« À celle qu'on dit froide,

Sachez que, moi, je vous vois telle que vous êtes.

Des récits des autres, de mes propres expériences, de nos douleurs partagées, j'ai forgé cette image de vous et je l'ai étoffé jusqu'à ce point ultime.

De vous, je pourrais peindre tous les détails. De vous, je pourrais retranscrire toutes les émotions, car toute votre personne s'impose à moi.

Lorsque mes yeux se ferment, que s'installe l'obscurité, je ne suis jamais seul. Vous êtes où je vais, votre visage se dresse devant moi et vos yeux me tourmentent d'une bien drôle de manière. Vous éloignez les fantômes de mes rêves, car pour l'heure, vous êtes ma seule obsession…

Walburga, j'aurais tant à exprimer, mais ne trouverais-je seulement jamais les mots pour peindre votre portrait ?

Des souvenirs de ma sœur, j'ai d'abord compris, avant de l'endurer, cette volonté qui vous anime. Elle vous vient du sang, d'une souche pure qui réunit nos racines, car j'ai en moi une volonté parente à la vôtre. C'est elle qui me motive à vous écrire alors même que je peine à me tenir à mon bureau.

Ne vous inquiétez pas, vous savez que je n'ai pas peur. Contrairement à vous, je n'ai plus rien à perdre.

Ma seule crainte, c'est de ne pas trouver les mots pour vous écrire »

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Les cartes s'abattirent sur la table basse du salon. Walburga regarda sa cousine prendre place, la pointe de ses longs cheveux blonds s'éparpillant au sol, un sourire impatient aux lèvres.

Walburga attendait le tour de magie, impassible, mais cachant en elle une désagréable sensation. Lucretia lui avait dit le matin même qu'elle avait réussi à faire léviter quelques cartes du jeu de tarot de sa mère. Elle avait mimé le geste de sa main et l'avait si bien raconté que Walburga avait ressenti l'excitation se faufiler dans ses veines et enhardir son cœur. Dès que Lucretia eut le dos tourné, elle s'essaya elle-même à l'exercice.

Le cendrier sur lequel elle jeta son dévolu ne bougea pas d'un iota, pas plus que le miroir qu'elle souhaitait faire osciller, mais qui lui renvoya son propre reflet, déçu et vexé. Elle refusait de croire que Lucretia ait pu y parvenir. Comment l'aurait-elle pu alors que sa propre volonté échouait face à l'obstacle? Alors, elle avait mis sa cousine au défi, affirmant qu'elle ne la croirait que si elle voyait ce même paquet de cartes voleter au-dessus de sa tête.

Lucretia leva sa main au-dessus des cartes. L'ombre de ses doigts frêles recouvrait la moitié du jeu, à peine menaçante, et son regard le couvait avec intensité. Walburga attendit, ses yeux passant de Lucretia au paquet de cartes immobile sur la table, durant quelques secondes. Elle retenait ses soupirs de soulagement, qui menaçaient de percer le silence grave, à chaque essai infructueux. Au bout de quelques minutes, les épaules de Lucretia s'affaissèrent et elle regarda le jeu de cartes avec déception. Il paraissait insignifiant, tout à coup démuni de leur attention.

Lucretia le repoussa d'un geste rageur et les cartes glissèrent en escalier jusqu'au rebord de la table. L'une d'elles termina sa course sur les genoux repliés de Walburga. Elle la retourna entre ses doigts : une Dame de Pique se mut sur le papier cartonné, inclina la tête et perdit de nouveau son regard sur un horizon qui ne s'étendait pas plus loin que les rebords élimés de la carte.

« Je te promets que j'ai réussi à le faire léviter hier, insista Lucretia en la regardant de ses grands yeux bleus lumineux ».

Walburga lui retourna un sourire en coin, alors que Lucretia tentait de la convaincre.

« Arrête de te moquer de moi, se vexa-t-elle »

Lucretia était de nature susceptible : son visage se teintait de rouge, sa gestuelle devenait sévère et elle témoignait son impatience par de longs soupirs qui retombaient dans l'air, sans que personne ne s'en préoccupe. Walburga trouvait le tout inesthétique, telle une poupée de porcelaine dont on aurait trop peint les joues et mal réglé les articulations.

La porte du salon s'ouvrit sur Cassiopeia et Callidora. Elles déposèrent capes et chapeaux sur le premier fauteuil, se délestèrent de leurs sacs sur le second, et s'installèrent sur une méridienne derrière Lucretia.

Cassiopeia était la sœur de son père, sa tante — une tante qui n'avait pas encore le double de son âge et que Walburga considérait à peine comme une parente tant elle la voyait peu —. Callidora n'était qu'une cousine, frivole et sotte qui plus est — car si son caractère était plus doux, elle n'était pas connue pour ses traits d'esprit —. Elles avaient le même âge, avaient suivi les mêmes classes à Poudlard, en étaient revenues similaires, ou du moins quasi identiques. Mathématiquement, la transaction s'avérait mauvaise : les Black avaient confié deux Gallions pour ne récupérer, à l'arrivée, qu'une unique pièce refondue, à conserver dorénavant dans une bourse appauvrie.

Walburga préférait les personnalités éclatantes, celles dont on capte l'aura dans une foule dense, qui s'imposent aux autres sans s'abaisser à la duplicité, qui savent soumettre sans astreindre et s'élever sans basculer ; des personnalités comme celle de son grand-père, Cygnus Black. Étudie ton caractère, lui répétait-il, traque ta volonté dans les coins peu éclairés de ta conscience, entraîne-les à soutenir les malheurs qui jalonnent la vie des hommes pour en garder le moins de marques.

Elle n'y comprenait pas grand-chose à dire vrai. Elle préférait se souvenir de son regard de granit, impavide devant les obstacles, éprouvé par une vie déjà longue, que rien ne semble pouvoir ébranler, le reflet d'une volonté absolue.

Walburga fut tirée de ses pensées. Cassiopeia venait de réclamer du thé et Callidora claqua nonchalamment des doigts pour appeler leur vieille elfe. Celle-ci apparut dans l'encadrement de la porte, les deux pieds ancrés au sol à la limite de la pièce. Elle s'inclina au plus bas et Walburga entendit ses os cagneux craquer sous son propre poids. Callidora lui ordonna de ranger leurs affaires et d'apporter le thé. Après avoir rassemblé leurs vêtements et paquets, Flavy repartit discrètement le pas boiteux.

« Qu'avez-vous fait ce matin, leur demanda Cassiopeia d'un ton indifférent en s'appuyant nonchalamment sur la méridienne .

— Lucretia s'entraînait à la lévitation, lui apprit Walburga en faisant fi des supplications silencieuses de sa cousine ».

Elle savait parfaitement que Lucretia n'appréciait pas leurs cousines, notamment Cassiopeia qui était connue pour son esprit dirigiste et vindicatif. Elle éprouvait trop de plaisir à leur donner des ordres, notifier leurs erreurs et à distribuer ses injustes remontrances. Walburga s'en accommodait, car elle craignait toujours que Cassiopeia aille se plaindre d'elle à son père : elle ne voyait aucun intérêt à se plonger dans un combat perdu d'avance. Quant à Lucretia, qui n'était pas bien courageuse, elle préférait de loin abdiquer avant toute déclaration hostile.

Cassiopeia était horrible, une abominable vipère, et Walburga demeurait certaine qu'elle finirait seule, à astiquer la tête des elfes qui ornaient les escaliers menant aux étages.

« Montre-nous, l'encouragea Callidora en se redressant »

Lucretia s'apprêta alors à réessayer et Walburga posa sa tête dans sa main. Elle entendit le reniflement méprisant de Cassiopeia derrière elle lorsque le jeu de cartes glissa sur la table sur quelques malheureux centimètres et Walburga cacha son sourire derrière la Dame de Pique qu'elle tenait toujours dans sa main.

L'elfe revint en tenant un plateau de tasses et de petits gâteaux encore chauds, amenant dans le salon une odeur roborative, alors que la théière la suivait à la trace en lévitant derrière elle.

À juste observer, cela semblait si simple, si naturel pour une elfe aussi maigre et âgée que Flavy ? Mais ne disait-on pas que la magie des elfes était inévitablement moins puissante que celles des sorciers ? Son père répétait souvent qu'elle ne valait que pour des tâches simples et ingrates.

La nature ne les avait-elle pas dotés, elle et Lucretia, de plus de talent à la naissance ? Il ne pouvait y avoir eu qu'un problème de méthode, un geste qu'elles auraient mal exécuté, ou une consigne qu'elles n'auraient pas bien comprise.

L'inverse apparaissait inconcevable, à ses yeux et plus encore à ceux de la nature, et Walburga sentait déjà les marbrures brûlantes, empuanties par la honte, colorer ses joues.

« Tu es peut-être une Cracmol, supposa Cassiopeia d'une voix traînante avec un sourire moqueur. »

Walburga fronça les sourcils et se tourna vers sa tante. Si la remarque était adressée à Lucretia, elle aurait aussi bien pu l'être pour elle.

« Ce n'est pas utile d'être méchante, désapprouva-t-elle ».

— Un nouveau-né saurait faire bouger ce paquet de cartes, assena-t-elle en se tournant vers elle. »

Walburga était certaine qu'elle exagérait. Ses frères, bien plus petits qu'elle, avaient à peine assez de volonté pour voir le jour se lever et se coucher sans entrecouper leurs journées par des siestes interminables. Comment auraient-ils pu simplement songer à faire léviter quoique ce soit ? Des enfants si petits avaient-ils seulement conscience de ce pouvoir déposé dans leurs mains ?

« Elle n'a pas encore sa propre baguette, canalisa Callidora en se redressant derrière Lucretia »

Cassiopeia fit un geste indolent vers le paquet et celui-ci se leva devant les yeux de Lucretia, tournoya autour d'elle, avant de retomber dans un bruit mat sur ses doigts posés sur le plat de la table. Cassiopeia la regarda avec un sourire narquois et la fillette rougit devant la démonstration de sa propre incapacité.

« Il ne suffit pas d'agiter les doigts et de fixer bêtement ton paquet pour le faire léviter, lui expliqua Cassiopeia d'une voix polaire. La magie c'est une question de volonté. Ton esprit doit avoir l'ascendant sur tout ce qui t'entoure. L'esprit suffit. »

Walburga garda le silence, les yeux rivés sur la théière qui louvoyait paresseusement à côté de Flavy tandis que celle-ci s'affairait à nettoyer la table et disposer les tasses devant elles. Pas besoin de gestes, venait de dire Cassiopeia. L'esprit suffit.Si elle souhaitait que cette théière lévite plus haut, entre en mouvement, son esprit pourrait-il se substituer à celui de Flavy, moins fort et plus malléable ? Pourrait-elle prendre l'ascendant sur elle ?

La théière s'inclina, pencha légèrement vers la gauche et ses yeux devinrent lourds, comme si le poids de la théière reposait désormais sur ses paupières. Elle cligna des yeux pour se débarrasser de cette impression désagréable et le bruit d'une théière brisée s'éclate contre les murs. Elle reposait en mille éclats à leurs pieds, le liquide du thé inondant les rainures du parquet.

Callidora s'était levée d'un bond et avait attrapé le bas de sa robe, à présent tachée, alors que Flavy essuyait les dégâts avec un pan de la serviette qui lui servait de vêtement et Cassiopeia la regardait, elle, avec un sourire en coin, sans prononcer mot.

« Flavy, espèce d'empotée, rugit Callidora en direction de l'elfe qui tremblait en s'excusant sans discontinuer. Si tu n'es même plus capable de porter une théière, à quoi nous sers-tu ? »

Walburga était trop obnubilée par les morceaux de théière brisée qui jonchaient le sol pour se dénoncer. Elle avait réussi.Le temps de quelques secondes, son esprit avait pris l'ascendant, comme l'avait décrit Cassiopeia, alors que la magie de l'elfe avait été trop paresseuse. C'était son tout premier acte de magie volontaire.

Plus tard dans la journée, lorsqu'elle retourna seule dans la chambre qu'elle partageait l'été avec Lucretia, elle s'installa au petit bureau qui était dans un coin de la pièce. Puis, elle déposa devant elle la carte écornée de la Dame de Pique qu'elle avait conservée.

Elle inscrivit dans les espaces dénudés la date et la mention de son exploit. Le bureau de son père était rempli de vieux trophées. Si elle n'avait pas craint de se faire réprimander pour avoir taché la robe de sa cousine, elle aurait volontiers vanté son tour de magie à ses parents.

Son écriture était irrégulière mais ses majuscules étaient très jolies — sa mère l'avait entraînée à quelques exercices de calligraphie la semaine passée —. Satisfaite, elle rangea son butin dans le tiroir de sa table de chevet. Walburga se dit avec une étrange satisfaction qu'aucun butin de ce genre n'était caché dans les affaires de Lucretia. Elle serait sans aucun doute une meilleure sorcière : Lucretia agitait les doigts, tandis que Walburga affutait son esprit.

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« Le 23 décembre 1933, Walburga Black a accompli son premier acte de magie volontaire, sous les yeux de Lucretia.»