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CHAPITRE TREIZIÈME
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Identité : du latin " identitas", caractère permanent et fondamental
de quelqu'un, d'un groupe, qui fait son individualité, sa singularité
IDENTITÉ
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" Certains souvenirs se refusent à sombrer dans l'oubli, quels que
soient le temps écoulé ou le sort que la vie nous ait réservé. "
Citation d'Haruki Murakami, écrivain japonais
30 mars 2008, 13h28, Palais Royal du Mont Fossoyeur, Cathare
D'abord, la mémoire visuelle. C'était toujours elle qui prenait le plus cher, dans tous les cas. Le processus était inévitable et lent, d'une cruauté sans nom dès l'instant où le shinigami commençait à en prendre conscience, car il en connaissait les aboutissants et voyait alors se dessiner, doucement mais sûrement, l'ombre de la bêtise. Il l'avait vue impitoyablement présente chez ses homologues et savait parfaitement que rien ne le viendrait le sauver de sa chute. Petit à petit, les images perdaient de leur netteté, les visages devenaient flous. Chaque fragment de souvenir se transformait en un Munch, un nouveau cri tout en courbes et en couleurs sombres, une toile obscure qui finissait par ne plus signifier grand chose pour son possesseur. Les réminiscences dont l'importance avait été jugée moindre par le shinigami partaient les premières, sans trop de difficultés. Il les abandonnait bien volontiers pour sauver celles qui lui importait davantage, celles qui l'avaient façonné, qui avaient fait de lui ce qu'il était aujourd'hui. Tout, plutôt que la perte d'identité. Les expériences, dans tous les domaines confondus, modelaient les gens, leurs idéaux et leurs personnalités, à la manière dont Rodin avait sculpté son Baiser en 1890. La posture de l'homme de la statue semblait indiquer un départ imminent. La femme précipitait tout son corps vers lui, le retenait dans une étreinte possessive, comme si elle lui avait hurlé " ne pars pas, s'il te plaît, j'ai peur, ne t'en vas pas ". N'importe quel shinigami aurait pu, dans ses premières années, s'identifier à elle et à son désespoir, car aucun d'eux n'avait voulu la perte de ses souvenirs, quand bien même les rares exemples de ceux les ayant conservés étaient funestes.
La mémoire visuelle, donc. Elle était la première touchée parce qu'elle était aussi l'une des moins précises. On se souvenait avec moins de clarté d'un visage que d'une phrase, car une phrase ne comportait que des mots, dont la structure revenait en permanence sous une forme similaire, tandis qu'un visage était un ensemble d'infimes variations que les yeux humains et la mémoire ne pouvaient percevoir et retenir à la perfection. 62 % de justesse, c'était bien, mais pas assez, pour tout ce que le monde offrait à voir.
La mémoire était un bourreau pour un shinigami, une longue agonie quand il ne la perdait pas car elle l'amenait sans cesse vers le passé, vers ses erreurs et ses travers, vers tout ce qui l'avait conduit au statut de dieu de la mort, mais l'agonie était aussi longue et pénible dès lors qu'elle s'estompait. Dire que la mémoire d'un shinigami ne lui renvoyait que du négatif était éloigné de la réalité, car tout ce qu'il y avait pu y avoir de bon s'y trouvait aussi. Il y avait les visages des familles, des amants, et des réussites. Parfois, il y avait aussi des enfants. Il y avait toutes ces choses capables de contrer le noirceur du Cathare, de faire naître des histoires à raconter aux autres et de tuer la monotonie. Mais on demandait à des dieux de la mort de remplir leur tâche et de collecter des durées de vie, non de s'amuser comme un groupe de scouts devant un feu de forêt.
La prise de conscience de la mise en marche du mécanisme ne débutait que lorsque la mémoire olfactive était atteinte. De toutes les mémoires sensorielles, elle était, avec la mémoire gustative, la meilleure, la plus efficace, poussant même Marcel Proust à évoquer sa puissance à travers l'odeur et le goût de madeleines offertes régulièrement par sa tante durant son enfance. C'était cette même intensité qui forçait le shinigami à réaliser ce qui prenait place, ou tout du moins ce qui en faisait s'y libérer, dans sa mémoire. Les odeurs disparaissaient les unes après les autres. La nourriture, l'extérieur, les êtres, rien n'était épargné par l'oubli. Nenn Kafra avait d'abord perdu l'odeur de la soupe, celle aux poireaux. Elle ne l'aimait qu'avec des petits cubes de pain grillé et du fromage râpé à l'intérieur, mais en avait toujours apprécié l'effluve, qu'elle trouvait rassurante. Sa sœur, elle, avait toujours préféré les pommes de terre aux herbes. Puis, elle avait oublié l'odeur du pain sortant tout juste du four. Près de l'école où elle se rendait quand elle était humaine, il y avait une boulangerie qui, chaque matin, faisait cuire les pains et laissait flotter tout autour d'elle leur parfum, attirant irrémédiablement les écoliers à l'intérieur pour y acheter leur collation. Nenn n'avait pas échappé à la coutume. Elle prenait aussi des stroopwafels, de temps à autre. Mais de cela également, elle avait oublié l'odeur et le goût. Le nom, en revanche, était demeuré. La simple évocation des gaufres d'Amsterdam la plongeait aujourd'hui dans une tristesse si profonde qu'elle en aurait englouti un titan, eût-elle prit forme physique.
Elle se mit aussi à ne plus se souvenir de l'odeur de l'encre. Le mot, comme d'autres, était resté gravé dans sa mémoire, mais cette perte lui avait infligé un coup terrible, plus dur encore que tous les autres qu'elle allait subir par la suite. Elle s'était alors dit " je vais devenir bête, ça y est, c'est en train d'arriver ". Il y avait cette maladie humaine dont elle avait autrefois entendu parler, celle qui touchait la mémoire des gens vivants, et qui finissait de manière systématique par la mort, sur un oubli simple mais fatal : celui de respirer. Elle avait un nom allemand parce que découverte par un médecin allemand, mais de cela, elle ne voulait étrangement pas s'en souvenir. C'était une de ces maladies tyranniques où ne se distinguait pas le moindre échappatoire, qui se terminait de la même façon, à chaque fois. Nenn avait suivi l'évolution des technologies humaines et des sciences, et plus particulièrement concernant la maladie de l'oubli. De nouveaux traitements avaient été découverts, mais pas de remède définitif. Elle touchait les personnes âgées, mais parfois aussi les jeunes, avec une barbarie sans cesse renouvelée. La maladie ne faisait aucune discrimination, ne triait rien, ni les couleurs, ni les genres, ni les religions. Elle était universelle et sans pitié. Peu importait le progrès ou les années passées dans les laboratoires, à étudier la progression de l'engrenage. On ne savait pas lutter contre l'oubli, celui-là même qui faisait autant de place dans la mémoire des individus que dans la population terrestre.
Le toucher était le dernier sens visé, mais il avait toujours semblé à Nenn que c'était la mémoire qui amassait le moins. Les touchers se ressemblaient beaucoup. Les informations et les réactions provoquées par tel ou tel toucher différaient, les choses touchées n'étaient pas les mêmes, mais il y avaient des adjectifs redondants, des termes semblables pour les qualifier. " Rugueux". " Soyeux ". " Doux ". " Rêche ". Dès lors que l'on avait touché quelque chose, on pouvait deviner la texture d'autre chose. Mais l'on touchait souvent en dernier. On voyait avant, on sentait avant, on entendait avant. Le toucher venait pour compléter. Par conséquent, il avait besoin de moins d'éléments. Imaginer le toucher de quelque chose à partir d'autre chose était beaucoup plus simple que de voir quelque chose à partir d'autre chose. Penser une chaise à dossier tourbillonnant comme une spirale, avec un dossier bleu et des petites roulettes mauves était bien plus compliqué que d'imaginer la même chaise simplement avec une texture rugueuse. En outre, les informations au sujet du toucher étaient moins débattues entre individus que tout ce qui tenait de la vision, de l'audition, de l'odorat ou du goût. Nenn prêtait au toucher une fonction sociale plus étendue que pour les autres sens, et plus particulièrement en terme de reproduction de l'espèce. Toutefois, c'était l'un des sens qui avait le moins souffert chez elle, et elle avait longuement souhaité l'inverse, à bien des reprises.
Elle se souvenait de la dureté du matelas. De la douceur extérieur des chaussures de bois et de leur rigidité intérieure. Elle se souvenait de la chaleur de la peau de sa sœur, surtout celle de son front, quand elle était tombée malade. Elle se souvenait du froid sur sa propre peau, et des fils de fers barbelés contre ses paumes. Ces souvenirs-là refusaient de partir et empoisonnaient inlassablement son esprit de douleur et de regrets. Nenn prêtait au toucher une fonction sociale plus étendue que pour les autres sens, et plus particulièrement en terme de reproduction de l'espèce. Toutefois, c'était l'un des sens qui avait le moins souffert chez elle, et elle avait longuement souhaité l'inverse, à bien des reprises.
- Il vient de le découvrir, votre Majesté. Il pense que c'est un œuf.
La nouvelle s'était répandue dans le Cathare comme une traînée de poudre, en à peine quelques minutes. Light Yagami avait trouvé quelque chose dans les fonds marins. Quelque chose de vivant, de toute évidence, car ses yeux de shinigami lui en avait indiqué la durée de vie exacte. Mais aussi quelque chose qu'aucun dieu de la mort n'avait pu identifier, et qui avait par conséquent déclenché l'affolement parmi ces derniers. C'était Nu qui était en charge - officiellement - de la surveillance de l'affaire. Elle était rentrée depuis peu d'Afghanistan lorsqu'elle avait vu, par le biais du vortex lui était réservé, le Vladimir s'avancer vers ce qui paraissait être une petite pierre ronde, pointée du doigt par Light Yagami. Nu, en s'approchant, avait clairement distingué les chiffres indicateur d'une durée de vie au dessus de la pierre, et s'était rendu immédiatement au palais dans le but d'en informer le roi.
Mais vraisemblablement, elle n'avait pas été la seule à suivre l'enquête depuis le Cathare, car si son mutisme vis-à-vis des événements était bien connu de tous les dieux de la mort, ses confrères situés à des rangs moins élevés avaient pour habitude de faire circuler verbalement, et à une vitesse record, les descriptions de phénomènes peu communs au sein de tout le royaume. Se profilait dans ce genre de démarche des traits latents d'humanité que Nenn n'avait jamais manqué d'apprécier, quand bien même les nouvelles apportées n'eussent pas été d'un grand intérêt. Les shinigamis, dépourvus de sensations fortes depuis qu'ils avaient accédé à leur nouveau statut, avaient également une fâcheuse tendance à faire du moindre petit rien une véritable odyssée, digne des écrits d'Homère. On ne pouvait pas franchement leur en vouloir, cependant.
Elle était déjà au palais lorsque Nu avait débarqué, aussi silencieusement qu'un flocon de neige tombant au sol. Ryûk était là, lui aussi. De temps à autre, le monarque époumoné venait à souffrir de la solitude et ressentait alors un profond besoin de peupler sa demeure de quelques uns de ses sujets, ceux qu'il favorisait en général le plus, pour qu'ils puissent le distraire et surtout l'écouter parler d'une époque éloignée, où il était plus jeune et moins puissant. Parfois, il prenait les dix premiers du classement. À d'autres moments, il se contentait de deux ou trois. Aujourd'hui, ils n'était que quatre. C'était la sixième fois depuis qu'elle était arrivée dans le Cathare que Nenn était conviée auprès de lui, et Ryûk, qui était là depuis bien plus longtemps, était déjà venu à une trentaine de reprises.
- Le vieux s'emmerde beaucoup plus que nous tous réunis, petite, lui avait-il confié la première fois que le roi l'avait fait demandée. Il a toute sa tête, c'est suffisant pour mourir d'ennui. Et comme ceux du haut ont interdits les distractions au Cathare, il n'a rien trouvé de mieux que de s'organiser des petites fêtes privées avec nous. Tu vas voir, c'est gai.
Le cynisme de Ryûk était aussi légendaire que son visage de clown et l'étrange sourire formé par sa bouche. Nenn n'avait pas été déçue. Le roi faisait servir du vin, leur offrait des semblants de coussins pour se mettre à l'aise contre les escaliers ou les colonnes. Puis il se mettait à parler, essentiellement de lui ou de la dégradation progressive des shinigamis au fil des années. Il se plaignait du manque de motivation de la nouvelle génération, moins encline que les aînés à remplir les quotas et à suivre les règles. " La génération du " non " ", l'appelait-il, avec force soupirs de déception. Nenn, qui était là depuis plus de soixante ans, s'était rendu compte du changement de caractère des dieux de la mort mais n'y voyait pas là un inconvénient. Les jeunes, quand ils arrivaient, voulaient autre chose, avaient la volonté de changer le système, de modifier les pratiques, de défier la hiérarchie. C'étaient eux qui jouaient, qui prenaient les paris et allaient régulièrement voir se qui se passait au travers des vortex. Ils se calmaient au fil des années, comme leurs souvenirs et leur identité se faisaient la malle, et perdaient de leur piquant, mais restaient toujours en eux un minuscule fragment d'insolence qui, à peine ravivé par une remarque, s'empressait de brûler à nouveau.
L'ancienne génération était plus mesurée. Elle se laissait un peu moins aller aux critiques ouvertes ou aux propositions d'améliorations. Argumenter un débat, rebondir sur telle ou telle remarque et en offrir d'autres, était très humain, or les dieux de la mort présents depuis longtemps dans le Cathare en avaient perdu toutes les caractéristiques. Ils avaient sans doute eux aussi formulé leur lots de protestations et d'injures, mais plus rien n'en subsistait. L'esprit de résistance ne durait jamais très longtemps dans le Néant, où tous les souvenirs de ce qui avait été mieux dans la vie humaine étaient happés les uns à la suite des autres, jusqu'à ce qu'il ne reste plus que de quoi parler, marcher et obéir aux ordres.
Lui aussi avait dit, lors de son procès en 1961, qu'il n'avait fait qu'obéir aux ordres. Nenn, qui avait suivi l'affaire de très près après avoir reçu l'autorisation exceptionnelle du monarque, avait pensé à ses homologues, et s'était demandé si lui aussi n'était pas un shinigami, car il fallait bien à un moment ou un autre, pour commettre des actes de ce genre, oublier ce que l'on était, qui l'on était, pour ne plus être capable que d'obéir aveuglément aux directives et les laisser nous forger.
Il y avait aussi Sidoh et Midora, ayant entamé une partie de cartes à partir du paquet que Midora avait emmené avec elle. Avant que Nu ne se présente, ils avaient invité le roi à participer, mais il n'avait pas le cœur à jouer. Pas plus attentif à eux que eux ne l'étaient à lui, il avait préféré se concentrer sur Nenn et Ryûk, auxquels il avait entrepris de raconter comment il avait battu le record de nom inscrits sur un Death Note en vingt quatre heures, il y avait de cela près de mille ans. Bien que le visage de Ryûk soit insondable, Nenn devinait son impatience d'en finir. Comme beaucoup d'autres des dieux de la mort, il suivait le développement de l'enquête de Light Yagami tout en regrettant amèrement de ne pas avoir pu s'y rendre avec lui, le considérant comme l'un des rares êtres humains à lui avoir provoqué suffisamment de divertissement pour qu'il ne le méprise pas. Là où d'autres shinigamis se trouvaient bien où ils étaient, Ryûk n'avait jamais caché son désir d'indépendance, et la perte accidentelle - sous certains points de vue - de son cahier de la mort sur Terre en était un signe évident. Nenn éprouvait vis-à-vis de lui un mélange constant d'agacement et de sympathie : si elle n'était pas toujours en accord avec ses principes, notamment son inclination à considérer l'espèce humaine comme une troupe de potentiels humoristes, elle avait néanmoins du respect pour son esprit et ses opinions générales sur leur condition. Ils partageaient en outre un même ennui et un même intérêt pour ce qui se passait en dessous.
Elle n'aimait pas spécialement Light Yagami, en revanche. Son visage lui en évoquait un autre, qu'elle n'avait pas connu personnellement mais qu'elle avait vu à maintes reprises, sous diverses formes, et qu'elle haïssait avec un acharnement qui n'avait pas faibli depuis qu'elle était une déesse de la mort. Sur Terre, il était trop radical pour lui inspirer des sentiments d'amitié. Au Cathare, il était trop terne. Nenn en avait été rassurée. Elle n'avait pas d'affection particulière pour le monarque actuel, mais n'attendait certainement pas de Light Yagami qu'il vienne prendre sa place. Elle craignait sa vision simpliste du bien et du mal qu'il avait en long et en large exhibée tant qu'il était humain, et préférait celle plus ambiguë que le roi donnait à voir. Elle aurait même poussé Ryûk ou Justin sur le trône plutôt que le gosse. Et s'il semblait avoir étouffé le feu de sa rage à mesure que les années s'étaient accumulées, Nenn savait parfaitement que celui-ci n'était pas totalement éteint, la preuve la plus concrète se trouvant dans la volonté qu'il avait eu de devenir l'émissaire du roi.
- Il est...en train de...l'examiner ? Demanda péniblement le souverain à Nu, que Nenn, perdue dans ses réflexions, avait presque oublié.
Comme beaucoup d'autres choses
- Oui. Lui, le détective, et les chercheurs qui se sont embarqués avec eux. Souhaitez-vous que l'un d'entre nous se rende sur Terre pour récolter des informations auprès de lui ?
Il y eu un silence pesant, lourd de sous-entendus. Midora et Sidoh avaient interrompu leur partie de cartes, et toute leur attention était à présent fixée sur le roi. Même Ryûk avait tourné la tête dans sa direction.
Il était rare que les shinigamis soient envoyés sur Terre par demande royale, mais lorsque c'était le cas, tous jalousaient celui ou celle bénéficiant du privilège. La descente sur Terre était la distraction par excellence, le remède le plus efficace contre l'ennui, la solution radicale contre le dépérissement graduel des dieux de la mort. Le roi, qui souhaitait éviter le désordre au sein du Cathare, ne faisait que très peu appel à ses sujets pour effectuer une mission tout en bas, favorisant les plus proches de lui et par conséquent les plus dignes de confiance, comme Nu ou Justin, mais la situation actuelle obligeait le monarque à choisir quelqu'un d'autre. Nu était absorbée par la guerre en Afghanistan, et Justin par celle entre l'Israël et la Palestine. En outre, tous deux, de part leur proximité avec le roi, pouvaient de manière assez autonome se rendre sur Terre, à condition qu'ils ne donnent leur cahier à personne. Les autres dieux de la mort disposaient d'une liberté de mouvements bien plus limitée.
Le souverain prit son temps pour répondre, ne se doutant pas un seul instant de la faveur qu'il accordait et par dessus tout de l'ampleur de celle-ci. Bien entendu, ce n'était en rien comparable au titre d'émissaire officiel donné à Light Yagami, un choix qui n'avait pas manqué de créer une vague de mécontentement parmi les shinigamis, car la plupart avait estimé que la tâche reviendrait à Nu et avaient par conséquent mal vécu le fait qu'un débutant se voit favorisé au détriment des plus âgés et expérimentés. S'ils n'avaient été complément étonnés par la décision du monarque, en raison des capacités intellectuelles exceptionnelles du petit nouveau, leur déception n'en avait toutefois pas été moins grande. Nu, quand à elle, était restée silencieuse.
- Nenn, viens...ici, finit par demander le monarque, tendant un bras décharné et un long doigt tout aussi mal en point pour lui faire le signe d'approcher.
Nenn était plus petite que ses semblables, plus délicate. À côté de Ryûk, elle ressemblait à une enfant. Elle n'avait jamais caché en cela son admiration pour Rem et sa taille spectaculaire, allant au delà de celle de tous les autres shinigamis de sexe féminin. Elle regrettait sa disparition, qu'elle avait imputé instinctivement à Light Yagami puis que Ryûk lui avait confirmé à son retour au Cathare, et qui n'avait guère contribué à améliorer l'opinion qu'elle s'était forgée à son égard. Rem était sage, sans doute autant que le roi, mais elle était moins implacable. Elle parlait avec mesure, et les conversations que Nenn avait eu en sa compagnie avaient été réconfortantes.
Elle vint se placer à côté de Nu, qui dirigea vers elle deux paires d'yeux. Nenn ne la regarda pas en retour : elle observait le roi, le soulèvement régulier de sa carcasse. Elle se souvenait avoir respiré comme ça avant, lentement, pour se calmer. La veille de sa mort. Elle avait déjà utilisé le cahier une première fois, pour le tester, et avait tué le gardien qui frappait les femmes pour un oui ou pour un non. Il avait essayé de la toucher, lui avait ordonné de se taire et de se soumettre. Elle avait été sauvée par l'intervention du supérieur du gardien, qui, en dépit de l'uniforme, avait toujours été gentil avec elles et les autres détenues. Elle avait oublié que certains d'eux n'étaient pas d'accord mais n'avaient pas le choix. Elle avait presque oublié son visage, ne se souvenait que de son nom, Hans.
- Nenn, articula le roi, dis-leur...pourquoi. Dis-leur...le dernier nom...que tu as inscris sur...ton cahier.
Elle n'avait compris la source de son affection pour Rem qu'une fois dans le Cathare, quand elle était devenue une déesse de la mort. C'était le cahier de Rem qu'elle avait eu entre les mains ce jour-là, c'était elle qui lui était apparu et lui avait expliqué qu'il suffisait d'écrire un nom pour que la mort advienne. Le cahier de Rem, que le monarque avait conservé après la réduction de celle-ci en cendres, détenait un nom qui valait plus de vies que la moitié des cahiers des autres shinigamis n'en contenaient. Il valait l'existence de sa mère. Il valait celle de monsieur Pfeffer. Il valait celle des Van Pels, d'Herman, d'Augusta, et de Peter. Elle valait celle de sa sœur, Margot. Elle se souvenait, comme une somnambule, parfois distinctement et parfois un peu moins, du crissement de la plume sur la page du cahier, une plume que Rem lui avait donné parce qu'elle n'avait plus de quoi écrire depuis longtemps. Elle l'avait écrit dans un état de transe, incertaine du résultat. Mais quand Rem, au Cathare, lui avait dit qu'il était mort un mois après son propre décès, elle avait senti s'ouvrir dans sa poitrine le gouffre de la victoire.
Ce nom-là valait 6 millions de vies.
" Adolf Hitler
Suicide par balle après avoir perdu la Guerre en avril 1945 "
Ce souvenir-là n'était jamais parti.
Message reçu le 13/04/2005 à 00h00
Tu savais que ça arriverait. Je t'avais prévenu que ce serait
désagréable. T'aurais du m'écouter, Lawlipop, quand je te
disais que tomber amoureux portait malheur à ceux de la
Wammy's.
30 mars 2008, 13 heures 58, détroit de Magellan, Cabo Cooper Key
- Alors, euh, bon...un animal ?
- Pas complètement.
- Une plante ?
- Selon un certain point de vue.
- C'est vivant, au moins ?
- Ah ça, oui !
Il y eut un moment de réflexion.
- Ça vit sur terre ?
- Vous parlez de manière globale ou à l'échelle de l'univers ?
- De manière globale, comme dans " sur terre ou en mer ".
- Alors, de manière globale, je ne dirais pas que ça vit sur terre.
- En mer, alors ?
- De toute évidence.
- Je trouve votre " de toute évidence " un peu gonflé, mon vieux.
Un soupir exaspéré.
- Toute cette situation est gonflée, cher collègue. Continuons, je vous prie, on ne va pas y passer la journée !
- Bon. Un poisson ?
- Mais non, enfin ! Je vous avais dit que ce n'était pas un animal !
- Vous m'aviez signalé que ce n'en était " pas complètement " un !
- Et d'après vous, le poisson, ce n'est " pas complètement " un animal ?
- Si l'on se fit à la logique de l'opinion commune...
- Ne terminez pas cette phrase. Par pitié ! Comme si mes pauvres oreilles ne souffraient pas assez de l'incapacité de cet équipage à comprendre qu'un requin ne se nourrit pas de chair humaine !
- Vous ne pouvez guère leur en vouloir. Le manque d'éducation dans ce domaine est la cause évidente de leur erreur, et la plupart ont rectifié leurs théories depuis que vous leur en avez fait la remarque. En outre, leur raisonnement est somme toute plutôt logique : les recherches ont démontré que les requins pouvaient s'attaquer à l'homme pour peu qu'ils manquent de nourriture.
- Le phénomène n'a lieu que près des côtes, pas en pleine mer. Les requins y sont poussés par la pêche massive. Et quel requin, je vous prie, causerait des dégâts de cette importance ? Vous avez bien vu l'état du morceau que les assistants ont ramené ici !
- Allons, très cher collègue, gardons notre calme : il s'agit de réaliser une analyse aussi rigoureuse et scientifique que possible, et nous ne voulons pas nos émotions altèrent notre réflexion, n'êtes-vous pas d'accord ?
Le grognement caractéristique d'Al Qasim indiqua son adhésion à la proposition.
- Bien, reprenons...nous disions donc, pas complètement un animal, vivant dans la mer...voyons...
- Réfléchissez. Rappelez-vous que nous avons choisi le niveau de difficulté minimum.
- Enfin, cher collègue, il n'y a pas de niveau de difficulté pour cela !
- C'est une question de point de vue, répliqua l'autre. Apprenez que je me suis permis d'établir moi-même des degrés de difficulté.
- Au risque de vous contrarier, j'ai bien peur que votre classification ne soit teintée de subjectivité, ce qui n'est pas sans entrer en contradiction avec le code déontologique de nos professions respectives.
- Nous sommes possiblement en train de découvrir une nouvelle espèce marine, objecta Al Qasim. J'ai le droit à toute la subjectivité du monde, mon cher confrère, quoi que vous disiez.
- Oh, soit, soit, qu'il en soit ainsi. Laissez-moi réfléchir un peu, voulez-vous ? Je pense être sur une piste, mais dois auparavant la tester pour vérifier qu'elle est correcte. Vous disiez une forme partielle d'animal aquatique, n'est-ce pas ?
- Oui.
- Et s'il s'agit partiellement d'un animal, alors je puis aussi prétendre à une espèce végétale ?
- Déduction très pertinente.
- Donc, un mélange des deux ?
- Vous chauffez.
Il y eut un moment d'hésitation, synonyme de la réflexion intense prenant place dans l'esprit du chercheur. Al Qasim, pour sa part, avait tout l'air de retenir sa respiration, une conséquence probable du suspens.
- Du corail ?
- Pas loin...
- Une anémone !
- Bingo ! Deux points pour vous, avec mes félicitations.
Light, L et Langlois étaient remontés des profondeurs abyssales il y avait de cela quinze minutes, dans un état de nerf tanguant dangereusement entre l'incrédulité, l'inquiétude et la joie. Langlois, bien plus expressive que ses deux accompagnateurs, avait sauté dans les bras du premier membre de l'équipage qu'elle avait vu en sortant du Vladimir, soit un jeune matelot du nom de Lobster qui, sitôt le lieutenant tournoyant à son cou, vira au rouge écrevisse, en hurlant à qui voulait bien l'entendre et surtout à qui avait les tympans suffisamment résistants qu'ils avaient trouvé le trésor de Rackham Le Rouge. Bien calée entre les pinces du sous-marin, la première partie du prétendu trésor, et plus spécifiquement sa surface, luisait comme un diamant à la lumière du soleil, et renvoyait des reflets colorés un peu partout contre le sol du pont du Svetlana, ce que n'avait pas tardé à commenter Seashell par un judicieux " La vache, ça fait mal aux yeux ! ". Dans le panier réservé à la collecte des éléments marins jugés aptes à servir la recherche, leur découverte plus récente fut accueillie avec un enthousiasme modéré par l'ensemble de l'équipage.
Suite à la déclaration de Light dans le sous-marin, L avait en hâte servi à Langlois et aux chercheurs qu'il avait vu la supposée pierre bouger, soulignant par là le risque qu'il s'agisse d'un être vivant et l'intérêt qu'il y avait à l'emporter avec eux. D'abord, le lieutenant avait catégoriquement refusé de la remonter, y voyant là un danger potentiel.
- Mais vous êtes tarés ? S'était-elle écrié d'une voix étranglée par la frayeur. Et si c'était un bébé monstre ? Il nous pétera à la gueule une fois à la surface ! On a déjà suffisamment à faire avec un monstre adulte, alors un petit, merci bien !
C'était Light qui avait réussi à la convaincre, non sans difficulté. Langlois était butée, bien davantage que les trente-six mille mules de Céline, et la peur ne faisait que renforcer ce trait de caractère, en plus d'accentuer sa paranoïa, quand bien celle-ci fut quelque peu justifiée compte tenu des circonstances. L, ces derniers temps, ne savait pas faire de détours verbaux ou de fioritures, il s'exprimait en allant droit au but, hors c'était une méthode qui ne pouvait pas convenir à la façon de penser de Langlois, elle-même terriblement rectiligne. Le seul moyen de la faire remonter avec la pierre était de la perdre dans un ensemble confus de propositions à l'aide d'un discours comportant l'idée de base, mais perdu dans un amas cohérent et rassurant d'autres affirmations. Light, en cela, était beaucoup plus efficace que L. Il avait toujours mieux manié les subtilités du langage humain et leurs effets sur les gens que le détective, même si celui-ci en connaissait tout aussi bien les impacts psychologiques. Mais la capacité à faire virevolter le langage pour aboutir à ses fins était une habitude qui s'apprenait avec les autres, et qui, lorsque l'on était un tueur en série, devenait très rapidement quotidienne. L savait en faire usage, mais ignorait délibérément la technique, qu'il considérait comme une énième perte de temps.
Langlois n'avait donné son accord qu'après dix minutes montre en main de tentatives de persuasion par Light, qui avait alors adopté un ton doucereux et compréhensif. L avait vu une ombre dans le sourire sur le visage du shinigami à ce moment-là, une trace de Kira dont il se serait volontiers passé. En discutant avec Watari, un soir où Light était absent, il lui avait confié qu'il ne craignait pas spécialement de le voir utiliser son death note tant qu'ils travaillent ensembles à la résolution de l'affaire des disparitions. En revanche, rien n'excluait la possibilité qu'il le mette à profit dès lors que l'enquête serait résolue et qu'il n'aurait plus besoin de L, outrepassant la règle qui lui avait était donné par son supérieur et à laquelle sa soumission, L n'en doutait pas, n'était probablement que temporaire, car il se souvenait que l'association des lois avec Kira n'avait jamais été particulièrement fonctionnelle.
Les hommes font les lois, Light, et les hommes font des erreurs
Et je les corrige, c'est une bonne chose, non ?
Il y avait un nœud dans son ventre à chaque fois, et il repensait que Light avait essayé de faire de mon mieux avec les autres et j'essaie de ne pas les blesser, mais des fois, je n'y arrive pas, même si je n'en ai pas envie, et ça me fait un peu peur.
Lawlita, tu deviens nostalgique ?
Oh, la ferme, Beyond
L'écaille tenue par un des bras du sous-marin, Langlois avait dirigé progressivement le second vers la pierre, qu'elle avait dans un premier temps effleuré pour s'assurer qu'il n'y avait aucun risque de voir celle-ci se métamorphoser en léviathan et les déchiqueter, comme tous les autres navires l'avaient été. Puis, une fois assuré de l'immobilité de sa source d'angoisse, le lieutenant avait écarté les pinces du bras du Vladimir pour la saisir, et la déposer très doucement dans un panier de fer situé sous le cockpit. Van Lunet lui avait peu de temps auparavant conseillé de s'en servir.
- La capacité de préhension des pinces du sous-marin est bien trop imprécise pour un objet de type sphérique, avait-il expliqué. Vous risqueriez de la perdre durant la remontée et peut-être, qui sait, de l'endommager, ce que nous ne souhaitons absolument pas.
- Ouais, et à tous les coups, si ça pète, ça se réveillera, avait maugréé Langlois. Pigé, je fais gaffe.
Ils avaient choisi d'interrompre l'exploration sous-marine jusqu'à ce la " pierre " ait été identifiée et catégorisée comme appartenant oui ou non à la nouvelle espèce présumée. La remontée avait duré quarante minutes, au lieu de la demie-heure théorique, Langlois ayant été exceptionnellement lente dans son maniement du Vladimir, notamment par crainte de déranger leur découverte dans son sommeil potentiel. Light n'avait pas dit le moindre mot durant le retour, mais L avait deviné que son mutisme cachait un esprit en ébullition et qu'il préférait attendre d'être seuls pour en parler.
L'équipage dansait et chantait quand ils avaient été récupérés et hissés sur le pont du Svetlana, et Langlois avait tourné de bras en bras, acceptant même d'être embrassée sur les joues par Smirnov. Le commandant Diessel, ayant en mémoire le chahut provoqué par l'exaltation de son équipage au cours de leur première réunion dans la salle de conférence, avait bien tenté d'apaiser leur agitation, mais avait échoué dans son entreprise lorsque Ping et Pong étaient entré dans la cabine pour partager leur émerveillement en sa compagnie. Même Pronto et Lameloise étaient sortis les acclamer, bien que la cuisinière ait clairement fait comprendre à son assistant qu'il aurait dit " surveiller l'osso bucco, ma qué non é possibile questo bambino ! ". Les chercheurs se partageaient entre euphorie et self control. Si Van Lunet et Newton prônaient le calme tout en se réjouissant des trouvailles, Al Qasim et Deville semblaient en proie à une redoutable folie furieuse. Ils gesticulaient tout autant que l'équipage, chacun dans leur langue maternelle respective, et manquèrent de peu d'en venir aux mains pour savoir lequel des deux aurait l'exclusivité d'examiner la pierre et l'écaille en premier.
Une fois l'allégresse retombée et un calme plus propice aux réflexions éclairées de retour sur le pont, on suggéra que Light et Ryûzaki aient la priorité. Van Lunet se permit d'ajouter que dans tous les cas, tous auraient le droit d'effectuer des vérifications sur les nouveaux éléments, même les membres de l'équipage s'ils le désiraient, mais que les premières informations pouvant être collectées étaient l'affaire des assistants de L. La proposition obtint un refus de la part de Light, qui avait noté la pâleur nouvelle du détective, apparue dans le sous-marin alors qu'ils approchaient de la surface, et qui craignait que celui-ci ne s'effondre à nouveau de fatigue.
- Il faut que tu dormes, avait-il expliqué à L quand ce dernier avait protesté alors qu'ils se rendaient en direction de leur cabine. Et que tu manges. Je t'ai dit que tu ne servirais à rien si tu t'évanouissais encore.
- Est-ce qu'il faut que je te fasse payer pour tes services de baby-sitter, Light-kun ? Avait sifflé le détective.
- Ce n'est pas de ma faute si tu es incapable de prendre soin de toi.
- Et si c'était le cas ? Tu n'as jamais pensé que ta rancune conjuguée à ton death note pouvaient potentiellement m'empêcher de dormir ?
- Je n'ai pas le droit d'écrire ton nom dans mon death note, tu le sais très bien. C'est une règle du Code des Dieux de la Mort.
- Tu te fiches des règles, Light-kun.
- Tu es ridicule, et complètement paranoïaque.
- Tu as essayé de me tuer. La paranoïa est justifiée.
- Écoute-moi. J'ai eu des centaines d'occasions depuis que je suis revenu de te tuer, et pas seulement en utilisant mon death note. Si je le voulais, je l'aurai déjà fait.
- Ne me prends pas pour un idiot, Light-kun. L'ennui a pu te motiver à devenir l'émissaire du roi des dieux de la mort, mais le désir de vengeance a toujours sous-tendu tout ce que tu as fait jusqu'à présent. Tu attends juste le bon moment. Tu l'attendais quand tu étais Kira, et maintenant que tu es mort, tu n'as plus grand chose à perdre.
Quelque chose avait traversé le visage du shinigami, en trop peu de temps pour L puisse véritablement déterminer de quoi il s'agissait. Et il était fatigué. Son épuisement rendait nettement plus difficile sa détection des émotions chez les autres, d'autant plus que Light était passé maître dans l'art de dissimuler ce qu'il pouvait ressentir.
- Vas te coucher, avait finalement soupiré Light. Au moins une heure. Je t'attendrais pour étudier ce qu'on a trouvé.
- Comme tu as attendu pour m'éliminer. Tu attends toujours.
Il sentait le besoin irrationnel d'agressivité monter dans son ventre, empoisonner sa logique, et Light était juste là, à portée de main, capable d'entendre qu'il le haïssait parce qu'il n'avait pas voulu que je le sauve et que j'aille bien ou non n'a pas d'importance pour lui.
- Oui, avoua le shinigami, mais il n'y avait pas une once de joie cruelle dans sa confession, pas de lueur morbide dans les yeux jaunes qui pouvaient voir son véritable nom. Si tu le dis.
L se demanda où avait disparu la colère de Light, son énergie, la puissante volonté de domination de son esprit si brillant. Il lui sembla qu'à cet instant précis, sur le pas de la porte de leur cabine commune, il n'en restait que des cendres. Peut-être que L ne s'était pas attendu à une réponse de ce genre, et son ventre se tordit, le précipitant quatre ans en arrière, le soir où ses doigts avaient plongés dans les cheveux de Light. C'était une situation similaire, une fusion de sympathie et de pitié, mais il y avait autre chose aussi à cette époque, de nouveau et d'étrange, dont il n'avait expérimenté que des brides auparavant et qui avait parut prendre tout son sens quand Light avait envisagé de l'embrasser. Il se sentait comme ça, confus, loin de tout ce qu'il avait été et représentait, en colère et malheureux, et il ne savait pas quoi penser ou faire vis-à-vis du shinigami.
La main de Light, quand elle s'approcha de sa joue, n'avait pas de texture. Elle ne caressait pas, elle n'était pas douce, mais elle n'était rugueuse non plus. Elle était immatérielle. Il ne la sentait pas. Il avait levé le menton dans un réflexe stupide, mais les lèvres de Light ne toucheraient pas les siennes. Son visage était proche et insaisissable, beau et laid. Il n'y avait pas de souffle contre son nez. Leurs corps se touchaient presque, mais s'ils avançaient encore, celui de Light passerait au travers du sien. L recula.
- Lawliet, commença Light.
Mais la porte de la cabine se refermait déjà.
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Al Qasim et Van Lunet, pour passer le temps, avaient entamé une partie de Qui Est-Ce Animaux et Végétaux, un jeu de devinettes d'origine anglais créé à la fin des années 70, et en étaient à leur deuxième round quand Light avait passé la porte du laboratoire. La pierre et l'écaille, apportées par Smirnov et Seashell, reposaient sur une paillasse, à la lumière d'un scialytique. Un petit coussin plat avait été placé sous chacune des trouvailles, afin d'éviter le moindre risque de dégradation. Deville les lorgnait avec un intérêt grandissant un peu plus chaque seconde, mais avait néanmoins trouvé de quoi se distraire à travers la lecture du mode d'emploi détaillé d'un bec-bunsen. Quand à Newton, il avait branché ses écouteurs sur l'ordinateur qu'il occupait et écoutait d'un air rêveur une playlist de musique, dont la majorité des titres appartenaient au genre heavy metal.
Light les informa de son souhait d'attendre L pour commencer les recherches, ce à quoi les chercheurs approuvèrent.
- Vous avez considérablement contribué à l'avancement de l'enquête, tous les deux, déclara Newton avec respect. Nous nous en voudrions de vous gâcher le plaisir d'une découverte passionnante en travaillant dessus avant que vous ne puissiez le faire.
Van Lunet souligna qu'ils avaient de plus le temps : il avait en effet calculé que les apports de la pierre et de l'écaille sur la nouvelle espèce, s'il était bien question d'éléments pouvant être mis en lien avec celle-ci, ainsi que l'étude des morceaux échoués dans les profondeurs marines, pourrait leur permettre de gagner une bonne semaine de travail. La nouvelle avait ravi Al Qasim et Deville, ce dernier ayant même évoqué la possibilité de s'offrir l'hypothétique semaine sur une île paradisiaque, avec une nette préférence pour les Bahamas. Quand Newton avait essayé de lui faire comprendre qu'un tel projet ne serait réalisable qu'une fois l'enquête terminée, Deville avait fait mine de ne pas avoir entendu, et avait débuté une litanie au cours de laquelle il dépeignait sa façon de séduire les ravissantes bahaméennes. Il ne se priva guère pour raconter également de quelle manière il utilisait sa méthode, dite du " touriste perdu ", pour aborder les françaises, se plaignant par la même occasion de la froideur de celles-ci qui, à chaque fois, ne se gênaient pas pour l'envoyer paître à des kilomètres.
- Je vous croyais marié, objecta Van Lunet.
- Ma femme et moi avons divorcé à cause de mes crises d'herpès, lui rappela alors Deville. J'ai aussi un goût prononcé pour le vin qu'elle n'a jamais vraiment soutenu.
Van Lunet ouvrit la bouche et rejeta légèrement la tête en arrière dans une attitude de révélation. Puis, après avoir longuement conversé avec Al Qasim sur les propriétés fascinantes des anémones, il entreprit de choisir à son tour un être vivant à faire deviner au médecin légiste. Bien qu'amplement renseignés sur les différences espèces de part leurs formations respectives, ils avaient tous deux jugé plus prudent de se munir de l'Encyclopédie du Vivant, un ouvrage massif emporté par Van Lunet afin de pouvoir étayer ses hypothèses relatives à l'apparition d'une nouvelle espèce, à la rigueur scientifique quelque peu douteuse mais dont le volume pouvait très largement leur permettre de jouer trois jours complets.
Pronto leur fit porter des gâteaux secs et du thé par Lameloise, qui, contrairement à sa redoutable supérieure, n'avait pas eu l'occasion de voir les deux nouveaux éléments et demande poliment s'il pouvait y jeter un coup d'œil, par curiosité. Light, assis à la paillasse où avaient été déposés les objets, ne réagit presque pas quand le jeune homme vint prendre place sur le tabouret disponible à côté de lui. Il croisa les bras sur la surface de la paillasse et y fit reposer son menton.
- C'est vivant ? Demanda t-il.
- Quoi ? Répondit Light, à peine plus attentif à l'aide-cuisinier qu'il ne l'était face à la pierre et l'écaille.
- Ça, dit alors Lameloise en désignant la pierre d'un index très long et très fin. Vous croyez que c'est vivant ?
Light fronça les sourcils, un peu surpris de le voir s'intéresser d'aussi près aux deux découvertes. Jusqu'ici, Lameloise n'avait eu pour caractéristiques principales que sa maladresse, sa timidité et l'élégance de ses traits et silhouette. Il était parfaitement inattendu de le voir manifester un engouement intellectuel pour quelque chose, d'autant plus que ses yeux pétillaient d'une curiosité presque malsaine, et que Light avait déjà vu, chez Ryûk, chez le roi des dieux de la mort, mais chez L, aussi.
Tu as essayé de l'embrasser
- Pas sûr, mentit le shinigami, alors que les chiffres tournoyaient autour de la pierre et semblaient lui tirer la langue pour se moquer. Et vous ?
- C'est vous le scientifique, répliqua alors Lameloise, sans décoller ses yeux du centre de leur intérêt commun.
- Ça ne vous empêche pas d'avoir une opinion.
Lameloise sourit.
- Première fois qu'un chercheur me demande mon opinion, fit-il remarquer.
- Mais pas la première que quelqu'un vous la demande, quand même ?
- Non. Alors ?
- Alors quoi ?
- C'est vivant ?
- Je vous retourne la question.
Lameloise poussa un petit soupir presque ennuyé.
- Je dirais que je crois que c'est vivant. Ça ressemble à une pierre, mais vous ne l'auriez jamais faite remonter si c'en était vraiment une, j'imagine. Il faut que ce soit suffisamment intéressant pour capter votre attention, et ça ne l'aurait jamais été si ce n'était pas un minimum vivant.
Light trouva le raisonnement de Lameloise beaucoup trop logique et cohérent pour le niveau de base que l'équipage lui avait toujours donné à voir.
- Vous êtes du genre observateur, ne put-il s'empêcher de lui dire.
- Ça vous surprend ? À cause des autres ?
Light hocha brièvement la tête. Lameloise répondit par un petit rire silencieux.
- On voit beaucoup de choses quand on ne fait pas attention à vous, avoua t-il alors.
- Mais vous devez bien avoir du travail, vous ne pouvez pas voir tant de choses que ça.
- Où est votre collègue ?
- Vous n'avez pas répondu.
- Vous non plus, affirma Lameloise du tac-au-tac. En ce qui me concerne, vous devez bien vous douter que je ne suis pas dans les cuisines en permanence.
Deville s'inséra dans la discussion avec la souplesse déconcertante d'une petite pieuvre dans un bocal de verre allongé, et agita le plateau de sablés vide sous les yeux de Lameloise.
- Vous pourriez dire à Pronto d'en refaire, petit ? Demanda t-il. Ils sont absolument parfaits avec le thé pour cette période de repos.
- Désolé, lâcha Lameloise d'un ton beaucoup plus assuré que d'ordinaire. Pronto fait une sieste avant de préparer le dîner et elle m'a libéré de mon service, mais vous pouvez toujours aller en chercher à la cuisine, il en reste.
Deville parut sujet à une perplexité intellectuelle foudroyante.
- Et vous ne voulez pas y aller, vous ? Insista t-il bêtement.
- Vous l'avez dit : période de repos. Ça compte aussi pour moi. J'ai passé la matinée debout et je suis vraiment très bien sur ce tabouret.
- Oh.
- Mais il en reste, allez-y.
- Mais la porte doit être fermée à clé, tenta à nouveau Deville, de toute évidence déterminé à élever la fainéantise au rang d'œuvre d'art.
- C'est moi qui l'ai, l'informa Lameloise. Tenez...
Il sortit de la poche une petite clé argentée, à la base sphérique, et la tendit au chercheur.
- Je veux bien vous la prêter à condition que vous n'abîmiez rien dans la cuisine et que vous limitiez votre intérêt aux sablés. Croyez-moi, je dis ça pour votre bien. Pronto est radicale avec les voleurs.
Deville blêmit.
- Radicale comment ? S'enquit-il, mais la tonalité de sa voix était montée dans les aigus.
- Radicale comme avec une poêle et un hachoir, répondit Lameloise avec un sourire faussement bienveillant.
- Oh, dit à nouveau Deville, avec un air encore plus ébahi que lors de sa première réplique similaire.
- Mais si vous ne prenez que des sablés, vous ne risquez rien, l'informa l'aide-cuisinier. Je vous le promets.
Al Qasim vint alors les rejoindre, et donna une bonne tape sur le dos de Deville, le précipitant de quelques centimètres vers l'avant.
- Je vous accompagne, si vous voulez, lui proposa t-il. Je meurs de faim, et à nous deux, nous pourrons ramener plus de gâteaux.
- Cher collègue, les apostropha Van Lunet. Votre capacité à engloutir autant de nourriture en si peu de temps me laisse patois. Nous avons mangé il y a de cela deux heures et nous en sommes toujours en pleine digestion, mais vous êtes malgré tout parvenu à finir une assiette d'une cinquantaine de sablés, pour ainsi dire à vous tout seul, et en voulez encore. C'est tout bonnement incroyable !
Van Lunet avait exprimé une fascination sans précédent face au régime alimentaire de L en tout début d'expédition, et pour ce qui pouvait concerner les habitudes nutritionnelles des membres de l'équipage du Svetlana en général, chercheurs compris. Si le manque de familiarité avec le détective l'avait tout d'abord maintenu dans un simple état d'observation discrète et de questions au demeurant assez vagues, il avait, après quelques échanges, finalement abordé le sujet avec L de manière relativement aisée. Il avait parfaitement retenu la cause de ce régime alimentaire, autrement dit l'aisance intellectuelle procurée par la consommation de sucres, mais souhaitait savoir de quelle manière L avait établi sa théorie et s'il avait déjà rencontré des individus présentant le même type de profil et de pratiques, ce à quoi le détective avait répondu qu'une personne dans son entourage avait effectivement tendance à présenter une tendance équivalente. Light n'avait pas eu besoin d'en savoir plus pour déterminer qu'il s'agissait d'un des enfants de la Wammy's House, l'orphelinat où L avait été élevé.
Les membres de l'équipage étaient tout aussi étranges et compulsifs vis-à-vis de la nourriture que L, à ceci près qu'ils ne faisaient pas de fixette sur le glucose. Ils consommaient en grande majorité des gâteaux secs, parmi lesquels les cookies, les crackers, les sablés et les boudoirs. Van Lunet, par impossibilité d'avancer plus concrètement sur l'affaire des disparitions, avait occupé son temps à établir un ordre quotidien selon lequel les biscuits étaient mangés, et en avait informé tous les scientifiques afin qu'ils soient en mesure de réclamer des bons gâteaux au bon moment. Les cookies étaient pour le petit déjeuner, entre 7 heures et 11 heures. Puis venaient les crackers, entre 12 heures et 13 heures. À partir de 14 heures, Pronto cuisinait les sablés, le plus souvent en forme de figures marines, comme des bateaux ou des sirènes. Enfin, dès 16 heures, les boudoirs étaient à l'honneur.
- Je sais qu'ils ont un dernier type de gâteau fétiches, avait noté Van Lunet. Mais je n'ai pas encore été éveillé assez longtemps pour pouvoir le répertorier.
- Des palmiers, lui avait alors dis Light, qui avait déjà passé deux nuits blanches sur cinq au laboratoire et à qui Sailboat en avait déjà proposé. Entre 19 heures et 23 heures. Et des petits beurres à partir de minuit.
Pour un peu, Van Lunet l'aurait embrassé pour avoir résolu le mystère et permis à son étude culinaire d'être complète.
Deville parut rassuré d'avoir de la compagnie pour se rendre aux cuisines, même si Al Qasim était ce genre de compagnie instable et parfaitement capable de vous agresser en plein couloir si vous disiez quelque chose d'inapproprié, l'inconvenance étant bien entendu calculée d'après ses critères personnels. Toutefois, la menace de la cuisinière italienne et de sa redoutable poêle, dont les exploits avaient été narrés en long, en large et en travers par Pierre et Lellou, qui prétendaient avoir vu Pronto l'utiliser contre plusieurs ministres américains et deux ou trois chefs militaires toutes nations confondues, était suffisante pour que Deville accepte de voyager avec n'importe qui, du moment qu'il lui était possible de se servir du dit n'importe qui comme bouclier contre une éventuelle attaque d'ustensile. Quand à Al Qasim, s'il était évident que sa confiance en Deville était aussi consistante qu'un trou noir, il paraissait toutefois avoir trop faim pour remettre en cause l'identité de son chaperon.
Ils avaient à peine quitté le laboratoire que Lameloise revint à la charge.
- J'ai raison, alors ? Vivant ?
Light choisit d'être honnête, ou presque.
- Vivant, dit-il. Je l'ai vu bouger quand on était dans le sous-marin.
- Bouger comment ?
- Un bout de la surface s'est soulevé.
- Ça aurait pu être un effet d'optique, objecta Lameloise avec scepticisme. Les courants, ou autre chose...
- Non, je suis sûr que ça a bougé.
- Et vous savez ce que c'est ?
- Pas la moindre idée.
À bord du Vladimir, en japonais, il avait glissé à L qu'il était probablement question d'un œuf. Ryûk lui avait dit que les shinigamis pouvaient voir l'espérance de vie d'un être humain à partir du moment où celui-ci grandissait dans le ventre de sa mère, et il lui avait indiqué que les chiffres étaient également visibles chez des animaux en gestation et pour des espèces pondeuses.
- C'est rigolo, s'amusait-il à observer. Quand ils sont petits, les chiffres sont tout petits aussi. Et plus ils grandissent, plus les chiffres deviennent gros.
Light n'avait pas spécialement trouvé le phénomène comique et ce n'était pas privé pour le faire savoir à Ryûk, lequel avait répliqué en accusant le jeune homme d'être trop terne pour voir du positif quelque part.
- Vous croyez que ça vient de...enfin vous savez, la bestiole ? Reprit Lameloise après une brève pause où il n'avait pas quitté la pierre des yeux.
- Ça peut venir de n'importe quelle espèce. Il faudrait des analyses plus poussées pour pouvoir en juger.
Seashell, la seule personne jusqu'ici à avoir eu la pierre entre les mains pour l'amener au laboratoire (on avait laissé l'écaille à Smirnov par prudence, sa dextérité étant trop bancale pour lui confier un objet possiblement fragile), avait déclaré qu'elle était lourde et qu'il avait eu l'impression de sentir comme les mouvements d'un liquide à l'intérieur. Ses observations étaient venues étayer la théorie de Light selon laquelle il s'agissait d'un œuf, mais il manquait toujours la preuve en images. Les autres experts, après concertation une fois la remontée du Vladimir enclenchée, pensaient eux aussi qu'ils faisaient face à la progéniture de la nouvelle espèce, mais préféraient attendre les examens à bord du Svetlana avant de se prononcer définitivement. En outre, et ainsi que l'avait fait remarqué Van Lunet avec justesse, avoir appris l'existence d'un monstre marin empiétait très certainement sur leur bon sens, les poussant à lui associer le moindre stimulus. Seashell, gentiment, avait proposé de secouer la pierre pour vérifier si un quelconque signe de vie pouvait en découler, mais l'ensemble des chercheurs le lui avait formellement interdit.
- Vous êtes tombé sur la tête ? Avait gesticulé Al-Qasim, retrouvant toute la force verbale de sa colère. Il faut quand même être sacrément con pour vouloir secouer un être vivant présumé comme un shaker, c'est moi qui vous le dis !
Puis il avait commencé à grogner dans sa langue maternelle, signe révélateur de sa contrariété
- On dirait un œuf, déclara Lameloise.
- C'est possible, lui répondit simplement Light, n'ayant pas envie de continuer dans le détail.
Langlois avait tout de suite mis en relation la pierre et " Moby Dick ", comme l'appelait désormais l'équipage, à l'instar de Smirnov, qui était présente dans la salle des ordinateurs avec Newton et Van Lunet au moment de la découverte, mais L avait craint une panique générale si toutes les deux diffusaient l'information à leurs homologues comme étant avérée. Il avait par conséquent averti les scientifiques ainsi que Light de brouiller les pistes à coups d'incertitudes, le temps qu'ils puissent définir précisément ce qu'était la pierre et, dans le cas où c'était un œuf, à qui ou à quoi il appartenait. Ils avaient le droit d'indiquer que c'était vivant, puisque Light avait signalé un mouvement à Langlois afin qu'elle accepte de remonter avec, mais ne devaient en aucun cas confirmer le lien entre la créature et la pierre.
- Comme un œuf d'autruche, continua Lameloise pensivement. Ça fait à peu près la même taille, maintenant que j'y pense, et sans doute le même poids. J'ai juste l'impression que celui-là est un peu plus rond, alors que les œufs d'oiseaux ou de reptiles sont vraiment ovales.
- Vous avez fait des études de biologie ? S'étonna Light, qui n'aurait jamais pensé entendre de telles allégations dans la bouche de l'aide cuisinier.
La demande était quelque peu maladroite, mais justifiée. Lameloise éclata de rire, un rire discret et agréable, presque sophistiqué, un peu choqué, loin des beuglements habituels du reste de l'équipage.
- Non. Mais Pronto a déjà cuisiné les deux et j'étais derrière, donc je sais de quoi ça a l'air. Pourquoi ? Ça vous aurait étonné si je vous avait dit oui ?
Light n'avait pas franchement l'intention de le vexer, mais il choisit de répondre honnêtement.
- Un peu. Mais si ça avait été le cas, vous auriez été au labo, pas dans les cuisines, conlut-il.
- Ici ? Non. Si j'avais eu un doctorat, je n'aurais pas été suicidaire au point de m'engager sur un bateau alors qu'un monstre rôde en pleine mer.
- Mais vous êtes là quand même, objecta le shinigami.
- Mon ancien chef m'a viré en février, expliqua alors Lameloise sans regret. C'était compréhensible, d'ailleurs, j'avais mis le feu sans le faire exprès à sa cuisinière Aga en préparant des crêpes flambées. Un ancien collègue à moi m'a dit qu'il en avait fait une dépression nerveuse. J'habite à New-York, et avec la crise immobilière actuelle, je ne peux pas me permettre d'être au chômage. J'ai accepté la première proposition qui m'est tombée dessus, je vous laisse deviner laquelle.
- Pronto.
- Pronto, lui confirma Lameloise. C'est un contact à moi qui me l'a filé, il venait d'être embauché au Waldorf-Astoria. Ils acceptaient les débutants, pour peu qu'on soit du genre poli et capable de garder un secret.
- Je pensais que vous étiez confirmé.
- Non, j'ai eu mon diplôme l'année dernière. Je n'ai que deux expériences dans des petites structures. Parfois, je me demande vraiment pourquoi ils m'ont embauché.
- Vous êtes loin d'être bête, ils ont sans doute apprécié, suggéra Light.
- J'aurai dit le contraire : pour un poste d'assistant cuisinier, tout ce qu'on demande, c'est de faire son travail et de la boucler. Et connaissant l'importance de cette enquête et le besoin de discrétion qui règne, j'aurai tendance à penser qu'ils cherchaient des gens habitués à suivre les ordres sans avoir besoin d'en savoir plus.
- Et dans ce cas, pourquoi...
- Pronto, le prit de vitesse Lameloise. Je ne sais pas. J'ai été reçu directement en entretien sur le Svetlana, il y avait une mise en situation, j'ai fait n'importe quoi, et à la fin, elle a crié en italien que j'étais parfait. J'ai été embauché dans la minute. Je n'ai rien compris.
- Vous avez fait " n'importe quoi " ?
- C'était des pâtes carbonara, précisa alors Lameloise. J'ai fait brûler les pâtes et les lardons.
Light failli rire. Failli.
- Vous pourriez m'expliquer de quelle manière vous avez réussi à avoir votre diplôme si vous êtes incapable de cuisiner quelque chose sans le rater ?
- Pour commencer, je ne rate pas tout. Ensuite, j'ai eu une chance du diable. Je suis toujours tombé pendant mes examens sur les travaux que je sais faire.
- Qui n'impliquent pas de faire cuire quelque chose ?
- Exactement.
- Je vois.
- Et vous ?
- Quoi, et moi ?
- Vous êtes diplômé en biologie ?
Tu es diplômé en tuerie massive, Light-kun
La voix de L était aussi distincte dans sa tête que s'il avait été juste à côté de lui pour asséner sa réplique.
Tu as essayé de l'embrasser
- Non, répondit-il sobrement, n'ayant soudainement plus la moindre envie de parler.
S'il parvenait à tenir une conversation avec les membres de l'équipage du Svetlana ou avec les chercheurs plus facilement que L, il ne lui était toutefois jamais encore arrivé de discuter aussi librement avec l'un d'entre eux, tout d'abord en raison de leur esprit déphasé, pesant sur les nerfs du shinigami et l'entraînant régulièrement vers son death note depuis qu'il avait fait leur connaissance, et ensuite parce qu'il n'avait pas eu jusqu'à lors de véritable besoin de communiquer plus intimement avec quelqu'un. Il avait bien échangé des propos au cours de débats à nature scientifique avec Van Lunet et Newton, tous deux étant étrangement plus lucides que leurs collègues, mais pas une seule fois n'avait-il tenu plus de cinq minutes en compagnie d'un membre de l'équipage. Ils tenaient presque tous un discours finissant irrévocablement par dériver sur la pente de l'incohérence, et Light, qui n'avait plus sa patience d'autrefois, les abandonnait en cours de route. Lameloise avait l'avantage d'être suffisamment perspicace pour ne pas l'horripiler, et son intérêt se portait en outre sur la même chose que celui de Light, le rendant capable de lui offrir un bavardage intelligent, et par conséquent intéressant.
Néanmoins, évoquer ses études, liées à la montée en puissance de Kira, à sa chute et donc à L, avait coupé toute son inspiration verbale et toute sa capacité d'écoute.
Tu allais l'embrasser
Il allait te laisser faire
Lameloise sentit le blocage, et dut probablement l'associer à sa précédente intervention.
- L'autre assistant n'est pas là ? S'enquit-il alors, dans une tentative - ratée - pour changer de sujet.
- Non. Il est allé se reposer.
Tu es mort et c'est de sa faute et tu le hais mais tu allais l'EMBRASSER
- Malade ?
- Non, juste fatigué.
- Ah oui, j'avais oublié.
- Vous saviez qu'il n'était pas bien ?
À l'exception de ceux ayant été présents lorsque L s'était évanoui, il avait semblé à Light qu'aucun membre de l'équipage n'était au courant de son moment de faiblesse.
- Langlois est passé devant ma cabine, ma porte était entrouverte. Je l'ai vue avec lui dans les bras.
- Vous êtes juste à côté de notre couloir ?
- Hm hm, lui confirma Langlois en hochant la tête. Ils m'ont filé la dernière cabine de libre, j'y suis tout seul. À la base, je devais la partager avec Langlois, sauf qu'Olga a la vodka dans sa chambre avec Seashell, donc elle est partie chez eux, même si elle déteste dormir avec plus d'une personne.
- Vous l'appelez par son prénom ?
- Qui ?
- Smirnov.
- Et alors ? Se braqua soudainement Lameloise.
- C'était juste une remarque. Vous appelez tous les autres par leurs noms.
La porte du laboratoire s'ouvrit, et y entrèrent en fanfare Al Qasim et Deville, les bras chargés de deux plateaux remplis de sablés. Le second transportait même avec lui une bouteille de vin bordeaux.
- Je vous avais dit de ne toucher à rien d'autre qu'aux gâteaux dans la cuisine, se permet de lui rappeler Lameloise. Pronto va être furieuse.
- C'est le second Smirnov qui me l'a donnée, se défendit Deville. Pour fêter les découvertes. Pronto les a autorisé avant d'aller se reposer à prendre deux bouteilles, une pour vous, et une pour nous, au labo.
Il posa les sablés sur la première paillasse disponible et s'exclama :
- Qui veut s'en jeter un petit ?
Newton proposa, à défaut de verres, que les deux autres chercheurs avaient oublié dans la cuisine, de boire à même des tubes à essai, afin d'honorer leurs professions. La proposition conquit l'ensemble des autres experts, et Van Lunet alla récupérer les tubes dans une des armoires murales tandis que Deville débouchonnait la bouteille, tout en assurant ses respectables confrères que la présence du tire-bouchon dans sa poche de blouse était tout à fait involontaire.
On en proposa à Lameloise et Light, mais ce dernier récupéra son tube d'une main distraite. L avait passé la porte du laboratoire en même temps que Deville et Al Qasim.
Tu as essayé de
- Tu devais dormir, fut tout ce que Light trouva à lui dire quand le détective se posta juste devant lui. Il est à peine quinze heures.
- J'ai dormi, lui fit-il alors remarquer. Suffisamment pour travailler.
Deville fit irruption entre eux pour proposer à L un tube à essai de vin. Celui-ci le dévisagea de ses grands yeux noirs comme si le chercheur français était la chose la plus apocalyptique qu'il ait eut à affronter jusqu'à lors, Kira compris.
- Ils nous ont offert une bouteille de vin, lui expliqua Light une fois Deville retourné à ses collègues et son alcool. Pour l'écaille et la pierre.
- Tu en a pris.
Light déposa son tube sur le portoir en face de lui, chaque paillasse en étant équipée.
- Ce n'est pas au Cathare que je pourrais en avoir, de toute façon.
Ils avaient repris le japonais.
- J'imagine, oui, dit L d'une voix douce.
Il contourna la paillasse du côté de Light pour venir près de lui, mais sa façon de se déplacer était tendue, presque hésitante et timide. Il y eut autant d'intimité dans sa manière d'approcher le dieu de la mort que dans la manière de ce dernier de le suivre des yeux dans sa progression. Il s'immobilisa une fois à proximité, ses yeux dérivant dans le dos de Light.
- Il est moins bête qu'il en a l'air, lui indiqua le shinigami, toujours en japonais, devinant que l'intérêt de L s'était porté sur Lameloise. Je ne lui ai rien dit à propos de l'œuf.
- Je sais. Je me sens mieux, on va pouvoir commencer à travailler dessus.
- Une fois qu'ils auront fini de boire, en espérant qu'ils ne finissent pas la bouteille, dit Light, non sans un doute à propos de Deville.
Il reprit sa position en face de la table, retrouva les chiffres au dessus de la pierre. Et fronça les sourcils, ce que L remarqua derechef.
- Il y a un problème, Light-kun ?
- Avec les chiffres de la durée de vie, il se rapprocha de la pierre, comme s'il n'y croyait pas. Ils viennent de diminuer de moitié.
" Oeuf : point de départ pour une dissertation philosophique sur la genèse des êtres. "
Citation de Gustave Flaubert, écrivain français
Indications :
- Alors, vous avez deviné qui était Nenn (mouvements de sourcils éloquents à la limite du TOC) ?
- Je songe très sérieusement à revenir sur Nu et le roi des dieux de la mort plus tard. L'avantage des personnages secondaires dans Death Note, c'est qu'on a tellement peu d'infos à leur sujet qu'on peut en faire ce qu'on veut, c'est formidable !
- Petite précision pour le nouveau nom : Lobster signifie en anglais " homard ", d'où la blague avec la couleur rouge écrevisse (comment ça, aucun rapport ?).
- Traduction de l'italien :
surveiller l'osso bucco, ma qué non é possibile questo bambino = surveiller l'osso bucco, mais il est pas possible, ce gamin
- J'ai beaucoup hésité à mettre la scène entre L et Light parce que je me suis dit un temps que ça allait peut-être trop vite, mais plus je la relisais, plus je trouvais que c'était dommage de l'enlever. Mine de rien, il est sous-entendu qu'il y avait quelque chose entre eux avant, et le contexte dans lequel scène se déroule se marie plutôt bien avec leurs réactions, donc du coup...
- Noël et le Nouvel An sont à l'origine du passage sur les gâteaux. Ça, et mon amour inconditionnel pour les gâteaux secs (no objectivity).
- Je reviendrai aussi sur Lameloise : trop de potentialités avec ce personnage. Et promis, il ne loupe pas tout. C'est juste qu'il est pas très doué avec des plaques de cuisson.
- Oui, Moby Dick, référence directe au chapitre dix.
- Le gros, gros, GROOOOOS avantage de l'oeuf-pierre, c'est qu'il m'inspire des fins plutôt correctes. Dire que j'avais prévu que l'équipage s'en fasse une omelette (sans déconner).
- Identité, c'est pour Nenn bien sûr, mais aussi pour le jeu du Qui Est-ce avec les chercheurs, les sentiments de Light pour L (et vice-versa, chacun se définissant comme haïssant l'autre à la base), et l'oeuf-pierre (Quête ? Chose ?).
J'avais prévu ce chapitre pour fin décembre, mais avec les fêtes, mes révisions et mon mémoire, j'ai pris du retard dans la rédaction : je suis vraiment, vraiment désolée pour l'attente supplémentaire. J'espère dans tous les cas que vous l'aurez trouvé cohérent et agréable à lire !
On entre un peu plus dans le développement de la relation entre L et Light, mais je prévois d'aller encore assez doucement. J'ai des tas de choses à expliquer les concernant, et il faut que je replace bien tout ça dans la progression de l'enquête. Parallèlement, on commence tranquillement à quitter les débuts de l'affaire pour arriver au milieu. Je pense revenir aussi sur le cas traité par les M'N'M's dans le quatorzième chapitre, parce que j'ai l'impression qu'elle traîne en longueur alors qu'elle a une importance assez capitale dans l'histoire (mais vous verrez plus tard).
Vous aurez normalement le prochain chapitre vers juillet. J'ai ma soutenance de mémoire en juin, couplée à mes partiels, et je me connais, avec le stress, je deviens incapable d'écrire quoi que ce soit. Au moins, pendant les vacances d'été, j'aurai le temps et l'énergie. Et pour les Noces de Soie...alors, ahem, votre Nouvel An, c'était bien (va chercher une corde) ? Un très grand merci au passage pour vos reviews (ceux-celles n'ayant pas encore eu de réponse, j'arrive, je promets !) sur le douzième chapitre, je les relis dès que je suis en manque d'inspiration et pouf, ça repart !
En attendant la suite, je vous souhaite une très bonne année 2016, et une bonne fin de vacances à tous ! Que la Force soit avec vous (faut bien être dans le thème, hein, à défaut d'avoir fait une blague dessus dans le chapitre !) !
Negen
