Chapitre 35
Deuxième semaine de janvier
J'avais eu la mauvaise idée de passer rapidement à l'infirmerie, entre deux cours, le lendemain matin. L'idée-même de revoir Lewis après le spectacle qu'il nous avait offert avait quelque chose de gênant, mais semblait être la bonne chose à faire sur le moment. Je le retrouvai en pleine conversation avec le Dr. Wright. Enfin, conversation était un grand mot.
— Je n'ai pas besoin d'aide, dit le batteur sur la défensive. Je savais très bien ce que je faisais : j'ai choisi de le faire. Je ne suis pas une victime. Allez voir les petits.
— Mr. Lewis…
J'hésitai un instant à repartir, étant clairement de trop dans cette discussion, mais le batteur m'aperçut et m'interpella aussitôt :
— Jonsson… Tu aurais pu te contenter de chercher Ali pour qu'il me foute au lit et que je cuve. Maintenant, j'ai les psychiatres sur le dos.
Surprise et franchement vexée d'être accueillie ainsi, je me retrouvai un instant interdite avant de me reprendre.
— Tu étais terrifié à l'idée d'embrasser quelqu'un qui mangeait des gnomes au poivre, rappelai-je.
Le Dr. Wright n'avait pas l'air très content, lui non plus.
— Vous ne nous avez pas sur le dos parce que Miss Jonsson est allée chercher Mme Pomfresh, Mr. Lewis, vous nous avez sur le dos parce que, ivre, vous avez concocté et bu un philtre d'amour pour tenter de retrouver votre amour-propre.
— Ouais, ivre, insista-t-il. J'étais refait, j'ai fait n'importe quoi, pas besoin d'en faire une histoire. Je veux dire, dans le pire des cas, j'aurais peut-être passé la nuit à me mastu…
— Mr. Lewis, gronda Pomfresh avant qu'il finisse sa phrase. Je vous ferais remarquer que le mélange alcool-amortentia n'est pas inoffensif. Miss Stevens vous a sauvé d'un très long mal de tête lorsque vous avez pris la décision de « prendre de la hauteur comme un vrai Serdaigle » sur la bibliothèque et que vous avez basculé dans le vide en criant être le descendant de Rowena. Je ne ferais vraiment pas le malin si j'étais à votre place.
À bien y penser, Lewis devait être particulièrement bon en potions pour réussir à préparer une amortentia dans l'état dans lequel il était hier soir ; une potion ratée aurait probablement eu un résultat bien pire encore. Il soupira avant de se tourner vers le psychiatre.
— Allez voir les petits, ils en ont vraiment besoin. Moi, je ne suis qu'un Serdaigle de 17 ans qui s'est bourré la gueule. Je suis sûr que c'est habituel, même chez vous. Vous perdez votre temps ici.
— Le soucis, c'est que ça n'a pas l'air d'être habituel chez vous. Votre Directrice est très intéressée de savoir comment vous avez fait entrer de l'alcool fort dans le château. Les commerces ne peuvent pas envoyer d'hibou avec ce genre de choses à Poudlard, pour le plus grand malheur de votre équipe pédagogique. Et nous sommes jeudi matin, Mr. Lewis. Vous vous êtes « bourré la gueule » un jour de semaine et seul. Que d'autres que vous aient besoin d'aide ne signifie pas que vous n'en avez pas besoin vous-même. Vos intentions sont louables, mais je vous assure que nous avons suffisamment de temps pour tout le monde.
Lewis rejeta sa tête au fond du coussin dans un bruit étouffé.
— Eyrin, reprit le Dr. Wright, je pense que nous devons encore un peu discuter Mr. Lewis et moi. Tu pourras prendre des nouvelles de ton camarade de maison plus tard dans la journée.
— Ce n'est pas nécessaire, répondis-je plus froidement qu'envisagé, je venais juste voir si tout allait bien. Manifestement, l'antidote a fait effet alors...
Les couloirs du château furent bien plus bruyants que l'infirmerie. Plus le match approchait, plus les Serpentards tiraient profit du calme temporaire des Gryffondors ; les échanges de slogans et de chants devenaient des confrontations unilatérales, lancées et alimentées par des jeunes Serpentards. Si les plus âgés restaient en dehors des conflits, leur motivation à calmer leurs jeunes camarades semblait s'amenuiser au fil des jours qui les rapprochaient du match. Seuls les Gryffondors de première année et quelques élèves de Poufsouffle et Serdaigle agacés par les beuglements des Serpentards leur répondaient.
Les matchs qui défilaient les uns après les autres me faisaient de moins en moins aimer ces ambiances, elles avaient quelque chose d'inquiétant ; tout devenait un prétexte à la confrontation sous couvert d'une saine rivalité sportive autour du Quidditch. Des choses qui n'auraient jamais nécessité que qui que ce soit s'y attarde devenaient soudainement une attaque ciblée, comme la mauvaise note d'un élève à un cours de sortilège ou la perte de sa cravate dans un dortoir. Sûrement y'avait-il d'autres moyens d'extérioriser que cette violence acceptée par tous sous le prétexte que le sport déchaînait les passions. Cette vision du sport justifiait et normalisait des comportements déplorables.
Néanmoins, j'échappais à la majorité des rondes tardives – et des Serpentards railleurs – grâce aux ateliers de potions. Les discussions entre le Dr. Higgins et Shadlakorn avaient surtout pris la forme d'un échange de répliques et me retenir de rire n'était pas toujours chose facile. La tentative de Shadlakorn de fournir un livre de botanique théorique à la psychiatre ne résulta qu'en plus de questions en lieu et place du silence auquel notre professeure de potions s'était attendue si on s'en fiait à son soupir à la énième question de la moldue.
Si, durant le premier atelier, les questions de la psychiatre avaient été très ciblées sur les potions et la « recherche » sorcière, au second elle était de nouveau passé à ses grands questionnements sociaux et/ou personnels. Le spectacle était tout aussi drôle que légèrement malaisant quand on considérait qu'elle était majoritairement silencieuse et calme avec les autres professeurs. Cette fois-ci, le Dr. Higgins s'intéressa grandement aux répartitions des tâches ménagères dans les couples sorciers et aux « femmes de pouvoir » comme elle les avait appelées ; tout le monde y était passé, de McGonagall à Ombrage, de Bones à Lestrange. La psychiatre eut l'air déçue des réponses de notre professeure de potions et des quelques apprentis qui voulaient bien jouer le jeu.
— En fait, vous êtes des mères avant d'être des femmes et celles qui ne le sont pas sont les seules à pouvoir prétendre jouir d'une place au pouvoir… ou alors elles se retrouvent à vivre en recluses à Poudlard.
Shadlakorn se retourna vers la psychiatre avec la même attitude qu'elle avait lorsqu'elle s'apprêtait à réprimander Clyde ; la moldue se décomposa devant nos yeux, décalant le livre de botanique pour se concentrer pleinement sur notre professeure.
— Je veux dire, tu es de toute évidence l'exception qui confirme la règle.
— Penelope est née pendant la première guerre lorsque, encore en formation, nous devions traiter des infections avec de l'essence de dictame diluée, asséna notre professeure de potions. Son père est mort six mois après en essayant de sauver une famille moldue d'une attaque et j'ai fini ma formation alors qu'elle ne savait toujours pas marcher. Malgré les circonstances, je n'ai pas soudainement tout arrêté quand elle est née.
— Je suis vraiment désolée. Je ne voulais pas... J'ai manqué de tact et je n'ai vraiment pas réfléchi plus loin que… Je n'ai pas réfléchi, en fait. J'ai tendance à m'adresser à toi comme si tu étais une collègue, dans le sens où j'oublie temporairement que tu es une sorcière, toi aussi, et que tu fais partie de ce monde vis-à-vis duquel certaines remarques m'échappent de temps en temps. Je suis désolée.
Shadlakorn sembla soudainement amusée. Malgré sa vive réaction, force était de constater que le Dr. Higgins n'avait pas tort ; les femmes qu'elles avaient toutes deux mentionnées jusque-là n'avaient pas d'enfants. Je n'avais jamais trop prêté attention à ce genre de réalités.
Je me reconcentrai sur notre table avant de faire passer les quelques racines d'asphodèle que je venais de finir de couper à Lilith. La dernière fournée avait connu l'étrange destin d'être réarrangée selon une logique toute Lilithienne - qui devait probablement l'aider à les mettre en fiole plus rapidement, et je m'étais alors appliquée, pour cette nouvelle fournée, à les lui disposer de la même manière. Elle sourit en s'apercevant, releva les yeux vers moi, et je lui fis un clin d'oeil. Elle plaça immédiatement l'ensemble devant elle, à l'endroit qu'elle réservait généralement – durant nos cours de potions - aux ingrédients qui étaient utilisés très tôt dans la préparation. Elle allait donc s'occuper de la mise en fiole des racines avant de celle de la menthe poivrée qu'elle coupait de son côté, probablement parce qu'elle n'aimait pas les toucher si je m'en fiais à sa légère moue de dégoût dès qu'une racine lui faisait l'étrange affront de coller à ses doigts.
Il y avait quelque chose de frustrant dans le fait d'être ensemble en dehors des heures de cours sans pouvoir discuter comme nous le faisions d'habitude, gênées que nous étions par la présence des autres, mais Lilith était particulièrement concentrée pour écrire – enfin calligraphier serait plus juste - le nom des ingrédients sur les fioles qu'elle préparait silencieusement et c'était franchement adorable.
— Pourquoi est-ce que cette thématique t'intéresse, de toute manière ? reprit notre professeure qui, elle, n'était pas le moins du monde gênée par la présence d'autrui. Ca a l'air de mieux se passer par chez vous…
— Nous avons tout de même nos propres problématiques vis-à-vis du sexisme, je me demandais juste comment vous gériez les vôtres, je veux dire avec la magie sûrement peut-on se débarrasser du sexisme, ajouta-t-elle sarcastiquement.
Un apprenti vînt poser un nouvel ingrédient sur notre table ; une plante dont les fleurs étaient sombres et d'une forme bien étrange. J'étais incapable de me souvenir du nom de l'apprenti, mais il était très poli et prenait toujours le temps de nous expliquer ce qu'il nous demandait – à l'inverse des autres.
— C'est de l'aconit, expliqua-t-il.
— Plus j'en apprends sur votre société, plus je suis déçue, soupira la psychiatre.
— Ne vous touchez pas le visage si vous avez touché ses feuilles, elles sont toxiques, continua l'apprenti.
— Déçue ? répéta Shadlakorn.
— Il s'agit d'une plante utilisée dans la concoction de l'Œil-Vif, non ? vérifia Lilith sans lever les yeux de sa planche.
— Oui. Théoriquement, c'est un ingrédient qui recouvre pas mal de potions liées à une certaine vivacité intellectuelle, mais il semble assez volatile et se prépare de nombreuses façons différentes alors nous ne savons pas trop à quoi nous attendre.
La psychiatre reprit enfin la parole et j'oubliais un instant la présence de l'apprenti – bien qu'il ne sembla pas s'en offusquer, lui-même aspiré par la conversation des deux femmes :
— Je pensais qu'avec la magie, vous auriez… Je ne sais pas, une meilleure répartition des tâches et des rôles moins genrés, mais c'était clairement une mauvaise appréciation de la situation. C'est un peu décevant de constater que même lorsque la magie existe, la magie, insista-t-elle, la charge de penser à réaliser, et à faire, les sortilèges domestiques repose toujours sur la femme, tout comme celle des enfants, et que votre société n'étant structurée qu'autour de noyaux familiaux isolés les uns des autres, cela restreignait la majorité des femmes à leur rôle dans la transmission de la magie. Dès qu'elles deviennent mères, elles sont retirées de la vie publique pour être restreintes au noyau familial, lui bien privé et socialement isolé. Je recommence, ajouta-t-elle devant le regard désabusé de notre professeure.
— Oui, tu viens littéralement de répéter ce pour quoi tu tentais de t'excuser tout à l'heure… avec d'autres mots. Dis-moi que tu prendras plus de pincettes lorsque tu en viendras à te poser des questions sur le racisme parce que ce n'est définitivement pas une conversation que nous avons, j'entends collectivement, et les élèves comme les professeurs risquent d'être surpris.
— Oh, ce n'est pas une discussion que je m'aventurerais à avoir avec beaucoup d'autres : les sorciers semblent être plus colorblinds que les Français.
Notre professeure de potions se retînt manifestement de rire avant de se résoudre à donner satisfaction à la psychiatre. Je n'avais aucune idée de ce qui pouvait bien être drôle – ou même de pourquoi les sorciers – ou les Français – ne verraient pas les couleurs, je les distinguais très clairement. Je me repris mentalement alors que je réalisai qu'elle ne parlait pas du tout de ce genre de couleurs ; la psychiatre n'avait de toute évidence pas tort, je rougis et me reconcentrai sur les racines face à moi. À force de nous percevoir uniquement comme des sorciers, nous ne voyions notre environnement qu'à travers des catégories sociales purement sorcières ; il était alors facile d'oublier que d'autres choses nous différenciaient que nos maisons ou notre ascendance sorcière et que ces formes de préjugés-là pouvaient vite nous échapper au point où nous ne reconnaissions même pas réellement leur existence. Shadlakorn ferma à son tour son exemplaire du manuel pour se retourner vers Higgins.
— J'espère que lorsque tu en arriveras là, tu sauras te rappeler qu'il y a d'autres professeurs dans ce château. J'ai l'impression d'être la seule à faire les frais de ta curiosité, s'amusa-t-elle, taquinant la psychiatre sur sa présence répétée dans les cachots.
— Je ne pense pas que ce soit à moi de te rappeler que vous n'êtes que deux concernées sur l'ensemble des professeurs. Je n'aurais pas grand choix. Je veux dire… si jamais j'en venais, éventuellement, à me poser des questions sur le racisme chez les sorciers. Ce que je saurais ne pas faire si cela t'ennuie d'y répondre, ajouta-t-elle précipitamment.
— Ca ne m'ennuie pas, Cecilia. C'est plutôt rare, par chez nous, d'avoir des… quel est le mot que tu as employé ? Oh, des non-concernés discuter de cela. Mais je suis confuse… Tu n'apprécies pas la Tour d'Astronomie ? demanda-t-elle d'un air innocent qui ne lui allait pas du tout.
— Il y fait froid, humide, et j'ai le vertige. En plus, Aurora Sinistra n'est ici qu'un soir par semaine pour un cours qu'elle donne à minuit, insista-t-elle. Le sommeil est très important, Delilah. Celui de vos élèves… comme le mien.
Shadlakorn secoua la tête avec un sourire amusé avant de montrer une table derrière elle d'un geste de la main.
— Il y a une table libre, de ce côté, si jamais tu souhaites y installer ton bureau. Cela te fera au moins l'économie d'excuses pour justifier ta présence dans les parages.
— Tu sais quoi ? Ta compagnie et ton enthousiasme me sont tellement agréables que je pourrais tout à fait saisir cette occasion.
L'apprenti finit par se retourner à nouveau vers nous et je tentai de me reconcentrer sur l'asphodèle :
— Les titulaires, soupira-t-il, toujours à parler entre eux comme si nous n'étions pas dans la même pièce. Au moins, c'est une constante universelle que les moldus partagent avec nous. Quoiqu'il en soit, vous pouvez faire preuve d'imagination dans la préparation, prenez juste note de ce que vous faites, dit-il en direction de Lilith qui avait été missionnée par Shadlakorn de se souvenir de mes « écarts » aux instructions habituelles.
Il retourna à la table que les apprentis partageaient et je me reconcentrai sur les quelques fleurs devant moi. Je décidai de les séparer des tiges – il n'y avait aucune raison que l'ensemble ait les mêmes propriétés. Les fleurs avaient une membrane si fragile qu'il sembla bien plus approprié de les faire sécher pour en faire une poudre, je ne voyais pas bien comment elles pouvaient être mélangées à une potion dense en l'état. Les feuilles, elles, allaient être ébouillantées – par pur principe de précaution. Peut-être même pourrions-nous garder l'eau. Lilith s'occupait à étiqueter correctement les différentes fioles en me jetant des regards inquiets dès que je manipulais les feuilles toxiques.
— Je suis désolée pour tout à l'heure, reprit la psychiatre en direction de Shadlakorn, je pensais ce que je disais, je peux tout à fait me restreindre de faire des remarques.
— Oh, je me suis habituée à tes analyses sauvages de notre société, s'amusa notre professeure de potions, et ce n'est pas parce qu'elles peuvent parfois piquer un peu que cela me dérange, je t'assure. Entre nous, tu ne serais pas en train de nuire à mon efficacité habituelle si tes questions ne m'intéressaient pas. Cela dit, vu le temps que tu passes ici, la chose polie à faire serait au moins de m'offrir un verre.
Je relevai vivement les yeux pour apercevoir Higgins se raidir et… rougir. Notre professeure sembla soudainement se rappeler que d'autres personnes étaient présentes et se figea. Même Lilith avait levé les yeux vers les deux femmes. Et moi qui avais cru comprendre ce que ce n'était « pas très poli » d'écouter les conversations… Je ne pus empêcher un sourire amusé et Lilith leva les yeux au ciel en l'apercevant.
— Ainsi… hm… qu'à celles et ceux… assez bien élevés pour te répondre sans broncher, ajouta-t-elle en montrant les quelques apprentis présents aujourd'hui d'un geste de la tête.
— Oh, souffla le Dr. Higgins, surprise – ou déçue, je n'étais pas bien sûre.
Il devenait franchement gênant d'être le témoin de toute cette conversation mais, pour autant, particulièrement difficile de pas l'écouter. La psychiatre jeta un œil aux apprentis derrière elle avant de reprendre :
— … Oui, bien sûr. Eh bien, je peux tout à fait m'adapter à ce genre de coutumes locales. Nous partageons les mêmes.
— Bien. Le Dr. Higgins nous invitera donc aux Trois Balais un de ces soirs après le travail, sourit Shadlakorn en direction des apprentis. Je ne proposerai pas aux filles de nous accompagner, je compte profiter de cette soirée et je ne pense pas qu'il soit approprié pour une professeure d'en faire autant devant ses élèves, continua-t-elle en imitant la psychiatre.
Je soupirai un peu trop fort, déçue, et Lilith sourit. Si Shadlakorn se rabattait sur un verre entre collègues, je ne voyais pas bien en quoi nous ne pourrions pas être de la partie.
— Le Ministère vous invitera aux Trois Balais, corrigea la moldue, je n'ai pas d'argent sorcier et c'est votre collectivité qui prend en charge mes frais. D'une certaine façon, vous vous invitez vous-mêmes.
— Tu ne peux vraiment pas t'empêcher d'avoir le dernier mot, sourit notre professeure.
La psychiatre haussa les épaules et, pour une fois, resta silencieuse, la tête perdue dans son ouvrage de botanique. Elle ne s'en détacha plus de l'heure, malgré les regards soucieux de notre professeure.
En sortant des cachots, Lilith avait eu l'air plus amusée par ma propre excitation vis-à-vis de ce qu'il venait de se passer que par le fait qu'Higgins et notre professeure flirtaient l'une avec l'autre. Enfin, l'attitude de Shadlakorn avait été assez ambiguë mais quand même. Heureusement, l'excitation des filles quelques minutes plus tard avait compensé la retenue de Lilith. Alice avait failli s'évanouir sur le canapé de la Salle Commune.
Ce fut évidemment la première chose dont elle avait reparlé, le lendemain matin, au petit-déjeuner, puis pendant le cours de métamorphoses – au prix de 5 points coûtés à Serdaigle pour ses bavardages intempestifs, qu'elle avait tenté de récupérer durant le cours de sortilèges avant de les perdre à nouveau en cours de botanique en fin de journée. Emily, elle, était partie du principe que Shadlakorn était probablement ambiguë à cause de l'oubliette que subira Higgins, à contrario de la psychiatre qui ne devait pas en avoir grand-chose à faire. Après tout, à partir du moment où elle se savait potentiellement oubliettée à la fin de l'année, plus rien n'avait réellement d'importance : elle oubliera tout, qu'il se soit passé quelque chose ou non avec Shadlakorn.
C'était alors comme vivre dans un rêve avait surenchéri Alice. Nous ne devions donc être étonnées si nous finissions par la voir courir nue dans le château parce que c'est exactement ce qu'Alice ferait à sa place en fin d'année. Notre fou-rire, avec Emily, ne nous coûta heureusement qu'un rappel à l'ordre. Alice avait enchaîné en direction d'Emily sur le fait qu'il devait être d'autant plus difficile d'être en couple avec une personne moldue lorsque nous étions deux femmes, puisque la seule chose permettant de vivre véritablement comme une sorcière dans ce genre de configuration était le mariage ; sinon, il fallait abandonner les usages de la magie au quotidien. Mon ventre s'était serré et j'avais prétendu ne pas avoir entendu, tandis qu'Alice avait manifestement - enfin - réalisé que les choses étaient plus complexes que ce qu'elle pensait alors. Emily l'avait retenue de me faire part de ses réflexions en plein cours et Alice était aussitôt passé à une autre de ses grandes théories. Visiblement, elle s'était attendue à ce que Shadlakorn finisse avec O'Connell parce que, d'après ses savants calculs, ils n'avaient que deux ans d'écart et qu'ils mangeaient toujours ensemble. Je n'avais pas pu m'empêcher de partir dans un grand fou-rire devant sa très sérieuse théorie soutenue par des « arguments » aussi faibles - au prix, cette fois, de 5 autres points retirés à Serdaigle. Emily était, elle, entrée dans son jeu en lui proposant une hypothèse alternative : il était tout à fait possible qu'ils lui paraissaient être aussi proches parce qu'ils avaient été ensemble par le passé. Après tout, Emily ne disait jamais non à une histoire d'amour Gryffondor/Serpentard - il y avait huit romans de ce genre rien que dans la petite bibliothèque qu'Alice lui métamorphosait à partir de sa valise à chaque rentrée, et c'était définitivement le cadeau à lui offrir lorsque nous n'avions pas de meilleure idée. La blonde avait alors réalisé, en plein rempotage et sous l'œil agacé de Chourave, que cela voulait dire que les deux directeurs de maison avaient fait leurs études avec Rogue. Elle avait aussitôt arrêté de rire.
Je n'y avais jamais pensé non plus. Même dans l'éventualité où Alice se trompait de quelques années, il était fort probable que nos nouveaux professeurs qui avaient, somme toute, à peu près le même âge – Clakdant semblait légèrement plus jeune que les autres, devaient non seulement avoir connu une partie des acteurs de la Guerre, mais également des parents des élèves actuels. Dans un tel contexte, il semblait logique que de vieilles querelles intermaisons persistent dans le temps. Il était probablement difficile pour certaines personnes de pouvoir imaginer d'autres relations s'établir entre les maisons lorsque les vieilles disputes entre familles ou maisons étaient constamment réactivées, générations après générations. Après tout, celles et ceux qui avaient participé à la première guerre, voire à la montée de Voldemort, avaient vu leurs enfants participer, ou être victimes, de la seconde.
En tout et pour tout, Shadlakorn et Higgins nous avaient coûté 15 points sur l'ensemble de la journée, malgré nos tentatives de les récupérer devant les regards désabusés de Tyler et Campbell. La fin de la journée avait sonné comme un répit bien mérité pour Serdaigle. Nous avions prévu avec James de nous retrouver en début de soirée et j'avais abandonné les filles devant les serres.
Quand j'arrivai dans le hall de l'entrée du château, James était accompagné de Carter. Ils m'aperçurent rapidement et la Gryffondor quitta aussitôt le Poufsouffle. Nous nous croisâmes alors qu'elle sembla rejoindre la Tour des Gryffondors.
— Jonsson, salua-t-elle.
— Carter.
Elle eut l'air de vouloir ajouter quelque chose puis se ravisa, préférant plutôt tracer son chemin. Son attitude était un peu étrange mais je rejoignis James sans trop m'attarder dans le couloir. Curieuse, je ne pus m'empêcher de sauter sur l'occasion.
— Tu disais un jour que vous vous connaissiez depuis que vous êtes enfants…
Il rit avant de s'arrêter net.
— On en a jamais parlé ?
— Je te signale que je n'avais pas le droit de mentionner son nom pendant toute une partie du trimestre dernier.
— Vrai. Ok, je te raconte toute l'histoire, mais après je veux savoir pour Parker. À commencer par qui a fait le premier pas parce que c'est vraiment un débat de longue date dans notre Salle Commune. Des paris ont été placés.
Gênée qu'une chose pareille puisse être un sujet de discussion, je bredouillai rapidement, les joues rouges :
— Il n'y avait pas vraiment de premier pas à proprement parler. Plutôt… Je ne sais pas, un saut la tête la première dans l'eau, je dirais, mais accidentel, d'une certaine façon. Comme si j'avais trébuché et que j'étais tombée… dans le lac… mais sans savoir qu'il y avait un lac ? Je ne sais pas. Peut-être qu'une partie de moi savait qu'il y avait de l'eau mais pas vraiment ce que ça voulait dire pour autant ? Ce que je dis est très confus, non ?
— Oh non, s'amusa-t-il, il est très clair que c'est toi qui a fait le premier pas. Pauvre Parker. Elle n'a pas dû comprendre ce qui lui arrivait.
— Oui, je dois admettre l'avoir fait paniquer…
— C'était quand, ce saut dans le lac ?
— Après le premier match de l'année.
— Oh, Mary avait raison… c'était après qu'elle t'ait épargné le stupéfix de Tala. D'ailleurs, elle risque un jour de venir te présenter ses excuses pour cet incident.
— Ses excuses ? répétai-je.
— Oui, ce n'était visiblement pas de la jalousie. Elle était un peu vexée quand je lui ai dit que c'était ce que j'avais interprété de toute la situation, mais… si tu pouvais être… clémente ? Elle risque d'être un peu maladroite. Et puis elle en est encore à un moment où elle ne sait plus trop où elle en est, tu vois ? Elle ne gère pas très bien le rejet normalement, alors…
— J'avais franchement oublié toutes ces histoires de stupéfix, pour être honnête, ça remonte à tellement loin que j'ai l'impression que c'était l'année dernière.
— Je crois qu'elle voudra quand même s'excuser pour certaines choses qui y sont liées. C'est surtout pour ces choses-là qu'elle veut s'excuser, je pense, plus que pour le stupéfix.
— Oh, ok, très bien. Mais ne crois pas que j'oublie ce dont tu devais me parler…
— Merci. On vivait dans le même quartier, plus jeunes. Les deux seules familles de sorciers de notre petite ville. Il y avait vraiment de vrais idiots dans le quartier, du genre à se croire grosses brutes et à détester ce qui n'est pas eux-mêmes. Alors on passait nos étés à les observer de loin, surtout quand ils jouaient au football… ? hasarda-t-il. Je ne sais pas, le jeu moldu avec les pieds. Parfois, quand on avait 9 ans, Tala arrivait à faire léviter des choses, alors on s'amusait à jouer avec la balle à leur insu. C'était toujours très drôle. Au bout d'un moment, on a compris qu'ils n'avaient pas le droit de toucher la balle avec la main, donc dès qu'un des idiots du quartier, celui qui emmerdait toujours tout le monde, avait la balle au pied, Tala essayait de la faire dévier vers sa main. Elle n'y arrivait pas toujours, mais quand elle y arrivait, ses copains criaient à la faute et il était fou de rage. Visiblement, certains moldus retirent beaucoup d'estime du fait d'être bons à ce sport ridicule. C'est très étrange. Le gars était raillé par les autres et il tentait ensuite de sortir ses gros muscles. On en a eu des fous-rires à les regarder de loin se prendre la tête et se disputer. Nos parents passaient leur temps à nous gronder. À un moment, sa mère ne voulait plus qu'on se voit. Elle avait peur que le Ministère nous arrête ou quelque chose, comme s'ils avaient que ça à faire au Ministère à l'époque, mais bon on a quand même arrêté d'ennuyer les moldus.
— Ca a dû être étrange de ne pas être répartis dans la même maison…
— Ouais, vous avez beaucoup de chance avec Alice. Enfin, au début, on restait majoritairement ensemble quand même. On essayait de s'installer tous les deux en cours et de nous voir après les cours, à la bibliothèque d'abord mais nous étions un peu trop bruyants pour Mme Pince, alors on se voyait plutôt dans les couloirs ou dans la Grande Salle, ce genre de choses. Notre première vraie dispute a été au sujet de Potter et Diggory, en deuxième année. C'était très violent. Après, je ne sais pas, les années ont passées et nous avons pris de la distance sans nous en rendre compte. Nous n'avions plus le temps de nous retrouver autant. C'était coûteux de quitter la Salle Commune et de traverser le château pour se voir dans des endroits inconfortables au possible. La Salle Commune est bien plus agréable qu'une salle de classe vide ou un couloir ou même la Grande Salle, pas vrai ? Et puis, nous n'avions pas les mêmes choses à l'esprit. Elle me parlait des Weasley et autres évènements étranges qui se passaient chez eux mais qui n'avaient pas de sens pour moi, et puis elle ne pouvait pas comprendre ce qu'il se passait chez nous non plus, les blagues ou les références. Nous ne trouvions plus les mêmes choses drôles, tu vois ? Ce qui était franchement bizarre parce qu'on a toujours beaucoup rit tous les deux. J'imagine que tu te sens nécessairement plus proche des personnes avec qui tu dors, mange, travaille, que tu vois tous le temps dans la Salle Commune en pyjama ou la tête dans le cul. Alors on se retrouvait majoritairement durant les vacances comme si c'était notre petite bulle et puis, dès que nous revenions à Poudlard, nous nous éloignions à chaque fois en nous promettant pourtant d'essayer de faire l'effort de passer plus de temps ensemble cette année. Ce qui n'a jamais vraiment été le cas. On s'est retrouvés l'année dernière, quand mes parents… Elle était là pour moi. C'était assez différent, vu les circonstances. Un peu plus grave. Il y a eu la Salle sur Demande. Et après la Guerre… Je ne sais pas, notre relation était un peu différente et disons que ça semblait familier et réconfortant.
— Ce qui explique pourquoi vous semblez à la fois proches et très… distants.
Il n'était pas si étonnant que les traditions d'opposition entre Gryffondor et Serpentard persistent à Poudlard quand même des amis de longue date, qui avaient tous les prétextes pour se voir, pouvaient finir par rencontrer des difficultés à le faire ; nous n'avions aucune réelle raison de faire l'effort d'aller vers d'autres maisons, tout nous poussait au contraire à ne pas le faire. Les élèves les plus âgés avaient eu raison, en début d'année, de vouloir de meilleurs aménagements dans la Grande Salle, c'était bien trop facile de lui privilégier la chaleur et le confort des Salles Communes.
— Parfois, j'ai l'impression que le château nous contraint à nous opposer.
— Parfois, j'ai l'impression que le château ne veut pas vraiment qu'on soit là, rétorqua-t-il aussitôt.
— Comment ça ?
— Eh bien… Nos Fondateurs avaient une vision précise des élèves qu'ils souhaitaient accueillir, pas vrai ? Serdaigle, Serpentard, Gryffondor voulaient tous restreindre Poudlard à certains élèves, même s'ils n'étaient pas d'accord sur les élèves en question. Poufsouffle a choisi d'accepter tous les autres élèves : celles et ceux qui n'auraient jamais été à Poudlard si elle n'existait pas. Sans elle, il y aurait tout un tas de sorciers qui n'auraient jamais eu accès à une éducation magique. Sans elle, je ne serais pas ici et je ne pourrais pas apprendre à maîtriser la magie, en tout cas pas comme tout le monde. Parfois, le château donne l'impression de nous rappeler que nous ne devrions pas être là. Ce n'est pas juste que les autres élèves nous déconsidèrent, c'est le château lui-même qui nous déconsidère. Je veux dire, notre Salle Commune est près des cuisines… Enfin, je ne sais pas, c'est juste que ça paraît évident, cette année. À voir les Gryffondors et les Serpentards se prendre la tête comme ça après tout ce qu'il s'est passé l'année dernière, ça nous fait nous poser beaucoup de questions sur notre propre maison.
Il était vrai que, lors de notre première année, le Choixpeau Magique avait chanté qu'Helga Poufsouffle prenaient, à l'époque, les élèves qui « restaient » ; celles et ceux dons les autres Fondateurs n'avaient pas voulu. Ca avait été étrange d'ouvrir la répartition sur des propos pareils, nous ne connaissions pas notre maison que la hiérarchie entre les maisons était déjà clairement établie, mais je n'avais jamais trop réalisé ce que le Choixpeau avait réellement avoué entre les lignes : nous n'étions en réalité répartis qu'entre trois maisons et non quatre, comme nous le considérions naïvement. Au-delà du fait que les maisons n'avaient pas de réalisme psychologique et que les attentes qu'avaient les Fondateurs n'avaient pas nécessairement grand sens… les élèves n'allaient pas à Poufsouffle parce qu'ils étaient loyaux ou travailleurs et que les Fondateurs considéraient que ces qualités ne pouvaient pour une quelconque raison coexister avec le fait d'être courageux ou rusés, ils étaient répartis à Poufsouffle parce qu'ils ne correspondaient ni aux attentes de Gryffondor, ni à celles de Serdaigle ou de Serpentard. C'était un choix par défaut et donc un non-choix ; les Poufsouffles, à l'inverse de nous, n'étaient pas « sélectionnés » sur la base de certains attendus pour rejoindre spécifiquement leur maison.
Suivant cette logique, les Poufsouffles devraient être très hétérogènes, puisque rien d'autre que leur rejet des trois autres maisons ne les rassemblaient. Pourtant, il était difficile de nier une certaine ressemblance entre les élèves de Poufsouffle. Pris dans l'ensemble, ils avaient une certaine propension à démontrer de plus d'efforts et de motivation que les autres élèves. Les valeurs de Poufsouffle les influençaient en ce sens alors même qu'ils n'étaient, à 11 ans, pas plus prompts à être travailleurs que n'importe quel autre élève ; peut-être même que ces qualités étaient apparues après, des suites de leur rejet des autres maisons. Comment ne pas être loyal et travailleur lorsque notre place dans un système n'était due qu'aux bonnes volontés d'une seule personne, face à d'autres professeurs qui ne voyaient en nous aucun être digne d'une éducation magique ? D'une certaine façon, ils avaient internalisés ce que les autres Fondateurs pensaient d'eux : puisqu'ils n'avaient pas de quoi être un sorcier digne de ce nom, il fallait alors travailler deux fois plus dur et ne surtout pas faire de vagues, mais être loyal et déférent, être sincère et fidèle pour ne pas représenter de menaces vis-à-vis d'un château qui ne nous voulait pas en son sein en premier lieu. Cette apparente homogéneité entre les élèves de Poufsouffle ne pouvait signifier qu'une seule chose : c'était bien le contexte qui nous amenait à donner plus d'importance à certaines qualités qu'à d'autres et, de fait, à nous développer plus en ce sens. Peut-être le Choixpeau pouvait-il percevoir, chez nous, enfants, une certaine « sensibilité » qui rendrait plus facile de nous modeler dans un sens ou dans un autre, mais dans tous les cas, les maisons avaient bien, de base, la fonction de nous modeler à l'image des Fondateurs et de leur vision de la magie.
C'était encore pire si on remettait les choses dans le contexte général comme le faisait Mattew ; ce n'était pas uniquement que les Serdaigle, Serpentard et Gryffondor souhaitaient modeler les petits sorciers selon leurs valeurs, si on considérait l'importance de Poudlard pour l'insertion dans la société sorcière, c'était surtout qu'ils souhaitaient créer une société sorcière qui était hiérarchisée selon leurs propres définitions de ce que devait être un sorcier. Cela aurait exclu toute une partie des sorciers de notre société ou les aurait relégués à une place très basse de laquelle il aurait été difficile de revenir.
— Eyrin ?
J'avais complètement arrêté de prêter attention à Mattew et me sentis coupable, c'était franchement mal poli.
— Ce que j'apprécie avec toi, s'amusa-t-il alors que je me tournai vers lui, gênée, c'est que tu me donnes l'impression de dire des trucs intelligents qui nécessitent que tu te perdes dans ton esprit. C'est très agréable.
— Je suis vraiment désolée. C'est juste que ce que tu as dit fait écho à beaucoup de choses.
