qu'elle aurait dit. Et, très honnêtement, j'étais un peu trop inquiète pour toi pour vraiment faire attention à ce qu'elle me disait. J'imagine que je réaliserai vraiment ce qu'elle a dit demain. Si tu veux, continuai-je alors que je n'éprouvai plus grande envie de continuer à parler de la préfète, nous pouvons marcher jusqu'au lac. C'est souvent ce que je fais quand j'ai besoin de prendre l'air.

Vu la situation dans laquelle Lilith était, j'imaginais difficilement les professeurs nous sanctionner d'être restées dans le parc en soirée et ce n'était pas quelques points perdus pour Serdaigle qui sauraient se montrer dissuasifs. Elle acquiesça et nous nous retrouvions somme toute assez rapidement dehors ; il restait une fine couche de neige un peu glacée par les températures basses de la nuit, mais le vent n'était pas très fort. Il faisait frais sans nécessairement faire froid. Je proposai néanmoins ma cape à Lilith qui la refusa aussitôt.

Bien évidemment, la température finit par être beaucoup plus froide au fur et à mesure que nous avancions vers le lac. Une fois arrivées au bord de l'eau, je débarrassai le sol autour de nous de la neige de quelques coups de baguette avant de m'assoir. Avec la seule lumière de ma baguette – et le contraste étrange qu'elle créait dans la nuit noire, je ne voyais pas avec grande finesse le visage de Lilith, mais son attitude générale était suffisante pour manifester sa surprise. Il lui fallut une vingtaine de secondes – au moins, pour s'installer à mes côtés sur la terre toujours quelque peu humide.

— Nox, fis-je doucement pour nous plonger dans le noir.

— Nous ne voyons pas grand-chose, constata-t-elle. C'est un peu effrayant.

À cette heure-ci, le ciel sombre semblait effectivement se fondre dans l'eau du lac et il était difficile de vraiment distinguer les différents éléments ; nos yeux ne s'étaient pas encore pleinement habitués à l'absence de lumière.

— Je peux rallumer ma baguette, si tu préfères, répondis-je. J'aime le bruit de l'eau et le calme.

Elle secoua la tête avant de se tourner légèrement vers le château et j'y jetai moi-même un œil, il était illuminé malgré l'heure tardive. À cette distance, perdu dans le silence et la nuit noire, Poudlard semblait être un havre de paix des plus chaleureux ; peut-être même le fut-elle à une époque.

Sans personne dans les alentours, Lilith ne tint que quelques minutes avant que son dos s'affaisse soudainement. Mes yeux s'étaient maintenant suffisamment habitués à l'obscurité pour constater qu'elle pleurait en silence. J'effleurai sa joue de la paume de ma main et attendis qu'elle tourne légèrement son visage vers moi pour la prendre dans mes bras. Cette fois-ci, elle ne chercha pas à arrêter ses larmes et, sa rigidité complètement perdue, nous restions ainsi un long moment. Son corps s'arrêta progressivement de trembler et elle finit par reculer son visage.

— Ta chemise est trempée, constata-t-elle de ses doigts sur mon col.

— Ce n'est vraiment pas grave, tu sais, souris-je doucement en essuyant les larmes qui restaient sur son visage du bout des doigts.

Je récupérai la Lundqvist que j'avais laissé par terre avant de me souvenir que je gardais mon mouchoir en tissu dans ma cape quotidienne – je l'y oubliais tellement de fois que le mouchoir devait à présent faire partie intégrante de la poche intérieure de celle-ci. Elle en récupéra finalement un dans sa propre cape avant de se moucher.

— Tout est tellement confus dans mon esprit, reprit-elle aussitôt. Il y a quelques heures, j'ai cru qu'il allait mourir dans mes bras. Maintenant, tout le monde se comporte comme si c'était un incident sans conséquence sous prétexte qu'il a été assez idiot pour… enfin, soupira-t-elle, sous prétexte que « sa vie n'était pas réellement en danger », dit-elle en récitant probablement les propos de Mme Pomfresh. Je sais qu'il est à l'infirmerie dans un état « peu préoccupant » mais… j'ai parfois ces images qui reviennent. Enfin, pas uniquement les images, corrigea-t-elle. Les sons, les sensations et les odeurs aussi. Mon corps croit de nouveau que je suis en train le perdre et… il est tout ce qu'il me reste, Eyrin.

Sa voix se brisa et je crus qu'elle allait à nouveau pleurer ; au lieu de ça, elle leva les yeux vers l'horizon face à nous dans un long soupir et secoua la tête.

— Tout est arrivé si vite, je ne pense pas que ce soit étonnant d'être confuse. Est-ce qu'il t'a dit quelque chose ?

— Non. Je n'arrive pas à savoir s'il était soulagé ou déçu que nous soyons intervenues. Je n'arrive pas… Je ne sais pas quoi faire de tout ça.

Mon cœur se serra - s'il s'était desserré de la soirée - et je déglutis. Elle soupira, sortit un bout de parchemin de sa cape et le regarda sans pour autant le lire.

— Je ne peux pas m'empêcher de penser que c'est tout ce que je vaux à ses yeux : deux mots. À l'impératif, ajouta-t-elle en me tendant le parchemin, le message est particulièrement redondant.

J'hésitai un instant à lire le parchemin, à la fois gênée et anxieuse, mais le récupérai tout de même. Je n'y voyais pas grand-chose et pris ma baguette afin de lancer un rapide lumos. Il n'y avait effectivement que deux mots dans une écriture soignée mais très tremblante. « Pardonne-moi ». J'éteignis aussitôt ma baguette ; l'ensemble était particulièrement triste et mon estomac se noua. Je retins de justesse les quelques larmes qui me montèrent aux yeux et pris quelques secondes pour calmer ma respiration jusqu'à être parfaitement sûre d'être en mesure de contrôler ma voix. Si je ne comprenais pas ce que Lilith sous-entendait par rapport à la redondance du message, j'avais en revanche bien compris le reste.

— C'est probablement les deux seuls mots qu'il était en mesure de te laisser, Lilith. Cela ne dit rien de ce que tu vaux à ses yeux, mais cela témoigne juste de l'état… ou la situation dans laquelle il était.

Elle acquiesça lentement et j'en fus quelque peu rassurée. Lilith se retourna entièrement vers moi avant de s'emparer de mes doigts pour recommencer à jouer distraitement avec, comme elle l'avait fait une bonne partie de la soirée.

— Probablement, dit-elle enfin.

— Mais tu as le droit d'être en colère contre lui quand même, tu sais.

— Ce n'est pas très juste de l'être.

— Lilith, il y a une différence entre ressentir une émotion et l'exprimer à autrui. Tu as le droit de ressentir de la colère envers ton frère. Comme tu peux tout à fait ressentir de la colère à son égard sans pour autant la lui exprimer ou la lui faire ressentir. Ce qui ne serait pas très juste, comme tu dis, c'est de lui faire subir ta colère alors qu'il a déjà probablement bien des choses à gérer de son côté. Ressentir de la colère n'est pas un problème en soi.

J'étais définitivement la plus mal placée pour dire ce genre de choses, surtout vis-à-vis de la colère, et fus moi-même surprise de m'entendre prononcer ces mots, mais cela eut l'air de faire sens pour elle. Lilith ferma les yeux un long moment avant de prendre son inspiration habituelle.

— Je suis surtout en colère contre moi-même, je crois, avoua-t-elle. Je ne sais pas. Il y a tellement de choses qui se bousculent dans mon esprit. Un instant, je me sens complètement déchirée parce que j'ai cru que mon frère allait mourir et, même, ajouta-t-elle rapidement, voulait me laisser seule. La seule personne qu'il me reste voulait mourir et je ne sais pas quoi faire de cette information. Je suis en colère et dépassée. Mais, en vérité, je ne peux pas m'empêcher de penser qu'il est le dernier Parker. Il est le dernier héritier. Je suis sa grande sœur, il est sous ma responsabilité. Que resterait-il de notre branche s'il venait à mourir ? Il ne resterait que mes deux cousins. Je me sens tiraillée. Quand je suis sa sœur, je m'en veux de penser cela, mais en tant que Parker, cela m'est venu si facilement à l'esprit. Je me sens coupable de penser à ce genre de choses et je suis en colère contre moi-même. Mais je suis également en colère contre lui de me faire ça et de faire ça à notre famille.

La façon dont Lilith préférait remettre la responsabilité sur elle au lieu de la replacer sur leur famille ainsi que leur éducation me frappa de plein fouet ; si elle avait eu ce genre de pensées, c'était précisément à cause des traditions des Parker.

— C'est normal, Lilith. Vous êtes éduqués à penser comme cela.

— Aussi, continua-t-elle alors que les vannes semblèrent enfin s'ouvrir, peut-être que si j'avais fait plus attention ces vacances… Je veux dire, j'ai été si prise par tout le reste et notre échange épistolaire. Je ne peux pas m'empêcher de penser que si j'avais fait plus attention à lui ces vacances, nous n'en serions peut-être pas là. J'aurais peut-être dû prévenir mes grands-parents bien plus tôt pour la legilimancie. Et Ethan était si déçu quand il a appris pour nous. Je ne regrette pas une seule seconde la décision que j'ai prise et tu ne peux pas savoir à quel point je suis heureuse de la tienne… mais je suis sa grande-sœur et il était celui qui était déçu. C'était si étrange de voir ses yeux d'enfant plein de déception. J'avais beau essayer de lui expliquer… Je crois que cette peur que je devienne comme notre mère était plus forte que tout le reste. Alors peut-être qu'il a pensé que je m'écartais de lui ou de nos obligations familiales et qu'il s'est senti abandonné en réponse.

Bien que la culpabilité me prit aussitôt, je tentai de faire abstraction de mon ventre soudainement serré, ce n'était franchement pas le moment que mes propres émotions viennent mettre le bazar. Et puis, Lilith venait de dire qu'elle ne regrettait pas, après tout. Ma culpabilité n'était pas nécessairement des mieux placée.

— Je ne devrais pas te dire ce genre de choses, ce n'est pas juste. Je te présente mes exc-

— Lilith, coupai-je aussitôt, tu peux tout à fait me dire ce genre de choses. Je ne le prends pas mal, je te le promets. Et, tu sais, tu ne sauras pas tant que tu ne lui parleras pas. Il est le seul qui puisse t'expliquer ce qui lui est vraiment passé par la tête ou pourquoi il en est venu à faire ce qu'il a fait. De ce que j'ai cru comprendre, il y a pleins d'explications possibles. Votre éducation, vos « traditions », la legilimancie, Harper, tentai-je, certes. Mais il y a aussi celles que tu sembles oublier… L'année dernière, avec les Carrow ? Ou cette année, avec l'ambiance générale chez les Deuxièmes Années ? Rien n'est anodin dans le fait d'avoir fait ça à Poudlard. Il avait largement le temps et l'occasion de le faire pendant les vacances, mais il l'a fait, ici, une semaine après la rentrée. Il est le seul à pouvoir te donner une explication. Et tu as toujours été là pour lui, y compris ces vacances. Si les choses étaient aussi simples et qu'il avait suffi que tu sois là pour lui ces vacances, Ethan n'en serait probablement pas arrivé à faire ce genre de choses, Lilith, puisque tu as été là pour lui. Quoiqu'il en soit, tu n'es très certainement pas responsable de quoique ce soit et tu peux tout à fait me partager tes pensées à ce sujet. Tu n'as pas à te sentir coupable de ressentir certaines émotions, tu as tout à fait le droit de les ressentir, ça ne fait pas de toi une mauvaise sœur, et tu n'es pas responsable de ce qu'il s'est passé.

Elle acquiesça, soupira, et – à ma plus grande surprise au vu du temps qu'il lui avait fallu, plus tôt, pour se décider à s'installer sur la terre humide, sembla vouloir se laisser retombée sur le dos. Légèrement inquiète pour ses cheveux, je récupérai aussitôt ma cape pour la lui glisser en partie sous la tête avant qu'elle ne touche le sol. Je l'imitai pour me retrouver sous un parterre d'étoiles. Nous restions silencieuses un bon moment, jusqu'à ce que sa respiration redevienne tout à fait normale. Son corps lui-même s'était détendu au fur et à mesure de son observation stellaire.

— Qu'est-ce que tu aimes tant à propos des étoiles ? demandai-je finalement. On dirait qu'elles t'apaisent.

— Quand je les regarde, je me sens toute petite. Elles me rappellent qu'il y a toujours quelque chose de plus grand que nous et qu'il y a toujours quelque chose qui nous dépasse.

— C'est précisément ce qui est un peu intimidant… de savoir qu'il y a tout cet espace vide tout autour de nous. Ca me laisse plutôt l'impression d'être particulièrement insignifiante.

— Je trouve, au contraire, cela rassurant de se dire que nous ne sommes qu'une infime partie d'un ensemble plus grand, même si nous avons pourtant l'impression d'être le centre du monde. Nous faisons partie de tout cela, c'est un sentiment que je trouve réconfortant.

Je souris doucement ; ça n'allait très certainement pas me faire apprécier l'astronomie, mais voir les choses ainsi rendaient l'observation du ciel déjà plus intéressante.

— C'est juste du sang, tu sais, dit-elle finalement, les yeux toujours rivés sur le ciel étoilé.

Je relevai les yeux, surprise tant par la tournure de la conversation que par son ton très posé au vu des circonstances. Si son visage s'était recomposé, son corps s'était à nouveau quelque peu raidi. Je vins me blottir contre elle avant de reposer ma tête dans le creux de son épaule ; elle sourit.

— Quand j'étais plus jeune, continua-t-elle en jouant avec ses doigts sur mon bras libre, j'avais tendance à prendre ces histoires de pureté du sang au sens littéral. Alors quand j'ai eu mes règles, j'ai eu l'impression d'être moins pure. Je perdais un sang qui était pur. Par définition, j'étais moins pure que, disons, mon frère. J'avais une certaine peur de… je ne sais pas, dégénérescence, comme si j'allais finir par ne plus vraiment être une Sang-Pur ou une Parker au même titre que les autres. Je sais que ça n'a pas grand sens, mais c'était juste comme ça. Le sentiment a fini par partir, il n'a duré qu'une ou deux semaines, mais de voir Ethan dans cet état, j'ai eu l'exact même impression, enfin la même crainte injustifiée, se corrigea-t-elle. Pendant une fraction de secondes, il n'était plus aussi… pur. Je sais que ça n'a pas grand sens, mais tout m'est revenu à l'esprit. Pourtant… C'est juste du sang, répéta-t-elle. Une partie de moi se demande pourquoi tout cela nécessite autant de sacrifices. Je sais bien qu'en réalité, cela est nécessaire, mais ça reste uniquement du sang. Une autre partie de moi a l'impression de décevoir nos parents en étant incapable de prendre soin d'Ethan. Il est celui qui transmet leur nom et leur héritage et, de toute évidence, je suis incapable de veiller sur lui. Et puis, il existe une dernière partie de moi qui se dit que c'est un déshonneur sans pareil de voir le sang des Parker sur le sol de cette façon, et que, d'une certaine façon, il manque de respect à nos ancêtres et à leurs sacrifices en prenant cette porte de sortie pour échapper à ses responsabilités. Je m'en veux de penser ce genre de choses, mais je n'arrive pas à ne pas penser à cela. Ca me revient constamment à l'esprit.

Ce devait définitivement faire beaucoup pour un seul être humain et je déglutis ; mon estomac s'était de nouveau noué. La voir ainsi eut au moins l'avantage de me permettre de prendre du recul.

— Eh bien, les Parker me semblent être très efficaces lorsqu'ils s'agit de vous inculquer certaines valeurs et certaines visions du monde. Ce n'est pas étonnant que cela te vienne à l'esprit. C'est plutôt normal, en réalité, compte-tenu de votre éducation. Et, quand on y pense, ce n'est pas très grave tant que tu réalises que tout cela n'est que le fruit de votre éducation et, surtout, que tu n'imposes pas ces pensées ou ces propos à Ethan. Ce n'est pas très grave de le penser. Et puis, tu ne te sentirais pas coupable de penser ce genre de choses si ce n'était pas quelque chose que tu réalisais déjà. D'ailleurs, si partager ces pensées à Ethan n'est effectivement pas quelque chose de souhaitable, tu peux tout à fait les partager avec moi.

Elle resta un court instant silencieuse, ses doigts entremêlés dans les miens, avant de soupirer. J'eus l'impression de sentir son corps se relâcher sous le mien.

— Tu as raison.

— Oh, donc tu sais parfois pleinement le reconnaître, ne pus-je m'empêcher d'ajouter avec un sourire.

— Je crois que tu te méprends sur ce qui est en train de se passer, Eyrin, répliqua-t-elle en tournant la tête vers moi. Je suis dans une situation particulièrement vulnérable et ne suis très certainement pas en pleine possession de mes moyens.

Nous rîmes et elle déposa un baiser sur ma joue.

— Merci. Je dois admettre que notre discussion « contre-productive » était salutaire. Je ne me sens plus autant dépassée par mes propres pensées. Ou émotions, corrigea-t-elle. Je ne sais toujours pas quoi faire de tout cela, je ne sais même pas ce que je suis censée lui dire demain ou la façon dont il est approprié de se comporter vis-à-vis de lui… dois-je taire le sujet ou, au contraire, mentionner ce qu'il s'est passé ? soupira-t-elle, mais je me sens un peu plus apaisée que tout à l'heure. C'est un sentiment particulièrement agréable de ne pas se sentir seule.

Pour la première fois de la soirée, mon cœur s'agita pour autre chose que de la tristesse, de la culpabilité ou de l'appréhension et j'oubliai totalement les températures fraiches de la nuit. J'acquiesçai avec un sourire avant de déposer à mon tour un baiser sur sa joue, tout autant heureuse d'apprendre qu'elle allait - un peu - mieux que de son aveu qui me laissait quelque peu désarçonnée. Je me surpris à devoir retenir quelques larmes.

— Je sais que notre situation est particulière, commençai-je doucement en m'emparant de ses doigts, mais cela ne change rien au fait que je reste là pour toi. Aussi longtemps que je pourrais être à tes côtés, ajoutai-je les joues évidemment rouges.

Elle se retourna entièrement sur son flanc pour me faire face avant de m'embrasser tendrement. Ses mains étaient légèrement froides sur mes joues ou peut-être étaient-ces mes joues qui étaient chaudes.

— Il m'arrive parfois de me sentir coupable d'être avec toi, avoua-t-elle finalement alors que ses doigts quittèrent ma joue pour s'amuser de motifs invisibles sur mon cou, mais pas pour les raisons pour lesquelles je devrais me sentir coupable. Je vis des choses que tant de nos ancêtres se sont interdits de vivre. Je ne pensais pas qu'il était possible d'être aussi heureuse que je le suis depuis quelques semaines et c'est un sentiment que la plupart d'entre eux n'ont jamais connu.

— Quand on y pense, tu aurais pu me détester, répondit aussitôt mon cerveau. Je veux dire… Je sais très bien saluer les gens, de toute évidence, mais rien ne laissait présager que l'on s'entendrait vraiment. Tu aurais pu ne pas apprécier la personne que tu apprenais à connaître. Même si le contexte est particulier, je nous trouve chanceuses malgré tout d'une certaine façon.

Nous restions un moment l'une contre l'autre jusqu'à ce que je sente son corps tressaillir sous ma main ; il était probablement temps de rentrer au château.


[NdA] Voici pour le chapitre 27.