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Vae victis
( Malheur aux vaincus )

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Loin de se jeter férocement l'un contre l'autre, les duellistes restèrent là à s'étudier, ne réduisant l'écart entre eux que pas à pas tandis qu'ils se tournaient lentement l'un autour l'autre. Proximo s'était bien juré de ne pas entrer dans le jeu de ce sale petit enfoiré de Narcissus en s'épuisant prématurément, et d'attendre que ce fût le gladiateur au grand bouclier qui dévoilât le tempo du combat en lançant la première attaque. Le vieux routier du Colisée savait pertinemment qu'une attitude aussi passive pouvait lui coûter le soutien des spectateurs. De fait, les huées ne tardèrent pas à tomber des gradins, de plus en plus fournies et agressives. Proximo ne pouvait pas leur en vouloir; pour un véritable gladiateur, ni la victoire ni la défaite ne comptent réellement, ni la vie ni la mort: seul importe de fournir un bon spectacle!

Narcissus, lui, ne faisait pas l'objet de la même animosité de la part du public. Après tout, il donnait l'impression de mener assez énergiquement sa partie, en trottinant allègrement tout autour de Proximo comme autour d'un point fixe, poussant de temps à autre quelques pointes provocatrices visant à tester son adversaire, pour se reculer vivement lorsque celui-ci rectifiait sa défense... En vérité, il renvoyait davantage l'image d'un danseur au bouclier que d'un véritable gladiateur; mais pour l'heure, cela suffisait à satisfaire le public, surtout par comparaison avec la posture attentiste de Proximo.

Ce dernier comprit qu'il ne pourrait plus jouer ce jeu encore très longtemps, et finit par passer à l'attaque lorsque son adversaire se rapprocha à nouveau de lui. Comme il s'y était attendu, sa première frappe qui tenta de contourner le bouclier de Narcissus fut aisément contrée. La foule hurla néanmoins de jouissance, lorsque ce premier coup si longtemps attendu fut enfin porté. Les échanges suivants s'enchaînèrent sur une cadence redoublée, mais cette première passe d'armes fut cependant de courte durée: ne parvenant décidément à trouver aucune ouverture dans la défense de son adversaire chevronné, Narcissus, le plus mobile des deux gladiateurs, finit rapidement par rompre le contact en reculant d'un pas-chassé admirablement leste.

Le duel se poursuivit ainsi durant de longues minutes, alternant moments de pause et d'observation, et attaques fulgurantes où les adversaires échangeaient plus ou moins brièvement leurs coups – glaive contre glaive, glaive contre bouclier, et bouclier contre bouclier. Pour un néophyte, les deux combattants pouvaient sembler s'équilibrer, sans qu'il fût possible de deviner lequel finirait à la longue par triompher de l'autre. Un vrai connaisseur, en revanche, aurait assez vite remarqué que si Proximo pouvait donner l'impression de dominer physiquement la rencontre, Narcissus, lui, le surpassait de beaucoup sur le plan tactique.

C'est ainsi qu'à trois reprises, Proximo sembla commencer à l'emporter, en enchaînant à un rythme toujours plus rapide ses attaques puissantes, et en serrant son adversaire toujours plus près comme à son habitude. Mais à chaque fois, Narcissus parvint à rompre au moment voulu, en creusant la distance avec le gladiateur lourd, ou en se décalant sur son flanc gauche avec une vivacité insoupçonnée; et Proximo réalisait alors qu'il venait de faire le jeu de son adversaire plus léger, en s'épuisant en pure perte. Ce foutu jeunot était doué... Vraiment très, très doué!

La fatigue commençait effectivement déjà à gagner le vieux gladiateur, assez visiblement en tout cas pour que Narcissus se décidât à prendre l'initiative, pour la première fois depuis le début du combat. Ce retournement offensif prit Proximo totalement au dépourvu: il eut à peine le temps de voir le gamin cesser de reculer, que déjà ce dernier était sur lui! Narcissus enchaîna d'abord rapidement deux frappes d'estoc en direction de l'épaule puis de la hanche gauches de Proximo, qui furent toutes deux facilement bloquées par le petit bouclier rond de celui-ci. Il apparut vite cependant que ces deux premières tentatives n'avaient d'autre objet que d'écarter le bouclier sur le flanc gauche de son porteur, lorsque Narcissus lança brusquement sa troisième attaque droit vers le visage exposé de Proximo!

Ce dernier leva aussitôt son glaive en parade haute pour se protéger, mais il eut la surprise de voir luire au soleil la lame de son adversaire, alors qu'elle changeait brusquement d'angle d'attaque pour plonger droit vers sa taille! Sans cet éclat de lumière providentiel, Proximo n'aurait peut-être pas pu réagir à temps... Le coup ne pouvait de toute façon déjà plus être paré. Le gladiateur vétéran se jeta donc aussitôt en arrière – et ne dut qu'à ce réflexe désespéré de ne être purement et simplement éventré! Au lieu de quoi, le glaive de Narcissus ne fit qu'entailler superficiellement son ventre, dans la zone vulnérable située entre sa protection de poitrine et son large ceinturon de cuir. Déjà le jeune lion se remettait en garde derrière son grand bouclier, sautillant d'excitation sur place sous les ovations d'une partie du public. Son ton était joyeux et moqueur, lorsqu'il apostropha son adversaire blessé de derrière sa visière grillagée:

-–- Quoi, déjà fatiguée, vieille mule? T'inquiète pas, tout sera bientôt fini...

Proximo serra les dents sous l'injure, tandis que les veines saillaient sur ses tempes. Il ne tarda pas à puiser dans la colère et la douleur un second souffle, qui le poussa à repasser à son tour à l'offensive. Narcissus s'était probablement attendu à un tel sursaut, et c'était sans doute d'ailleurs là le but de sa pique: faire perdre toute contenance à son adversaire, pour le pousser à la faute. Mais Proximo avait vu clair dans le jeu du jeune gladiateur; et il avait choisi de réinvestir ce regain d'ardeur non pas dans la force de ses coups, mais bien plutôt dans la vitesse de ses enchaînements. Narcissus se retrouva ainsi bientôt pris au piège, réduit à subir le rythme que lui imposait son adversaire. Prise individuellement, aucune de ces attaques n'était assez puissante pour percer sa garde; mais leur succession rapide l'obligeait à parer sans cesse, à reculer sans espoir de pouvoir prendre un peu plus de champ, ni de parvenir à reprendre l'initiative au «vieux bourrin» – qui déployait là une vigueur et une endurance encore insoupçonnables juste un peu plus tôt.

Pour la première fois, Narcissus paraissait réellement en difficulté face à Proximo. Le public du Colisée ne s'y trompait pas, et les acclamations redoublées en soutien du vieux favori s'unirent bientôt en une clameur scandée, aussi impressionnante par sa puissance que par son rythme régulier:

-–- PRO-XI-MO !... PRO-XI-MO !... PRO-XI-MO !...

Mais le plan du champion des cœurs ne se limitait pas à imposer sa propre cadence à son jeune adversaire, non: méthodiquement, il le faisait reculer vers un grand bouclier gisant sur le sable de l'arène, macabre vestige d'un des précédents combats qui s'y étaient disputés. En resserrant toujours plus son étreinte, il repoussait sa proie vers le piège, sans lui accorder la moindre seconde de répit pour réfléchir à ce qui allait lui arriver. Narcissus vacilla d'abord lorsque sa cheville accrocha l'obstacle; puis il culbuta franchement en arrière lorsque Proximo accentua sa pression.

La foule salua d'un hurlement enragé cette chute de l'un des deux champions. Proximo ne fut cependant pas plus surpris que cela lorsque son jeune adversaire, si souple et si léger, parvint à se rétablir rapidement sur ses pieds, à l'issue d'une vive roulade arrière qui l'avait placé hors de portée des attaques du gladiateur lourd. À aucun moment son casque à cimier, ni son grand bouclier rectangulaire n'avaient semblé constituer un handicap, au cours de cette figure périlleuse. Tout au contraire, Narcissus avait su en user à son avantage, lorsque son adversaire s'était rapproché un peu trop audacieusement de lui: alors même qu'il était en train de se relever au terme de son roulé-boulé arrière dos, le jeune gladiateur avait exploité son propre élan pour effectuer un dangereux fauchage latéral de gauche à droite au niveau des genoux de Proximo, à l'aide de ce même grand bouclier! Le vétéran aux réflexes toujours très affûtés n'avait dû qu'à un puissant bond sur place, genoux relevés en dépit de ses lourdes jambières, de ne pas être envoyé au sol avec une rotule brisée...

Ce magnifique rétablissement d'une situation pourtant critique valut à Narcissus un retournement partiel du public en sa faveur; pourtant, les encouragements à l'adresse de Proximo dominaient toujours très largement. Les tribunes étaient en ébullition, alors que le combat reprenait sur les mêmes bases qu'auparavant: un vieux gladiateur lourd expérimenté, déjà très fatigué mais moralement soutenu par son public, contre un jeune prodige redoutablement inventif, plus légèrement protégé mais encore au mieux de sa forme. Il était clairement de l'intérêt de Proximo que cet affrontement ne s'éternisât pas outre mesure. Heureusement pour lui, Narcissus semblait lui aussi vouloir précipiter la fin de cette rencontre. Après sa dernière mésaventure inattendue, le jeune loup en avait visiblement déjà assez de ce combat: témoin, la lame qu'il passa rageusement en travers de sa propre gorge, comme pour mieux rappeler à son rival le sort qu'il lui réservait sous peu! Proximo l'entendit également pester derrière son casque:

-–- Là, t'es mort, vieux bourrin! Bon pour l'équarrissage…!

De fait, Narcissus ne se déroba pas cette fois-ci lorsque son impressionnant adversaire cuirassé de bronze s'avança droit sur lui. Il esquiva habilement sa première frappe d'estoc, tenta une feinte qui ne parvint pas à tromper la vigilance de Proximo, et lorsque leurs lames finirent par s'entrechoquer, ce ne fut que se bloquer mutuellement devant leurs visages, dans un banal affrontement du fort au fort où chacun poussait de plus belle pour faire plier l'autre. Proximo était certes de loin le plus costaud des deux; mais Narcissus avait su négocier un meilleur angle d'attaque, et son adversaire était à visage découvert face au fil de son glaive...

Chacun des deux gladiateurs maintenait son bouclier en retrait sur sa gauche, pour mieux concentrer toute sa vigueur dans son bras droit. L'œil exercé de Proximo vit là une ouverture inespérée. Relâchant soudain la pression sur son glaive, il se pencha sur sa gauche pour dévier l'épée de Narcissus vers sa droite. Et dans le même temps, il asséna un violent coup de son talon droit sur le genou gauche exposé de Narcissus! Surpris, ce dernier ploya sous le choc, et ne put éviter de tomber sur ce genou qu'en s'appuyant sur son grand bouclier rectangulaire, dont la tranche inférieure était venue reposer sur le sol.

C'était en fait exactement là ce à quoi s'attendait Proximo: dans un deuxième temps, son même pied droit en extension vint se glisser derrière le bouclier immobilisé de son rival; puis en pivotant habilement sur son pied d'appui gauche et en reportant tout son poids vers la droite, il parvint à forcer sur la grande surface du pavois en appui sur le sol, de manière à le faire basculer sur le côté jusqu'au point d'obliger Narcissus à le lâcher! Piégé, celui-ci dut se résoudre à abandonner son bouclier au sol plutôt que de se courber pour le ramasser, au risque de se placer à la merci du glaive de son rival. Le jeune lion ne se laissa cependant pas démonter par ce coup du sort: tout au contraire, il réagit instinctivement de manière agressive, en envoyant aussitôt un crochet de son poing gauche libéré vers le visage sans protection de Proximo – que ce dernier parvint à amortir en lui opposant son épaulière de cuir.

Dans les gradins, les spectateurs se levèrent comme un seul homme en manifestant leur joie avec exubérance, poings levés devant ce magnifique tour d'adresse: ce duel de champions se révélait décidément très riche en rebondissements inattendus! À présent privé de sa principale protection, Narcissus était bien plus mobile, ce qui lui permit de se mettre facilement hors de portée des coups de son adversaire; mais il se retrouvait également désormais beaucoup plus exposé que jamais, et en très mauvaise posture face à Proximo. Tenter de jouer la montre pour épuiser son rival plus pesamment équipé ne durerait qu'un temps: le public ne tolérerait pas ce genre de dérobade, si elle devait s'éterniser. Narcissus allait donc devoir payer d'audace. Et c'est exactement ce qu'il fit...

Lorsque Proximo s'avança vers son adversaire démuni, il s'attendait en toute logique à le voir tenter d'éviter le contact. Mais tout au contraire, Narcissus le prit par surprise en s'élançant droit sur lui! Armé de son seul glaive, le jeune athlète casqué feinta pour esquiver sans difficulté le coup mal préparé que son adversaire tenta de lui décocher au passage, puis se jeta tout contre lui. Le glaive de Proximo ne bloqua que de justesse le coup de taille que Narcissus avait envoyé droit vers sa gorge. Mais la partie était désormais très mal engagée pour le vieux favori...

La lame de son rival était en effet toute proche de son visage, et le seul bras droit en position repliée avec lequel il tentait de la repousser ne pouvait lutter contre la force conjuguée des deux mains avec lesquelles Narcissus tenait son propre glaive. Le jeune gladiateur s'était en outre idéalement positionné, coincé au contact entre le torse et le bras gauche de Proximo. Le petit bouclier rond encore attaché à cet avant-bras empêchait son porteur d'utiliser ce bras au corps-à-corps; et s'il reculait le buste pour tenter d'asséner à Narcissus un coup de ce bouclier, il créerait un déséquilibre qui permettrait à la lame de son adversaire de gagner un meilleur angle et d'atteindre sa gorge ou son visage exposés.

Petit à petit, le tranchant du glaive de Narcissus continuait à grignoter du terrain en direction des chairs de son rival. Dans les gradins, les cris s'étaient éteints les uns après les autres; chacun retenait son souffle, et attendait avec appréhension le dénouement prévisible de cette épreuve de force. Un peu à l'écart, palpant nerveusement sa baguette, l'arbitre de ce duel voyait approcher le moment imminent d'en déclarer le vainqueur.

Proximo, lui, en était déjà à envisager ce même dénouement avec le plus grand pessimisme. C'est alors que lui revint soudain en mémoire la toute première leçon de son ancien instructeur Corvus: «...N'oubliez jamais que la poignée du glaive aussi aussi être une arme: moins mortelle, mais plus inattendue!» Dès cet instant, il entrevit la seule option qui restât encore à sa disposition...

Sans aucun signe avant-coureur, le vétéran aux mille astuces relâcha brusquement la pression qu'il exerçait sur son glaive, laissant ainsi les deux fers affrontés se rabattre vers sa gorge, à la surprise manifeste de Narcissus. Dans le même mouvement, Proximo avait rejeté vers l'arrière son buste et sa tête, ce qui ne fit qu'accentuer encore le basculement des deux lames courtes. Même en s'étant ainsi reculé autant qu'il le pouvait, l'audacieux parieur ne put sauvegarder totalement son visage du passage de sa propre épée, et ressentit la vive brûlure d'une estafilade sur sa pommette droite. Mais qu'importe: l'enjeu valait bien le sacrifice consenti! Car en dépliant son bras armé vers l'avant, Proximo laissa glisser sa lame à présent inclinée presque à l'horizontale sous celle de son adversaire, et put ainsi envoyer le lourd pommeau de son glaive écraser violemment la pomme d'Adam de Narcissus, juste en-dessous de la protection assurée par la visière de son casque!

Le coup n'avait pas été porté avec assez d'élan pour pouvoir tuer net le jeune gladiateur; mais ce dernier recula néanmoins en titubant, et en hoquetant de surprise et de douleur, tandis qu'il relâchait son effort pour porter par réflexe sa main gauche à son cou. La morsure glaciale de l'acier, un combattant de l'arène doit s'attendre à la ressentir même au moment le plus improbable d'un duel, et doit apprendre à en faire immédiatement abstraction pour ne pas se laisser déconcentrer à l'avantage de son adversaire. Mais ce type de frappe contondante, en revanche, sur un point du corps aussi particulièrement sensible, il n'existait guère de moyens d'en contrer les effets paralysants une fois qu'elle avait été portée.

Négligeant le feu de sa propre blessure au visage, Proximo profita de son avantage pour passer rapidement derrière son adversaire désemparé, et pour expédier à ce dernier un vigoureux coup de talon derrière le genou, qui le fit chuter à quatre pattes sur le sable. Un second coup de pied en dégagement propulsa le glaive que venait de lâcher Narcissus loin hors de portée de celui-ci. Bien plus tard, Proximo songera qu'il aurait facilement pu faucher d'un simple coup de taille les tendons de son adversaire; ce dernier n'aurait plus dès lors été qu'un gladiateur estropié, une pièce de viande devenue inutile, tout juste bon à être achevé sur place sans pouvoir espérer la moindre clémence du public. Proximo ne sut jamais dire pourquoi, à ce moment bien précis, il avait inconsciemment choisi de laisser une chance de survie à son rival...

Quoi qu'il en fût, le combat était d'ores et déjà terminé. Narcissus ne se relèverait pas à brève échéance; et quand bien même il réaliserait l'exploit surhumain d'y parvenir, le combattant désarmé et amoindri ne serait de toute façon alors plus en état de porter le moindre coup significatif, ou de parer même l'attaque la faible qui soit. Les deux gladiateurs en étaient aussi parfaitement conscients l'un que l'autre; et tandis que Proximo levait hauts les bras en signe de triomphe sous les ovations de la foule, Narcissus se résigna à dresser un index bien visible en signe d'abandon.

Le calcul du jeune champion n'était pas si mauvais, et sa situation, pas si désespérée qu'elle pouvait sembler l'être. Après tout, il s'était bien battu, avec bravoure et compétence, et il avait incontestablement dominé la majeure partie de l'affrontement: il était donc en droit d'espérer la clémence des spectateurs. Malheureusement pour lui, les maris jaloux devaient être ce jour-là plus nombreux dans les gradins du Colisée que les jeunes filles éplorées. Les pouces abaissés dominaient largement parmi les poings tendus vers l'arène, et les rugissements discordants de la multitude, dans leur immense majorité, enjoignaient sans équivoque au vainqueur de mettre à mort son adversaire à terre. Quelques voix plus aiguës perçaient aussi par-dessus le tumulte des tribunes, qui exhortaient Proximo à se livrer à des actes ignobles sur les parties génitales du vaincu! Apparemment, le public comptait aussi quelques unes des très nombreuses femmes séduites puis délaissées par le beau Narcissus...

Il semblait évident à présent que la première défaite au combat du jeune prodige de l'arène serait aussi sa dernière. Déjà la foule était parvenue à s'accorder pour scander sur une cadence régulière:

-–- À MORT !... À MORT !... À MORT !...

Proximo, lui, n'avait d'attention que pour la loge de l'Empereur, le seul ici à pouvoir décider de l'issue finale de ce duel. Mais il savait déjà que le souverain ne pourrait faire autrement que d'adhérer au caprice de la plèbe. César était vénéré comme un dieu, lorsqu'on l'associait au culte de la déesse Rome. Mais ici en l'occurrence, sa volonté n'était rien face à celle de Rome rassemblée en masse dans les gradins du Colisée. Marc-Aurèle se leva donc pour gagner le bord de la tribune, de manière à ce que son geste fût clairement vu de tous. La pitié et le regret se lisaient sur le visage du pauvre homme, lorsqu'il scella à contrecœur le destin du jeune vaincu en présentant un pouce abaissé.

Proximo refusa d'un geste péremptoire la dague courte que lui tendait l'arbitre du duel: jamais encore il n'avait utilisé cet accessoire indigne pour égorger un gladiateur vaincu, tel une vulgaire bête offerte en sacrifice, dans la mesure où il avait toujours fini ses combats en disposant encore de son glaive – une arme véritable celle-ci, à même d'accorder à son adversaire malheureux la mort d'un vrai guerrier. Le vainqueur vint donc se placer derrière Narcissus, qui était entretemps parvenu à se redresser sur ses genoux, au prix d'un effort douloureux, dans une posture qui se voulait plus digne pour le dénouement final de ce duel. Toujours le spectacle avant tout: telle est la dure loi de l'arène... Proximo accorda également à ce vaincu décidément plein de panache le temps d'ôter son casque, puis de défaire le ruban qui retenait sa longue chevelure blonde, laquelle vint retomber en cascade sur ses épaules. L'infortuné Narcissus suffoquait visiblement encore, lorsqu'il articula péniblement à l'adresse de Proximo, dont cette dernière victoire allait sans doute faire un homme libre:

-–- Bien joué, vieux b-bourrin…! C'était... – [Rkhh!] – C'était v-vraiment un sacré beau c-combat… Et crois-moi ou pas, je… Je parle s-sincèrement…! Bonne – [Hhhhh!] –… Bonne chance dans ta nouvelle vie à venir…

-–- Bonne chance dans la tienne, répondit simplement Proximo d'une voix sans haine.

Le vétéran de l'arène empoigna fermement son glaive à deux mains, la gauche placée sur le pommeau de l'arme tenue lame vers le bas, et en positionna rapidement la pointe sur la nuque offerte de Narcissus, entre ses longues mèches blondes. Puis après avoir pris une profonde inspiration, il enfonça la lame d'un mouvement sec et vigoureux, qui pénétra entre les vertèbres cervicales de sa victime, sectionnant instantanément sa moelle épinière. Narcissus bascula presque aussitôt vers l'avant, face dans le sable. Les quelques ultimes convulsions grotesques de ses membres étaient propres à satisfaire le goût morbide de la foule; mais les conversations que Proximo avait eues avec un médecin grec d'Alexandrie lui avaient appris qu'à ce stade, la victime ne ressentait déjà plus rien, et que son âme avait déjà atteint les rives du Styx. C'était là tout le mal que le vieux gladiateur pouvait souhaiter à son jeune rival, qui s'était autrefois montré si grossier et impertinent, mais qui avait également su faire preuve aujourd'hui de tant de valeur et de talent…

-–- PROXIMO ! PROXIMO VICTOR ! continuait à hurler la foule en délire.

«Proximo vainqueur» était effrayant à voir. Ses blessures ne saignaient déjà plus guère; mais sa plaie au ventre avait imbibé de sang tout l'avant de son ceinturon de cuir et de son pagne, ainsi que le haut de ses cuisses; et ce qui s'était écoulé en abondance de sa balafre à la joue dessinait encore un sinistre quartier rouge sombre sur toute la face inférieure droite de son visage. Mais surtout, ses yeux clairs lançaient toujours le même éclair de rage que s'il était encore en plein milieu d'un combat à mort. C'est en présentant ce visage tendu, nullement triomphateur, qu'il leva son glaive sanglant sous les acclamations déchaînées du public.

Le cor sonna pour marquer la fin du combat. Un esclave du Colisée parut alors dans l'arène: un très jeune éphèbe maquillé et paré de blanc, d'une beauté comparable à celle de Ganymède lui-même. Il était chargé de remettre son prix au vainqueur: une grande branche de palmier, la palme du héros triomphant – la trentième dans la carrière déjà longue de Proximo. L'adolescent gracile parut hésiter face au regard bestial du boucher en armure qui se tenait toujours au-dessus du cadavre de sa victime, et qui avait l'air de le considérer comme la récompense de sa victoire, lui et non la palme! Puis le garçon se figea tout à fait, effrayé, lorsque retentit soudain une nouvelle sonnerie de trompes, totalement inattendue celle-là. Proximo ne reconnut pas cet accord puissant, qu'il n'avait encore jamais entendu résonner dans l'enceinte du Colisée. Ce n'est qu'en s'apercevant que l'Empereur avait quitté se loge, qu'il comprit ce qui était en train de se passer...

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