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Morituri te salutant
( Ceux qui vont mourir te saluent )
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Lorsque Proximo parut dans l'arène, un grand nombre d'acclamations se firent entendre par-dessus la rumeur diffuse des gradins. Mais pour l'heure, le public dans son ensemble réservait encore son enthousiasme pour le moment où les combattants lui seraient officiellement présentés par les organisateurs des Jeux. Tout en marchant, Proximo nota la blancheur aveuglante du sol de l'arène: les emplacements où Rufus et les nombreux autres vaincus précédents de la journée avaient été saignés à mort, comme des bêtes d'abattoir, avaient déjà été rapidement recouverts d'une nouvelle couche de sable frais. Mais il restait encore ça et là, sur ce champ de bataille en ellipse, quelques pièces d'armement abandonnées comme pour témoigner de la vigueur des combats qui s'étaient déroulés ici – tridents ou glaives brisés, filets de rétiaires, casques, boucliers aux attaches rompues…
Tandis qu'il s'avançait, Proximo prit le temps d'adresser quelques saluts à la foule en tournant sur lui-même, tête nue et visage triomphant, glaive étincelant et bouclier rond levés bien hauts vers le ciel. Plusieurs hourras réjouis répondirent à son initiative. L'arbitre du prochain combat à venir, le rudis – ainsi nommé d'après la baguette qu'il utilisait pour réguler le combat – , prenait son mal en patience en attendant que le gladiateur vedette le rejoigne au centre de l'arène.
Alors que celui-ci se rapprochait enfin, une voix puissante s'éleva soudain au-dessus de l'amphithéâtre, parfaitement audible en n'importe quel point des gradins grâce à l'acoustique superbement étudiée de l'édifice. Proximo reconnut immédiatement ce timbre pompeux et enflé comme étant celui de Cassius, l'annonceur attitré du Colisée – un histrion bouffi d'une vanité sans limites, cordialement détesté de Proximo comme de presque tous les autres gladiateurs. Depuis la loge impériale où il était le seul à se tenir debout, ce détestable cabotin clamait avec une emphase et un enthousiasme croissants:
-–- Citoyens de Rome! Ce huitième jour des Jeux Funéraires en l'honneur de l'auguste et regretté Lucius Verus, est un jour faste entre tous! Après vous avoir déjà régalé des spectacles les plus recherchés et les plus inédits, le divin César a exprimé le désir de vous offrir un combat d'un niveau encore inégalé à ce jour, un affrontement pensé et préparé de longue date, un duel de titans destiné à marquer les mémoires! Voici déjà venir pour vous, pour votre plaisir, le joyau du Ludus Magnus impérial – un joyau brut s'il en est, mais à l'éclat ô combien sans pareil...! Grand pourvoyeur des Enfers, au regard plus glaçant encore que celui de la Gorgone, indétrônable Nestor de l'arène au poil déjà gris... J'ai nommé:… l'inébranlable PROXIMO!
Le susnommé dressa alors bien haut son bras armé, déclenchant par ce seul geste une véritable tempête d'acclamations enfiévrées et d'applaudissements frénétiques, qui fit trembler le Colisée sur ses bases. Proximo avait toujours goûté ce privilège grisant, indigne d'un simple mortel, de pouvoir d'un simple geste enflammer l'âme de cinquante mille êtres théoriquement doués de raison. Il n'existait qu'une seule catégorie d'homme capable d'engendrer plus de passion qu'un gladiateur aimé de la foule: un gladiateur aimé de la foule... et victorieux dans le Colisée! C'est peut-être cela, plus que tout le reste, qui manquerait le plus au vieux champion lorsqu'il aurait quitté l'arène…
...Enfin, s'il la quittait vivant aujourd'hui!
C'est alors que s'ouvrirent en grand les deux immenses battants du portail situé en vis-à-vis de celui par lequel Proximo avait rejoint l'arène. Celui-ci savait déjà quel allait être son adversaire de ce jour, bien sûr, et tout le monde dans le public le savait également. Personne ne fut donc surpris lorsque parut bientôt un jeune homme svelte équipé d'un bouclier long, qui portait pour l'heure son casque sous son bras droit, comme pour mieux laisser admirer son physique avantageux et sa longue chevelure blonde. Celle-ci était soigneusement ramenée et maintenue derrière sa tête par un bandeau de toile brodé, qui renforçait son allure efféminée de giton d'Athènes. Le garçon était un peu plus grand que Proximo, mais semblait d'une constitution nettement plus frêle – une impression d'ailleurs renforcée par son teint d'albâtre presque maladif, qui rendait sa beauté plus troublante encore. Une impression trompeuse cependant, tant cet éphèbe d'aspect inoffensif avait déjà accumulé derrière lui les cadavres d'hommes autrement plus impressionnants que lui!
Déjà Cassius reprenait de sa voix de stentor:
-–- ...Et qui donc aurait ne serait-ce que la plus petite chance de l'emporter contre une telle légende de l'arène, oui, qui d'autre que celui que vous attendez tous? Aussi désirable qu'Adonis, aussi vif que Mercure, et aussi mortel que les flèches d'Apollon... Votre Empereur est fier de vous offrir:... l'incomparable NARCISSUS!
Les acclamations redoublèrent dans les gradins, tandis que le jeune champion saluait joyeusement son public en levant son casque vers lui. Narcissus était l'étoile montante du Ludus Magnus de Rome, où il n'était pourtant arrivé que trois ans plus tôt. Il n'avait encore livré que douze combats, mais chacun d'entre eux sans exception s'était soldé par une victoire sans appel, et par la mort de son malheureux adversaire. Le jeune homme ne payait peut-être pas de mine au premier abord; mais il avait déjà successivement terrassé des adversaires aussi redoutables que Démétrios le Thrace, Antaeus le Nubien, un géant d'ébène que l'on prétendait immortel, et tout dernièrement Sédulos le Gaulois, un virtuose du petit bouclier demeuré invaincu en dix-neuf combats à mort! Chacun de ces champions avait autrefois maîtrisé à la perfection son style de combat, que celui-ci fût basé sur la force, ou la vitesse, ou l'agilité… Et pourtant, Narcissus leur avait fait mordre la poussière, tour à tour, avec une facilité déconcertante!
Proximo avait d'ailleurs bien observé le jeune prodige au cours de ses précédents duels, sachant qu'il aurait sans doute à l'affronter lui-même un jour ou l'autre. Ce petit fumier savait adapter très rapidement son style de combat, dont il changeait à volonté en fonction de son adversaire du moment, faisant durer l'affrontement jusqu'à ce qu'au fil de celui-ci, il parvienne à imposer sans en avoir l'air sa propre cadence. Un gosse futé, donc, en plus d'être habile… Il parvenait ainsi à se montrer plus rapide que ses opposants les plus souples, ou plus souple que ses ennemis les plus puissants. Proximo comptait au nombre des gladiateurs plus notables par leur force brute que par leur souplesse ou leur rapidité. Il allait donc devoir prêter grande attention à ne pas laisser ce gamin mener le combat à sa guise...
Narcissus rejoignit bientôt Proximo et l'arbitre au centre de l'arène; ce n'est qu'alors qu'il daigna enfin coiffer son casque. Les deux compétiteurs étaient armés des mêmes glaives à lame courte et droite. Mais pour le reste, leurs armaturae – leurs équipements – différaient autant que faire se peut.
Un gladiateur aussi bien bâti, et aussi solidement planté sur ses jambes que l'était Proximo, était fait pour porter le harnachement le plus lourd. La pièce d'armure la plus notable qu'il arborât aujourd'hui était son ample gorgerin de bronze, tombant assez bas pour protéger tout l'avant de sa poitrine nue y compris son cœur, et complété de deux larges pièces de cuir en travers des épaules. De bronze étaient également ses deux lourdes jambières montant jusqu'au-dessus des genoux, ainsi que le manchon cylindrique enveloppant son avant-bras droit et couvrant également le dos de sa main. Un armement aussi pesant présentait autant l'avantage de la protection que le handicap de la fatigue, l'un comme l'autre ayant été soigneusement pris en compte par l'organisateur de ce duel. Pour compenser avantage et handicap, d'ailleurs, Proximo combattait tête nue et visage à découvert, et ne disposait que d'un petit bouclier rond couvrant à peine son avant-bras gauche.
L'équipement de Narcissus était quant à lui l'exact opposé de celui de son adversaire. Le jeune combattant léger n'était en effet que fort peu protégé au niveau du torse et des membres – tout au plus quelques bandes de cuir épais nouées autour des jambes et du bras droit, et un large ceinturon autour de la taille – ; mais à l'inverse de Proximo, lui portait un scutum, le même long bouclier rectangulaire que celui des légionnaires de Rome, ainsi qu'un imposant casque de fer argenté pourvu d'un cimier ouvragé, et d'une visière grillagée masquant le visage du jeune gladiateur. Les lanistes aimaient à organiser ce genre d'affrontements où les points forts de l'un étaient les points faibles de l'autre, et vice versa. Au fil du temps, Proximo avait appris à tirer le meilleur parti de telles oppositions; nul doute hélas que Narcissus ne l'eût déjà appris lui aussi, en l'espace de nettement moins de combats.
Narcissus… Ce blondin prétentieux portait décidément bien son nom d'arène! Les jeunes filles passaient pour rêver de lui lors de leurs caresses nocturnes; les femmes mariées, pour penser à lui dans les bras de leurs époux. Pour nombre d'entre elles, d'ailleurs, le rêve était plus concret, car Narcissus avait la réputation d'un véritable bourreau des cœurs. Mais toute cette dévotion érotique de la part du sexe opposé n'était rien, en regard de l'amour sans limites que ce salopard infatué semblait éprouver pour sa propre personne! Il faisait ainsi très régulièrement masser, oindre et épiler la peau laiteuse qui enrobait sa musculature discrète, mais bien présente. Toutefois, ce qui agaçait le plus ses frères du Ludus Magnus, c'était le soin immodéré qu'il apportait à ses longs cheveux blonds, qu'il lavait, lustrait, et brossait sans relâche sur son temps libre.
Ce bellâtre efféminé supportait d'ailleurs très mal de devoir dissimuler sous un casque sa magnifique chevelure et la splendeur divine de ses traits, lors de la plupart de ses apparitions dans l'arène: d'ordinaire, seules les plus grandes vedettes du Colisée combattaient nu-tête, pour être mieux reconnues du public qui les adulaient, et pour ainsi mieux susciter ses encouragements et ses acclamations. À ce titre, Narcissus considérait que le vieux Proximo lui faisait encore de l'ombre en tant qu'idole des foules, et que lorsqu'il aurait enfin abattu la légende vivante du Ludus Magnus – une ambition dont il n'avait jamais fait mystère – , lui aussi pourrait alors enfin combattre à visage découvert.
Cela n'arriverait cependant peut-être jamais. Proximo s'était bien juré avant d'entrer dans l'arène que si un seul d'entre eux devait en ressortir vivant, ce serait lui-même et personne d'autre... D'autant que cette fois-ci, s'il devait bel et bien quitter le sable du Colisée sur ses deux pieds, ce serait pour la toute dernière fois, et en homme libre! Alors si cela impliquait que la carrière du beau Narcissus s'achevât ici et aujourd'hui, eh bien soit, il en irait ainsi...
Il n'y aurait d'ailleurs guère de monde au Ludus Magnus pour pleurer sa mort, si ce n'est les lanistes qu'il avait enrichis. Il n'était guère étonnant que l'ensemble des vieux champions de l'arène soit venu soutenir Proximo avant son entrée en scène, et que seule une poignée de gladiateurs, tous parmi les plus jeunes loups aux dents longues, ait choisi le camp de Narcissus. Ce petit branleur s'était toujours montré d'une arrogance sans bornes avec ses aînés: il traitait ainsi volontiers avec condescendance des vétérans bien plus titrés que lui, conscient qu'il était de pouvoir vaincre n'importe lequel d'entre eux, et il n'hésitait pas non plus à moquer grossièrement la mémoire des hommes qu'il avait tués, souvent en présence même de ceux dont ils avaient été les amis. En ce qui concernait Proximo lui-même, il y avait bien longtemps que Narcissus ne l'appelait plus autrement que: «le vieux bourrin»! Eh bien le vieux bourrin lui réservait une belle ruade, de celles dont il ne se relèverait pas!
L'arbitre commença à se diriger vers la tribune princière, en invitant d'un signe de tête autoritaire les deux combattants à le suivre. Une fois le trio parvenu à trente pas du haut balcon décoré de guirlandes de fleurs et de tentures pourpres, le rudis se décala de manière à laisser les deux champions seuls côte à côte face à la loge impériale. Les occupants de celle-ci – César, sa famille, leur garde rapprochée, ainsi que les plus éminents des sénateurs de Rome – s'étaient déjà levés à l'approche des deux héros de l'arène. Ils ne l'avaient pas fait pour les combattants précédents, et cette initiative à elle seule était censée confirmer auprès du public à quel point ce duel-ci était bel et bien le clou de la journée.
L'Empereur Marc-Aurèle était immédiatement reconnaissable au premier rang, même s'il affectait de porter la toge blanche traditionnelle des anciens Romains plutôt que le manteau de pourpre impériale. Au physique, c'était un homme d'aspect plutôt frêle, mais au port auguste, et auquel sa barbe de philosophe, d'un blond tirant sur le blanc, conférait une incontestable aura de noblesse et de dignité. Il devait être âgé d'une cinquantaine d'années, pour ce que Proximo en savait; mais il semblait faire beaucoup plus vieux que cela, prématurément vieilli qu'il était par les campagnes militaires, par les aspects ingrats de l'exercice du pouvoir, et par son dévouement constant et inconditionnel envers Rome. Proximo ne se rappelait pas l'avoir souvent vu présider les jeux du Colisée: le sage et docte Marc-Aurèle n'était guère réputé priser les spectacles vulgaires et sanglants de l'arène.
Ce n'était certes pas le cas en ce qui concernait son fils et héritier de son Empire, présent également: le jeune Commode, un garnement d'une petite dizaine d'années, aux cheveux noir corbeau et au regard de serpent, qui ne parvenait pas à tenir en place en dépit des efforts désespérés de son précepteur. Ce sale gosse dégénéré semblait beaucoup s'amuser à voir le sang des hommes couler ainsi en ruisseaux sur le sable. Proximo songea qu'au lieu de parier sur un vainqueur dans le combat à venir, l'odieux petit monstre aurait sans doute préféré les voir morts tous les deux, lui et Narcissus! Cassius, le hurleur public, semblait fort occupé à commenter à Sa jeune Excellence le palmarès et les points forts de chacun des deux champions qui allaient s'affronter. Nul doute que ce répugnant tas de lard ne fût en train de pousser ses pions auprès du futur Empereur de Rome...
Pour finir, une silhouette féminine discrète se tenait en retrait, dans l'ombre du velum qui abritait la loge impériale. Proximo devinait qu'il s'agissait là de Lucilla, la fille aînée de l'Empereur, et la veuve de l'homme dont on honorait la mémoire par ces Jeux. Lucius Verus, mort subitement dans le nord de l'Italie, ne lui avait laissé qu'un garçonnet qui devait être encore en nourrice. Les mauvaises langues à Rome disaient que son vieux mari ne lui manquerait guère; et les blagues des rudes gladiateurs du Ludus Magnus étaient bien sûr plus obscènes encore. Mais en cet instant, de l'avis de Proximo, cette silhouette modeste et ratatinée renvoyait l'image de la plus authentique affliction. Ce qui semblait évident en tout cas, c'est que la pauvre aurait certainement préféré être ailleurs que devant cette vitrine d'abattoir!
Le rudis abaissa discrètement sa baguette. À ce signal, les deux gladiateurs pointèrent leur lame vers la tribune princière, en clamant à l'unisson d'une seule et même voix puissante:
-–- AVE CÉSAR ! CEUX QUI VONT MOURIR TE SALUENT !
L'Empereur inclina très légèrement la nuque en retour, tandis qu'un sourire aimable et compatissant se peignait sur ses lèvres minces et fatiguées. Lui aussi aurait sans nul doute préféré être ailleurs. Mais il se devait hélas de présider ces jeux en personne, pour honorer publiquement la mémoire de son collègue et de son gendre, qui avait aussi été son ami.
Il était interdit à quiconque de tourner le dos à l'Empereur. Proximo et Narcissus allaient donc entamer le combat à l'endroit même où ils se tenaient, au plus près de la loge impériale, de manière à offrir à leurs altesses une vue privilégiée sur le spectacle. Les deux gladiateurs se firent face, apparemment déjà prêts à en découdre tant l'hostilité entre eux étaient patente. Proximo devinait le sourire narquois de Narcissus derrière sa visière opaque, quand ce petit merdeux l'apostropha d'un ton moqueur:
-–- Bonne fortune à toi, vieux bourrin... J'espère que le masseur a bien pris soin de ta vieille carcasse avant le combat: je n'aimerais pas triompher aujourd'hui, juste parce que tu te seras froissé un muscle!
Le gladiateur vétéran rétorqua d'un ton rogue, en fixant de son regard intimidant le masque aveugle devant lui:
-–- Quand je t'aurais fait manger le sable de l'arène, gamin, je t'offrirai toute l'eau du Styx pour te désaltérer...
L'arbitre fit reculer les deux adversaires avant que leur face-à-face ne dégénère, en s'aidant de sa baguette de manière à ce qu'il y eût très exactement entre eux deux fois la longueur de celle-ci. Narcissus et Proximo se mirent en garde, bouclier long levé jusqu'au niveau de la visière de son casque pour le premier, jambière gauche avancée et glaive ramenée en arrière pour le gladiateur lourd. En dépit de l'impatience qui devait commencer à gagner le public, le silence qui régnait dans les tribunes était d'une gravité religieuse.
L'Empereur s'était approché au plus près du rebord de la tribune princière. Au moins cinquante mille paires d'yeux était rivées sur lui lorsqu'il leva le bras, puis l'abaissa d'un geste las. Dans la seconde qui suivit, l'arbitre fouetta le sable de sa baguette entre les deux gladiateurs, tout en se reculant vivement et en lançant d'une voix forte:
-–- Pugnate!
L'affrontement à mort venait de commencer...
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