CHAPITRE DIXIÈME
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Désaccord : du bas latin " accordare " avec le préfixe dés-, désigne un
manque d'entente, une désunion, ou le fait d'être en opposition, en contradiction.
DÉSACCORD
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" S'élève à gros bouillons une montagne humide ;
L'onde approche, se brise, et vomit à nos yeux,
Parmi des flots d'écumes, un monstre furieux.
Son front large est armé de cornes menaçantes ;
Tout son corps est couvert d'écailles jaunissantes ;
Indomptable taureau, dragon impétueux,
Sa croupe se recourbe en replis tortueux.
Ses longs mugissements font trembler le rivage.
Le ciel avec horreur voit ce monstre sauvage,
La terre s'en émeut, l'air en est infecté ;
Le flot qui l'apporta recule épouvanté. "
Extrait de Phèdre, acte V scène VI, de Jean Racine
28 mars 2008, 20 heures 56, quelque part dans les abysses.
Avance, mais doucement, en silence, dans les profondeurs. C'est noir, autour, noir, le noir sans limite dans lequel sont plongées les tendres abysses du fond des mers, mais avance doucement, doucement, parce que ça pourrait être dangereux de faire trop de bruit, et ça pourrait en attirer des plus gros, même s'ils semblent encore au repos pour l'instant. Glisse, et c'est un serpent, ondule, ondoie, frémit, lentement, sûrement, vers les sons du vivant, parce c'est mort ici, sous la terre, sous la mer, c'est mort parce c'est silencieux. Pas de différence flagrante avec l'autre endroit, le plus sombre encore, dans le sein de la Terre, mais près des chaleurs du centre. Ici, c'est froid, c'est froid, toujours froid et plus ça remonte, plus c'est froid, parce que le monde a toujours été glacé. Des bruits, vibrations nouvelles, légères, faibles, créature minuscule qui se faufile dessous sans encombres ni puissance, et vite vite vite, parce qu'il faut fuir, partir loin d'ici, parce que c'est froid et noir et que les plus gros pourraient, devraient, être là, attendre. Les plus gros ont faim, et il faut s'en aller avant de se faire trouver, loin, vite, dans un endroit plus chaud et plus clair, un endroit comme celui d'il y a quelques temps, mais avec tous ses bruits ces horreurs de bruits qui font mal et qui énervent énervent énervent.
Plus profond, plus profond, doucement, sans bruit, ne réveiller personne, n'alerter personne, même s'ils sentent qu'ils doivent s'écarter mais doucement, s'éloigner, plus profond, plus profond, vers le centre, onduler, ondoyer, sans faire bouger, sans déplacer, bouger, vite, loin, plus profond, vers le centre, vers le chaud, ici il fait si froid, fuir, fuir, fuir, fuir.
30 mars 2008, 9 heures 46, port de Porvenir, détroit de Magellan, Chili.
- DEBOUT LA MARMOTTE, DU NERF, ALLEZ HOP HOP HOP ON ACTIVE, C'EST LA GROSSE COHUE DEHORS ET C'EST PAS LE MOMENT DE PIONCER !
Les beuglements encolérés de Langlois, qui avait au passage eut la délicatesse de tambouriner sur la porte et probablement sur tous les murs qu'elle avait à portée de main comme si elle avait été prise du désir aussi fulgurant qu'incompréhensif de réduire le navire en miettes, achevèrent de tirer Light hors de sa couchette, loin de tout espoir de tranquillité et de logique que pouvait lui offrir son esprit abruti de sommeil. Se redressant avec une rigidité qui aurait sans aucun doute été en mesure de dévoiler sa véritable condition de défunt au premier crétin venu, il constata tout d'abord que L était absent (il a du passer la nuit au labo) mais aussi que son ordinateur portable manquait à l'appel. La brutalité du réveil conjuguée à la disparition soudaine du support de toutes ses recherches actuelles, sans compter la foule de journalistes qui devait les attendre à l'extérieur et dont on pouvait percevoir les mugissements d'impatience au travers des hublots, le fit longuement hésiter quand à son action immédiate. Autant dire que se recoucher et laisser l'équipage se débattre avec des médias hystériques lui aurait été grandement appréciable, sans compter qu'il en aurait tiré certaine bonne humeur, à plus forte raison si L se retrouvait à devoir supporter seul la curiosité de la presse.
Oui mais rappelle-toi, personne ne doit vous voir, tous les deux, alors ça n'a aucun intérêt
Bon. Il posa un pied après l'autre sur le lino ocre du sol, et se leva, la lumière passant au travers du hublot cognant contre son visage. Elle était chaude, pleine de poussière. La trentaine de degrés devait sévir à l'extérieur, et Light, qui n'avait jamais vraiment supporté les fortes chaleurs, apprécia la climatisation du navire à sa juste valeur en dépit de son statut de shinigami. S'il y avait bien une sensation qu'il ne regretterait pas de perdre, c'était celle-ci. La perception des températures l'avait toujours gêné plus qu'autre chose. Il se souvint, et ce fut aussi brutal que fugace, combien il souffrait chaque été de la chaleur étouffante dans les rues de Tokyo et dans les salles de classe. Lui revenait tout particulièrement une après-midi de canicule, au lycée, en période d'examen. Il n'avait pas moins réussi que d'habitude, mais l'épreuve avait duré trois heures, et l'immense pièce, exceptionnellement laissée en surchauffe en raison d'une panne de courant ayant bloqué tous les climatiseurs, accueillait cent élèves transpirant comme des bœufs dans leurs uniformes sous l'effort intellectuel, englués à leurs sièges par les vêtements, les cheveux leurs collant au visage, la sueur coulant à grosses gouttes le long de leurs échines brûlantes. Pour Light Yagami, qui tenait déjà à l'époque à son confort et abhorrait sortir de chez lui dés lors que le thermomètre dépassait les 25 degrés, ce fut comme si les portes de l'Enfer s'étaient ouvertes avant l'heure.
Les couloirs du bateau étaient tristement déserts après le passage en fanfare de Langlois. Les membres de l'équipage, excités comme des puces la veille de leur arrivée au port, devaient très probablement s'être jetés à l'extérieur afin de profiter de la médiatisation ambiante, ou bien avaient préféré s'enterrer dans la salle des machines pour éviter la curiosité morbide des journalistes. Pour sa part, le choix était vite fait. La simple éventualité d'une interview lui donnait mal au crâne. Il n'avait pas envie d'affronter la foule avec, en guise de muraille de Chine, une bande de dégénérés. Ayant expédié la douche, un luxe dont il ne se privait plus depuis leur installation sur le navire, il prit la direction du laboratoire.
En route, il ne croisa personne, pas même les jumeaux français ou les électriciens surexcités, dont la présence dans les couloirs était quasi-permanente. Depuis qu'il était à bord du Svetlana, pas un jour n'était passé sans qu'il ne les rencontre, flanqués d'un escabeau, le nez collé à la moindre lampe murale et les cheveux constamment en pétard, l'air de deux Einstein en herbe étudiant comment faire d'une ampoule une belle bombe atomique. Empruntant les escaliers, il entendait parfois le pas pressé d'un membre de l'équipage sans toutefois le voir, comme si ces derniers se déplaçaient dans les murs. Il n'en fut pas plus alarmé. Comparé au néant démographique du Cathare, le Svetlana avait des allures de territoire surpeuplé. Et pour une fois, la solitude ne lui était pas désagréable.
- Light-kun, tu arrives au bon moment, le salua L alors qu'il passait tout juste le pas de la porte. Je crois que j'ai trouvé quelque chose.
Un autre tableau s'était fait une place dans la pièce adjacente au laboratoire, et L semblait ne l'avoir guère épargné au cours de la nuit. Il était recouvert de données, majoritairement inscrites sous la forme d'initiales majuscules au marqueur noir, que Light, en dépit d'une bonne nuit de sommeil et d'une douche revigorante, ne comprit pas dans l'immédiat. Son ordinateur portable était sur la table, l'écran lumineux indiquant son fonctionnement. L se tenait debout face à son œuvre, le marqueur toujours dans la main, et ce fut à ce moment-là que Light, tout aussi occupé qu'il était à vouloir déchiffrer les informations cryptées qu'il avait sous les yeux, remarqua de quelle façon le détective tenait son crayon.
Ses doigts
Tous étaient mobilisés. Le pouce, l'index et le majeur formaient la pince, l'annulaire et l'auriculaire soutenaient le poids du crayon. Autrement dit, L tenait son marqueur normalement. Ou presque. Il le tenait du bout des doigts, plus exactement.
Aussi loin que remontait sa mémoire, et Dieu seul savait jusqu'où cette salope était capable de remonter depuis qu'il était de retour sur Terre, le détective n'avait jamais tenu les objets autrement qu'avec son pouce et son majeur, comme si tous étaient infectés d'une maladie contagieuse. Sa préhension particulière avait été longuement commentée par les membres de la cellule d'enquête et avait été le sujet de bon nombre de théories grotesques. Dans un élan d'audace, Matsuda avait été jusqu'à se renseigner auprès de Watari, mais la réponse du vieil homme s'était avérée peu aidante. Il n'en savait visiblement pas plus que les autres, et Light n'avait pas douté de sa sincérité. Il n'avait aucun moyen d'expliquer comment il avait été si sûr que Watari, pourtant la personne la plus proche de L, aît dit la vérité. Une intuition ne reposant sur aucune base solide. Encore un de ces trucs qu'il risquait de devoir laisser au placard lorsque sa sensibilité aurait disparu.
Qu'est-ce qu'on s'en fout, ça ne servira plus à rien
En fin de compte, son intuition ne l'avait jamais vraiment aidé. Il raisonnait plus qu'il ne sentait les choses. Du moment qu'il ne se mettait pas à ressembler à ces abrutis de shinigamis, le reste lui était complètement égal. Ryûk l'avait vacciné contre une éventuelle opération de chirurgie esthétique visant à le transformer en une de ces abominations physiques qui traînaient dans les plaines de sable gris.
- Il y a un problème, Light-kun ?
Il avait dû regarder la main de L trop longtemps. Il secoua la tête de gauche à droite, choisissant délibérément de pas aborder cette question maintenant. L n'avait pas d'importance. Que sa préhension change ou non comptait encore moins.
Mais avoue avoue avoue, hein, que tu aimerais bien savoir
Sa curiosité prendrait-elle fin dés lors qu'il aurait atteint le stade de la non-émotion ? Light n'avait jamais considéré cette faculté comme un sentiment à part entière, plutôt comme une somme de ressentis, de désirs, divers et variés. La curiosité faisait partie intégrante de son génie. Là était sans doute sa plus grande source d'angoisse. Qu'on la lui ôte, et il ne tarderait probablement pas à devenir aussi désespérant intellectuellement parlant que ses camarades dieux de la mort.
- Qu'est-ce que c'est ? Demanda t-il, désignant le tableau devant lequel L se tenait.
Il se dirigea vers la machine à café et fut forcé de constater avec une certaine aigreur que le distributeur à dosette était vide. Il était rempli à ras bord lorsqu'il avait quitté le laboratoire la nuit dernière, vers une heure du matin. Que L consomme beaucoup de café ne lui posait pas de problème majeur. Ce n'était pas une nouvelle. Mais il ne se rappelait pas que le détective en consommait autant. En outre, le fait qu'il ne se donne pas la peine de renouveler le stock pour ceux qui venaient ensuite était désagréable. Ceci dit, venant de L, le phénomène n'avait rien de bien surprenant. Les autres, c'était quantité négligeable.
Tant pis. Il en prendrait un en passant à la cuisine un peu plus tard dans la matinée.
- Une liste des équipements technologiques de chacun des bateaux, répondit-il sans détacher les yeux des données. Ça m'a travaillé toute la nuit, j'avais besoin de vérifier. Tu avais oublié certains détails.
- Et tu as craqué le mot de passe de mon portable pour avoir les infos.
C'était une affirmation. Pas besoin d'avoir bac plus douze pour faire le lien entre L, son ordinateur ouvert et le tableau.
- La télépathie ne faisant pas partie de mes compétences, il fallait bien que je me rabatte sur autre chose, Light-kun. En parlant de ça...
Il tourna vers lui ses grands yeux noirs bordés de cernes désormais cataclysmiques.
- Ta date de naissance en mot de passe, vraiment ? C'était donné.
- Manque d'imagination, soupira Light, prenant place sur une des chaises face au tableau et attends est-ce qu'il vient de dire qu'il connaît ma date de naissance. Ça peut arriver à tout le monde. Ça te dérangerait de m'expliquer ce que tu as trouvé ?
- Tu n'as pas encore compris ?
Enfoiré
- Tu as bu tout le café, répliqua Light. Considère-moi comme un abruti pendant une petite dizaine de minutes, tu veux ?
Manque d'humour,certes, sauf, visiblement, en cas d'embarquement sur un navire de tarés avec la personne que l'on détestait le plus au monde. L avait mis de côté sa façon étrange de tenir les objets, Light pouvait bien faire preuve d'un peu d'ironie. Et pendant une fraction de seconde, il aurait juré avoir vu un petit sourire mesquin étirer les lèvres de L.
- Tu sais ce qu'est un sonar, Light-kun ? Lui demanda t-il.
- Vaguement. Je sais juste que ça permet de diffuser des sons dans l'eau et que la plupart des bateaux en sont équipés de nos jours.
- Il y a deux types de sonars, reprit alors L, désignant successivement les initiales P et A inscrites sur le tableau. Passifs et actifs. Les sonars passifs ne servent qu'à écouter les sons, tandis que les sonars actifs peuvent en émettre.
Et un petit clic, dans la tête de Light, alors que les lettres sur le tableau commençaient à avoir du sens.
- Le Svetlana est équipé des deux, mais n'utilise presque que le sonar passif, dit-il, plus pour lui-même que pour son interlocuteur. Je l'ai lu sur sa fiche technique.
Tu vois, quand tu veux, disait le visage de L, et au lieu d'en être agacé, le shinigami en retira une certaine satisfaction.
- C'est le type de sonar favorisé en cas de recherches maritimes et pour les navires militaires, poursuivit L. On ne peut pas les détecter, tandis que les sonars actifs, eux, sont repérables. Tu devines le reste ?
Sous l'initiale A se trouvaient les noms de tous les bateaux ayant disparus. Certains d'entre eux, notamment le navire de recherches dans le golfe du Saint-Laurent, étaient également inscrits sous l'initiale P, indiquant ainsi qu'ils possédaient les deux types de sonars.
- Tous les bateaux qui ont été retrouvés avaient des sonars actifs et l'utilisaient, résuma t-il.
- Pas seulement, intervint L. Est-ce que tu as entendu parler d'une étude faite par l'US Navy en 2000 aux Bahamas ?
- Oui. Ils avaient testé des sonars en changeant la fréquence et le volume et ça avait provoqué la mort de plusieurs baleines, si je me souviens bien.
- Tu te souviens aussi de la fréquence ?
Light secoua la tête.
- Entre 3000 et 7000 hertz. C'est considéré comme de la moyenne fréquence, mais c'est dangereux pour les espèces sous-marines qui sont capables d'écholocation. Sur tous les bateaux qui ont disparus, la fréquence des sonars actifs se situait entre 1000 et 3000 hertz.
- Et quoi ? La prétendue nouvelle espèce ferait de l'écholocation et aurait été attaquer les bateaux simplement parce que la fréquence de leurs sonars était trop forte, c'est ça que tu veux dire ?
- Tu n'as pas l'air d'adhérer à l'hypothèse, Light-kun, remarqua calmement L, amenant son pouce à ses lèvres pour le mâchouiller.
- Je la trouve un peu tirée par les cheveux.
- Light, un animal énervé réplique la plupart du temps en attaquant, c'est une règle de base, dit L, toujours aussi calmement, mais l'abandon du suffixe honorifique trahissait de l'exaspération ah on aime pas que j'insulte ses théories. À partir de là, essaie de supposer cinq minutes qu'une certaine gamme de fréquence ait pu irriter la dite nouvelle espèce, qui a fait en sorte de s'en débarrasser en détruisant les bateaux. Sers-toi de ta tête. Où est passé ton imagination ?
- Probablement avec le reste. Dans la tombe, lâcha t-il, accentuant bien le dernier mot.
Jeter un froid : fait. Le visage de L était indéchiffrable, et Light, à l'affût du moindre petit mouvement, de la moindre crispation, serait volontiers mort une seconde fois pour avoir un aperçu, même minime, de ce qu'il ressentait.
- Et il vaut mieux qu'elle y reste, déclara t-il finalement.
Tu parles, ouais
L était revenu à son tableau et comme ni l'un, ni l'autre ne pipait mot, n'importe quel individu entrant dans la pièce aurait éventuellement pu croire à une armistice.
Éventuellement.
Car il y avait toujours dans l'air cette espèce de tension à couper au couteau, une lourdeur insupportable qui sous-entendait très clairement que non, ce n'était pas fini, qu'il y avait encore beaucoup de choses à dire, et que tiens, Light ouvrait justement la bouche pour tout faire exploser.
- Et pourquoi est-ce que ce serait forcément un animal ? Lança t-il sèchement. Pourquoi est-ce que ça ne pourrait pas être autre chose ?
- Autre chose comme quoi, Light-kun ? Tu as des idées ?
- Un monstre, répondit-il immédiatement. Pour tuer autant de gens de cette façon et en aussi peu de temps, il faut être un monstre. C'est ma définition, en tout cas.
- Oui, tout le monde sait à quel point tu as toujours été doué pour déterminer qui était un monstre et qui ne l'était pas, Light-kun, grinça L. Et dans ta fameuse définition, tu n'as pas oublié l'astérisque avec ton nom à côté, je suppose ?
Light était sur le point de se lever, les mains appuyées respectivement sur le dossier de la chaise et la table pour amorcer sur le mouvement, quand, surgi de nulle part, apparut dans l'encadrement de la porte un homme de petite taille au visage et aux mains recouverts de cambouis. Il avait les yeux presque aussi noirs que le reste de sa personne et une multitude de frisettes sombres sur la tête. Synchronisés au millimètre près, L et Light se tournèrent vers lui, et il devait rester des traces de la dispute sur leurs traits car l'homme eut un mouvement de recul.
- Euh, hum, le capitaine vous demande, articula t-il en se raclant la gorge, son malaise semblant croître de seconde en seconde. Ahem, c'est urgent.
- Il a donné une raison ? S'enquit Light.
- Une raison ? Répéta l'autre. Non. Il aurait du ?
Un instant, Light envisagea de répondre que oui, ça aurait été préférable, par exemple pour éviter un déplacement inutile du type " j'ai perdu mon cookie aidez moi à le retrouver ", puis se ravisa en se souvenant où il était, avec qui il était, ainsi qu'à quel niveau se situait le Q.I du " qui " en question.
- On va dire que non, maugréa t-il. Dîtes-lui qu'on arrive.
Les yeux inquiets de l'homme fondirent en direction de L, dans l'attente d'une confirmation. Celui-ci hocha brièvement la tête, et l'autre se décida alors à déguerpir, les laissant seuls derrière lui. Light se tourna vers L. Celui-ci ne lui rendit pas son regard, le visage obstinément dirigé vers le tableau.
Ils évacuèrent le laboratoire sans échanger le moindre mot.
" Quand un cachalot de 45 tonnes vient de tribord, il est prioritaire. À bien y penser, quand il vient de bâbord aussi. "
Citation d'Olivier de Kersauson, navigateur et écrivain français
21 mars 2008, 21 heures 17, ferry Sunshine, non loin de l'Île Brion, Golfe du Saint Laurent.
- Kathyyyyyyyyyy ?
Eh merde
Sa sœur arrivait toujours en fanfare, quel que soit le jour, l'heure et le temps à l'extérieur, mais depuis qu'ils avaient embarqués sur le Sunshine, aux alentours de 20 heures 30, elle était comme une puce, bondissant dans les coins et totalement incapable de contenir son effervescence. Et c'était chiant. Très chiant. Katheryn, à l'opposé, avait des airs de madone au beau milieu de sa transe, et comme elle abandonnait son appui sur la barrière du navire, elle adressa à la cadette un regard noir, lui signifiant très clairement qu'il était plus que nécessaire pour les nerfs de toute la famille, plus particulièrement de sa jumelle et grande-soeur-tolérante-mais-pas-trop, qu'elle mette fin à son manège.
- Mais qu'est-ce que tu fous là ? S'insurgea t-elle une fois à sa hauteur. Il y a de la musique, tout le monde est en train de danser !
Le vent glissait dans ses cheveux, soulevant ses mèches de cheveux brunes et bleues. Longtemps élevées dans une presque parfaite ressemblance de l'autre, les jumelles Smeters avaient, une fois passées les portes du lycée, entamé la rébellion et s'étaient éloignées physiquement parlant, et ce au plus grand désarroi de leur mère - et bonheur de leur père, qui en avait par dessus la tête des remarques généreusement balancées par l'ensemble du quartier - afin de pouvoir s'affirmer comme n'étant pas simplement un reflet dans un miroir. Là où Katheryn arborait des vêtements élégants et stricts, un brushing impeccable et des perles, Kathya avait adopté les mèches bleues foncées, le baggy et les tatouages. Les contradictions se retrouvaient dans leurs caractères, Kathya aimant le bruit et le fête autant que Katheryn aimait ses livres et sa tranquillité.
- Tu sais qu'on peut s'amuser sans rendre tout le monde à moitié sourd ? Riposta Katheryn, qui entendait la prétendue musique aussi bien que si elle avait été dans la salle.
Kathya lui renvoya un rictus moqueur.
- Quoi ? Comme toi ? Pitié, Kathy, l'heure est au boucan, pas à la sieste !
- J'aimerai garder mes tympans encore quelques années, si ça ne t'ennuie pas.
Sa frangine soupira lourdement. Les 26 ans n'étaient visiblement qu'officiels, car elle conservait l'allure et la maturité d'une ado de 18.
- T'es nulle, Kathy. On va avoir 30 ans dans quelques années, alors si on en profite pas, tu imagines ?
- Vraiment désolée de ne pas aimer les mêmes choses que toi, se railla gentiment Katheryn. Non, sincèrement. D'ailleurs, on devrait y remédier tout de suite et recommencer à nous habiller comme quand on avait 10 ans, avec la même robe débile et les mêmes élastiques pour faire nos couettes.
Les yeux de Kathya pétillèrent de malice.
- Deal, fit-elle, tendant son poing fermé à sa sœur pour qu'elle puisse le cogner avec le sien. Une fois à Natashquan, on ira s'acheter la même robe, les mêmes chaussures, les mêmes bijoux, on se déniche le même chapeau pour planquer nos cheveux pas du tout pareils dedans, et on se pointe comme ça chez les parents.
- Maman va faire une attaque, conclut Katheryn.
Leur mère avait toujours adoré ne pas pouvoir les différencier. D'après elle, des jumelles identiques, c'était le nec plus ultra du raffinement, mais les petites avaient rapidement compris que la notion de raffinement était somme toute assez subjective, et que Lydia Smeters en avait une définition très personnelle. Quand à leur père, Harold, il avait tout aussi rapidement décidé de parer à la catastrophe ambulante qu'étaient deux jumelles indissociables en leur achetant de petits accessoires différents, le tout dans le dos de sa chère et tendre épouse un poil tyrannique. Il avait, en outre, acquis un bracelet en or pour Katheryn, tandis que Kathya en avait obtenu un en argent. Elles ne les avaient plus, leur stature ayant considérablement évolué depuis, mais avait chacune conservé une préférence pour le métal offert par leur père.
- Et Papa sera mort de rire, ajouta Kathya, prenant elle aussi appui sur la rambarde. Et Karl traumatisé à vie.
- Qui sait ? Peut-être qu'il aime ça.
- Nope, répondit Kathya, catégorique. C'est pour ça que je sors avec lui, d'ailleurs. Les jumelles, c'est pas vraiment son trip. Il flippe depuis qu'il a vu Shining.
- Ça vient de là, sa phobie des ascenseurs ?
- On peut vraiment dire que c'est une phobie, tu sais.
- S'il te plaît. Il a refusé de monter quand il a vu que celui de mon immeuble était rouge.
- N'importe qui refuserait de monter dans un ascenseur rouge, Kathy.
- Tu viens d'insulter ton copain, je te signale.
Kathya jeta une main en arrière, d'un air de sous entendre " rien à foutre". Katheryn eut un petit rire de gorge.
- Papa vient nous chercher au port ? Demanda la cadette.
- Oui.
- Ça va aller, avec son traitement ? C'est pas dangereux de conduire ?
- Apparemment, non, ça va. Maman est au bord de la crise de nerfs dés qu'il pose un pied dans la voiture, mais lui, il dit que ça va.
- De toute façon, Maman est au bord de la crise de nerfs avec trois fois rien.
Mi-février, le médecin d'Harold Smeters lui avait diagnostiqué une bradycardie, soit un rythme cardiaque beaucoup trop lent comparé à la normale. Le traitement n'était pas lourd et la santé d'Harold pas spécialement menacée, mais il avait raconté à Katheryn, quand il l'avait eu au téléphone, que la réaction de Lydia avait été des plus vives et elle avait été à deux doigts de le confiner au lit pendant une semaine.
- Je m'inquiètes plus pour ta mère que pour moi, c'est te dire, avait-il expliqué à sa fille.
- Quand je pense qu'ils ont déménagés au Québec pour être au calme, fit Kathya. Tu parles ! Être au calme avec Maman, ça relève du miracle. Je te parie ma selle et mes bottes qu'elle pompe toute l'énergie de Papa et que c'est à cause de ça qu'il fait de la bradycardie.
Katheryn haussa un sourcil éloquent.
- T'es sérieuse, là ?
- Quoi ? Me dis pas que tu n'y as jamais pensé ! Ce serait tellement plausible : Papa fatigue de plus en plus, et Maman est de plus en plus surexcitée.
- Kathya, ça s'appelle la vieillesse.
- Pour Papa, d'accord, mais en ce qui concerne Maman, c'est limite de l'occultisme !
- Arrête la weed, frangine, sérieusement. Conseil d'amie.
- Et toi, arrête de t'enfermer dans tes classiques. Ouvre tes chakras, ma vieille, tu vas voir, ça te fera du bien.
Kathya était devenue paysagiste, Katheryn enseignait la littérature à des élèves de lycée qui, année après année, semblaient devenir plus empotés les uns que les autres. Et les blagues sur leurs métiers respectifs fusaient entre les jumelles, sans jamais être dégradantes.
- Tu vas rappeler Éric ? Enchaîna la plus jeune, regardant avec une certaine fascination l'écume venant s'écraser contre la coque du bateau.
- Je sais pas.
- T'as pas envie de le revoir ?
- Je sais pas non plus. En couple, ça marche vraiment pas. Je te l'ai dit, une bout d'une semaine, il n'y avait plus de feeling.
- Mais tu l'aimes ?
- Peut-être pas comme ça. J'en sais rien.
- Mais comment ça se fait que t'en saches rien, ma vieille ? Je piges pas. C'est pas comme si c'était hyper dur de savoir si tu est amoureuse de quelqu'un.
- Pour toi, répliqua Katheryn.
Éric et elle travaillaient dans le même lycée à New Glasgow. Il était professeur d'espagnol. Bel homme, aussi, avec son mètre quatre vingt et ses yeux verts. Il lui avait plu dés qu'elle avait posé les yeux sur lui en arrivant pour la première fois au lycée, mais il s'était bien passé un ans avant qu'ils ne commencent à se fréquenter concrètement. Il était gentil. Les premières semaines s'étaient très bien passées.
Mais au bout de deux mois, Katheryn s'ennuyait ferme et de toute évidence, lui aussi. Ils avaient rompu d'un commun accord. Deux semaines plus tard, ils avaient retenté l'expérience, après avoir couchés ensembles sur un coup de tête, un soir où ils avaient un peu - trop - bu. Là encore, ça n'avait pas marché, et la rupture avait eu lieu deux semaines plus tard. Et quelques jours avant son embarquement pour Natashquan, Éric lui avait envoyé un mail, dans lequel il lui proposait d'aller dîner ensembles, et auquel elle n'avait toujours pas donné suite.
- J'imagine qu'il y a des gens qui ne sont pas fait pour être en couple, lâcha t-elle.
- Oh, c'est des conneries, tout ça, répliqua Kathya. Quand tu aimes quelqu'un, tu fais des efforts, c'est tout. Tu crois qu'on se débrouille comment, Karl et moi ? Y a pas de miracle, hein.
- Mais on en faisait, des efforts. C'est peut-être juste, tu sais, qu'on est pas faits pour être en couple.
- Tu veux savoir ce que j'en pense ? Honnêtement ?
- Dis toujours, ça peut pas faire de mal, soupira Katheryn. Au point où j'en suis.
- À mon avis, vous ne vous aimez pas assez pour être en couple, c'est ça le problème. Je ne suis pas en train de dire qu'il n'y pas quelque chose entre vous, attention, mais juste que c'est pas suffisant pour que vous sortiez ensembles, c'est tout. Ça peut arriver.
- C'est peut-être juste physique, après tout, marmonna l'aînée.
- Ça, on peut pas lui reprocher de ne pas avoir un joli petit cul, au Éric.
Katheryn gloussa comme une pucelle effarouchée, et au même moment jaillit dans le dos de Kathya un type aux épaules de nageur et à la mâchoire carrée.
- Ils vont passer la macarena, Kate, c'est pour nous ! Lança t-il joyeusement.
- Ah, dans ces conditions, déclara Katheryn, se redressant avant de s'adresser à sa sœur : tu viens ?
Mais Kathya avait les yeux rivés vers les flots, et son visage soudainement soucieux alarma Katheryn.
- Ça va ? Lui demanda t-elle, effectuant une légère pression sur son bras, comme pour la réveiller.
- J'ai vu un truc, commença t-elle, et elle se pencha par dessus la rambarde en regardant de tous les côtés. Tu crois qu'il y a des cachalots, par ici ?
- Faut vraiment que t'arrêtes la weed, maugréa Katheryn. Les cachalots, c'est dans l'océan. Si t'as besoin d'une confirmation, demande à Karl.
- C'est pas assez profond, affirma les épaules de nageur, autrement dit Karl. Ta sœur a raison, les cachalots, ça vit pas dans les lacs.
- Ouais, mais c'était vraiment gros.
- Tu l'as vu, vu pour de vrai, ou c'était juste une silhouette, une ombre, un truc comme ça ?
- Non, c'était une ombre. C'est passé sous le bateau.
- Ah, c'est ça ! S'exclama Karl. C'est juste une zone d'eau plus profonde, mon chou. Un des matelots m'a dit qu'il y avait pas mal de ce côté.
Kathya ne parut pas convaincue pour autant.
- Les zones d'eau plus profondes, ça ne bouge pas.
- Elles, non, mais le bateau, oui.
- Je suis sûre que ça a bougé, répliqua Kathya, et elle eut l'air paniquée pendant un instant, à tel point que Karl l'obligea à se tourner vers lui et posa ses grandes mains sur ses épaules.
- Hé, c'est une illusion d'optique, poussin, lui assura t-il. Rien d'autre. C'est le bateau qui bouge, et puis même, si c'était un cachalot, on aurait rien à craindre, c'est tout gentil.
- C'est gentil, un cachalot ? S'étonna Kathya.
- Équation simple. Baleine égal cachalot égal gentil, déclara Katheryn.
Kathya la dévisagea comme si il lui était poussé un troisième œil au beau milieu du front.
- Si tu veux, finit-elle par lâcher, ne partageant visiblement pas sa conception de la gentillesse chez les animaux marins.
Karl, avec un sourire rassurant, lui prit la main pour la tirer avec lui en direction de la grande salle à manger, où passagers et membres de l'équipage avaient poussés les tables et les chaises afin de pouvoir danser librement, et d'où la musique retentissait si fort qu'on devait en entendre les basses depuis le continent. Katheryn jeta un bref coup d'œil par dessus la barrière, avant d'emboîter le pas à sa sœur et son petit ami.
Un cachalot, je vous jure
" BOUT À BOUT ! "
" Ce n'était encore pas certain il y a deux jours, mais la rumeur vient cependant d'être confirmée par le bureau
d'enquête installé à Porvenir. Le ferry chilien San Rafael avait disparu le 6 décembre 2007, alors qu'il traversait le détroit de Magellan,
emportant avec lui 160 passagers et un équipage d'une trentaine de personnes. Seuls 3 morceaux du navire, dans un état
déplorable, avaient été retrouvés : une partie de la coque, une partie de la proue et un fragment de superstructure. Des recherches
minutieuses effectuées près du phare de Cooper Key (Cabo Cooper Key) ont révélées la présence d'autres morceaux, vraisemblablement
situés à 900 mètres de profondeur. "
The Belfast Telegraph, quotidien Irlandais (Nord)
30 mars 2008, 12 heures 24, Cambridge, États-Unis.
La fourchette de Lana s'arrêta à quelques centimètres à peine de sa bouche. Elle le regardait, figée dans son mouvement comme la statue de la Foi sur le Monument National d'hommage aux Ancêtres, à Plymouth. De manière plus générale, elle avait les yeux rivés sur son assiette, toujours remplie à ras-bord de pommes de terre et de haricots verts, là où d'habitude elle aurait du déjà être vide depuis longtemps.
- Tu ne manges pas, Joe ? Demanda t-elle d'un ton anxieux.
Joe Campa leva vers son épouse depuis bientôt 30 ans des yeux fatigués. Ils fêteraient leurs noces de perle dans moins d'un an. Joe avait prévu de l'emmener au Japon pour l'occasion, car Lana avait toujours été une passionnée des œuvres d'Hokusai et d'Hiroshige, dont elle révélait les secrets dans les amphithéâtres de l'université de Salisbury, où elle enseignait l'art asiatique aux futurs diplômés.
- Pas vraiment, répondit-il. J'ai l'estomac noué.
Il n'en fallu pas plus à Lana pour comprendre quel était le problème. Il était pratiquement solide, celui-là. Joe était pour ainsi dire rentré de Washington avec lui.
- C'est l'histoire des bateaux qui disparaissent qui te tracasse ?
- Ça se voit tant que ça ? S'enquit-il avec un petit sourire en coin.
- C'était facile à deviner, mon chéri, dit-elle doucement en posant sa fourchette. Tu veux en parler ?
Le soupir que lui rendit Joe sentait le désarroi. Il hésita quelques instants.
- Les autres disparitions, finit-il par lui avouer. Ce dont je t'ai parlé au téléphone. C'est ça qui me préoccupe.
- Pourquoi ?
- Je me demande juste comment ils se sont débrouillés pour que personne ne le sache. Il y avait trois ferry et des centaines de passagers à bord, quelqu'un a forcément du pointer l'affaire du doigt à un moment ou un autre. Un membre d'une famille, un journaliste, je ne sais pas. Quelqu'un.
- Ce n'était pas des ferry américains, chéri. On y a peut-être accordé moins d'importance.
Joe secoua la tête, mains jointes devant sa bouche.
- Je ne crois pas que ce soit une question de nationalité. Le San Rafael était tout sauf américain, mais c'est lui qui a quasiment déclenché l'enquête. Pour ceux qui l'ont précédé, on a pas eu un reportage, pas un article de presse. Et il y avait des tas de gens sur ces bateaux ! Qu'est-ce qu'ils ont bien pu dire aux familles pour que ça ne filtre pas ?
- Qu'est-ce que tu dirais, toi ?
Il la contempla, interdit. Les yeux verts de son épouse ne le quittaient pas non plus, comme si elle le mettait au défi. Alors il se força à imaginer un membre de la famille de Lana, n'importe lequel, sa sœur Daisy par exemple, se volatilisant à bord d'un des navires sans la moindre explication rationnelle. Ou non, plutôt Richard, son frère. Elle n'était plus en très bons termes avec Daisy depuis le mariage de cette dernière à un certain Howard Beck, un individu que Lana qualifiait régulièrement de bon à rien pour son extraordinaire capacité à vivre aux dépens de sa femme, gagnant certes un salaire honorable mais pas franchement adapté aux besoins extravagants d'un époux oisif. Toute la famille était d'accord avec elle, à l'exception de leur tante Paula, qui soutenait mordicus que les vertus d'Howard étaient infinies et que " ah, elle a bien la chance, la petite Daisy ! ". Autant dire que le mot " chance " dans la bouche de tante Paula était à prendre avec des pincettes.
Il n'y avait pas trente-six moyens d'annoncer à Lana que son frère avait disparu en mer dans des circonstances délirantes. La réponse avait été presque automatique.
- Une tempête, lui dit-il. Je dirais que c'est une tempête. Ça peut tout à fait arriver et c'est suffisamment plausible pour que des familles ne causent pas de scandale. Ça fait partie des risques du métier dont sont informés les marins.
- Maintenant que tu abordes le sujet, commença doucement Lana, je suis déjà tombée sur un ou deux reportages qui faisait bien état de navires renversés par des tempêtes, mais on en parlait pas plus que ça. C'est malheureusement assez fréquent pour qu'on n'y accorde pas plus que ça notre attention.
- Tu te souviens de la date des reportages ? Des détails ?
- Pas vraiment. Un ou deux ans, mais c'est juste une approximation. Pour ce qui est des détails, on disait juste que les bateaux étaient complètement retournés, mais pas grand chose de plus, c'est pour ça que je m'en suis souvenue. Ça m'avait surprise qu'il y ait aussi peu d'informations.
- Pour que ce soit suffisamment réaliste, j'imagine que les autorités ont raconté que l'eau s'était infiltrée partout et que les navires avaient coulés de cette façon, ce qui fait qu'on les avait pas retrouvés. Ça se tient.
- Oui, c'était l'explication donnée. Ça et le fait que les corps n'avaient pas été retrouvés, vraisemblablement parce qu'ils avaient coulés avec le reste.
Joe hocha la tête. Une question demeurait cependant, lancinante comme un coup de poignard sans cesse renouvelé.
- Cela dit, je ne comprends pas pourquoi ils ont décidés de cacher les véritables conditions de disparitions, marmonna t-il. D'autant plus que les pays touchés sont très différents, ça aurait du fuir d'une manière ou d'une autre, mais personne n'en a jamais parlé.
- À moins d'être tous sous le commandement d'un autre pays, qui leur aurait conseillé de garder tout ça sous clé, dit Lana.
Le visage de Joe se décomposa.
- Tu penses sincèrement que... ?
- Pourquoi pas ? Si c'est une nation suffisamment puissante, qu'elle a un intérêt à y gagner et qu'elle dispose de moyens de pression adéquats, tu sais, je ne serais surprise d'apprendre que tous les autres ont courbé l'échine.
- Les États-Unis ?
- Ce ne serait pas la première fois. Ce n'est peut-être pas nous, eux, mais c'est la première idée que me soit venue à l'esprit. Ça et la Russie, je t'avoue.
Les mains de son époux revinrent se loger près de sa bouche. Il semblait soucieux.
- Mais quel intérêt ça peut bien avoir ? Finit-il par demander, à mi-chemin entre la colère et l'ahurissement, le regard perdu en direction de sa femme comme si elle avait toutes les réponses en mains.
- Je ne sais pas. Des tas, sans doute. Financier. Politique. De toute façon, je suis presque convaincue que si aucun pays n'a moufté, c'est parce qu'on leur a promis quelque chose en échange. Ça fonctionne toujours comme ça.
- Je devrais en parler à L, affirma Joe.
Sa femme eut l'air alarmée.
- Tu es vraiment sûr ? Non pas que je doute de ta bonne volonté, mais ça pourrait te poser de gros ennuis, mon chéri.
- Je serais à la retraite dans quelques mois, répliqua Joe en lui souriant.
- Justement, pense à ta retraire, tu veux ?
- Je serais très discret, je te le promets.
Il tendit la main pour la poser sur celle de Lana. Son alliance brillait à son annulaire, et il était toujours ému quand il la voyait.
- J'ai de quoi contacter L personnellement. Ils nous a donné, à moi, Roughead et Winter, des coordonnés pour le joindre en cas d'urgence.
- Fais-le ici, dans ce cas, le pria Lana. Pas à Washington. Tu auras deux fois plus de risques d'être pris sur le fait qu'à Cambridge.
- Et si jamais ils remontent jusqu'ici ?
- Si jamais ça devait arriver, dit-elle, se levant pour attraper son assiette et ses couverts avant de se pencher vers lui, j'ai ma poêle à frire. Et les menottes à pompons roses que m'avait acheté ta sœur.
Elle entendit le rire tonitruant de son mari envahir le salon et son cœur en fut rempli de soulagement.
" C'est une autre culture. "
Numérobis, Astérix et Obélix : Mission Cléopâtre, Alain Chabat
30 mars 2008, 11 heures 03, port de Porvenir, détroit de Magellan, Chili.
La cabine de pilotage avait été littéralement prise d'assaut par les membres de l'équipage après le passage des journalistes, à propos duquel chacun y allait de son petit commentaire tout sauf sensé. Les scientifiques n'avaient pas tardé à les rejoindre et c'était la cacophonie provoquée par leurs réflexions à la limite du délire paranoïaque - tout particulièrement chez Al-Qasim, qui avait décrété que le monde entier voulait leur peau après avoir appris que d'autres morceaux de navire avaient été retrouvés dans le détroit et qu'il était absolument nécessaire que le Svetlana passe leur dire bonjour - qui avait poussé le capitaine, de très près secondé par Smirnov, a tous les envoyer illico pronto dans la salle de conférence du second niveau, sous peine de finir sourd pour le restant de sa vie. À ces mots, Deville n'avait pu s'empêcher de dire que le restant de sa vie était probablement beaucoup plus proche que la cafetière Nespresso qui servait vaillamment le capitaine toutes les quatre heures, et avait récolté un regard noir monumental de la part de tous ceux présents dans la pièce, en plus d'une espèce de ricanement mi-nerveux mi-choqué en provenance de Licht et Luz. Quand à Langlois, elle avait rapidement, si ce n'était presque immédiatement, rejoint le médecin dans ses idées de persécution et en avait profité pour ramener sur la table l'affaire du cookie volé du capitaine, avant que Seashell ne la traîne avec lui jusqu'à la salle de conférence.
Non sans peine, d'ailleurs, car la bougresse était du genre costaud et n'avait pas manqué d'essayer de lui déboîter l'épaule, et ce jusqu'à ce que survienne Ber, ses quatre vingt cinq kilos et son air de pitbull. Terriblement persuasif. Langlois s'était tenue à carreau durant tout le trajet, tandis que Smirnov sifflotait l'hymne national russe sur lequel elle faisait très nettement un blocage et que Newton portait une petite dizaine de pommes à bouts de bras ("les conférences, c'est toujours pareil, faut que je mange " avait-il prétendu à Light, qui l'avait regardé faire non sans penser à Ryûk). Pronto avait strictement refusé de quitter sa cuisine, où elle était en pleine préparation d'un marbré italien réservé à L, et avait envoyé Lameloise aux nouvelles, avec deux paquets de crackers, des tartes aux fraises et du thé au jasmin. Le timide mais non moins charmant assistant de la cuisinière s'était réfugié dans un coin de la salle, dos au mur, aussi discret qu'une pierre tombale. Quand au commandant Diesel, son obstination à ne pas vouloir sortir de sa cabine de pilotage obligeait Smirnov à lui faire un compte-rendu des plus complets de la réunion, mais elle n'avait pas semblé le moins dérangée du monde et s'était procuré un petit calepin portant l'inscription émouvante " Keep calm and eat a potato chip " afin de noter toutes les informations à venir.
Quand Light passa les portes de la salle, ils étaient déjà tous là, échangeant les uns avec les autres des remarques sans queue ni tête qui n'avaient absolument aucun rapport avec l'affaire, mais qui devaient valoir leur pesant d'humour puisque jaillit depuis l'extrémité gauche de la pièce le rire extraordinaire de Wankel, couplé à celui de Ber et de Zarka. Smirnov était en pleine conversation avec Van Lunet, tandis que Langlois pestait contre le reste de l'univers avec l'aide d'Al Qasim. On se serait cru dans une salle de classe. À peine entré à l'intérieur, Light se retrouva avec un plateau en argent finement ciselé sur lequel reposaient le thé et les crackers sous le nez.
- Du thé ? L'interrogea Tailcoat, absolument impeccable dans ce qui pouvait s'apparenter à une redingote.
L, debout près de l'immense écran de projection, en sirotait une tasse avec un calme à la limite du religieux.
Tu es là parce que tu t'ennuies. Je suis là parce que je m'ennuies. Est-ce que c'est tout ce qui nous reste pour avancer, L ? L'ennui, vraiment ?
- Non, merci, répondit-il à Tailcoat, avant que celui-ci n'aille déposer le plateau sur une longue table engluée à un mur.
Il se dirigea vers L, qui ne décolla pas les yeux de son thé.
- On devrait commencer, lui glissa t-il.
L n'eut pas un coup d'œil pour lui.
- Je ne crois pas que l'équipage soit prêt à commencer quoi que ce soit, Light-kun, répliqua t-il. Le second Smirnov a déjà demandé trois fois aux autres de se calmer et ça n'a duré que quelques secondes.
Ils ne s'étaient pas adressés la parole depuis qu'ils avaient quitté le laboratoire, il y avait de cela une heure, mais la tension n'était pas retombée. Dans la cabine de pilotage, ils s'étaient tenus à distance respectable, à tel point que Seashell les avait regardé l'un et l'autre avec saisissement, cherchant à analyser la brèche sans pour autant en comprendre les causes. Light soupira. Autour d'eux, la réserve n'était pas franchement de mise. L'équipage piaillait dans tous les coins comme une assemblée de mouettes rieuses et il y avait fort à parier que L, à qui le silence agréait davantage, s'en tirerait avec un bon mal de crâne. Light aussi, sans doute. Un tel désordre était en mesure de coller une migraine carabinée à n'importe qui, génie et dieu de la mort compris.
Light alla récupérer un des talkies-walkies des membres de l'équipage, déposés sur la même table que le plateau à thé. On les avait informé que la salle de conférences était, comme le reste du navire, reliée à la cabine de pilotage par des enceintes, et ce afin que le capitaine puisse transmettre ses ordres à ses subordonnés sans avoir à se déplacer. Il n'était pas certain que l'idée aboutisse, mais un petit essai ne ferait de mal à personne. Il enclencha l'appareil, le tint devant sa bouche. L ne le regardait pas, mais Light le connaissait suffisamment bien pour savoir que sous son épaisse couche d'indifférence, il l'écoutait attentivement.
- Commandant Diessel ? Lança t-il, croisant les doigts pour que celui-ci ne fasse pas tomber son propre talkie-walkie.
- Assistant numéro un ? Entendit-il au dessus des grésillements. Dîtes-moi, vous n'auriez pas vu mon bouton de manchette en or avec la petite ancre dessus, des fois ? Je viens de regarder et il n'est plus là.
Le talkie-walkie, c'était bon. La cohérence, on en était encore très loin. Un bon millier de kilomètres, au moins.
- Non, dit-il, ne souhaitant pas s'attarder sur des détails aussi insignifiants. J'ai besoin de votre aide.
- Si c'est pour vous cuisiner des cookies, mon garçon, je ne vous serais d'aucune utilité, j'en ai fait une seule fois quand j'étais jeune et personne d'autre que moi n'a voulu les goûter. J'ai fait une indigestion après en avoir avalé un seul. Trop de chocolat.
Un milliard de kilomètres, si ce n'était d'années-lumières.
- Ce n'est pas pour cuisiner. L'équipage est très agité et ni nous, ni votre second Smirnov n'arrivons à les faire taire. Elle nous as dit que vous étiez plus doué qu'elle pour ce genre de choses.
- Vraiment, elle vous a dit ça ? S'enquit le commandant, de toute évidence ravi que la russe lui ait attribué ce talent. Non pas que ça me déplaise, bien au contraire. Ce doit être l'habitude d'avoir à faire à des enfants, vous savez, l'armée organise des visites scolaires sur le Sveltana depuis sa construction, alors autant vous dire que faire se tenir des individus à carreaux, c'est ma spécialité, mais je n'aurais jamais imaginé qu'Olga me...
- C'est le cas, l'assura Light, coupant court à la litanie de Diessel. Vous pourriez faire quelque chose rapidement ? S'il vous plaît, se força t-il à ajouter pour mieux faire comprendre au commandant la gravité de la situation.
- Je peux toujours tenter, ça ne coûtera rien. Mais, mon garçon...
- Quoi ?
- Si je peux me permettre ce conseil, bouchez-vous les oreilles. Simple précaution. Le dernière fois que j'ai appliqué ce genre de méthode, nos visiteurs ont eu des acouphènes pendant dix minutes.
- Et pas l'équipage ?
- Mon équipage est exceptionnellement résistant.
Soit. Il croisa le regard de L, et lui fit le geste de plaquer ses mains sur ses oreilles. En guise de réponse, le détective hocha brièvement la tête avant de s'exécuter. Light ramena alors le talkie-walkie près de ses lèvres.
- Vous pouvez y aller, commandant, le prévient-il, puis il déposa l'appareil sur la table, et attendit.
À peine deux secondes plus tard, il y eut un crépitement féroce, et la voix du commandant se mit à hurler avec la puissance d'une bombe atomique depuis les enceintes de la pièce, les faisant tous tressaillir sur place tandis que vibrait les murs, les meubles, le thé au jasmin et les tympans de Light comme de L.
- À LA QUASI TOTALITÉ DE MON ÉQUIPAGE EN SALLE DE CONFÉRENCE : SI VOUS NE VOUS TAISEZ PAS SUR-LE-CHAMPS, VOUS SEREZ PRIVÉ DE DESSERT JUSQU'À LA FIN DE LA SEMAINE, EST-CE QUE C'EST BIEN CLAIR ? ET QU'ÇA SAUTE !
Le rugissement de Diessel, s'il avait tout d'une technique affreusement rustique (l'équipage est, comment dire, un peu rustique) et légèrement déconseillée aux cardiaques, eut au moins le mérite de produire l'effet escompté. Qu'ils soient assis ou debout, chacun des membres de l'équipe du Svetlana s'était changé en statue, et leur soudaine immobilité parfaite, succédant à un vacarme digne des enfers, avait presque quelque chose d'angoissant. Lorsque le silence fut retombé et que personne n'osait bouger, par crainte de perdre l'ouïe définitivement, Light amorça un premier mouvement, en ôtant ses mains de ses oreilles. Il fut suivi de L. Ceux qui les avaient imités alors que retentissait déjà la menace du commandant retirèrent à leur tour leurs mains en échangeant des coups d'œils épouvantés. Dans le fond de la salle, cramponné à son angle, Lameloise avait posé la main sur son cœur, comme pour le rassurer. Les visages de Pierre et Lellou s'étaient crispés dans un rictus de douleur et d'effroi. L'un des sept matelots de Zarka qu'ils avaient eu l'occasion de rencontrer récemment, prénommé Sailboat, avait même le pouce enfoncé sur le couvercle de son stylo-bille. Nul doute qu'une marque éloquente en couvrirait la surface pendant plusieurs heures.
Light n'attendit pas la remise complète, il sauta littéralement sur l'occasion. Des individus tels que ceux qu'il avait sous les yeux pouvaient tout à fait passer de la crainte à l'effervescence, de la catalepsie à l'hyper-activité, sans la moindre transition rationnelle, et c'était ce qu'il souhaitait à tout prix éviter.
- Je peux avoir votre attention ? Lança t-il suffisamment fort pour provoquer un nouveau sursaut général et le pivotement des vingt-et-une têtes présentes dans sa direction.
Les yeux de Langlois semblaient prêts à sortir de leurs orbites, et étrangement, cela lui donnait un drôle d'air de ressemblance avec Al-Qasim, dont la main était vigoureusement accrochée à un bord de la table.
- Merci, dit-il, dés lors qu'il fut certain de les avoir tous captés. Vous savez tous que d'ici peu de temps, nous allons mettre les voiles sur le Cap de Cooper Key pour aller étudier les morceaux du San Rafael qui viennent d'être découverts, mais...
- On va mettre les voiles sur Cooper Key ? S'exclama Pierre - ou Lellou -.
- On était pas au courant ! Renchérit Lellou - ou Pierre, décidément leur similitude était infernale -.
Smirnov gratifia alors l'un des deux garçons de service d'un coup de coude entre les côtes, puis lui glissa un " Mais si, souvenez vous, je vous en ai parlé il y a vingt minutes ! " auquel l'autre répondit avec une naïveté délicieuse " Ah ? C'était à moi que tu parlais ? ". Light se demanda brièvement s'il ne lui fallait tout bonnement pas mettre son cerveau en veille le temps que le colloque se termine.
- Il y en avait d'autres qui ne savaient pas où nous allions ? Demanda t-il, balayant la salle du regard.
À sa grande horreur, une petite dizaine de mains se levèrent timidement, dont celles des deux officiers électriciens, de Wankel et de Ber. Mi-furieux, mi-abasourdi, il tourna la tête pour croiser les yeux noirs de L, un brin moqueurs.
Mais tu t'attendais à quoi, franchement ?
Ça va, d'accord ? Ça. Va.
Il aurait juré voir le coin de la lèvre de L s'étirer vers le haut dans une esquisse de sourire narquois.
- Je vous propose de faire une mise au point de ce que nous savons sur les disparitions, reprit-il avant qu'un déluge de bêtises verbales n'envahisse à nouveau la pièce. Tout le monde participe. Qui veut commencer ?
La mentalité générale n'étant pas si éloignée de celle d'une classe de petite section, Light n'avait pas le moindre scrupule à s'adresser à son public comme un enseignant aurait pu le faire. Il lui était souvent arrivé de tester la technique avec Sayu quand elle était plus petite et qu'elle se montrait trop énergique, ou de l'observer quand ses professeurs voulaient empêcher leurs élèves de dériver trop loin du sujet du cours. Il suffisait d'être bref, clair, et de ne pas leur laisser le choix ni la moindre occasion d'ouvrir la bouche pour autre chose qu'une réponse réfléchie. Et justement, la main hésitante de Newton apparaissait au fond, un peu tremblante. Light le désigna à l'aide de son marqueur.
- Eh bien, pour commencer, nous savons que des disparitions de ce genre ont débutés en août 2005 et que...
Aussitôt fusèrent murmures et chuchotements parmi ceux qui ne connaissaient pas le nombre véritable de disparitions, mais Light jugea préférable d'intercepter immédiatement les communications.
- Du calme, du calme !
Cette fois, dieu merci, il n'y eut pas besoin d'intervention du commandant Diessel, car le silence se ré-installa avec aisance, tandis que Newton regardait Light d'un air un peu perdu, ne sachant pas s'il était pertinent qu'il poursuive ou s'il valait mieux attendre que Light ait donné tous les détails aux autres.
- Allez-y, lui indiqua le shinigami.
- Merci, fit l'autre. Je disais donc, les disparitions ont commencés en août 2005 et durent près de quatre ans, avec une fréquence de deux à quatre disparitions par ans, la moins prolifique étant l'année 2006 et la plus prolifique étant cette année, 2008 donc. Nous savons aussi que sur les treize disparitions répertoriées, sept sont inconnues du grand public, sans morceaux retrouvés ni passagers, et la première dont on ait véritablement parlé est celle du ferry San Rafael que nous irons bientôt étudier. Nous avons pu compter en tout cinq cent vingt sept personnes portées disparues, équipages et passagers compris, dont cinq cadavres découverts à des endroits différents et ayant été analysés.
La " petite mise au point " avait été réclamée par Diessel, raison pour laquelle il les avait tous les deux demandés dans son bureau ce matin-là. L'idée avait été abordée un jour plus tôt par L, et les scientifiques n'avaient guère tardé à exprimer leur enthousiasme à cette perspective. Ils s'étaient mis d'accord avec le commandant pour l'organiser le lendemain de leur arrivée à Porvenir. Pour l'occasion, Deville avait eut un éclair de génie et avait regroupé toutes les informations qu'ils avaient pu amasser dans un diaporama incroyablement précis venant de la part d'un individu dont l'équilibre mental était régulièrement remis en cause et qui pleurait toutes les larmes de son corps à la moindre difficulté. La découverte des morceaux du San Rafael avait poussé le commandant à avancer la date de la réunion afin que l'étude puisse se passer dans les meilleures conditions possibles, aussi Light s'était-il empressé d'ajouter au diaporama ce que L lui avait appris dans le laboratoire, à savoir la sensibilité du responsable des disparitions aux trop forte fréquences des sonars. Bien qu'il déplorât grandement les couleurs criardes de l'œuvre de Deville, il n'en fut pas moins soulagé lorsque celle-ci s'afficha sur l'écran de projection, lui évitant d'avoir à tout noter manuellement - il était strictement impossible d'écrire correctement sur un écran de projection, tout le monde le savait - , et que chacun des membres de l'équipage se mit à le déchiffrer sans que le moindre signe de tracas ne survienne.
Le diaporama s'ouvrait sur le tableau qu'ils avaient réalisés en laboratoire, répertoriant toutes les disparitions, le type de bateau, la date, l'heure et le lieu.
- Comme vous pouvez le constater, reprit-il, la majorité des bateaux touchés sont des ferry, autrement dit ceux qui transportent le plus de passagers. Ça impliquerait qu'on ait un peu plus de chances de ne pas se volatiliser en pleine mer. On a aussi remarqué qu'une grande partie des disparitions avaient lieu en soirée, il faudra donc être particulièrement vigilants à cette période de la journée.
L'annotation sur le diaporama au sujet des ferry s'accompagnait d'un petit smiley heureux et de l'inscription " on va vivre ! " en lettres capitales et rouges pétant.
- Pourquoi les disparitions avant 2008 n'ont pas été signalées au public ? Demanda Langlois.
- On ne sait pas encore, répondit Light. Personne d'autre excepté nous et une partie des hommes politiques en lien avec l'affaire n'a l'air d'être au courant. Les États-Unis ne les ont jamais dévoilées, semble t-il en accord avec les pays touchés, et ont suffisamment filtré les informations pour éviter tout débordement, mais ils n'ont pas précisé pour quelle raison ni comment ils s'y étaient pris. Nous travaillons sur ce problème avec L, mais jusque-là, faîtes preuve de discrétion. On vous informera dés qu'il y aura du nouveau. Quelqu'un d'autre a des questions ?
Ber leva la main.
- Il y a des zones à risques ?
- Non. Il n'y a aucun lieu qui soit significativement plus touché qu'un autre, donc on ne peut pas vraiment formuler d'hypothèse à ce propos.
L'expression de joie qui s'était imprimée sur les visages de plusieurs d'entre eux après avoir appris que les ferry étaient la cible des disparitions tomba d'un coup sec, remplacée par de l'anxiété. Notant qu'aucune autre main ne se levait, Light aborda la troisième diapo, qui présentait un récapitulatif des données sur les cadavres.
- Docteur, vous voulez bien prendre la suite ? S'enquit-il auprès d'Al-Qasim en désignant l'écran.
Celui-ci parcourut rapidement des yeux les informations, hocha la tête comme pour indiquer que tout était parfaitement en ordre, avant de se lever et de rejoindre l'écran, sur lequel apparut des photos des corps. Dégoût, effarement et curiosité se croisèrent dans les yeux écarquillés de l'équipage. L était en train de mordiller son pouce, et Light aurait donné un bras pour savoir à quoi il pensait.
- Bien que certains de mes collègues puissent se borner à penser le contraire, commença le médecin, les dommages causés aux corps sont bel et bien l'œuvre d'un animal. Notez ici et là - il posa les doigts sur deux larges fentes sanguinolentes - des déchirures propres à une mâchoire vigoureuse disposant de dents suffisamment tranchantes pour aller jusqu'à découper un os. Bien entendu, aucun être humain n'est en mesure de réaliser un tel carnage, même avec de la bonne volonté et une caisse à outils. Il a été aussi un temps envisagé que les dégâts puissent être d'origine matérielle, autrement dit qu'ils aient été causés par des objets, comme une jambe broyée entre deux meubles, un bras arraché par une poutre tombant de nulle part - son assistance tourna au verdâtre - mais ce genre de choses laisse des traces distinctes que nous n'avons pas trouvé.
- Ce sont des requins ? Lui demanda naïvement Licht, tapotant du doigt une ampoule que tenait Luz.
Light vit la main d'Al-Qasim tressaillir de rage contenue.
- Mon petit gars, ça doit bien faire des années qu'on vous répète que les requins ne mangent pas l'homme, articula t-il, la mâchoire tendue. Lâchez un peu vos Dents de la Mer, que diable !
- Dis donc, doc, je t'ai déjà dit qu'aucun de nous n'avait fait d'études de biologie, ici, cracha Langlois, toutes griffes dehors. Baisse d'un ton, tu veux ?
Al-Qasim, à défaut de réplique cinglante, grommela dans sa barbe.
- Mais si ce ne sont pas des requins, c'est quoi, alors ? Intervint Wankel.
Van Lunet, essuyant ses bésicles avec un petit mouchoir brodé, prit la parole.
- Eh bien, voyez-vous, nous avons éliminé l'hypothèse d'un cétacé quelconque, et par cétacé, comprenez tous les animaux comme les baleines, les orques ou encore les dauphins. Actuellement, aucune des espèces répertoriées ne présente la caractéristique de mangeuse d'homme, aussi avons-nous envisagé la possibilité qu'il s'agisse d'une nouvelle espèce marine.
- Ce qui est tout à plausible étant donné qu'on estime à peine à 25 % le nombre d'espèces connues, renchérit Newton.
- En gros, on cherche une bestiole que personne ne connaît, quoi, résuma tout haut Smirnov, la joue posée sur son poing fermée.
- Le terme de " bestiole " me paraît légèrement inapproprié, mais on peut dire ça comme ça, dit Van Lunet.
- Ça me rappelle la fois où on m'a demandé de retrouver mon arrière grande tante Tilda dans une soirée, maugréa Smirnov. Il y avait deux mille personnes et je ne l'avais jamais vue. Je vous raconte pas le bordel.
- Mais si personne ne l'a jamais vue, comment vous voulez qu'on la reconnaisse ? Fit Seashell.
- Qui, mon arrière grande tante ?
- Non, la bestiole. Viens pas nous les briser avec tes histoires de famille, la moscovite, grinça Langlois.
Vingt-et-un visages illuminés de curiosité vinrent chercher la réponse auprès du médecin.
- À la taille, mon ami, tout simplement, répondit Al-Qasim.
Survint une autre diapo montrant les débris de navire ayant été découverts jusqu'à lors. Seashell lâcha un " la vache ! " très révélateur, et à la tête que tiraient les autres, il y avait fort à parier qu'aucun ne s'attendait à de tels dégâts.
- Vous imaginez bien la taille que doit faire votre " bestiole " pour mettre un bateau de plusieurs tonnes dans un état pareil, n'est-ce pas, mon cher ? Minauda Al-Qasim, et le lieutenant surfeur lui renvoya une expression d'horreur absolue.
- Vaguement, bredouilla t-il.
- Il faudra voir grand, lança Van Lunet. Plus grand encore qu'une baleine bleue. Aussi grand sans doute que ce bateau, si ce n'est beaucoup plus.
Et tandis que tous digéraient la nouvelle et envisageaient difficilement la possible existence d'un monstre marin se promenant tranquillement sous l'océan, Light passa à la dernière diapo, celle qu'il avait eu le temps d'ajouter avant que ne débute la réunion.
- Mais c'était pas dans mon diaporama, ça ! S'exclama Deville, attirant l'attention dessus.
- Non, dit Light, désignant L qui était jusqu'à présent resté silencieux, suivant la mise au point d'un œil distant. Ryûzaki l'a découvert ce matin.
Ça lui écorchait la bouche de l'admettre. Il regarda L, puis quitta le coin du bureau central sur lequel il s'était appuyé pendant toute la présentation.
- Tu prends la relève ? Lui dit-il.
Allez, à ton tour de jouer au prof
L se serait visiblement bien passé d'une intervention, car il lui offrit son plus beau regard noir avant de prendre sa place devant l'écran.
- Les navires ayant été attaqués utilisaient des sonars actifs, qui permettent d'émettre des sons dans l'eau, la plupart du temps pour prévenir les obstacles ou pour la pêche. Certaines espèces sont très sensibles à la fréquences des sonars, et quand elles sont trop fortes, elles peuvent entraîner la confusion parmi les individus, parfois la mort, et le plus souvent l'agressivité. J'ai vérifié la fréquence des sonars actifs sur tous les bateaux disparus et elles tournaient entre 1000 et 3000 hertz. On peut donc supposer que l'espèce que nous recherchons fait de l'écholocation.
- De l'écholoquoi ?
- Écholocation, répéta Light. C'est ce dont sont capables les baleines, entre autre.
- En d'autres termes, la bestiole a un sonar, expliqua Smirnov à Licht, visiblement ravie de pouvoir éclairer la lanterne de son collègue.
- Ce n'est pas tout, reprit L. Il semblerait que des fréquences trop importantes, comme celles que présentaient les sonars des navires disparus, l'aient suffisamment dérangée pour la rendre dangereuse et la pousser à attaquer la source de son inconfort. Par conséquent, le sonar actif du Sveltana ne devra être utilisé qu'en cas d'extrême urgence et seulement avec de très basses fréquences.
- Et le sonar passif ? Demanda Smirnov. Je sais qu'on a un, aussi.
- Il n'est là que pour capter les sons, pas les émettre. Il ne posera aucun problème.
- Donc si on éteint le sonar actif, on ne sera jamais attaqués, c'est ça ? S'émerveilla Deville.
Light put presque sentir l'exaspération de L traverser sa propre peau.
- Non. Par contre, on peut espérer réduire les risques d'au moins 40 %.
Le " non " passa de toute évidence à la trappe, car en un battement de cil la salle se remplit d'une vague de soupirs de soulagement et ils perdirent définitivement l'attention de l'équipage et des scientifiques. Smirnov bondit de sa chaise comme une fusée, et lança d'une voix chantante :
- Je vais prévenir le commandant !
Avant de disparaître dans les couloirs en chantant l'hymne russe avec une vigueur redoublée. Deville et Van Lunet se serraient la main. Newton avait presque les larmes aux yeux de bonheur. Chacun se levait pour rejoindre son poste, car l'écran était à présent blanc, signe de la fin du diaporama et par conséquent de la réunion, mais Light n'avait d'yeux pour aucun d'eux, parce que soudainement L était devenu livide et agrippait le bord du bureau.
Bon sang mais il va
Il chancela. Light se précipita vers lui.
Whether you're a brother or whether you're a mother,
Que tu sois un frère ou que tu sois une mère
You're stayin' alive, stayin' alive.
Tu restes en vie, restes en vie
Feel the city breakin' and everybody shakin',
Tu sens la ville se briser et tout le monde trembler
And we're stayin' alive, stayin' alive.
Et on reste en vie, reste en vie
Ah, ha, ha, ha, stayin' alive, stayin' alive.
Ah, ha, ha, ha, reste en vie, reste en vie
Ah, ha, ha, ha, stayin' alive.
Ah, ha, ha, ha reste en vie
Extrait du morceau Stayin' Alive des Bee Gees
Indication :
- Première apparition de ma petite bébête, sortez le champagne (bon d'accord, c'est pas vraiment une apparition, mais quand même) !
- Oui, la préhension de L a subi quelques petites modifications, mais pas drastiques non plus. Pitié, épargnez-moi !
- Beaucoup d'interventions d'OC dans ce chapitre, mais c'était pour la bonne cause, ils ont une immense utilité quand il s'agit d'expliquer certaines choses. Et puis j'ai eu un crush sur Joe Campa et sa femme.
- Quoi, mes jumelles font un peu clichés ? Maieuh, je ne vous permets pas, d'abord ! Et oui, Katheryn Smeters est bel et bien le cadavre dans le deuxième chapitre.
- Le point le plus profond du détroit de Magellan est situé au Cabo Copper Key, et si mes souvenirs sont bons, il est 1000 et quelques mètres, d'où mon choix d'y faire apparaître des morceaux de bateaux.
- Citer Mission Cléopâtre ? Moi ? Pas du tout (s'en va en sifflant). Les Bee Gees ? Encore moins !
- " Keep calme and eat a potato chip " : vous voyez où je veux en venir ?
- Nouveau nom, nouveau délire ! Sailboat est un terme anglais signifiant " bateau à voile ".
- Al-Qasim et Langlois sont juste faits l'un pour l'autre, et Deville est définitivement engagé pour s'occuper des diaporamas (comment ça, l'image de la France ? Quelle image ?). Le plus sensé d'entre eux, je crois bien que c'est Van Lunet.
- Désaccord, c'est principalement pour les opinions opposés de L et Light au sujet de la bestiole, mais aussi pour les deux sœurs jumelles.
Avant toute chose, un grand, énorme, infini merci pour votre patience (quoi qu'à ce stade, c'est plus de la patience, c'est de la clémence divine), vos reviews et vos encouragements !
Et de titanesques, gargantuesques excuses de ma part pour mon retard (on peut encore parler de retard, à ce point-là ?).
J'ai littéralement été submergée par mes études et des soucis personnels cette année, et mon temps d'écriture (en plus de ma motivation) en a par conséquent été très affecté, mais je n'ai vraiment pas l'intention d'abandonner cette histoire alors qu'on commence tout juste à entrevoir un peu d'action. Je vous avais dit qu'il y aurait 13 chapitres, mais je me retrouve à encore augmenter la longueur à cause de deux millions de détails à ajouter. Comptez au moins une bonne vingtaine, maintenant, si ce n'est plus. Malheureusement, je ne peux toujours pas vous donner de date précise concernant le onzième chapitre. J'ai repris un rythme d'écriture plus régulier pour finir celui-là, mais il était déjà bien entamé et en fin de compte, je n'avais pas grand chose à faire. J'aimerai vraiment finir le onzième pour décembre, mais je ne vous promets rien. Je vais faire de mon mieux.
J'ai également toujours le projet de publier ma fanfiction Les Noces De Soie, sur le drama coréen Warrior Baek Dong Soo en trois chapitres, voir quatre maximum, mais je ne peux vous donner aucune date formelle, ce sera du free-style complet.
Ce qui me fait penser que j'ai aussi des tas de reviews à poster, notamment sur la brillantissime traduction de Poison Apple par Caela-chan & Jilano (j'arrive, j'arrive !).
J'avais tellement de choses à mettre au clair dans ce chapitre qu'il est un brin très long, mais au moins, plusieurs points ont pu être éclaircis. J'en ai aussi profité pour relire l'histoire et j'ai remarqué deux ou trois énormes incohérences (une date, notamment), que je me suis empressée de corriger. Et FF refuse de centrer mes titres, je ne sais ce qui se passe. Enfin bon, du moment que le chapitre est en place, tout va pour le mieux !
J'espère que vous l'aurez apprécié, et sur-ce, je vous dis à la prochaine ! Je vous tiendrai au courant de la progression du onzième chapitre depuis la page d'introduction, comme d'habitude.
Negen
